ARTICLE
Auteur(s) :, Nicolas Brémaud*
* Psychologue clinicien, Docteur en psychologie, chargé de cours
à l’université de Nantes, 12 avenue Saint-Louis, 44140 Geneston et
IME Les Terres noires, route de Mouilleron, 85000 La Roche-sur-Yon.
<n-bremaud@wanadoo.fr>
Sentimental rêveur, hyperémotif, émotif-inactif-secondaire,
hystérique, pervers masochiste et homosexuel refoulé [10],
psychasthénique, neurasthénique, caractériel, monomaniaque triste…
Sans doute tous les qualificatifs, tous les diagnostics possibles –
parfois en parfait désaccord les uns avec les autres – ont-ils été
avancés au sujet de Rousseau. Nous retiendrons ici pour notre part
celui de « paranoïaque de génie », de J. Lacan, qui
présente au moins l’avantage de considérer le génie possible dans
la psychose. Nous retiendrons encore son « délire
d’interprétation typique », ainsi que la « variété
résignée du délire d’interprétation » de Sérieux et Capgras
dans le chapitre 4 de leurs Folies raisonnantes [25], lorsqu’ils se
sont intéressés en 1909 au cas de Rousseau.Certes Rousseau était
« rêveur » et émotif ; sans doute présentait-il
certains traits de perversion ; il est probable encore que la
question d’une homosexualité refoulée fasse partie de la
problématique du « cas » Rousseau. Mais une analyse
structurale nous conduira à soutenir ici la thèse de la psychose
paranoïaque et, ainsi que l’a fait valoir G. Lantéri-Laura
dans un article consacré aux diagnostics rétrospectifs, s’il est
toujours « délicat d’employer un document littéraire, même
quand il ne s’agit pas d’une œuvre de fiction, comme base d’une
étude clinique », les travaux de Freud et Lacan au sujet de
Schreber, ou ceux de Sérieux et Capgras pour Rousseau – et
pour ne citer qu’eux – « nous autorisent […] à faire
servir un écrit autobiographique pour une recherche d’ordre
psychopathologique » [11].
1749 : « Je vis un autre univers, et je devins un
autre homme »
Ce sont précisément les mots de Jean-Jacques Rousseau lorsqu’il
témoigne de ce qu’il a éprouvé au moment même où il a lu l’énoncé
de la question du concours pour le prix de morale proposée par
l’Académie de Dijon. L’« inspiration » qui suit, le
« feu céleste » qui le visite en cet instant, les
« mille lumières » qui éblouissent son esprit, les
« foules d’idées vives » qui le submergent – tout cela
accompagné de phénomènes de corps : palpitations oppressantes
qui l’amènent à se laisser tomber sous un arbre – témoignent de sa
confrontation avec une béance qui s’est ouverte là subitement,
autrement dit d’une faille dans l’Autre du savoir. En effet, que se
passe-t-il ? L’Autre incarnant le savoir de l’époque lance un
appel. Cet appel est reçu « cinq sur cinq » par Rousseau,
au sens où, si l’Autre pose une question, c’est qu’il manque à
savoir, c’est qu’il est « troué » dans son savoir, et
cette faille doit être comblée, bouchée. C’est à lui, Rousseau,
sans aucun doute possible, qu’il revient d’en être
l’opérateur ; c’est à lui d’opérer la « suture » de
cette brèche qui ne supporte pas de rester béante. Ce message
s’adresse à lui ; il sait déjà, dans l’intuition délirante qui
le saisit, que c’est à lui de dire si oui ou non le progrès des
sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.
C’est à lui de dire la vérité aux hommes et ce texte de vérité va
s’imposer à lui dans l’« extase » et
l’« illumination » : Jean-Jacques mobilise les
signifiants qui vont pouvoir répondre à la béance de l’Autre et
anticipe déjà ainsi sans le savoir tout ce qui fera la structure de
son délire. Les signifiants majeurs y sont présents : vérité,
justice, origines, inégalité… Cette intuition délirante, qui
« a pour le sujet un caractère comblant, inondant, […] lui
révèle une perspective nouvelle » [3]. Et, en effet, Rousseau
voit là « un autre univers » et devient à cet instant
« un autre homme ».
