Jean-Jacques Rousseau : paranoïaque de génie


l'Information Psychiatrique. Volume 80, Numéro 10, 819-28, Décembre 2004, À propos de…


Résumé   Summary  

Auteur(s) : Nicolas Brémaud, Psychologue clinicien, Docteur en psychologie, chargé de cours à l’université de Nantes, 12 avenue Saint-Louis, 44140 Geneston et IME Les Terres noires, route de Mouilleron, 85000 La Roche-sur-Yon. <n-bremaud@wanadoo.fr>.

Résumé : Nous proposons une rencontre avec l’un des plus grands auteurs de la littérature, tous siècles confondus : Jean-Jacques Rousseau. Il s’agira de soutenir ici la thèse lacanienne du « délire d’interprétation » en prenant appui sur les œuvres autobiographiques de Rousseau et de dégager les grands traits structuraux de cette psychose. Nous verrons notamment comment l’auteur a dû élaborer toute une série de « suppléments » pour se dégager des impasses de la relation imaginaire, pour éviter les phénomènes angoissants de discontinuité et pour trouver enfin des points d’appui suffisamment solides lui permettant de mettre ses persécuteurs à distance raisonnable, lui assurant par là-même un état homéostatique relativement stable.

Mots-clés : Jean-Jacques Rousseau, paranoïa, délire d’interprétation, persécution, suppléance

ARTICLE

Auteur(s) :, Nicolas Brémaud*

* Psychologue clinicien, Docteur en psychologie, chargé de cours à l’université de Nantes, 12 avenue Saint-Louis, 44140 Geneston et IME Les Terres noires, route de Mouilleron, 85000 La Roche-sur-Yon. <n-bremaud@wanadoo.fr>

Sentimental rêveur, hyperémotif, émotif-inactif-secondaire, hystérique, pervers masochiste et homosexuel refoulé [10], psychasthénique, neurasthénique, caractériel, monomaniaque triste… Sans doute tous les qualificatifs, tous les diagnostics possibles – parfois en parfait désaccord les uns avec les autres – ont-ils été avancés au sujet de Rousseau. Nous retiendrons ici pour notre part celui de « paranoïaque de génie », de J. Lacan, qui présente au moins l’avantage de considérer le génie possible dans la psychose. Nous retiendrons encore son « délire d’interprétation typique », ainsi que la « variété résignée du délire d’interprétation » de Sérieux et Capgras dans le chapitre 4 de leurs Folies raisonnantes [25], lorsqu’ils se sont intéressés en 1909 au cas de Rousseau.Certes Rousseau était « rêveur » et émotif ; sans doute présentait-il certains traits de perversion ; il est probable encore que la question d’une homosexualité refoulée fasse partie de la problématique du « cas » Rousseau. Mais une analyse structurale nous conduira à soutenir ici la thèse de la psychose paranoïaque et, ainsi que l’a fait valoir G. Lantéri-Laura dans un article consacré aux diagnostics rétrospectifs, s’il est toujours « délicat d’employer un document littéraire, même quand il ne s’agit pas d’une œuvre de fiction, comme base d’une étude clinique », les travaux de Freud et Lacan au sujet de Schreber, ou ceux de Sérieux et Capgras pour Rousseau – et pour ne citer qu’eux – « nous autorisent […] à faire servir un écrit autobiographique pour une recherche d’ordre psychopathologique » [11].

1749 : « Je vis un autre univers, et je devins un autre homme »

Ce sont précisément les mots de Jean-Jacques Rousseau lorsqu’il témoigne de ce qu’il a éprouvé au moment même où il a lu l’énoncé de la question du concours pour le prix de morale proposée par l’Académie de Dijon. L’« inspiration » qui suit, le « feu céleste » qui le visite en cet instant, les « mille lumières » qui éblouissent son esprit, les « foules d’idées vives » qui le submergent – tout cela accompagné de phénomènes de corps : palpitations oppressantes qui l’amènent à se laisser tomber sous un arbre – témoignent de sa confrontation avec une béance qui s’est ouverte là subitement, autrement dit d’une faille dans l’Autre du savoir. En effet, que se passe-t-il ? L’Autre incarnant le savoir de l’époque lance un appel. Cet appel est reçu « cinq sur cinq » par Rousseau, au sens où, si l’Autre pose une question, c’est qu’il manque à savoir, c’est qu’il est « troué » dans son savoir, et cette faille doit être comblée, bouchée. C’est à lui, Rousseau, sans aucun doute possible, qu’il revient d’en être l’opérateur ; c’est à lui d’opérer la « suture » de cette brèche qui ne supporte pas de rester béante. Ce message s’adresse à lui ; il sait déjà, dans l’intuition délirante qui le saisit, que c’est à lui de dire si oui ou non le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. C’est à lui de dire la vérité aux hommes et ce texte de vérité va s’imposer à lui dans l’« extase » et l’« illumination » : Jean-Jacques mobilise les signifiants qui vont pouvoir répondre à la béance de l’Autre et anticipe déjà ainsi sans le savoir tout ce qui fera la structure de son délire. Les signifiants majeurs y sont présents : vérité, justice, origines, inégalité… Cette intuition délirante, qui « a pour le sujet un caractère comblant, inondant, […] lui révèle une perspective nouvelle » [3]. Et, en effet, Rousseau voit là « un autre univers » et devient à cet instant « un autre homme ».

