Les saligauds de la célébration.
La bande à Bonnot, Rousseau et le « culte de la charogne »*
Tu recevras du bronze aujourd’hui.
Et demain, du plomb.
Georges Darien
On crève, on crève, mais on n'est pas des pneus.
Raymond Cordy dans Les Réprouvés
La violence d’État ne s’est peut-être jamais aussi spectaculairement illustrée qu’en 1912,
année de la célébration du bicentenaire de la naissance de Rousseau, mais aussi année où la
bande à Bonnot fait parler d’elle.
Tout commence par l’attaque d’un encaisseur de la Société générale le jeudi 21 décembre
1911, à 9 heures du matin, rue Ordener, dans le XVIII e arrondissement de Paris. Pour la
première fois une automobile est utilisée pour un tel forfait et cet engin sera pour beaucoup
dans le retentissement accordé à l’affaire par les journaux. L’autre aspect qui va alimenter la
plume des journalistes est la violence de l’attaque : l’homme qui agresse l’encaisseur fait
aussitôt feu sur lui et tire également sur le garde qui l’accompagnait et qui s’enfuit. Quatre
hommes occupaient la voiture dont la police donnera peu à peu les identités au fur et à mesure
que son enquête avancera. Dès le début d’ailleurs, elle s’oriente vers les milieux anarchistes,
plus particulièrement vers les individualistes anarchistes et plus précisément encore vers le
journal l’anarchie dont Victor Kilbatchiche (qui deviendra célèbre sous le nom de Victor
Serge) et Rirette Maîtrejean assument la gérance 1 . Les quatre agresseurs sont donc Jules
Bonnot, âgé de 35 ans, mécanicien de profession ; Octave Garnier, âgé de 23 ans, pâtissier,
terrassier, puis typographe ; Raymond Callemin surnommé aussi « Raymond la Science », âgé
de 22 ans, d’origine belge, photographe ; pour le quatrième personnage, l’énigme demeure, la
justice ayant condamné au bagne à perpétuité lors du procès Eugène Dieudonné qui proclama
toujours son innocence et fut libéré à la suite d’une campagne menée en sa faveur par Albert
Londres et Louis Roubaud. On pense généralement que le quatrième occupant de la voiture
fut Édouard Carouy, âgé de 28 ans et d’origine belge, tourneur sur métaux. Ce fut Octave
Garnier qui ouvrit le feu sur l’encaisseur et Raymond Callemin qui s’empara de la sacoche
portée par celui-ci. Les bandits s’enfuirent aussitôt en automobile, laissant loin derrière eux
les quelques poursuivants. La voiture fut retrouvée enlisée sur une plage de Dieppe.
Le 27 février 1912, la même violence réapparut place du Havre, près de la gare Saint-
Lazare, où une voiture voulut traverser la place sans tenir compte de la signalisation et un
agent de police du nom de François Garnier, porter contravention. Le conducteur ne voulant
pas répondre à son injonction de s’arrêter, il sauta sur le marchepied de la voiture et fut abattu
froidement au pistolet. La bande à Bonnot venait de nouveau de sévir et le combat entre elle
et la police s’engager plus fermement encore. L’affaire dépassait le cadre criminel habituel
pour devenir celui d’une guerre sans merci entre le monde des illégalistes anarchistes et de la
*Cette étude a paru dans les Etudes J.-J. Rousseau , n° 18, 2010-2011 : Rugosité de R., p. 153-178.
1 Sur les articles de l’anarchie , voir Victor Serge, Le Rétif. Articles parus dans « l’anarchie ». 1909-1912 , éd. par
Yves Pagès, Paris, Monnier, 1989. Sur Rirette Maîtrejean, voir Anne Steiner, Les en-dehors. Anarchistes
individualistes et illégalistes à la Belle Époque , Montreuil, L’échappée, 2008.
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société. L’État profita de l’occasion pour instituer des obsèques grandioses à Notre-Dame de
Paris à l’agent de police Garnier, le 2 mars. La presse avait depuis décembre un feuilleton
quotidien où elle relatait ce qu’elle savait de l’enquête, des perquisitions ou des arrestations
effectuées dans les milieux anarchistes. Elle rappelait l’ère des attentats anarchistes qui
secouèrent la capitale une vingtaine d’années auparavant : les bombes de Édouard Vaillant,
Ravachol, Émile Henry et le coup de poignard de Caserio qui tua à Lyon le président de la
République Sadi-Carnot 2 . « La bande à Bonnot fait peur, écrit Nicole Soudre, parce qu’elle
déploie une sauvagerie nouvelle : attaque des banques à main armée, exécutions sans
sommation, fuite insolente en automobile : nous n’avons pas affaire à des gentlemen » 3 .
Le 29 février, un cambriolage et le vol d’une automobile à Pontoise aboutissaient à une
fusillade et étaient encore attribués aux « bandits tragiques » comme on les appelait.
Le 20 mars, Octave Garnier adressait aux journaux et au chef de la Sûreté une lettre dans
laquelle il se déclarait coupable des crimes précédents et défiait la société tout entière : « Je
sais que cela aura une fin, dans la lutte qui s’est engagée entre le formidable arsenal dont
dispose la Société et moi. Je sais que je serai vaincu, je suis le plus faible. Mais j’espère bien
faire payer cher votre victoire » 4 . Dans les quelques pages qu’il laissera pour expliquer sa
conduite, Garnier déclare que le jour de l’attentat de la rue Ordener, il n’avait pas moins de
six revolvers sur lui « dont un qui se montaient sur une crosse et qui a une portée de 800
mètres et mes compagnons en avaient chacun trois et nous avions environ 400 balles dans nos
poches et bien décidés à nous défendre jusqu’à la mort » 5 . Dans ces mêmes confessions,
Garnier reprend les termes de la lettre adressée en mars :
« C’est maintenant que je suis sur la terre et c’est maintenant que je dois vivre et je m’y prendrai par tous les
moyens que la science met à ma disposition. Peut-être que je ne vivrai pas vieux, je serai vaincu dans cette lutte
qui est ouverte entre moi et cette Société qui dispose d’un arsenal incomparable au mien, mais je me défendrai
de mon mieux, à la ruse, je répondrai par la ruse, à la force je répondrai par la force jusqu’à ce que je sois vaincu,
c’est-à-dire mort » 6 .
Les bandits tragiques ne feront aucune concession et ceux qui furent arrêtés déclarèrent qu’on
ne les eût pas pris vivants s’ils avaient pu se saisir de leurs armes. Bonnot, Dubois, Garnier et
Valet allaient prouver que ce n’étaient pas paroles en l’air.
Le 25 mars, les bandits font de nouveau parler d’eux en attaquant le matin, à 8 heures, une
voiture dans la forêt de Sénart, près de Montgeron : ils ouvrent le feu aussitôt sur les deux
passagers, tuant l’un d’eux et blessant l’autre. Une heure et demie après, ils sont au centre de
2 « Le révolver a remplacé les bombes, mais le danger n’est pas moins grand. La série d’attentats qui commença
le 1 er mai 1890, le premier des premiers mai, et qui se termina par la mort du président Carnot, assassiné par
l’Italien Caserio, avait été suivie d’une période assez longue de tranquillité en matière d’anarchie. […] À
Ravachol, Émile Henry, Vaillant, Meunier, Francis, Pini, Simon, « dit Biscuit », Caserio, etc., ont succédé
Bonnot, Garnier, Carouy et toute une bande », écrit un journaliste de l’ Excelsior , le 7 mai 1912, cité dans
Frédéric Lavignette, La bande à Bonnot à travers la presse de l’époque , Lyon, Fage, 2008, p. 389. Au moment
du procès des survivants de la bande à Bonnot, René Reisser fait aussi d’Émile Henry le précurseur des bandits
dans l’anarchie (« Face à la meute ! », l’anarchie , 6 mars 1913).
3 Nicole Soudre, La Bande à Bonnot. Aspects médico-légaux et criminologiques . Thèse pour le doctorat en
médecine, Université de Bordeaux II, 1985, p. 2.