Une telle mobilisation, un tel déchaînement du signifiant, nous
indiquent qu’il s’agit ici d’une interprétation portée sur la
béance qui s’ouvre à Rousseau ce jour-là. Le vide de savoir, le
manque de signifiant au lieu de l’Autre, insupportable – car
renvoyant au vide, au trou de la forclusion – vient ainsi mobiliser
chez lui toute une construction signifiante qui est une réponse à
l’« énigme » qu’on lui pose, et qui constituera son
Discours sur les sciences et les arts. Dès lors, Rousseau fait son
entrée dans la « carrière » d’écrivain. Dans ce texte
écrit et mentalement vu dans son ensemble au moment où il va rendre
visite à Diderot emprisonné à Vincennes, on peut dire avec
C. Soler que « l’inspiration y est structurée comme une
réplique […]. L’Autre du savoir mettant la vérité à prix […], voilà
qui galvanise l’éloquence de Rousseau […]. Lui-même a d’ailleurs
toujours présenté sa vocation comme venue du dehors » [27].
Toujours est-il que le Discours de Jean-Jacques obtient le premier
prix de l’Académie, est publié en 1750 et reçoit un vif succès
(Diderot disait à son propos : « il n’y a pas d’exemple
d’un succès pareil »). Beau succès encore cinq ans plus tard
avec son second Discours, Sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes. Rousseau désormais compte parmi les
grands hommes de lettres, il y est en position d’autorité, de façon
tout à fait semblable au président Schreber lorsqu’il obtient la
présidence de la Cour d’appel de Dresde, une place qui les
confronte l’un et l’autre à la « position paternelle ».
C’est de cette célébrité, dit Rousseau, que viendront tous ses
malheurs : « sitôt que j’eus un nom, je n’eus plus
d’amis », écrit-il dans ses Confessions [19]. Vient encore
l’énorme succès de Julie ou la nouvelle Héloïse, puis, quelques
mois plus tard, l’épisode du retard d’impression de l’Emile,
épisode qui doit être considéré comme un « moment
fécond » de son délire.
1762 : L’Emile, une clé de voûte fragilisée
« L’Émile ou De l’Éducation, écrit A. Ménard, est un
ouvrage tout entier centré sur l’accès raté à la paternité,
[il] fut la cause du premier épisode délirant caractérisé de
persécution de Jean-Jacques Rousseau » [15]. La question du
père est omniprésente pour Rousseau à cette époque. En place du
père, Rousseau-l’éducateur vient écrire les idéaux de l’Autre, les
idéaux de la société de l’époque. Jean-Jacques, « père de
l’Émile, a voulu en quelque sorte être son propre père, mais il a
échoué » [15]. Ces idéaux de l’Autre, Rousseau les restitue
ainsi, devinant finement ce qui sera les années sombres à
venir : « celui qui ne peut remplir les devoirs de père
n’a point le droit de le devenir. Il n’y a ni pauvreté, ni travaux,
ni respect humain, qui le dispensent de nourrir ses enfants et de
les élever lui-même. Lecteurs, vous pouvez m’en croire. Je prédis à
quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs, qu’il
versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n’en sera
jamais consolé » [20]. On sait que Rousseau accordait
une grande importance à cet ouvrage. Et, en effet, à n’en pas
douter, « ce livre constitue la clé de voûte de sa
doctrine » [18] et le point central de l’effondrement
qui va suivre. Il faut en relire les célèbres toutes premières
lignes : « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur
des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme » .
Depuis ses Discours, c’est l’idée fondamentale qui guidera sa vie
et son œuvre, qui se confondent parfaitement. L’homme est bon de
nature, c’est la civilisation qui le corrompt, le pervertit, et le
rend « méchant ». « Observez la nature et suivez la
route qu’elle vous trace » [20], c’est ainsi que
Rousseau envisage l’éducation idéale, en ne contrariant pas la
nature. Clé de voûte de sa doctrine, tentative de réponse à la
question du père, l’Emile doit être conçu comme une élaboration
essentielle, comme un essai de capitonnage symbolique là où la
structure ne renvoie à cette place qu’un vide de signifiant.