Une telle mobilisation, un tel déchaînement du signifiant, nous indiquent qu’il s’agit ici d’une interprétation portée sur la béance qui s’ouvre à Rousseau ce jour-là. Le vide de savoir, le manque de signifiant au lieu de l’Autre, insupportable – car renvoyant au vide, au trou de la forclusion – vient ainsi mobiliser chez lui toute une construction signifiante qui est une réponse à l’« énigme » qu’on lui pose, et qui constituera son Discours sur les sciences et les arts. Dès lors, Rousseau fait son entrée dans la « carrière » d’écrivain. Dans ce texte écrit et mentalement vu dans son ensemble au moment où il va rendre visite à Diderot emprisonné à Vincennes, on peut dire avec C. Soler que « l’inspiration y est structurée comme une réplique […]. L’Autre du savoir mettant la vérité à prix […], voilà qui galvanise l’éloquence de Rousseau […]. Lui-même a d’ailleurs toujours présenté sa vocation comme venue du dehors » [27]. Toujours est-il que le Discours de Jean-Jacques obtient le premier prix de l’Académie, est publié en 1750 et reçoit un vif succès (Diderot disait à son propos : « il n’y a pas d’exemple d’un succès pareil »). Beau succès encore cinq ans plus tard avec son second Discours, Sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Rousseau désormais compte parmi les grands hommes de lettres, il y est en position d’autorité, de façon tout à fait semblable au président Schreber lorsqu’il obtient la présidence de la Cour d’appel de Dresde, une place qui les confronte l’un et l’autre à la « position paternelle ». C’est de cette célébrité, dit Rousseau, que viendront tous ses malheurs : « sitôt que j’eus un nom, je n’eus plus d’amis », écrit-il dans ses Confessions [19]. Vient encore l’énorme succès de Julie ou la nouvelle Héloïse, puis, quelques mois plus tard, l’épisode du retard d’impression de l’Emile, épisode qui doit être considéré comme un « moment fécond » de son délire.

1762 : L’Emile, une clé de voûte fragilisée

« L’Émile ou De l’Éducation, écrit A. Ménard, est un ouvrage tout entier centré sur l’accès raté à la paternité, [il] fut la cause du premier épisode délirant caractérisé de persécution de Jean-Jacques Rousseau » [15]. La question du père est omniprésente pour Rousseau à cette époque. En place du père, Rousseau-l’éducateur vient écrire les idéaux de l’Autre, les idéaux de la société de l’époque. Jean-Jacques, « père de l’Émile, a voulu en quelque sorte être son propre père, mais il a échoué » [15]. Ces idéaux de l’Autre, Rousseau les restitue ainsi, devinant finement ce qui sera les années sombres à venir : « celui qui ne peut remplir les devoirs de père n’a point le droit de le devenir. Il n’y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain, qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. Lecteurs, vous pouvez m’en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs, qu’il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n’en sera jamais consolé »  [20]. On sait que Rousseau accordait une grande importance à cet ouvrage. Et, en effet, à n’en pas douter, « ce livre constitue la clé de voûte de sa doctrine »  [18] et le point central de l’effondrement qui va suivre. Il faut en relire les célèbres toutes premières lignes : « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme » . Depuis ses Discours, c’est l’idée fondamentale qui guidera sa vie et son œuvre, qui se confondent parfaitement. L’homme est bon de nature, c’est la civilisation qui le corrompt, le pervertit, et le rend « méchant ». « Observez la nature et suivez la route qu’elle vous trace »  [20], c’est ainsi que Rousseau envisage l’éducation idéale, en ne contrariant pas la nature. Clé de voûte de sa doctrine, tentative de réponse à la question du père, l’Emile doit être conçu comme une élaboration essentielle, comme un essai de capitonnage symbolique là où la structure ne renvoie à cette place qu’un vide de signifiant. Élaboration fragilisée d’une part, on le sait, par le retard d’impression – qui amène Rousseau à accuser les jésuites de garder en leurs mains son ouvrage pour le falsifier après sa mort – et volant ensuite en éclats lorsque Voltaire en décembre 1764 révèle au public, dans Le sentiment des citoyens, l’abandon par Jean-Jacques de ses cinq enfants, pamphlet dans lequel l’image de Rousseau est véritablement dégradée, salie, et où l’auteur est traité de fou et d’hypocrite. Là, « un gouffre s’ouvre devant Jean-Jacques » [13] et la ligue et le complot éclatent, puis deviennent universels. Qu’il s’exile en Suisse, dans le territoire neutre de Neuchâtel, ou en Angleterre, rien n’y fait, Rousseau ne connaîtra plus la tranquillité de l’âme, si ce n’est peut-être dans les tout derniers moments de sa vie, au moment de la rédaction de ses Rêveries. Pour ne pas perdre pied totalement et définitivement, pour ne pas sombrer dans un monde de chaos, il faut à nouveau pour Rousseau faire l’effort d’y mettre des signifiants, et de dire encore et toujours la vérité, toute la vérité pour faire taire ses persécuteurs et leur montrer qui il est vraiment. Ce seront les quatre magnifiques Lettres à Malesherbes, puis le début de la rédaction des Confessions, «écrites pour justifier son délire d’interprétation », [14], dans lesquelles l’auteur se place en position d’exception, comme l’unique, le seul à entreprendre un tel travail : « je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur » sont les premiers mots des  Confessions. Dans une lettre à Madame B*** datant du 16 mars 1770, il écrivait encore : « ma situation est unique ; mon cas est inouï depuis que le monde existe ». Un homme d’exception, donc, et une place d’exception qui sera tenue jusqu’aux tout derniers moments de sa vie.

Mais, pour revenir et conclure sur cette période qui entoure l’Emile, il faut noter qu’outre la place que Rousseau occupe dans la société des hommes de lettres en 1762, outre ce thème central de l’éducation et de l’accès raté à la paternité dans l’Emile, c’est encore un Père – le Père Griffet, jésuite – qui se trouve être au centre du délire de persécution. Juste avant qu’il ne lève le voile de cet « horrible mystère », les « sourds mugissements qui précèdent l’orage commençaient à se faire entendre, et tous les gens un peu pénétrants virent bien qu’il se couvait, au sujet de mon livre et de moi, quelque complot qui ne tarderait pas d’éclater » [19]. Ces sourds mugissements précédant l’orage, si finement perçus par Rousseau, ce « frisson qui précède la fièvre » [24] ouvrent les vannes de l’interprétation délirante et vont contraindre Jean-Jacques à des exils répétés et à une vie faite toute de soupçons, de méfiances, de ténèbres, dans laquelle il devra faire les meilleures preuves de ses talents d’interprète et de déchiffreur du réel. De fait, avant de saisir les desseins funestes des jésuites, avant de se persuader de l’idée du complot, Rousseau se trouve devant une énigme. L’énigme, au plus simple, Lacan la définit comme « une énonciation telle qu’on n’en trouve pas l’énoncé […]. C’est un art que j’appellerai d’entre-les-lignes » [4]. Autrement dit, le sujet sait qu’il y a là du signifiant, mais le signifié – ce que ça veut dire – lui reste inconnu. Dans le même temps, et malgré cette vie harrassante, les persécuteurs de Rousseau tiendront une véritable fonction de « pousse-à-l’écriture » et lui permettront de trouver « des ressources en lui-même qu’il [n’aurait pas connu] sans eux » [23]. Au final, ses persécuteurs, « après lui avoir fait le pis qu’ils pouvaient lui faire […] l’ont mis en état de n’avoir plus rien à craindre ni d’eux ni de personne, et de voir avec la plus profonde indifférence tous les événements humains […] ; ils l’ont forcé à se réfugier dans des asiles où il n’est plus en leur pouvoir de pénétrer […] » [23].