4 Octave Garnier, « Lettre au Matin » dans F. Lavignette, La bande à Bonnot à travers la presse de l’époque , p.
177.
5 F. Lavignette, p. 610.
6 Ibid ., p. 608.
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Chantilly où ils attaquent avec la même violence la succursale de la Société générale, tuant et
blessant plusieurs employés et dérobant près de 50.000 francs. L’un des agresseurs, Soudy, se
fait particulièrement remarquer puisqu’il reste dans la rue au moment de l’agression et
menace les passants avec une carabine, tirant plusieurs fois sur eux. L’horreur est alors à son
comble parmi la population et la presse met en avant l’incapacité des polices qui se
concurrencent au lieu de s’entraider. Les policiers ont cependant déjà arrêté plusieurs
anarchistes dont les gérants du journal l’Anarchie qui sont accusés d’associations de
malfaiteurs et mis en prison.
Le 30 mars, est arrêté à Berck-sur-Mer le premier comparse de Bonnot : André Soudy, âgé
de vingt ans et gravement tuberculeux. Le public le désigne alors comme « l’homme à la
carabine » de l’attaque de Chantilly 7 . Le 3 avril, c’est le tour de Carouy qu’on soupçonne
d’avoir participé à l’attentat de la rue Ordener et à un meurtre assez sordide à Thiais. Le 7
avril, Raymond Callemin les rejoint en prison : il était porteur au moment de son arrestation
de trois brownings chargés chacun de huit balles et il aurait pu tirer cinquante-neuf coups de
feu en comptant les chargeurs qu’il avait dans la sacoche de sa bicyclette. D’autres anarchistes
plus ou moins liés à Bonnot et à ses amis, sont aussi inculpés et jetés en prison. La répression
s’accélère
Étienne Monier, dit Simentof, que l’on accuse aussi d’avoir été présent à Chantilly, est
arrêté le 24 avril. On trouve parmi ses affaires deux lettres adressées à un certain Gauzy et à
un certain Cardy. Soucieux d’avancer dans son enquête, le sous-chef de la sûreté en personne
décide aussitôt d’aller perquisitionner chez le premier qui tenait à Ivry un magasin de
nouveautés. Il y découvre en effet Jules Bonnot qui l’abat alors et blesse grièvement un
policier qui l’accompagnait avant de prendre la fuite.
Quatre jours après, le 28, la police repère Bonnot chez un mécanicien du nom de Dubois, à
Choisy-le-Roi. La maison est rapidement cernée et un siège en règle commence à 7 heures du
matin, qui durera près de cinq heures. Y participent non seulement les forces de police, mais
aussi les gens du voisinage et une foule de curieux venus de Paris et des environs pour assister
à l’hallali. On utilise alors la dynamite pour faire sauter la maison où est réfugié Bonnot qui,
découvert très grièvement blessé, est, semble-t-il, achevé par les policiers 8 . La presse rend
compte de la victoire et encense les défenseurs de l’ordre, notamment l’officier qui a été poser
la charge sous la maison. Bien peu sont ceux qui comme Léon Bloy, expriment leur dégoût
devant ce qui s’est passé. Celui-ci écrit dans son journal :
« Le misérable s'était réfugié dans une bicoque, à Choisy-le-Roi- Une multitude armée a fait le siège de cette
forteresse défendue par un seul homme qui s'est battu jusqu'à la fin, quoique blessé, et qu'on n'a pu réduire
qu'avec une bombe de dynamite posée par un héros (!) qui a opéré en se couvrant d'une charrette de foin et
cuirassé de matelas. Les journaux ne parlent que d'héroïsme. Tout le monde a été héroïque, excepté Bonnot. La
population entière, au mépris des lois ou règlements de police, avait pris les armes et tiraillait
en s'abritant. Quand on a pu arriver jusqu'à lui, Bonnot agonisant se défendait encore et il a fallu l'achever.
Glorieuse victoire de dix mille contre un. Le pays est dans l'allégresse et plusieurs salauds seront décorés.
Heureusement Dieu ne juge pas comme les hommes. Les bourgeois infâmes et tremblant
pour leurs tripes qui ont pris part à la chasse, en amateurs, étaient pour la plupart, j'aime à le
croire, de ces honorables propriétaires qui vivent et s'engraissent de l'abstinence ou de la fa-
mine des pauvres, chacun d'eux ayant à rendre compte, quand il crèvera, du désespoir ou de la
mort d'un grand nombre d'indigents. Protégés par toutes les lois, leur infamie est sans aucun
risque. Sans Dieu, comme Bonnot, ils ont l'hypocrisie et l'argent qui manquèrent à ce malheureux. J'avoue que
7 Patrick Pécherot a consacré un roman à Soudy : L’homme à la carabine , Paris, Gallimard, 2011.
8 Sur cette question, voir le livre de William Caruchet, Ils ont tué Bonnot. Les révélations des archives policières ,
Paris, Calmann-Lévy, 1990.
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toute ma sympathie est acquise au désespéré donnant sa vie pour leur faire peur et je pense que Dieu les jugera
plus durement » 9 .
Le même jour, ont lieu en l’église Notre-Dame de Paris les obsèques de Louis-François
Jouin auxquelles participent le préfet de police Lépine, le président du conseil Poincaré, le
préfet de la Seine, le représentant du président de la République et maintes autres
personnalités du gouvernement. La cérémonie est là pour accentuer le fossé entre deux
mondes : il s’agit bien de la lutte du monde civilisé de la société contre la barbarie incarnée
par ces quelques individus que constituent les anarchistes de la bande à Bonnot.
Le 14 mai, la scène se renouvelle avec la découverte d’Octave Garnier et de René Valet
dans un pavillon de Nogent-sur-Marne, mais en plus démesurée encore, puisque non
seulement des centaines de policiers et de « justiciers du dimanche » font le coup de feu
contre deux hommes, qu’on utilise de nouveau à plusieurs reprises la dynamite pour faire
sauter l’édifice où ils sont réfugiés, mais qu’on fait appel cette fois à une compagnie de
zouaves avec leurs mitrailleuses. Surtout, le drame attire les spectateurs et même les gens de
la haute société qui viennent finir leur sortie en se repaissant de la mort des deux anarchistes
comme s’il s’agissait d’un spectacle d’opéra. L’ampleur donnée à ces quelques révoltés
montrent bien la frayeur qu’a eue la société ; elle révèle aussi comment l’opinion peut être
manipulée et combien est fragile le monde de la légalité et de l’ordre civilisé quand il se croit
menacé. Léon Daudet, dans L’Action française du 16 mai, rend compte de l’événement :
« L’horrible foule, qui comme toujours a débordé les barrages : une manade de hyènes en espadrilles, la
moustache dégoulinante de sang chaud. C’est tout juste si ces aristidiennes et aristidiens ne portèrent pas Lépine
en triomphe derrière les dépouilles pantelantes des bandits. Puis au milieu d’une poussière chaude et noire, la
troupe immonde s’égailla en chantant un refrain obscène. J’ai horreur des prédictions sinistres et je ne suis pas
Vieux Major pour un sou. Mais je serais prodigieusement étonné si la sombre tragédie de Nogent, venant après
celle de Choisy-le-Roi, n’était pas le commencement de quelque chose de farouche et d’inédit, si la bestialisation
des révoltés par la République s’arrêtait là. Il me semble qu’à nouveau les Droits de l’Homme entrent dans une
période de folie sanglante » 10 .
Le commentateur royaliste oublie certes ici de parler des fêtards du « beau monde » pour
n’évoquer que la foule en espadrilles, mais il confirme bien que l’affaire de la bande à Bonnot
est bien plus qu’un acte de banditisme. Elle creuse le fossé non pas seulement entre le monde
de l’ordre et du désordre, de l’autorité et de l’anarchie, mais aussi entre les pauvres et les
riches, les nantis et les dépossédés, ceux qui sont assurés de bien vivre et ceux qu’on écrase
s’ils ne supportent plus leur misère. Derrière les beaux discours sur l’égalité et la fraternité,
les Droits de l’Homme et la grandeur de la Loi, affleurent l’ignominie et la barbarie
gouvernementales et légales, républicaines même.