Élaboration fragilisée d’une part, on le sait, par le retard
d’impression – qui amène Rousseau à accuser les jésuites de garder
en leurs mains son ouvrage pour le falsifier après sa mort – et
volant ensuite en éclats lorsque Voltaire en décembre 1764 révèle
au public, dans Le sentiment des citoyens, l’abandon par
Jean-Jacques de ses cinq enfants, pamphlet dans lequel l’image de
Rousseau est véritablement dégradée, salie, et où l’auteur est
traité de fou et d’hypocrite. Là, « un gouffre s’ouvre devant
Jean-Jacques » [13] et la ligue et le complot éclatent, puis
deviennent universels. Qu’il s’exile en Suisse, dans le territoire
neutre de Neuchâtel, ou en Angleterre, rien n’y fait, Rousseau ne
connaîtra plus la tranquillité de l’âme, si ce n’est peut-être dans
les tout derniers moments de sa vie, au moment de la rédaction de
ses Rêveries. Pour ne pas perdre pied totalement et définitivement,
pour ne pas sombrer dans un monde de chaos, il faut à nouveau pour
Rousseau faire l’effort d’y mettre des signifiants, et de dire
encore et toujours la vérité, toute la vérité pour faire taire ses
persécuteurs et leur montrer qui il est vraiment. Ce seront les
quatre magnifiques Lettres à Malesherbes, puis le début de la
rédaction des Confessions, «écrites pour justifier son délire
d’interprétation », [14], dans lesquelles l’auteur se place en
position d’exception, comme l’unique, le seul à entreprendre un tel
travail : « je forme une entreprise qui n’eut jamais
d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur » sont
les premiers mots des Confessions. Dans une lettre à
Madame B*** datant du 16 mars 1770, il écrivait encore :
« ma situation est unique ; mon cas est inouï depuis que
le monde existe ». Un homme d’exception, donc, et une place
d’exception qui sera tenue jusqu’aux tout derniers moments de sa
vie.
Mais, pour revenir et conclure sur cette période qui entoure
l’Emile, il faut noter qu’outre la place que Rousseau occupe dans
la société des hommes de lettres en 1762, outre ce thème central de
l’éducation et de l’accès raté à la paternité dans l’Emile, c’est
encore un Père – le Père Griffet, jésuite – qui se trouve être au
centre du délire de persécution. Juste avant qu’il ne lève le voile
de cet « horrible mystère », les « sourds
mugissements qui précèdent l’orage commençaient à se faire
entendre, et tous les gens un peu pénétrants virent bien qu’il se
couvait, au sujet de mon livre et de moi, quelque complot qui ne
tarderait pas d’éclater » [19]. Ces sourds mugissements
précédant l’orage, si finement perçus par Rousseau, ce
« frisson qui précède la fièvre » [24] ouvrent les vannes
de l’interprétation délirante et vont contraindre Jean-Jacques à
des exils répétés et à une vie faite toute de soupçons, de
méfiances, de ténèbres, dans laquelle il devra faire les meilleures
preuves de ses talents d’interprète et de déchiffreur du réel. De
fait, avant de saisir les desseins funestes des jésuites, avant de
se persuader de l’idée du complot, Rousseau se trouve devant une
énigme. L’énigme, au plus simple, Lacan la définit comme « une
énonciation telle qu’on n’en trouve pas l’énoncé […]. C’est un art
que j’appellerai d’entre-les-lignes » [4]. Autrement dit, le
sujet sait qu’il y a là du signifiant, mais le signifié – ce que ça
veut dire – lui reste inconnu. Dans le même temps, et malgré cette
vie harrassante, les persécuteurs de Rousseau tiendront une
véritable fonction de « pousse-à-l’écriture » et lui
permettront de trouver « des ressources en lui-même qu’il
[n’aurait pas connu] sans eux » [23]. Au final, ses
persécuteurs, « après lui avoir fait le pis qu’ils pouvaient
lui faire […] l’ont mis en état de n’avoir plus rien à craindre ni
d’eux ni de personne, et de voir avec la plus profonde indifférence
tous les événements humains […] ; ils l’ont forcé à se
réfugier dans des asiles où il n’est plus en leur pouvoir de
pénétrer […] » [23].
Le ténébreux complot
« Ce ténébreux complot formé dans un si profond secret,
développé avec de si grandes précautions » [23], les
« manœuvres souterraines », « l’horrible
mystère » ont dans l’esprit de Rousseau pour seul but de
travestir leur auteur, de falsifier, défigurer, altérer le sens de
ses écrits en faisant passer pour « d’apparentes négligences
[…] des fautes d’impression […] qui produisaient des contre-sens
terribles » [23].