Le ténébreux complot

« Ce ténébreux complot formé dans un si profond secret, développé avec de si grandes précautions » [23], les « manœuvres souterraines », « l’horrible mystère » ont dans l’esprit de Rousseau pour seul but de travestir leur auteur, de falsifier, défigurer, altérer le sens de ses écrits en faisant passer pour « d’apparentes négligences […] des fautes d’impression […] qui produisaient des contre-sens terribles » [23].

Ainsi, après avoir tenté de combler le trou du savoir dans l’Autre, de mettre du signifiant là où la béance de la forclusion a fait retour dans le réel, après la découverte d’une « lacune » dans sa correspondance – vol de lettres que Rousseau impute à d’Alembert – Rousseau, qui ne peut souffrir un quelconque « manque », une quelconque mise en suspens du sens, va « combler » les horribles mystères de la ligue fomentée contre lui et l’opacité des comploteurs par une correspondance abondante, par des ouvrages « feuillus » (le mot est de Voltaire) et, dès lors qu’une lettre manque à l’appel, dès lors qu’un manuscrit est retenu à l’impression, dès lors qu’il soupçonne qu’on lui vole ses écrits – et c’est là une forme de « vol de la pensée » – Rousseau est absolument convaincu que c’est en vue de le calomnier, de dénaturer sa personne. Autrement dit, « la grande thématique persécutive de Rousseau […], sa plainte, […] c’est que l’on s’en prenne à sa valeur littéraire, philosophique et humaine » [28]. En ce sens, Rousseau rejoint la définition de Sérieux et Capgras relative à la paranoïa : « on lui lance des allusions tout en ayant l’air de s’adresser à des tiers […] ; certaines personnes veulent lui nuire, le voler, lui faire perdre sa place […]. On le tourne en ridicule […]. On cherche à le déshonorer en répandant sur son compte des insinuations calomnieuses » [25]. Dès lors que Rousseau « aperçoit » le vide, dès lors qu’il est confronté plus précisément au vide du texte de sa vie, il réplique – magnifiquement – par un « plus » de signifiants, qu’il s’agisse de ses écrits ou des ses interprétations délirantes. Sans relâche, il complémente, ou « supplémente », devrait-on dire, en reprenant là un terme qu’il utilisera à maintes reprises et sur lequel nous aurons l’occasion de revenir.

Localisation des persécuteurs

Une des difficultés majeures pour Rousseau fut de ne pouvoir nommer aisément, clairement et promptement ses persécuteurs. Il lui faut faire des efforts intenses pour fixer définitivement ses idées sur le complot dont il se dit être le « martyr », la « victime », la « dupe » [23]. Les ténèbres et le brouillard persistent longtemps, et c’est dans l’après-coup des événements qu’il les réinterprétera et pourra lever – en partie – le voile de « l’horrible mystère », pour se persuader, à partir de 1768, qu’un « complot universel » est dirigé contre lui par ses anciens amis. Très sensible aux signes, ceux-ci peuvent donc avoir quelques difficultés à percer le brouillard dense dans lequel se trouve Jean-Jacques : « je ne sais rien voir de ce que je vois », écrit-il encore au moment de ses Confessions, « je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n’ai de l’esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu’on dit, de tout ce qu’on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient : je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, les circonstances ; rien ne m’échappe. Alors, sur ce qu’on a fait ou dit, je trouve ce qu’on a pensé, et il est rare que je me trompe » [19]. Lui qui avait rêvé depuis toujours d’une communication immédiate, qui se passerait de la parole (« l’on parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles » [21] ; « le langage le plus énergique est celui où le signe a tout dit avant qu’on parle », [21]1, son délire d’interprétation typique peut en effet être envisagé, comme le propose J. Starobinski, comme le « renversement parodique de son espoir d’une langue secrète grâce à laquelle les cœurs s’ouvriraient et se montreraient sans ambiguïté ». Par ailleurs « tout obstacle à la communication idéale par signes constitue le signe irrécusable d’une hostilité malveillante » [30].

Ce délire rétrospectif, cette interprétation des souvenirs, étaient considérés en 1909 par Sérieux et Capgras comme les symptômes positifs du délire d’interprétation, lequel, pour reprendre les termes de G. Lantéri-Laura et M. Gros, « évolue peu à peu avec une organisation très longue d’interprétations progressivement congruentes […], se systématise peu à peu en additionnant de manière fonctionnelle des interprétations à d’autres, pour éliminer toute contingence » [12]. Nul doute, en ce sens, que Rousseau travaillera effectivement à « codifier le hasard », à « réglementer les coïncidences », en trouvant pour chacune une « signification personnelle » [24], ou, pour le dire autrement avec E. Minkowski : « nous constatons que toutes ces interprétations délirantes reposent sur le fait que le facteur de hasard, de contingence, de faits fortuits semble faire entièrement défaut » [17].