Et c’est là que nous retrouvons Rousseau.
Moins d’un mois après le drame de Nogent, le 11 juin 1912, à la Chambre des députés,
Maurice Barrès fait un discours retentissant dans lequel il refuse de voter les crédits que le
gouvernement radical-socialiste d’Armand Fallières veut allouer à la célébration nationale du
bicentenaire de la naissance de Rousseau. Il distingue l’auteur de La Nouvelle Héloïse , des
Confessions et des Rêveries de celui du Discours sur l’origine de l’inégalité , d’ Émile et du
Contrat social , et demande à ses collègues de s’interroger sur le bienfait que la société peut
9 Léon Bloy, Le Pèlerin de l’absolu, 1910-1912 , Paris, Mercure de France, 1914, p. 267-268. Voir aussi Blaise
Cendrars, Moravagine , 1926, Paris, Livre de Poche, 1973, p. 180-181.
10 Cité dans F. Lavalette, op. cit ., p. 433.
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tirer d’un tel hommage qui n’est à ses yeux, de la part d’hommes de gouvernement, qu’« un
geste machinal », « une manifestation sans vérité profonde ». Barrès associe alors la bande à
Bonnot et Rousseau quand il dit :
« À l’heure où nous sommes, avez-vous vraiment l’idée qu’il est utile et fécond d’exalter solennellement, au
nom de l’État, l’homme qui a inventé le paradoxe détestable de mettre la société en dehors de la nature et de
dresser l’individu contre la société au nom de la nature ? Ce n’est pas au moment où vous abattez comme des
chiens ceux qui s’insurgent contre la société en lui disant qu’elle est injuste et mauvaise et qu’ils lui déclarent
une guerre à mort, qu’il faut glorifier celui dont peuvent se réclamer, à juste titre, tous les théoriciens de
l’anarchie. Entre Kropotkine ou Jean Grave et Rousseau, il n’y a rien, et ni Jean Grave, ni Kropotkine ne peuvent
intellectuellement désavouer Garnier et Bonnot » 11 .
Le discours de Barrès est réédité dans son intégralité dans nombre de journaux de la droite,
tant à Paris qu’en province, tant chez les royalistes que chez les conservateurs, les catholiques
ou les réactionnaires. Le rapport de Rousseau et de Bonnot est ainsi accrédité et devient une
évidence pour ceux qui sont hostiles au régime en place, d’autant plus aisément que la mort
des bandits n’a pas interrompu les discours les concernant dans la presse. Ce que dit Barrès
s’intègre à tout un corpus de textes anecdotiques, moraux, réprobateurs ou menaçants, mettant
en cause le régime, appelant à une sécurité renforcée et cherchant des responsables. Il leur en
fournit un, et de taille, puisque Rousseau, dénoncé par Hippolyte Taine, Pierre Lasserre, Jules
Lemaître, Émile Faguet et tant d’autres, depuis des décennies, comme un incendiaire et un
révolutionnaire dangereux, a toutes les apparences du criminel en liberté et qu’il va être
célébré de manière officielle et nationale 12 . Barrès a ouvert une porte menant de Rousseau à
Bonnot qui fonctionne dans les deux sens : elle mène l’auteur du Contrat social chez les
anarchistes et elle conduit ceux-ci auprès de lui. Ce qu’on écrit désormais sur la bande
tragique rejaillit sur le philosophe genevois, même s’il n’est pas nommé.
Les royalistes de L’Action française sont les plus acharnés à reprendre et à développer le
parallèle. Ils perturbent les réunions d’hommage comme celle de la Sorbonne, crient alors que
Rousseau est « le père de Bonnot et de Garnier » et apposent sur les murs du Quartier Latin, le
28 juin, soit deux jours avant la célébration officielle du Panthéon, une affiche au titre
éloquent : « Le Métèque Rousseau. Bonnot, Garnier et Flachon au Panthéon », qu’ils publient
également dans le quotidien royaliste daté du même jour. Y est développée, adressée aux
« Français », une diatribe virulente contre le philosophe, assortie des principaux textes de
l’antirousseauisme comme ceux de Proudhon, Lemaître, Maurras et naturellement Barrès dont
on extrait le passage concernant Bonnot. Comme la commémoration est nationale, les
royalistes insistent sur le fait que Rousseau n’est pas français. Ils opposent l’hommage qu’on
lui rend à celui de Jeanne d’Arc, fêtée la même année, et affirment que la célébration est « le
centenaire d’un Étranger , celui qui fit le plus de mal à la France » :
11 M. Barrès, Le bi-centenaire de J.-J. Rousseau , Paris, Éditions de l’« Indépendance », 1912, p. 17. Le texte est
repris dans Les maîtres , en 1927. Sur le rapport de Rousseau avec l’anarchisme et les anarchistes, voir T.
L’Aminot, « Rousseau et la pensée anarchiste », Frihetens Århundre , 6, 2004, p. 176-207.
12 Dans son J.-J. Rousseau (Paris, Calmann-Lévy, 1907, p. 338), Jules Lemaître écrivait déjà : « Réunissons
d’une part le vagabond, le déclassé, le rêveur alangui, le plébéien, le malade, et aussi le protestant, c’est-à-dire
l’homme d’une religion fondée sur le libre examen (et tout cela fait peut-être un anarchiste) ».
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« Homme taré, philosophe anarchiste et barbare, les disciples directs de sa morale sont l’ignoble Flachon, les
bandits Bonnot et Garnier. Le gouvernement de la République a décidé de la fêter solennellement au Panthéon,
devant le chef de l’État, aux frais du budget national » 13 .
Pour qui ne comprendrait pas, le journal publie également à la « une » un long article de Léon
de Montesquiou intitulé « Rousseau anarchiste » qui explique combien Rousseau rejette le
passé et la tradition pour instaurer la révolte contre toute autorité et le désordre dans les
institutions. Le gouvernement qui le célèbre a, selon ce critique, tout intérêt à exalter celui qui
représente de telles idées et qui a posé l’individu comme membre du souverain, afin
d’envoyer des députés au Parlement, et développé « l’appétit de liberté spirituelle jusqu’au
point où je crierai : guerre au catholicisme ». Pour lui, le régime a besoin de l’anarchie pour
installer son règne et trouve chez Rousseau le penseur qui lui convient 14 .
Les catholiques font écho aux maurrassiens et Louis Colin résume singulièrement dans La
Croix la pensée de Rousseau pour la rapprocher de quelques phrases laissées par Bonnot au
moment de sa mort :
« Si c’est la société qui déprave l’homme, il faut la détruire. Donc, à bas la société et vive l’individualisme
souverain ! « Il me faut vivre ma vie », écrit Bonnot dans son testament et, logique jusqu’au bout avec son
individualisme sauvage, il a continué : « J’ai droit de vivre, tout homme a le droit de vivre et, puisque votre
société imbécile et criminelle prétend me l’interdire, eh bien ! tant pis pour elle, tant pis pour vous ! »
Incroyable réalité sortie des théories de Jean-Jacques à la face de ce Panthéon où nos huguenots d’aujourd’hui
s’apprêtent, en l’honneur de sa naissance, à tresser des couronnes sur sa tombe, où celui qu’ils appellent Bonnot
le bandit devrait, avec Garnier, Valet et leurs compères, être transporté en triomphe comme des enfants à côté de
leur père » 15 .