Ainsi, après avoir tenté de combler le trou du savoir dans
l’Autre, de mettre du signifiant là où la béance de la forclusion a
fait retour dans le réel, après la découverte d’une
« lacune » dans sa correspondance – vol de lettres que
Rousseau impute à d’Alembert – Rousseau, qui ne peut souffrir un
quelconque « manque », une quelconque mise en suspens du
sens, va « combler » les horribles mystères de la ligue
fomentée contre lui et l’opacité des comploteurs par une
correspondance abondante, par des ouvrages « feuillus »
(le mot est de Voltaire) et, dès lors qu’une lettre manque à
l’appel, dès lors qu’un manuscrit est retenu à l’impression, dès
lors qu’il soupçonne qu’on lui vole ses écrits – et c’est là une
forme de « vol de la pensée » – Rousseau est absolument
convaincu que c’est en vue de le calomnier, de dénaturer sa
personne. Autrement dit, « la grande thématique persécutive de
Rousseau […], sa plainte, […] c’est que l’on s’en prenne à sa
valeur littéraire, philosophique et humaine » [28]. En ce
sens, Rousseau rejoint la définition de Sérieux et Capgras relative
à la paranoïa : « on lui lance des allusions tout en
ayant l’air de s’adresser à des tiers […] ; certaines
personnes veulent lui nuire, le voler, lui faire perdre sa place
[…]. On le tourne en ridicule […]. On cherche à le déshonorer en
répandant sur son compte des insinuations calomnieuses » [25].
Dès lors que Rousseau « aperçoit » le vide, dès lors
qu’il est confronté plus précisément au vide du texte de sa vie, il
réplique – magnifiquement – par un « plus » de
signifiants, qu’il s’agisse de ses écrits ou des ses
interprétations délirantes. Sans relâche, il complémente, ou
« supplémente », devrait-on dire, en reprenant là un
terme qu’il utilisera à maintes reprises et sur lequel nous aurons
l’occasion de revenir.
Localisation des persécuteurs
Une des difficultés majeures pour Rousseau fut de ne pouvoir nommer
aisément, clairement et promptement ses persécuteurs. Il lui faut
faire des efforts intenses pour fixer définitivement ses idées sur
le complot dont il se dit être le « martyr », la
« victime », la « dupe » [23]. Les ténèbres et
le brouillard persistent longtemps, et c’est dans l’après-coup des
événements qu’il les réinterprétera et pourra lever – en partie –
le voile de « l’horrible mystère », pour se persuader, à
partir de 1768, qu’un « complot universel » est dirigé
contre lui par ses anciens amis. Très sensible aux signes, ceux-ci
peuvent donc avoir quelques difficultés à percer le brouillard
dense dans lequel se trouve Jean-Jacques : « je ne sais
rien voir de ce que je vois », écrit-il encore au moment de
ses Confessions, « je ne vois bien que ce que je me rappelle,
et je n’ai de l’esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu’on
dit, de tout ce qu’on fait, de tout ce qui se passe en ma présence,
je ne sens rien, je ne pénètre rien. Le signe extérieur est tout ce
qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient : je me
rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, les
circonstances ; rien ne m’échappe. Alors, sur ce qu’on a fait
ou dit, je trouve ce qu’on a pensé, et il est rare que je me
trompe » [19]. Lui qui avait rêvé depuis toujours d’une
communication immédiate, qui se passerait de la parole (« l’on
parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles » [21] ;
« le langage le plus énergique est celui où le signe a tout
dit avant qu’on parle », [21]1,
son délire d’interprétation typique peut en effet être envisagé,
comme le propose J. Starobinski, comme le « renversement
parodique de son espoir d’une langue secrète grâce à laquelle les
cœurs s’ouvriraient et se montreraient sans ambiguïté ». Par
ailleurs « tout obstacle à la communication idéale par signes
constitue le signe irrécusable d’une hostilité malveillante »
[30].
Ce délire rétrospectif, cette interprétation des souvenirs,
étaient considérés en 1909 par Sérieux et Capgras comme les
symptômes positifs du délire d’interprétation, lequel, pour
reprendre les termes de G. Lantéri-Laura et M. Gros, « évolue
peu à peu avec une organisation très longue d’interprétations
progressivement congruentes […], se systématise peu à peu en
additionnant de manière fonctionnelle des interprétations à
d’autres, pour éliminer toute contingence » [12]. Nul doute,
en ce sens, que Rousseau travaillera effectivement à
« codifier le hasard », à « réglementer les
coïncidences », en trouvant pour chacune une
« signification personnelle » [24], ou, pour le dire
autrement avec E. Minkowski : « nous constatons que
toutes ces interprétations délirantes reposent sur le fait que le
facteur de hasard, de contingence, de faits fortuits semble faire
entièrement défaut » [17].