Il faut du temps à Rousseau, donc, il lui faut du recul vis-à-vis des faits pour pouvoir construire une interprétation, pour nourrir de sens les événements restés mystérieux jusqu’alors. Une fois la conviction du complot universel assuré, Rousseau parvient – avec difficulté, certes – à nommer ses ennemis, à les localiser, à les identifier. Il va pouvoir se charger de ce travail harrassant de dire toute la vérité sur son compte. Il s’agit là, dans ses Confessions, pour J.-C. Maleval, de « construire une explication propre à justifier ce qui lui arrive » [14]. En effet, « l’ensemble du texte est écrit dans la perspective de la persécution et du pladoyer qui y répond. L’élaboration justificatrice est partout présente […], c’est la vérité paranoïaque qui résonne » [28]. Jean-Jacques retrouve enfin un peu la maîtrise de cette vie qui lui échappe depuis quelques années, qui semble commandée, commanditée par ces « Messieurs » de l’ombre. Ce à quoi se voue ici Rousseau, c’est très précisément d’« identifier la jouissance au lieu de l’Autre », qui est la définition donnée par Lacan en 1966 de la paranoïa [5]. Afin de rétablir l’ordre du monde qui s’est ébranlé, Rousseau-l’interprète en vient à identifier et à consolider en son délire l’Autre persécuteur, et à lui donner la figure universelle du complot. Le réel qui le menaçait jusqu’alors de toutes parts, réel toujours opaque et ténébreux, s’éclaire enfin maintenant.

Identifier la jouissance au lieu de l’Autre

Il faut donner réponse à cet Autre qui veut le diffamer et le calomnier pour la postérité. Plusieurs solutions s’ouvrent au sujet paranoïaque pour affronter la persécution de l’Autre. J.-C. Maleval décline les trois solutions principales, que l’on observe effectivement dans la clinique : «se faire déchet face à son désir innommable  […] ; devenir sa Femme [de l’Autre, de Dieu, etc.] ; enfin, certains choisissent de se mettre à son service en témoignant des révélations qu’il leur a communiquées. En fait, au-delà de ces phénomènes, une même problématique ne cesse d’insister : comment rendre acceptable la position fondamentale du sujet psychosé voué […] à s’appréhender comme un objet de jouissance pour le désir de l’Autre ? » [14]. Rousseau fait le choix de la première de ces trois solutions, même si, comme l’indique C. Soler, on peut repérer chez lui un « discret pousse-à-la femme » [28].

La lecture et le déchiffrage que fait Rousseau des hiéroglyphes de l’Autre vont le pousser à se réaliser comme l’objet, le déchet, le rebut de cet Autre qui l’exclut – surtout après la condamnation de l’Emile – de la société des hommes. Il lui faut soutenir fermement cette position dans la mesure où elle fait ex-sister cet Autre, elle le fait répondre, elle l’alimente pour qu’il ne se fasse pas silencieux, ce que Rousseau ne pourrait souffrir sans éprouver de terribles angoisses. Avec le délire de persécution, écrit P. Bruno, « nous avons […] l’amorce de la tendance à identifier la jouissance au lieu de l’Autre. L’Autre jouit du sujet, ce qui implique que le sujet renouvelle, sans pause possible, cette alimentation de jouissance, faute de quoi l’Autre se dérobe. La jouissance de l’Autre sous-tend son existence » [1]. Objet de jouissance de ses persécuteurs, objet « condensateur de jouissance » [6], Rousseau donne support à la jouissance de l’Autre et, par là même, cet Autre jouisseur devient un appui pour lui. À cet égard, au moment de la rédaction des Confessions déjà, on relève une période un peu plus apaisée quant à la jouissance dérégulée, et J. Starobinski repère pertinemment en ce sens « qu’à partir des Confessions la correspondance de Rousseau comporte moins de plaintes sur sa santé » [30], les phénomènes hypocondriaques – que nous choisissons de ne pas développer ici – s’étant nettement atténués du fait du mouvement, du déplacement opéré par cette nouvelle fixation de la jouissance, mouvement se dirigeant du corps en direction de l’Autre.

« La fatalité et les malheurs qui s’abattent sur lui (ou qu’il provoque), écrit Starobinski, finissent par tourner à son avantage, en ce sens qu’ils lui assurent une identité continue, et qu’ils fixent son personnage dans le rôle du juste persécuté […] Pour compenser sa faiblesse, il recherche la complicité d’une force extérieure qui l’oblige à se résigner – avec une joie souvent très évidente – à l’accablement d’un destin inexorable […]. La persécution est une voie de salut […], il y trouve une consolation » [30]. Non seulement, comme on l’a vu, l’Autre du complot devient un appui pour Jean-Jacques, mais il le contraint encore à écrire et à poursuivre son « délire de vérité » [2], et ainsi à « l’animer », au sens où il se fait matière à jouir pour ses persécuteurs car, dès lors que ceux-ci cessent de le tourmenter, encore une fois, dès lors que Jean-Jacques rencontre un Autre silencieux ou mutique, les craintes et les ténèbres l’envahissent de plus belle. Être l’objet de persécution, s’y résigner, être l’objet de la jouissance de l’Autre, s’en faire le « martyr », démontrer rigoureusement en articulant entre eux les différents chapitres de sa vie qu’il n’est pour rien dans ce qui lui arrive de malheurs, situer la « faute » du côté de l’Autre, telle est la logique et la position propres au paranoïaque pour faire au mieux avec les persécuteurs. Dire toute la vérité, pour Rousseau, c’est de l’ordre du possible. Elle ne se réduit pas à un « mi-dire », elle est toute et Rousseau la connaît. Il ne la cherche pas, il la possède, lui seul. L’Autre est dans l’erreur et dans le mensonge, il va le lui prouver, il va rétablir la vérité et ouvrir les yeux au monde. La structure de la paranoïa met à jour l’identification de la jouissance au champ de l’Autre du signifiant, et de façon aboutie, comme en témoigne Rousseau, c’est aller jusqu’à identifier savoir et jouissance. Dans le fond, si cela pousse au délire, cela ne peut dans le même temps qu’entraîner une forme de stabilisation dans la mesure où là, la jouissance s’articule, se noue au champ du signifiant, les ordres du réel et du symbolique n’étant plus dès lors dissociés. C’est ainsi que Rousseau pourra écrire dans une de ses dernières Rêveries : « je ne m’inquiète de rien, quoi qu’il puisse arriver tout m’est indifférent, et cette indifférence n’est pas l’ouvrage de ma sagesse, elle est celui de mes ennemis » [22].