Un tract distribué par les catholiques et intitulé « J.-J. Rousseau. L’homme du « Contrat
social » » reprend les termes de Bonnot pour en faire ceux de Rousseau dans un paragraphe
au titre évocateur : « Égoïsme féroce : « Vivre sa vie ! Qu’importent les autres ? S’ils sont une
gêne, qu’ils périssent !! Telle est la loi de l’égoïsme. Sous des apparences trompeuses, elle fut
celle de Rousseau, dans sa vie privée, et celle de sa morale, dans ses livres politiques » 16 . Et
d’évoquer l’affaire du ruban volé et l’histoire des enfants abandonnés. Rousseau devient de la
sorte un ennemi du genre humain et un criminel au même titre que les bandits tragiques.
Les catholiques disposent d’un renégat de l’anarchie en Adolphe Retté, poète symboliste
converti en 1906 et qui publia peu après l’histoire de sa conversion et de son aventure
libertaire dans un livre où il faisait déjà de Rousseau l’ancêtre de l’anarchisme 17 . En 1912, il
développe cette image dans un article de la Revue antimaçonnique , qu’il intégrera dans Au
pays des lys noirs , l’année suivante. Les premières lignes posent nettement le sujet :
13 L’Action française , 28 juin 1912, p. 1. Victor Flachon est le directeur du journal anticlérical La Lanterne . Dans
le rapport mensuel fait ce mois-là au gouvernement par le préfet de police Lépine, il est surtout question de
l’Action française : « Dans une affiche placardée sur les murs de Paris, elle avait déjà fait appel aux passions
xénophobes et accolé les noms de ROUSSEAU, GARNIER, BONNOT et VALET » (Archives le la préfecture
de police, BA 752).
14 Léon de Montesquiou, « Rousseau anarchiste », L’Action française , 28 juin 1912, p. 1.
15 Louis Colin, « J.-J. Rousseau et Notre-Dame de Lourdes », La Croix , 20 juin 1912, p. 3. Les italiques sont
dans le texte.
16 Le Tract populaire illustré , n° 165, 1912, 2 p.
17 A. Retté, Du Diable à Dieu. Histoire d’une conversion , 1907, Paris, Albert Messein, Paris, 1934, p. 24.
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« Les gens de bon sens admettent volontiers que les Bonnot, les Garnier, les Raymond Callemin dit « la
Science » sont les produits obligés d’une évolution qui commença par la vogue de Rousseau et la proclamation
des Droits de l’Homme, qui se continua par des crimes politiques puis par des crimes sans épithète, qui
s’achèvera, sans doute, si un Maître suscité de Dieu n’intervient, par un cataclysme social où sombrera la
France » 18 .
C’est Rousseau et son « sophisme primordial », selon lequel l’homme naît bon, qui sont les
fauteurs de crimes, selon lui. L’anarchisme dont Retté rappelle les grandes lignes, n’est qu’un
« décalque des rêveries de Rousseau », mais il n’est aussi qu’un épiphénomène et rien que la
manifestation d’un mal plus profond :
« Du jour où sous l’influence du fou genevois Rousseau, la Révolution décréta que les hommes naissaient libres,
étaient égaux en droits et bons par nature, le désordre régna en France puis dans tout l’univers. L’individualisme
fit de nous un peuple en poussière, un troupeau d’agités qui cherchèrent en vain à donner une forme stable aux
pseudo-institutions qu’ils pensaient tirer de ces prémisses insensées. Le matérialisme préconisé par les cent
bouches d’une science qui se croit infaillible, acheva d’égarer les âmes » (p. 414).
On le voit, la rencontre fortuite de Bonnot et de Rousseau en cette année 1912 met en cause
les fondements même de l’ordre social. La Revue antimaçonnique avait d’ailleurs fait paraître
dans le numéro de juillet un article intitulé « J.-J. Rousseau et Octave Garnier » dans lequel
l’auteur, anonyme, mettait en parallèle sur deux colonnes un « extrait de « L’Origine de
l’inégalité » par J.-J. Rousseau » et le « testament d’Octave Garnier trouvé dans la villa de
Nogent-sur-Marne » :
« Tout être venant au monde a droit à la vie. Cela est indiscutable, puisque c’est une loi de la nature. Aussi je me
demande pourquoi, sur cette terre, il y a des gens qui entendent avoir tous les droits. Ils prétendent qu’ils ont de
l’argent, mais si on leur demande où ils ont pris cet argent, que répondront-ils ? »
« Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le
croire, fut le vrai fondateur de la société civile » 19 .
L’article pose le problème de l’école laïque dans laquelle l’enseignement religieux et la
morale catholique n’étant plus au programme, se forment selon les croyants les bandits
modernes et les « bêtes sauvages » qui se sont retournées contre la société pour la dévorer. Le
propos n’est pas nouveau et il a été très à l’ordre du jour en 1910. Dans La légende des
philosophes , A. Tornezy affirme que c’est Émile , « volontairement déformé par les
républicains de nos jours », qui est cause du banditisme et du crime :
« Il n’y a pas encore bien longtemps l’assassinat était le fait du miséreux sans éducation, sans instruction,
traînant sans souliers sur les routes, réduit à la dernière détresse, tuant pour voler et volant pour manger. De nos
jours, l’assassinat est le fait de bambins de dix-huit ans, élevés dans les écoles publiques ou dans les lycées,
bacheliers pour la plupart, familiers malgré leur jeune âge, de toutes les Sodomes, rongés par les vices les plus
abjects, qui tuent pour voler, mais qui volent pour jouir. Car, à notre époque sans foi, la vie tout entière se résume
en un seul mot : Jouir ! C’est le matérialisme dans ce qu’il a de plus bestial. Les apaches, la terreur des nuits de
Paris, produits incontestables de l’éducation que l’on appelle neutre, distribuée avec tant de libéralités par l’État
18 A. Retté, « De pères en fils », La Revue antimaçonnique , n° 11-12, septembre-octobre 1912, p. 399.
19 « J.-J. Rousseau et Octave Garnier », La Revue antimaçonnique , n° 9, juillet 1912, p. 154-156.
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athée, en sont arrivés à ce point de dédain de la vie humaine qu’ils tuent quelquefois pour tuer, pour voir couler
le sang, par bravade, par forfanterie » 20 .
L’affaire des bandits en auto permet à la droite de revenir sur le sujet. Rousseau est bien le
père de l’insécurité et de la violence qui vient d’être commise. Barrès a eu raison, pour les
conservateurs, d’associer l’auteur du Contrat social aux personnages qui viennent de défrayer
l’actualité. Dans La liberté , le 13 juin 1912, soit deux jours après le discours du député
lorrain, Georges Berthoulat écrit que Rousseau tend à ramener la société à l’âge des cavernes.
Dès lors,
« faut-il que l’État verse une subvention pour le retour et la généralisation d’un tel modèle, alors que son rôle
essentiel consiste à comprimer, à réprimer ou même à supprimer les anthropoïdes qui subsistent encore trop
nombreux de nos jours dans la cité moderne, tels ceux qui emploient la chaussette à clous, la machine à bosseler
et le camarade Browning, ou qui jouent au zanzibar la vie d’un copain et lui taillent quatre balles dans le ventre,
ou qui font du Rousseau appliqué, comme Bonnot, Garnier et autres Liabeuf » 21 .
Cet appel à la répression – pour ne pas dire à la suppression ou à l’extermination – confirme à
lui seul la diatribe célèbre de Proudhon sur ce que signifie être gouverné. Bonnot et ses amis
conduisent la société à tomber le masque. Derrière l’apparence de la légalité, la barbarie est
prête à jaillir.