Il faut du temps à Rousseau, donc, il lui faut du recul
vis-à-vis des faits pour pouvoir construire une interprétation,
pour nourrir de sens les événements restés mystérieux jusqu’alors.
Une fois la conviction du complot universel assuré, Rousseau
parvient – avec difficulté, certes – à nommer ses ennemis, à les
localiser, à les identifier. Il va pouvoir se charger de ce travail
harrassant de dire toute la vérité sur son compte. Il s’agit là,
dans ses Confessions, pour J.-C. Maleval, de « construire une
explication propre à justifier ce qui lui arrive » [14]. En
effet, « l’ensemble du texte est écrit dans la perspective de
la persécution et du pladoyer qui y répond. L’élaboration
justificatrice est partout présente […], c’est la vérité
paranoïaque qui résonne » [28]. Jean-Jacques retrouve enfin un
peu la maîtrise de cette vie qui lui échappe depuis quelques
années, qui semble commandée, commanditée par ces
« Messieurs » de l’ombre. Ce à quoi se voue ici Rousseau,
c’est très précisément d’« identifier la jouissance au lieu de
l’Autre », qui est la définition donnée par Lacan en 1966 de
la paranoïa [5]. Afin de rétablir l’ordre du monde qui s’est
ébranlé, Rousseau-l’interprète en vient à identifier et à
consolider en son délire l’Autre persécuteur, et à lui donner la
figure universelle du complot. Le réel qui le menaçait jusqu’alors
de toutes parts, réel toujours opaque et ténébreux, s’éclaire enfin
maintenant.
Identifier la jouissance au lieu de l’Autre
Il faut donner réponse à cet Autre qui veut le diffamer et le
calomnier pour la postérité. Plusieurs solutions s’ouvrent au sujet
paranoïaque pour affronter la persécution de l’Autre. J.-C. Maleval
décline les trois solutions principales, que l’on observe
effectivement dans la clinique : «se faire déchet face à son
désir innommable […] ; devenir sa Femme [de l’Autre, de
Dieu, etc.] ; enfin, certains choisissent de se mettre à son
service en témoignant des révélations qu’il leur a communiquées. En
fait, au-delà de ces phénomènes, une même problématique ne cesse
d’insister : comment rendre acceptable la position
fondamentale du sujet psychosé voué […] à s’appréhender comme un
objet de jouissance pour le désir de l’Autre ? » [14].
Rousseau fait le choix de la première de ces trois solutions, même
si, comme l’indique C. Soler, on peut repérer chez lui un
« discret pousse-à-la femme » [28].
La lecture et le déchiffrage que fait Rousseau des hiéroglyphes
de l’Autre vont le pousser à se réaliser comme l’objet, le déchet,
le rebut de cet Autre qui l’exclut – surtout après la condamnation
de l’Emile – de la société des hommes. Il lui faut soutenir
fermement cette position dans la mesure où elle fait ex-sister cet
Autre, elle le fait répondre, elle l’alimente pour qu’il ne se
fasse pas silencieux, ce que Rousseau ne pourrait souffrir sans
éprouver de terribles angoisses. Avec le délire de persécution,
écrit P. Bruno, « nous avons […] l’amorce de la tendance à
identifier la jouissance au lieu de l’Autre. L’Autre jouit du
sujet, ce qui implique que le sujet renouvelle, sans pause
possible, cette alimentation de jouissance, faute de quoi l’Autre
se dérobe. La jouissance de l’Autre sous-tend son existence »
[1]. Objet de jouissance de ses persécuteurs, objet
« condensateur de jouissance » [6], Rousseau donne
support à la jouissance de l’Autre et, par là même, cet Autre
jouisseur devient un appui pour lui. À cet égard, au moment de la
rédaction des Confessions déjà, on relève une période un peu plus
apaisée quant à la jouissance dérégulée, et J. Starobinski
repère pertinemment en ce sens « qu’à partir des Confessions
la correspondance de Rousseau comporte moins de plaintes sur sa
santé » [30], les phénomènes hypocondriaques – que nous
choisissons de ne pas développer ici – s’étant nettement atténués
du fait du mouvement, du déplacement opéré par cette nouvelle
fixation de la jouissance, mouvement se dirigeant du corps en
direction de l’Autre.