Des impasses de la relation imaginaire à la forclusion de la pulsion

  • « Les êtres réels nuisaient aux êtres imaginaires » Confessions.
  • « Il voudrait être seul pour vivre à son aise avec les amis qu’il s’est créés » Dialogues. Rousseau juge de Jean-Jacques. 
  • « Il se plaisait avec les amis qu’il croyait avoir, mais il se plaisait encore plus avec lui-même ». Dialogues.
  • « Voir toujours des hommes faux, haineux, malveillants ! toujours des masques, toujours des traîtres ! et loin de vous, pas un seul visage d’homme ! » Lettre du 26 février 1770 à M. de St-Germain.
  • « Je n’ai jamais été vraiment propre à la société civile où tout est gêne, obligation, devoir […]. Mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissements nécessaires à qui veut vivre avec les hommes […]. Sitôt que je sens le joug, soit de la nécessité soit des hommes, je deviens rebelle ou plutôt rétif […]. Je n’ai plus d’autre règle de conduite que de suivre en tout mon penchant sans contrainte ».  Rêveries du promeneur solitaire.
  • « Parvenu dans des lieux où je ne vois nulles traces d’hommes je respire plus à mon aise comme dans un asile où leur haine ne me poursuit plus ». Rêveries.
  • « Qu’on épie ce que je fais, qu’on s’inquiète de ces feuilles, qu’on s’en empare, qu’on les supprime, qu’on les falsifie, tout cela m’est égal désormais  ». Rêveries.
  • « Je commençai à me voir seul sur la terre, et je compris que mes contemporains n’étaient par rapport à moi que des êtres mécaniques […] ; leurs dispositions intérieures cessèrent d’être quelque chose pour moi ; je ne vis plus en eux que des masses différemment mues […]  ». Rêveries.

Du Rousseau timide, sensible, maladroit et honteux dans les salons, dans les conversations ; du Rousseau inquiété par les regards sinistres2 et opaques, toujours trop exposé aux jugements des autres qu’il n’aura de cesse de contredire superbement ; du Rousseau jeté en pâture dans ce monde inquiétant où ses amis deviennent des ennemis, des « méchants » aux intentions hostiles ; de ce Rousseau là, donc, au Rousseau des Rêveries, de la Nature, un Rousseau « nul désormais parmi les hommes […], n’ayant plus avec eux de relation réelle, de véritable société » [22], un Rousseau solitaire qui se dit indifférent à tout, « mort à tout intérêt terrestre et temporel » [22], touchant enfin au pur « sentiment de l’existence » ; d’un Rousseau à l’autre, donc, il y a un pas, un passage, celui du monde hostile qu’il ne comprend pas et qui ne le comprend pas, qui le pousse de l’exil à l’asile, un passage décidé qui le sort des impasses de la relation imaginaire pour tendre toujours davantage vers un monde où la pulsion est forclose, vers un monde réservé à la « jouissance autarcique » [27].

Tout lien social est pesant pour Rousseau, et susceptible de renfermer un piège. Toute contrainte sociale, tout assujettissement lui répugnent, lui sont insupportables. Jean-Jacques préfère ses persécuteurs – qu’il tient à distance raisonnable par le biais de ses écrits – à ceux qui pourraient l’enchaîner dans une relation durable qui se concluerait nécessairement dans la confrontation, dans la mesure où tôt ou tard le regard et le jugement d’autrui dans la relation duelle auraient pour lui des intentions hostiles. Toutefois, malgré le caractère exaltant et les bienfaits qu’il doit à ses persécuteurs, il faut à Rousseau, à divers moments de sa vie, trouver quelques solutions qui permettent à son monde de ne pas s’effondrer et de sortir des impasses dans lesquelles il s’« englue ». Sa « réforme personnelle » entamée dès 1751 en est une, solution concrète qui vise à accorder son être à son paraître, à lutter contre la vanité et la corruption propres à la société de l’époque, et ce, conformément à ce qu’on peut lire sous sa plume, dans ses Discours notamment. Par cette réforme, « Il faut que toute sa conduite s’oppose à l’artifice du monde corrompu qu’il dénonce, et auquel pourtant il participe encore trop » [30]. L’identification à sa devise, vitam impendero vero (consacrer sa vie à la vérité) en est une autre, qui sera la colonne vertébrale, le guide et le fil directeur unificateur de sa vie : « Cette devise m’obligeait plus que tout autre homme à une profession plus étroite de la vérité […]. Il fallait avoir le courage et la force d’être vrai toujours, en toute occasion, et qu’il ne sortît jamais ni fiction ni fable d’une bouche et d’une plume qui s’étaient particulièrement consacrées à la vérité » [22].

Baignant dans cet engluement imaginaire caratéristique de la position paranoïaque, il faut à Rousseau trouver des points d’appui qui garantissent un nouage minimal entre le réel féroce et la relation imaginaire à ses contemporains. Si, on le répète avec Lacan, pour le schizophrène « tout le symbolique est réel » [27], dans la paranoïa l’imaginaire de la relation à l’autre se distord et se transforme en son versant réel. Il suffit de voir combien les signes de l’autre en miroir sont interprétés comme le visant particulièrement, comme le concernant en propre. Le registre du symbolique s’étant émancipé — du fait de la forclusion du signifiant essentiel, le Nom-du-Père, point de capiton assurant l’assise de l’ensemble de la structure — ceux du réel et de l’imaginaire se dénouent nécessairement. Aussi les efforts de Rousseau pour trouver quelques points d’ancrage visent-ils à lui assurer une meilleure « assiette » et un sentiment de cohérence et de continuité pour surmonter les « vides » de l’existence inhérents à la structure de tout parlêtre. Les promenades en solitaire, ses « rêveries », sa passion pour la botanique ainsi que l’écriture vont être ses meilleurs remèdes, le transformant et lui permettant d’atteindre la vieillesse dans la « sagesse », dans un climat relativement serein qu’il n’avait pas connu depuis longtemps.