Les journalistes n’ont pas tous cette virulence haineuse, mais le rapprochement établi par
Barrès dépasse le cadre des feuilles extrémistes. Dans L’Autorité qu’il dirige avec son frère,
député du Gers, Guy de Cassagnac écrit que « Bonnot, Garnier, Carouy et Valet, sans compter
le jeune et charmant Féjard, dont les aveux ont un air de confessions , pourraient en dehors de
tout paradoxe, se réclamer de J.-J. Rousseau, bien plus que M. Viviani : ils sont de l’école et
M. Viviani n’en est point » 22 . Cela est si évident pour les Français très peu de temps après le
discours de Barrès que Rousseau peut croiser Bonnot dans des revues qui n’ont guère de
coloration politique. Ainsi dans Touche à tout , Henry Bidou conte la rencontre qu’il a faite de
Rousseau en allant se promener dans la forêt de Montmorency : celui-ci, qui se plaint du
monde moderne comme à l’accoutumée, lui dit qu’il voit quelquefois « deux bandits
poursuivre, revolver au poing, le chauffeur de leur taxi-auto » 23 . L’allusion est d’autant plus
nette que l’auteur fait ensuite la chronique des drames de Choisy-le-Roi et de Nogent et
souligne que les anarchistes compromettent les socialistes réformateurs.
On ne peut qu’apprécier la façon dont le propos de Barrès s’est transformé en quelques
jours. Celui-ci n’établissait pas un lien direct entre Bonnot et Rousseau : il faisait de
Kropotkine et Jean Grave les intermédiaires entre les deux hommes. Le choix de ces deux
penseurs libertaires est d’ailleurs singulier. L’un et l’autre gardaient une certaine distance avec
20 A. Tornezy, La légende des philosophes peints par eux-mêmes , Paris, Perrin, 1911, p. 440-441. « Tant que
l’école officielle restera athée, les Bonnot, les Garnier et leurs imitateurs pulluleront en France et, sous l’égide
d’une tutélaire impunité, continueront à terroriser notre pays par leurs exécrables forfaits », écrit le baron
Despatys dans Magistrats et criminels , Paris, Plon, 1913, p. 440.
21 G. Berthoulat, « Les trente mille de Jean-Jacques », La Liberté , 13 juin 1912, p. 1. Le 8 janvier 1910, Jean-
Jacques Liabeuf avait tué un policier et en avait blessé trois autres pour se venger d’avoir été incarcéré. Son
exécution boulevard Arago avait été à l’origine de vives polémiques et d’émeutes anarchistes.
22 G. de Cassagnac, « Contre l’exploitation des gloires », L’Autorité , 14 juin 1912, p. 1. René Viviani est député
de la Seine et cofondateur de L’Humanité avec Jean Jaurès ; il est le rapporteur du projet de célébration à la
Chambre. Féjard fait l’objet d’un procès en 1912, où il expose avec forfanterie les liens qu’il avait avec Garnier.
23 Henry Bidou, « Touche à tout cinéma », Touche à tout , n° 6, juin 1912, p. 434-435.
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Rousseau, même si on le trouve cité dans leurs écrits. Grave notamment répondit à Barrès
dans son journal, le 22 juin, et écrivit :
« Jean-Jacques, je le lui abandonne. J’ai fort peu de sympathie pour l’auteur des Confessions , non pas à cause
des tares dont il s’accuse, mais parce qu’il semble qu’il aurait plutôt inventé des énormités afin d’avoir
l’occasion de dire à la postérité : Voyez comme je suis noble de vous dire ce que j’aurais pu cacher » 24 .
Cela ne l’empêchait cependant pas d’utiliser Rousseau dans son œuvre de propagande
anarchiste et, en ce sens, Barrès n’avait pas tort de l’évoquer comme un lecteur du
philosophe 25 . Mais il est vrai également que le choix n’est pas idéal, puisque Grave n’a cessé
de dénoncer les anarchistes individualistes et de lutter contre leurs théories, surtout quand
elles touchaient à l’illégalisme 26 . Barrès ne tient aucun compte là des divergences existant au
sein de l’anarchisme ni des diverses tendances qui s’y côtoient, mais les députés de gauche ne
devaient pas être plus au courant.
Les individualistes anarchistes, que fréquentaient Bonnot, Garnier, Raymond la Science et
leurs amis étaient groupés autour du journal l’anarchie , fondé par Albert Libertad en 1905. Ils
affichaient une grande indépendance de mœurs et d’esprit, attaquant tout aussi violemment les
exploiteurs qu’étaient l’État, la bourgeoisie, la magistrature et toutes les formes sociales
d’autorité, que les ouvriers et les exploités qu’ils accusaient d’être responsables de leurs
misères puisqu’ils ne se révoltaient pas et ne renversaient pas les pouvoirs mis en place par le
petit nombre des riches pour se défendre des pauvres en bien plus grand nombre.
Autodidactes, avides de savoir, révoltés contre leur condition, ils abordent les livres et les
auteurs en fonction de leur utilité ou de ce qu’ils éveillent en eux. Ils ne lisent pas pour faire
des thèses ou briller dans les salons, mais pour comprendre le monde et le transformer
révolutionnairement. Les écrivains ou les philosophes qu’ils découvrent deviennent les
compagnons de route de leur vie, des prophètes qui ouvrent la voie, voire des complices dans
leur révolte de tous les jours. Ils n’en ont pas pour autant une conduite admirative ou
respectueuse ; ils peuvent accepter une partie de leur pensée et rejeter le reste ; ils peuvent
aussi les affronter quand ils leur semblent aller à l’encontre de la pensée anarchiste : Rousseau
est un de ces auteurs qui est en marge de l’anarchisme, qui a réfléchi fortement à ce qu’étaient
les gouvernements, l’éducation, la liberté, l’inégalité des conditions et l’oppression du riche
sur le pauvre et il ne peut les laisser indifférents 27 . Ils n’ont pas envers lui l’attitude distinguée
de l’universitaire car Rousseau est bien plus qu’un sujet d’étude, c’est un ami ou un ennemi,
un philosophe agissant sur le monde où ils sont, ici et maintenant.
Est-ce à dire que Bonnot et ses amis ont lu l’auteur du Discours sur l’origine de l’inégalité ?
Ils n’ont pas laissé de livres et les quelques personnes qui, comme Émile Michon, se sont
intéressées à leur culture, n’ont rapporté aucune allusion à Rousseau : les auteurs que citent
24 J. Grave, « M . Maurice Barrès », Les Temps nouveaux , 22 juin 1912, p. 1.
25 Dans le volume 5 du Supplément littéraire des Temps nouveaux , qui couvre la période 1905-1908, figure par
exemple une bonne douzaine de textes extraits des Discours , du Discours sur l’économie politique , des
Confessions et des Rêveries . Rousseau est bien un auteur reconnu pour servir la cause anarchiste.
26 J. Grave, Quarante ans de propagande anarchiste , Paris, Flammarion, 1973, p. 406-407.
27 Les anarchistes peuvent trouver dans les écrits de Rousseau maints passages contre les gouvernements et les
riches, comme celui-ci : « Car les riches et tous ceux qui sont contents de leur sort ont grand intérêt que les
choses restent comme elles sont au lieu que les misérables ne peuvent que gagner aux révolutions » ( Sur les
richesses dans Œuvres complètes , Paris, Gallimard, 1995, t. V, p. 481).
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les membres de la bande arrêtés et par qui ils reconnaissent avoir été influencés sont Darwin,
Lamarck, Félix Le Dantec, Max Stirner ; ils nomment aussi Spinoza, Schopenhauer,
Nietzsche, Hugo, Musset, Verhaeren. Michon note que la plupart des bandits ne sont pas allés
en classe après leur douzième année et, après avoir déclaré que leurs nombreuses lectures se
sont faites sans ordre et sans méthode, il écrit sans sourire qu’au lieu de les parfaire
progressivement, « ils ont, par exemple, abordé sans transition la biologie et la philosophie,
essayant d’assimiler une nourriture pour laquelle leur cerveau n’était point préparé » 28 .
Comme si leur destinée leur avait laissé le temps de se parfaire !
Pourtant, si Rousseau n’est pas cité dans le livre de Michon, il est bien présent parmi les
membres de la bande à Bonnot. La preuve en est le testament laissé par Étienne Monier-
Simentof, écrit le 20 avril 1913, la veille de son exécution en compagnie de Raymond
Callemin et André Soudy. On y trouve cette volonté : « Les Œuvres de J.-J. Rousseau seront
données à ma sœur pour l’éducation de son fils » 29 . Les autres livres en sa possession étant
donnés à la bibliothèque municipale ou à Émile Michon qui reçoit non sans ironie Le droit,
c’est la force de Carlos Otavio Bunge, on peut noter l’importance qu’il attribue à Rousseau en
offrant ses écrits à sa sœur, dans une entreprise d’éducation, qui plus est.