« La fatalité et les malheurs qui s’abattent sur lui (ou
qu’il provoque), écrit Starobinski, finissent par tourner à son
avantage, en ce sens qu’ils lui assurent une identité continue, et
qu’ils fixent son personnage dans le rôle du juste persécuté […]
Pour compenser sa faiblesse, il recherche la complicité d’une force
extérieure qui l’oblige à se résigner – avec une joie souvent très
évidente – à l’accablement d’un destin inexorable […]. La
persécution est une voie de salut […], il y trouve une
consolation » [30]. Non seulement, comme on l’a vu, l’Autre du
complot devient un appui pour Jean-Jacques, mais il le contraint
encore à écrire et à poursuivre son « délire de vérité »
[2], et ainsi à « l’animer », au sens où il se fait
matière à jouir pour ses persécuteurs car, dès lors que ceux-ci
cessent de le tourmenter, encore une fois, dès lors que
Jean-Jacques rencontre un Autre silencieux ou mutique, les craintes
et les ténèbres l’envahissent de plus belle. Être l’objet de
persécution, s’y résigner, être l’objet de la jouissance de
l’Autre, s’en faire le « martyr », démontrer
rigoureusement en articulant entre eux les différents chapitres de
sa vie qu’il n’est pour rien dans ce qui lui arrive de malheurs,
situer la « faute » du côté de l’Autre, telle est la
logique et la position propres au paranoïaque pour faire au mieux
avec les persécuteurs. Dire toute la vérité, pour Rousseau, c’est
de l’ordre du possible. Elle ne se réduit pas à un
« mi-dire », elle est toute et Rousseau la connaît. Il ne
la cherche pas, il la possède, lui seul. L’Autre est dans l’erreur
et dans le mensonge, il va le lui prouver, il va rétablir la vérité
et ouvrir les yeux au monde. La structure de la paranoïa met à jour
l’identification de la jouissance au champ de l’Autre du
signifiant, et de façon aboutie, comme en témoigne Rousseau, c’est
aller jusqu’à identifier savoir et jouissance. Dans le fond,
si cela pousse au délire, cela ne peut dans le même temps
qu’entraîner une forme de stabilisation dans la mesure où là, la
jouissance s’articule, se noue au champ du signifiant, les ordres
du réel et du symbolique n’étant plus dès lors dissociés. C’est
ainsi que Rousseau pourra écrire dans une de ses dernières
Rêveries : « je ne m’inquiète de rien, quoi qu’il puisse
arriver tout m’est indifférent, et cette indifférence n’est pas
l’ouvrage de ma sagesse, elle est celui de mes ennemis »
[22].
Des impasses de la relation imaginaire à la forclusion de la
pulsion
- • « Les êtres réels nuisaient aux êtres
imaginaires » Confessions.
- • « Il voudrait être seul pour vivre à son aise
avec les amis qu’il s’est créés » Dialogues. Rousseau juge de
Jean-Jacques.
- • « Il se plaisait avec les amis qu’il croyait
avoir, mais il se plaisait encore plus avec lui-même ».
Dialogues.
- • « Voir toujours des hommes faux, haineux,
malveillants ! toujours des masques, toujours des
traîtres ! et loin de vous, pas un seul visage
d’homme ! » Lettre du 26 février 1770 à M. de
St-Germain.
- • « Je n’ai jamais été vraiment propre à la société
civile où tout est gêne, obligation, devoir […]. Mon naturel
indépendant me rendit toujours incapable des assujettissements
nécessaires à qui veut vivre avec les hommes […]. Sitôt que je sens
le joug, soit de la nécessité soit des hommes, je deviens rebelle
ou plutôt rétif […]. Je n’ai plus d’autre règle de conduite que de
suivre en tout mon penchant sans contrainte ». Rêveries
du promeneur solitaire.
- • « Parvenu dans des lieux où je ne vois nulles
traces d’hommes je respire plus à mon aise comme dans un asile où
leur haine ne me poursuit plus ». Rêveries.
- • « Qu’on épie ce que je fais, qu’on s’inquiète de
ces feuilles, qu’on s’en empare, qu’on les supprime, qu’on les
falsifie, tout cela m’est égal désormais ».
Rêveries.
- • « Je commençai à me voir seul sur la terre, et je
compris que mes contemporains n’étaient par rapport à moi que des
êtres mécaniques […] ; leurs dispositions intérieures
cessèrent d’être quelque chose pour moi ; je ne vis plus en
eux que des masses différemment mues […] ».