Que nous dit Rousseau de son état d’être au début de ses Rêveries ? Il vient rapidement à évoquer un « désœuvrement du corps » ; un corps « qui n’est plus pour moi qu’un embarras, qu’un obstacle », qui n’est que « caduque enveloppe », un corps qui « offusque » l’âme et « l’aveugle ». Un obstacle : tel est le corps pour Rousseau. Un obstacle au « pur sentiment de l’existence ». Ce sentiment qui lui procure des « extases », il ne l’a jamais aussi bien atteint que le 24 octobre 1776. Ce jour-là – Rousseau relate l’événement dans sa seconde promenade – un grand chien le renverse. Rousseau chute lourdement, s’évanouit et, lorsqu’il revient à lui : « La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant, auquel chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus » [22]. Être tout entier au moment présent, c’est pour C. Soler « être tout entier à son être actuel, un être tout entier dans le réel, autrement dit qui n’est pas encore marqué par la coupure du signifiant » [29]. La jouissance que Rousseau éprouve ce 24 octobre réside en ce que son corps – ne portant pas ici la marque du signifiant – y est oublié. Se « débarrasser » de ce corps, de cette « enveloppe » encombrante pour atteindre à une communion, à une pleine identification avec la Nature, voilà ce que vise Rousseau maintenant : « Rien de personnel, rien qui tienne à l’intérêt de mon corps ne peut occuper vraiment mon âme. Je ne médite, je ne rêve jamais plus délicieusement que quand je m’oublie moi-même. Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière » [23]. Être, tout simplement, et non être dans son corps. Choisir d’être, et non de penser, car Rousseau a toujours éprouvé de façon douloureuse le poids et la lenteur de l’activité de penser : « Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul et quand je travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté ; elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations, et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j’attende. Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une longue et confuse agitation » [19].

Ainsi, cet accident survenu à Ménilmontant – qui est sans doute un événement déterminant et salvateur pour Jean-Jacques Rousseau qui trouve là une forme d’issue à ses tourments – est un « événement de corps »3, au sens où le corps exulte, où Rousseau éprouve « des extases, des ravissements inexprimables » (nous soulignons) : « Evénement de corps, écrit P. Siqueira, ne veut rien dire d’autre que ceci : le symptôme s’inscrit dans un discours sans parole à défaut du mot qui lui manque » [26]. Cet événement est déterminant parce que Rousseau y découvre une jouissance Autre, non encore éprouvée jusqu’alors. Les ravissements laissent ici une trace « corporelle » dans la mesure où son corps et la jouissance de son corps s’en trouvent transformés. Bien sûr, il avait goûté aux plaisirs de la promenade en solitaire dans la nature, mais ici, dans cette nouvelle expérience, le corps se trouve débarrassé de sa « caduque enveloppe », et, avec Freud, il conviendrait d’analyser là dans le détail les avatars de la libido et de la pulsion propres à la psychose paranoïaque. J.-A. Miller reprend succinctement cette question et rappelle notamment que Freud « élabore le mécanisme de refoulement propre à la paranoïa, c’est-à-dire [qu]’il élabore ce que nous pourrions appeler la forclusion de la pulsion » [16]. De fait, ces extases et ces ravissements, Rousseau va les retrouver maintenant à chaque fois dans les plaisirs procurés par ses « rêveries », ainsi que dans ses activités d’herborisation qui viennent « supplémenter » ce gouffre structural, et opérer dans le détachement du lien social un travail de forclusion sur la pulsion.

Sur les ailes de l’imagination

Avec une grande finesse d’auto-analyse, Rousseau percevait effectivement qu’il lui fallait absolument suppléer à ce vide. Et si ses retraites dans la campagne avaient le mérite de tenir les hommes à l’écart, cela ne s’avérait pas pour autant suffisant pour apaiser les tourments qui pouvaient l’assaillir dans les instants où le « vide » s’imposait : « Plus la solitude où je vis alors est profonde, plus il faut que quelque objet en remplisse le vide, et ceux que mon imagination me refuse ou que ma mémoire repousse sont suppléés par les productions spontanées que la terre, non forcée par les hommes, offre à mes yeux de toutes parts » [22]. Loin du monde de la pulsion scopique inhérente à toute relation à son semblable, la nature lui donnait les éléments concrets, les appuis matériels dont il avait besoin : « La contemplation de la nature eut toujours un grand attrait pour son cœur : il y trouvait un supplément aux attachements dont il avait besoin, mais il eût laissé le supplément pour la chose s’il en avait eu le choix, et il ne se réduisit à converser avec les plantes qu’après de vains efforts pour converser avec des humains » [23]. La botanique – mais aussi l’écriture – furent pour Rousseau les « suppléments » fondamentaux qui lui assurèrent des moments et des périodes de stabilisation. Ils avaient comme point commun essentiel la recherche du « tout », de la totalité, du rejet du manque : « tout dire », dans les Confessions, et, versant botanique : «J’entrepris de  […] décrire toutes les plantes de l’île sans en omettre une seule, avec un détail suffisant pour m’occuper le reste de mes jours » [22]. L’atout majeur, pourrait-on dire, de la botanique, des promenades et des « rêveries » qu’elles conditionnent – surpassant en cela peut-être l’écriture – c’est qu’elles permettent à Rousseau de « sentir » plutôt que de « penser » : « Durant ces égarements mon âme erre et plane dans l’univers sur les ailes de l’imagination, dans des extases qui passent toute autre jouissance […]  Le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser » [22].

Cette question du « supplément » traverse toute la vie et l’œuvre de Rousseau. Outre ceux que nous venons d’évoquer, relevons encore au hasard le supplément que fut pour lui Thérèse Levasseur, qu’il rencontra en 1745 et qu’il épousa en 1768 : « Je trouvai dans Thérèse le supplément dont j’avais besoin ; par elle je vécus heureux autant que je pouvais l’être selon le cours des événements » [19]. Par ailleurs, dans ses Dialogues, Rousseau signale que Jean-Jacques « tâche de suppléer aux dispositions qui lui manquent à force de travail et de soins » [23], et, nous l’avons vu, ses Confessions le mettent face à des lacunes de la mémoire qu’il lui faut supplémenter : « Cette mémoire me manquait souvent ou ne me fournissait que des souvenirs imparfaits et j’en remplissais les lacunes par des détails que j’imaginais en supplément de ces souvenirs » [22]. Inégaux dans leurs pouvoirs d’apaisement des phénomènes angoissants vécus par l’auteur, tous ces « suppléments » sont toutefois nécessités pour parer le mieux possible aux discontinuités insupportables de la vie, pour « suturer » la béance initiale, pour éviter les instants de suspens susceptibles de lui ouvrir en grand les portes du réel menaçant et persécuteur, bref, pour tenter de contenir, de circonscrire une jouissance qui a bien du mal à se fixer de façon définitive. Un trajet dans ces essais de « supplémentation » peut se dessiner rapidement comme suit : supplément imaginaire en travaillant à sa réforme personnelle, supplément symbolique par l’usage du signifiant en ses nombreux écrits, supplément réel dans la jouissance éprouvée à l’appui des objets concrets que la nature lui propose.