Les anarchistes sont certes exécutés, emprisonnés ou malmenés en cette année 1912, mais
ils parviennent quand même à dire leur opinion sur la célébration officielle du bicentenaire de
Rousseau. André Lorulot qui avait été gérant de l’anarchie juste avant Kilbatchiche et Rirette
Maîtrejean ironise sur Fallières et « son gouvernement piteux, victime facile des camelots du
roi » : les républicains ne sont plus que des parasites dégénérés et véreux. Il renvoie Grave et
Barrès dos à dos et ne prend pas position pour Rousseau, mais une annonce qui propose à la
vente une collection complète de ses œuvres nous renseigne quand même sur son sentiment,
puisqu’elle est vantée comme « une acquisition recommandable » 30 . En 1914, commentant
une anthologie de textes de Diderot, E. Armand qui est une des principales figures de
l’individualisme anarchiste en France, écrit qu’il a « toujours un faible pour Jean-Jacques » 31 .
Plus affirmé est Ernest Gegout qui dans L’attaque , le 24 juin 1912, revendique Rousseau
comme un individualiste anarchiste :
« Rousseau a vécu sa vie, à son gré, il l’a vécue sans contrainte – comme beaucoup le font aujourd’hui. Il a lâché
la famille qui ne lui plaisait plus, les diverses patries adoptives qui n’avaient pas su captiver son cœur, les
maîtres qu’il méprisait, les mondains auprès desquels il s’abrutissait, les amis qui le jalousaient, le trahissaient et
il a tourné le cul à la société hypocrite, à laquelle, néanmoins, il a rendu mille fois plus qu’elle ne lui avait
donné : « Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune et d’avancement. Déterminé à passer dans
l’indépendance et la pauvreté le peu de temps qu’il me restait à vivre, j’appliquai toutes les forces de mon âme à
briser les fers de l’opinion et à faire avec courage tout ce qui me paraissait bien sans m’embarrasser aucunement
du jugement des hommes… Mais tandis que je foulais aux pieds les jugements insensés de la tourbe vulgaire des
soi-disant grands et des soi-disant sages, je me laissais mener comme un enfant par de soi-disant amis jaloux de
me voir marcher fièrement et seul … » » 32 .
28 Émile Michon, Un peu de l’âme des bandits. Étude de psychologie criminelle , Paris, Dorbon-Aîné, 1917, p.
245. Arrêté, Carouy demande qu’on mette des livres à sa disposition et de préférence des traités de philosophie
(voir F. Lavignette, p. 246)
29 F. Lavignette, op. cit ., p. 578.
30 A. Lorulot, « Revue critique des faits, des idées, des écrits », L’idée libre , août 1912, p. 216.
31 Les réfractaires , n° 3, 1914, p. 2.
32 E. Gegout, « Barrès contre Rousseau », L’Attaque , 24 juin 1912, p. 1. La citation de Rousseau, légèrement
modifiée, est extraite des Confessions ( OC I, p. 362).
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Les individualistes ne célèbrent cependant pas Rousseau en 1912, et ne participent ni aux
cérémonies officielles ni aux fêtes provinciales ; ils ne sont pas pour autant muets à l’égard de
ce qui se passe et de ce qu’ils considèrent comme une mascarade destinée à leurrer le peuple
et à faire servir Rousseau aux puissants et aux riches en place. L’affaire de la bande à Bonnot
a révélé ce qu’était le gouvernement qui célèbre Rousseau et se dit son héritier, ce qui se
cache derrière les idéaux affichés. Les anarchistes se considèrent comme plus sincères et plus
proches du philosophe genevois que tous les graves messieurs qui encombrèrent le 30 juin
l’église Sainte-Geneviève pour écouter les discours de circonstance et les hommages mornes
et académiques. Un chroniqueur de La bataille syndicaliste – un journal anarcho-syndicaliste
qui édite alors dans ses colonnes des pages des Confessions – est sans équivoque :
« Que le gouvernement, si faiblement républicain, de la République française, se transporte solennellement au
Panthéon pour y glorifier un philosophe révolutionnaire, c’est son affaire et non la nôtre. J.-J. Rousseau est si
loin derrière nous et le temps a si bien estompé les rugosités de sa nature révoltée, si bien apaisé l’éclat de son
œuvre brûlante et bien assourdi la violence de ses anathèmes qu’il appartient aujourd’hui à tous ceux qui veulent
bien le prendre. Le gouvernement de la République bourgeoise qui a dressé naguère une statue à Proudhon, cet
autre barbare, peut bien venir s’incliner en corps devant la mémoire autrement lointaine de celui qui se posait en
son temps comme l’ennemi des prêtres, des rois et des riches » 33 .
Et de regretter cependant que ne soit pas sorti « du prolétariat révolutionnaire » quelqu’un
pour rattacher les anarchistes et les révoltés à Rousseau. Son influence directe est certes
épuisée, ajoute le chroniqueur, « mais le philosophe de Genève, si âpre à la fois et si tendre,
n’en demeure pas moins à l’origine théorique de tous les bouleversements sociaux et
sentimentaux, dont est sortie la société moderne et dont nous sommes nous-mêmes sortis ».
La célébration n’est finalement qu’un moyen de faire oublier cela. Les représentants de la
nation rendent hommage à Rousseau comme s’ils étaient les garants de l’unanimité et du
progrès social, comme si les dissensions, les inégalités, la misère de beaucoup n’existaient
plus et que l’auteur du Contrat social fut là comme pour justifier le désordre établi de la
société qui est toujours celle du faux contrat social et de l’usurpation. Cette unanimité factice
du Panthéon et de la célébration renvoie à certaines déclarations faites dans les journaux au
moment où l’on traquait Bonnot ou Garnier. Dans Excelsior , par exemple, on pouvait lire le
1 er mars un appel pour organiser une « croisade de la moralité nationale » destinée à fustiger
les bandits dont la conduite est jugée d’autant plus inqualifiable que « c’est en pleine paix, au
milieu d’une ère de prospérité sans précédent, que les bandits de grands chemins exercent leur
industrie » 34 . Mais cette vision de la France paisible et prospère est contredite par ce qu’on lit
en arrière-plan dans les articles qui relatent les exploits de Bonnot. Quand la police découvre
la voiture utilisée lors de l’attaque de la rue Ordener sur une plage de Dieppe, le journaliste
qui en rend compte, explique que le relevé des empreintes a été difficile parce que
l’automobile avait « été visitée durant la nuit par les habitants des « Gobes », ces cavernes
naturelles où de pauvres diables, hommes, femmes et enfants habitent en des tanières de
pierres, de planches mal assemblées, vivent à l’état sauvage dans une atmosphère
pestilentielle si le grand vent du large ne venait balayer tous les miasmes » 35 . Au fil de
l’enquête, nous voyons la police s’aventurer dans des quartiers ignorés apparemment des
33 Am. D., « Le bicentenaire de J.-J. Rousseau », La Bataille syndicaliste , 1 er juillet 1912, p. 2.
34 Cité dans F. Lavignette, op. cit , p. 144.
35 Excelsior , 28 décembre 1911, cité dans F. Lavignette, p. 77.
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célébrants du Panthéon, « dans les petites cabanes construites dans ces terrains de la
zone » ( Excelsior , 26 avril 1912) ou du côté de Clignancourt où, « parmi des masures d’aspect
misérables, serpentent d’étroits passages où s’ébat une marmaille déguenillée » ( Le matin , 19
mars 1912). L’antisémitisme de L’Action française conduit un chroniqueur à orienter la police
du côté du « ghetto du quatrième arrondissement, où pullulent des Hébreux venus de toutes
les nations, ne vivant que de rapines, prêts à tenter tous les mauvais coups et à porter leur
concours à tous les malfaiteurs » (22 mars 1912). Le préfet de police lui-même confirme à
quel point la société lui échappe dans le discours qu’il prononce aux obsèques de l’agent
Garnier, au point de surprendre un journaliste du Figaro qui écrit, le 4 mars : « Au lieu de dire
que tout est bien et que l’ordre règne dans la société, ce qui est le ton du fonctionnaire
classique, le préfet de police n’hésite pas à déclarer que Paris est occupé par des milliers de
bandits et que leur nombre s’accroît tous les jours ». L’ordre établi joue de la peur sécuritaire
et affiche à quel point le désordre est sa création. La révolte de Bonnot et de ses amis
anarchistes n’était pas un caprice et avait quelques raisons d’être.
Un anarchiste du journal La lutte sociale , à Oran, en Algérie, fustige les célébrants de
Rousseau qu’il qualifie de « saligauds », et dénonce leur hypocrisie et leur cynisme :
« Pendant la discussion du projet de loi portant ouverture au Ministère de l’Instruction publique d’un crédit
extraordinaire de 30.000 francs pour la célébration du bi-centenaire de J.-J. Rousseau, le Renégat Viviani, et M.
Guist’hau, ministre par la grâce du Renégat Briand, ont tour à tour fait les déclarations suivantes en réponse aux
c…âneries débitées par M. Maurice Barrès, le représentant du Pape au Parlement.
M. Viviani. – Ce qui met Rousseau au-dessus de tous les penseurs du XVIII e siècle, c’est qu’il a fait une œuvre
positive. Le premier, il a regardé en face l’inégalité sociale, problème que n’avaient aperçu ni Voltaire, ni
Diderot…
M. Guist’hau. – Ce n’est pas seulement le littérateur que le gouvernement entend célébrer en Rousseau, mais
encore le grand penseur qui a fomenté le grand mouvement libérateur de 1789. Il veut lui apporter la gerbe de
fleurs de la démocratie reconnaissante…
M. Viviani. – Nous avons déclaré que nous glorifions aussi le grand artisan de la Révolution et de la Société
moderne et puisque M. Barrès veut porter le débat sur le terrain politique, soit ! on verra au scrutin quels sont les
véritables fils, les fils respectueux de la Révolution !!!...
Quelle crapulerie et quel cynisme ! Oser tenir de pareils propos à l’heure où ils traquent comme des bêtes
fauves les hommes qui ne pensent pas comme eux, à l’heure où ils viennent de rétablir les lois scélérates, où ils
mettent au droit commun, avec les apaches, les journalistes qui fomentent ou annoncent la prochaine Révolution,
où ils frappent d’interdiction de séjour des syndicalistes condamnés pour délits de grève ou d’opinion, à l’heure
enfin où Millerand, cet autre renégat, se faisant le fossoyeur de la République, s’entoure d’un état-major
d’officiers réactionnaires et prépare l’avènement d’un Camembert I er .
Nos amis du Parlement n’ont pas dû laisser passer sans protester les mensonges de ces deux gredins.
L’occasion était bonne de leur faire une conduite de Grenoble. Le service télégraphique sans doute incomplet de
l’ Écho d’Oran n’a pas enregistré leur protestation, qui, certainement, s’est produite sous une forme énergique et
véhémente » 36 .
Henri Zisly prend le même ton et la même attitude dans La vie naturelle , revue naturienne de
tendance individualiste :
« La Vie Naturelle , recueil périodique des manifestations vers une vie de plus en plus normale et par cela même
vulgarisatrice des conceptions sur la vie simple émise par J.-J. Rousseau (moins son déisme cependant), proteste
de la façon la plus formelle contre les fêtes gouvernementales organisées à l’occasion du bi-centenaire de sa
mort, et contre sa Panthéonisation , laquelle cérémonie relève du culte des morts, d’ordre essentiellement anti-
naturel.
La Vie Naturelle , de plus, ose penser que les individus qui cherchent à devenir de plus en plus conscients, qui
étudient, examinent, réfléchissent, repousseront avec mépris ces hypocrisies républicano-radicales , tartufferies
36 « Saligauds ! », La Lutte sociale , Oran, 16-22 juin 1912.
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modernes, et s’essaieront à réagir davantage, à se dégager complètement des troupeaux imbéciles, des foules
ineptes et veules, pour le seul bénéfice de l’individualité triomphante ! » 37 .
La revue précise que ce texte qui montre bien la volonté des anarchistes, même rousseauistes,
de ne pas se compromettre avec les célébrants, a été adressé « à sept personnages éminents de
Paris, Montmorency, Ermenonville et Genève ».
La violence de la répression policière – la violence d’État – justifie pleinement cette
accusation d’hypocrisie. Ceux qui dissertent doctement de la loi ou du droit dans Du Contrat
social et qui participent à cette célébration, fussent-ils seulement universitaires, sont de fait
les complices d’un régime où la force seule fait droit, ainsi que les sièges de Choisy-le-Roi et
Nogent-sur-Marne l’ont illustré. Il n’y a pas d’auditeurs neutres en pareilles circonstances, en
pareilles sociétés. N’entrait d’ailleurs pas qui voulait au Panthéon le jour de la cérémonie. Les
rousseauistes de la Société J.-J. Rousseau de Genève ou la presse mondaine et
gouvernementale se félicitent que le baron Alfred Rousseau, descendant, paraît-il, du
philosophe et surtout ministre plénipotentiaire suisse, ait honoré la cérémonie de sa présence.
Ils recensent l’ambassadeur du Japon et les nombreux ministres et députés présents dans la
crypte de l’église Sainte-Geneviève. La cérémonie peut prendre rang dans la série constituée
durant le premier semestre de cette année-là par les obsèques quasi-nationales de l’agent
Garnier et du policier Jouin à Notre-Dame. Même solennité, même utilisation à des fins de
cohésion sociale, même manipulation de l’opinion.
Les anarchistes soulignent bien cette dernière en mettant en cause la notion de « contrat
social » dont les gouvernants radicaux-socialistes et les universitaires bourgeois voient
l’application dans la société. E. Armand qui succède à Kilbatchiche à la tête de l’anarchie et
publie alors la brochure L’illégaliste anarchiste est-il notre camarade ? , écrit qu’
« il ne faut pas perdre de vue un seul instant que l’unité humaine trouve en venant au monde ou en pénétrant
dans un pays quelconque, des conditions de vie économique qui lui sont imposées. Quelles que soient ses
opinions, il lui faut se soumettre pour vivre tranquillement (ou mourir), à une contrainte . Là où il y a contrainte,
le contrat n’est plus valide, puisqu’il est unilatéral, et les codes bourgeois reconnaissent eux-mêmes qu’un
engagement souscrit sous l’empire de la menace est sans valeur légale. L’anarchiste donc se trouve constamment
en état de légitime défense contre les exécutifs ou les partisans du contrat économique imposé » 38 .
Armand explique que « la loi ne fait pas de distinction entre l’archiste et l’anarchiste si tous
les deux obtempèrent aux injonctions du contrat social », mais qu’au contraire l’insoumis et le
révolté, « le réfractaire au contrat social » comme Bonnot et ses amis, « a contre lui toute
l’organisation sociale , quand il se met, pour « vivre sa vie » à brûler les étapes pour arriver
tout de suite au but que n’atteindra que plus tard ou jamais l’anarchiste soumis » 39 . La
violence gouvernementale contre Bonnot et les anarchistes révèle le peu de valeur des idéaux
républicains fondés sur les droits de l’homme et, en cette année 1912, sur la pensée de
Rousseau. Un ancien député socialiste, Alfred Naquet, justifie ainsi la répression policière :
37 « Mouvement Naturien et Néo-Naturien. – Bi-Centenaire de J.-J. Rousseau. 29 juin 1912 », La Vie naturelle , n
° 6, novembre-décembre 1912, p. 81-82. Les italiques sont dans le texte. Sur Zisly et les naturiens, voir T.