Conclusion : autisme cultivé ou suppléance paranoïaque ?

Au terme de sa vie, au moment de ses Rêveries, seul au monde et « impassible comme Dieu même » [22], les persécuteurs semblent s’être éloignés de Rousseau, même si la menace plane toujours en toile de fond : « Je ne suis à moi que quand je suis seul, hors de là je suis le jouet de tous ceux qui m’entourent » [22]. Mais, désormais, il cherche « parmi les animaux le regard de la bienveillance » [22], un regard bienveillant qui lui a fait défaut dans le monde des hommes. Rousseau n’a plus à répondre à l’Autre (« je n’écris mes Rêveries que pour moi », [22]) qui le contraignait à penser alors que ce fut toujours pour lui, on l’a vu, « une occupation pénible et sans charme » [22]. Les appuis qu’il a su trouver lui permettent, à la fin de sa vie, de ne pas penser, donc de ne plus souffrir, et de trouver un état d’homéostase d’ensemble relatif.

La botanique, qui fut longtemps une solution pour échapper aux persécutions de l’Autre4, devient désormais le moyen de s’identifier à l’objet même qu’il contemple, et ainsi de trouver le Un de l’unité tant recherchée. Rousseau peut écrire maintenant – réalisant en cela son « retour à l’état de nature », c’est-à-dire l’état d’avant le langage, d’avant la pensée – que : « Mes idées ne sont presque plus que des sensations, et la sphère de mon entendement ne passe pas les objets dont je suis immédiatement entouré […]. Mon âme morte à tous les grands mouvements ne peut plus s’affecter que par des objets sensibles » [22].

Pour conclure enfin, nous donnerons ici quelques repères structuraux quant à la psychose paranoïaque de Jean-Jacques Rousseau.

En premier lieu, un rejet du « lien social », un rejet des conventions sociales, des artifices de la société, des artifices de l’Autre du langage, des signes conventionnels de la langue, trompeuse et source d’équivoques terribles : « La langue française est, dit-on, la plus chaste des langues ; je la crois, moi, la plus obscène : car il me semble que la chasteté d’une langue ne consiste pas à éviter avec soin les tours déshonnêtes, mais à ne les pas avoir. En effet, pour les éviter, il faut qu’on y pense ; et il n’y a point de langue où il soit plus difficile de parler purement en tout sens que la française » [20]. Cet Autre du langage est menaçant pour Rousseau de par les pièges dont sont gros ses messages. Ceux-ci prennent de fait une valeur énigmatique et doivent être déchiffrés à l’aune de sa vérité. La certitude de ce qui y est lu (souvent dans un après-coup tardif) révèle des « messages » menaçants, puis un complot, qui nous enseignent qu’il n’y a de persécution que signifiante.

Dans les moments où apparaît le vide forclusif de la structure, dans ces instants de « blanc » structural, d’entre-deux, Rousseau se manifeste comme absent à lui-même, absent à la chaîne signifiante. Il s’agit là d’une déconnexion, d’un dénouage très repérables d’avec l’Autre du langage, de l’ouverture au réel en tant qu’« expulsé du sens » [9], d’une perte des appuis qui le plongent à chaque fois dans un brouillard opaque et menaçant en attendant l’objet obturateur ou l’interprétation délirante. Le trou de la forclusion s’y repère encore dans ces tentatives de répondre à l’infini qui s’ouvre à lui, notamment dans sa volonté du « tout dire », et dans son projet botanique de découvrir toutes les plantes que recelait l’île Saint-Pierre.

On repère qu’à tout vide correspond une énigme à déchiffrer. Le vide concerne Rousseau, qui y donne ainsi une « signification personnelle » par un « plus de sens », sous la forme d’une interprétation délirante – s’appuyant parfois sur des éléments de la réalité – qui vient « corriger » dans un rapport de continuité le « blanc » de la structure, et venant ainsi stabiliser les rapports du signifiant au signifié.

Son « délire d’interprétation typique » lui sert à faire exister et à soutenir un Autre consistant, un Autre qui n’était pas « supposé savoir », mais « plein » de savoir, et qui s’est montré carent. Ce délire lui a permis par là même « d’identifier la jouissance au lieu de l’Autre », de soutenir une position d’objet de jouissance pour l’Autre, ainsi qu’une position d’exception, de référence et de modèle que la postérité comprendra un jour : « Un jour viendra, j’en ai la juste confiance, que les honnêtes gens béniront ma mémoire et pleureront sur mon sort. Je suis sûr de la chose, quoi que j’en ignore le temps. Il n’est pas concevable qu’une trame aussi compliquée reste cachée aux âges futurs » [23]. La dimension mégalomaniaque pointe ici, comme dans de nombreux autres passages des Confessions aux Rêveries.

Ne parvenant pas à élaborer une construction signifiante suffisante sous les espèces d’un délire systématisé, échouant dans son « essai de rigueur » psychotique, le recours aux « suppléments » devient plus pressant. Ce seront, outre l’écriture (sans conteste les plus belles pages de la littérature française) – écriture qui tente de faire « ciment » entre les « chapîtres dispersés » de sa vie, mais qui échoue-, la botanique, ses promenades solitaires, ses « rêveries », qui opèrent une « résignation » et un détachement – partiel – à l’égard de l’Autre jouisseur et persécuteur que Rousseau échouait à contrôler jusqu’alors.

Pour autant, même si dans ses derniers temps l’on peut repérer sur le plan clinique une phénoménologie proche d’une « schizophrénisation », voire d’un « autisme cultivé »5, pour reprendre l’expression de C. Soler [27], la structure paranoïaque demeure, avec un Autre Mystérieux Persécuteur qui couve toujours dans sa pensée, et qui lui veut du mal : « la ligue est universelle, sans exception, sans retour, et je suis sûr d’achever mes jours dans cette affreuse proscription, sans jamais en pénétrer le mystère » [22].

Ainsi la certitude délirante reste inébranlable, mais faute d’être parvenu au terme du procès paranoïaque, Rousseau a dû se « contenter » de certains artifices de suppléances pour réguler et fixer en un lieu une jouissance non bordée. À cet égard, qu’il fasse le rapprochement entre son métier de copiste et son goût pour la botanique ne doit pas nous surprendre, contrairement cette fois-ci à J. Starobinski [30]. Pour l’une comme pour l’autre « activité » en effet, un travail de fixation de la jouissance est à l’œuvre. Enserrée entre les champs du réel, de l’imaginaire et du symbolique, la jouissance contenue, « appareillée », permet à Jean-Jacques de retrouver sur la fin de sa vie un état relativement homéostatique (« J’ai repris enfin mon assiette », [22]), mais qui reste fragile (« je demeure en équilibre »).

Références

1 Bruno P. Papiers psychanalytiques : expérience et structure. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2000.

2 Howlett MV. Jean-Jacques Rousseau, l’homme qui croyait en l’homme. Paris : Découvertes Gallimard, 1989.

3 Lacan J. Séminaire III, Les psychoses. Paris : Seuil, 1981.

4 Lacan J. Séminaire XXIII, Le Sinthome. Ornicar?. 1976 ; 9.

5 Lacan J. Présentation des Mémoires d’un névropathe. In : Autres Ecrits. Paris : Seuil, 2001.

6 Lacan J. Allocution sur les psychoses de l’enfant. In : Autres Ecrits. Paris : Seuil, 2001.

7 Lacan J. Réponse au commentaire de J. Hyppolite sur la Vermeinung de Freud. Ecrits. Paris : Seuil, 1996.

8 Lacan J. Joyce le symptôme. In : Autres Ecrits. Paris : Seuil, 2001.

9 Lacan J. Séminaire XXII, R.S.I. Ornicar 1975 ; 5 : 80.

10 Laforgue R. Psychopathologie de l’échec. Paris : Payot, 1975.

11 Lantéri-Laura G. Diagnostics rétrospectifs. Rev Intern Psychopathol 1992 ; 6 : 237-42.

12 Lantéri-Laura G, Gros M. Nouvelle histoire de la psychiatrie. In : Postel J. Paris : Dunod, 2002.

13 Lecercle JL. Jean-Jacques Rousseau, modernité d’un classique. Paris : Larousse Université, 1973.

14 Maleval JC. Logique du délire. Paris : Masson, 1996.

15 Ménard A. Clinique de la stabilisation psychotique. Samedis Psychanalytiques de Bretagne 1992 ; 4 : 7-16.

16 Miller JA. Biologie lacanienne et événement de corps. La Cause Freudienne 2000 ; 44 : 7-59.

17 Minkowski E. Traité de Psychopathologie. Paris : PUF, 1966.

18 Richard F, Richard P. Introduction à l’Emile. Paris : Classiques Garnier, 1964.

19 Rousseau JJ. Confessions. Paris : Folio Gallimard, 1979.

20 Rousseau JJ. In : Richard F et P, ed. Emile ou de l’Éducation. Paris : Classiques Garnier, 1964.

21 Rousseau JJ. Essai sur l’origine des langues. Paris : Garnier-Flammarion, 1993.

22 Rousseau JJ. In : Roddier H, ed. Les rêveries du promeneur solitaire. Paris : Classiques Garnier, 1997.

23 Rousseau JJ. Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques. Paris : Garnier-Flammarion, 1999.

24 Sauvagnat F. La systématisation paranoïaque en question. In : Hulak F, ed. Pensée psychotique et création de systèmes. Paris : Erès, 2003.

25 Sérieux P, Capgras J. Les folies raisonnantes. Paris : Alcan, 1909.

26 Siqueira P. Editorial. La Cause Freudienne. 2000 ; 44.

27 Soler C. Rousseau, le symbole. Ornicar 1989 ; 48 : 30-57.

28 Soler C. Jean-Jacques Rousseau et les femmes. Quarto 1990 ; 40(41) : 103-21.

29 Soler C. L’hypothèse lacanienne. Trèfle 2001 ; 3 : 7-21.

30 Starobinski J. La transparence et l’obstacle. Paris : Tel Gallimard, 1971.

2 Le regard, pour Rousseau, prend toujours, et prendra toujours, une dimension inquiétante et intrusive. Il écrit encore tardivement dans ses Rêveries : « Les efforts que j’ai faits pour m’aguerrir à ces regards insultants et moqueurs sont incroyables. Cent fois j’ai passé par les promenades publiques et par les lieux les plus fréquentés dans l’unique dessein de m’exercer à ces cruelles bordes ; non seulement je n’y ai pu parvenir mais je n’ai même rien avancé, et tous mes pénibles mais vains efforts m’ont laissé tout aussi facile à troubler, à navrer, à indigner qu’auparavant » [23].3 Nous empruntons la formule à Lacan dans son écrit Joyce le symptôme [8].4 À ce sujet relevons que P. Sérieux et J. Capgras notaient que : « quelques uns [paranoïaques] se protègent à l’aide d’objets matériels » [25].5 Au risque de nous répéter, Rousseau se dit « tombé dans la langueur et l’appesantissement d’esprit » ; « réduit à moi seul, je me nourris […] de ma propre substance depuis mes malheurs ma langue et ma tête se sont de plus en plus embarrassés. L’idée et le mot propre m’échappent également » [22].1 Voir également l’Emile : « en négligeant la langue des signes qui parlent à l’imagination, l’on a perdu le plus énergique des langages. L’impression de la parole est toujours faible, et l’on parle au cœur par les yeux bien mieux que par les oreilles » [20].


Copyright © 2007 John Libbey Eurotext - Tous droits réservés