L’Aminot, « J.-J. R. et le rêve naturien », Études J.J. Rousseau , n°8, 1996, p. 161-202.
38 E. Armand, L’illégaliste anarchiste est-il notre camarade ? , Paris et Orléans, Éditions de « l’en dehors », sans
date, p. 10-11.
39 Ibid , p. 7-8.
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« Entre le crime d'un bourgeois s'enrichissant par le Swealing system, et celui d'un Bonnot, il y a donc une
différence fondamentale. Le premier, en soi, est peut-être plus répugnant que le second. Mais, en se généralisant,
il rendrait plus actif l'esprit de révolte, et non seulement n'arrêterait pas, mais peut-être précipiterait
l'affranchissement du prolétariat. Le second, celui de Bonnot et de sa bande, nous ramènerait à la sauvagerie
primitive. Celui-ci est donc infiniment plus préjudiciable que l'autre ; et si nous ne croyons pas devoir le
réprimer nous-mêmes, nous ne devons pas empêcher les gouvernements de le faire. En le réprimant ils se
défendent sans doute, mais ils nous défendent aussi, car ils font disparaître un élément de trouble qui entraverait
notre évolution » 40 .
La société est toujours celle où l’homme est un loup pour l’homme.
Quand Henri Zisly écrit que la panthéonisation de Rousseau, en 1912, relève du culte des
morts, d’ordre essentiellement antinaturel, il s’inscrit dans un courant qui, pour des raisons
écologiques, hygiéniques et idéologiques, met en cause la pratique funéraire et l’hommage
aux « grands hommes ». Le texte le plus connu de ce mouvement est celui d’Albert Libertad,
Le culte de la charogne , paru d’abord dans l’anarchie en novembre 1906 et réédité maintes
fois en forme de brochure. « Les morts nous dirigent; les morts nous commandent, les morts
prennent la place des vivants », déclare Libertad. Leur mémoire obstrue le cerveau des
enfants, les habitue à la soumission et au respect. La République n’a fait que reprendre les
formes des cultes antiques et catholiques pour mieux asservir les humains :
« Les morts obstruent les villes, les rues, les places. On les rencontre en marbre, en pierre, en bronze ; telle
inscription nous dit leur naissance et telle plaque nous indique leur demeure. Les places portent leurs titres ou
celui de leurs exploits. Le nom de la rue n’indique pas sa position, sa forme, son altitude, sa place, il parle de
Magenta ou de Solférino, un exploit des morts où on tua beaucoup, il vous rappelle saint Éleuthère ou le
chevalier de la Barre, des hommes dont la seule qualité fut d’ailleurs de mourir » 41 .
Libertad est convaincu que « si cet imbécile respect des morts disparaissait pour faire place au
respect des vivants, on augmenterait la vie humaine de bonheur et de santé dans des
proportions inimaginables » (p. 49). Et de demander qu’on cesse ces « singeries cultuelles » et
qu’on passe « la charrue dans le clos des cimetières afin de débarrasser l’humanité de ce
qu’on appelle le respect des morts, de ce qui est le culte de la charogne » (p. 52). De tels
propos sont repris par H. Zisly lui-même quand il publie en novembre 1911 un supplément à
La vie naturelle intitulé « Écrits anti-mortuaires », ainsi que dans de nombreux articles et
brochures individualistes anarchistes, notamment après la grande boucherie de 14-18 42 . Ernest
Girault se demande :
« Que penser de ces groupes imposants d’iconoclastes, d’athées, de révolutionnaires, qui, en cortèges hurlants,
en processions imposantes, vont, drapeaux déployés, sur les places publiques, déposer des ornements ridicules,
pour de fortes sommes, aux pieds des martyrs et des apôtres statufiés sans s’être seulement jamais donné la peine
d’en connaître la vie, les conceptions, les actes ; sans en avoir seulement répandu à profusion les écrits, les
pensées, les chants. Semblables en ce point aux bouddhistes, aux égyptiens, aux sémites, aux premiers chrétiens,
ils ne sont que des sacrificateurs du présent au passé, des idolâtres et des fétichistes. Ils glorifient les morts et
méconnaissent les vivants » 43 .
40 Alfred Naquet, « L’exploitation de la criminalité », Les documents du progrès , août 1912, p. 158 dans Varia , t.
22.
41 Libertad, Le culte de la charogne et autres textes éd. Par Roger Langlais, Paris, Galilée, 1976, p. 48.
42 Lux, Les morts glorieux , La brochure mensuelle, n° 25, janvier 1925 et du même, L’instinct de conservation -
Vive la vie , La brochure mensuelle, n° 41, mai 1926.
43 E. Girault, À bas les morts ! , La brochure mensuelle, n° 34, octobre 1925, p. 14-15.
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La cérémonie du Panthéon, en 1912, ne peut échapper à ce questionnement, même si elle se
déroule à huis-clos, entre gens biens, loin des anarchistes et des pauvres qu’on vient d’abattre,
d’emprisonner et qu’on tient à distance, dans un consensus de bon ton qui permet, le temps de
l’hommage, de croire qu’on est le disciple de Rousseau, de la pensée des Lumières et de la
Révolution française.
L’affaire des bandits tragiques, en montrant que la force fait toujours droit, a été un
révélateur de la société d’alors et des contradictions du pouvoir politique 44 . Célébrer un auteur
comme Rousseau, pourchassé en son temps pour s’être opposé aux autorités politiques et
religieuses, pour avoir montré l’absurdité du système social et désigné les puissants et les
riches comme les véritables fondateurs de l’asservissement humain, célébrer un penseur
révolutionnaire dont la rigueur de la pensée et l’éloquence avaient encore des effets deux
siècles après, n’était pas de tout repos. Mais toute célébration est avant tout célébration des
célébrants 45 plus que du célébré et la cérémonie aurait pu être menée sans tambour ni
trompette en 1912 – comme elle le sera en 2012 – si Maurice Barrès n’avait introduit Bonnot
et Garnier dans le monde des officiels et des politiciens tout prêts à ronronner comme l’exige
ce genre d’hommage et à montrer la parfaite harmonie existant entre la volonté de la nation et
la vie de tous. La rugosité de Rousseau affleurait encore, à en juger par ce qu’écrivirent alors
les anarchistes, et elle gêna ceux qui voulaient faire du philosophe un philosophe de la
République progressiste et libérale, héritière des Lumières soi-disant, mais complaisante à
ceux qui exploitaient les ouvriers et maniaient outre-mer la loi coloniale. Nous n’en sommes
heureusement plus là et si quelque Bonnot ne montre, comme il est probable, le canon de sa
kalashnikov à l’horizon, la célébration du tricentenaire permettra les tours de passe-passe
propres au genre commémoratif et nous découvrirons que nous vivons dans le meilleur des
mondes possibles et que Rousseau est l’auteur bien convenable qui dialogue avec notre temps,
le philosophe qui pense bien et peut passer sur les plateaux télévisés. Les célébrations ne sont
d’ailleurs plus laissées aux amateurs, mais régies par un Haut comité des célébrations
nationales, placé sous la tutelle de la direction des Archives de France qui est le tuteur et le
garant de la politique française des célébrations nationales. Célébrer entre donc dans ce que
nous appelons aujourd’hui le devoir de mémoire. À la veille du tricentenaire de 2012, il n’est
sans doute pas inutile de rappeler, me semble-t-il, quel rôle ont joué Bonnot et ses amis voici
un siècle et de nous interroger sur le sens de la célébration qui se prépare.
Tanguy L’Aminot
C.N.R.S.-Paris-Sorbonne
44 l’anarchie du 16 janvier 1913 porte en bandeau : « Les « Bandits » devant les Juges » et dessous, un article
d’André Lorulot intitulé « Le droit, c’est la force ! »
45 Toujours ceux d’un régime politique, d’une classe sociale, d’un programme…
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