Rêveries.
Du Rousseau timide, sensible, maladroit et honteux dans les
salons, dans les conversations ; du Rousseau inquiété par les
regards sinistres2 et opaques,
toujours trop exposé aux jugements des autres qu’il n’aura de cesse
de contredire superbement ; du Rousseau jeté en pâture dans ce
monde inquiétant où ses amis deviennent des ennemis, des
« méchants » aux intentions hostiles ; de ce
Rousseau là, donc, au Rousseau des Rêveries, de la Nature, un
Rousseau « nul désormais parmi les hommes […], n’ayant plus
avec eux de relation réelle, de véritable société » [22], un
Rousseau solitaire qui se dit indifférent à tout, « mort à
tout intérêt terrestre et temporel » [22], touchant enfin au
pur « sentiment de l’existence » ; d’un Rousseau à
l’autre, donc, il y a un pas, un passage, celui du monde hostile
qu’il ne comprend pas et qui ne le comprend pas, qui le pousse de
l’exil à l’asile, un passage décidé qui le sort des impasses de la
relation imaginaire pour tendre toujours davantage vers un monde où
la pulsion est forclose, vers un monde réservé à la
« jouissance autarcique » [27].
Tout lien social est pesant pour Rousseau, et susceptible de
renfermer un piège. Toute contrainte sociale, tout assujettissement
lui répugnent, lui sont insupportables. Jean-Jacques préfère ses
persécuteurs – qu’il tient à distance raisonnable par le biais de
ses écrits – à ceux qui pourraient l’enchaîner dans une relation
durable qui se concluerait nécessairement dans la confrontation,
dans la mesure où tôt ou tard le regard et le jugement d’autrui
dans la relation duelle auraient pour lui des intentions hostiles.
Toutefois, malgré le caractère exaltant et les bienfaits qu’il doit
à ses persécuteurs, il faut à Rousseau, à divers moments de sa vie,
trouver quelques solutions qui permettent à son monde de ne pas
s’effondrer et de sortir des impasses dans lesquelles il
s’« englue ». Sa « réforme personnelle »
entamée dès 1751 en est une, solution concrète qui vise à accorder
son être à son paraître, à lutter contre la vanité et la corruption
propres à la société de l’époque, et ce, conformément à ce qu’on
peut lire sous sa plume, dans ses Discours notamment. Par cette
réforme, « Il faut que toute sa conduite s’oppose à l’artifice
du monde corrompu qu’il dénonce, et auquel pourtant il participe
encore trop » [30]. L’identification à sa devise, vitam
impendero vero (consacrer sa vie à la vérité) en est une autre, qui
sera la colonne vertébrale, le guide et le fil directeur
unificateur de sa vie : « Cette devise m’obligeait plus
que tout autre homme à une profession plus étroite de la vérité
[…]. Il fallait avoir le courage et la force d’être vrai toujours,
en toute occasion, et qu’il ne sortît jamais ni fiction ni fable
d’une bouche et d’une plume qui s’étaient particulièrement
consacrées à la vérité » [22].
Baignant dans cet engluement imaginaire caratéristique de la
position paranoïaque, il faut à Rousseau trouver des points d’appui
qui garantissent un nouage minimal entre le réel féroce et la
relation imaginaire à ses contemporains. Si, on le répète avec
Lacan, pour le schizophrène « tout le symbolique est
réel » [27], dans la paranoïa l’imaginaire de la relation à
l’autre se distord et se transforme en son versant réel. Il suffit
de voir combien les signes de l’autre en miroir sont interprétés
comme le visant particulièrement, comme le concernant en propre. Le
registre du symbolique s’étant émancipé — du fait de la forclusion
du signifiant essentiel, le Nom-du-Père, point de capiton assurant
l’assise de l’ensemble de la structure — ceux du réel et de
l’imaginaire se dénouent nécessairement. Aussi les efforts de
Rousseau pour trouver quelques points d’ancrage visent-ils à lui
assurer une meilleure « assiette » et un sentiment de
cohérence et de continuité pour surmonter les « vides »
de l’existence inhérents à la structure de tout parlêtre. Les
promenades en solitaire, ses « rêveries », sa passion
pour la botanique ainsi que l’écriture vont être ses meilleurs
remèdes, le transformant et lui permettant d’atteindre la
vieillesse dans la « sagesse », dans un climat
relativement serein qu’il n’avait pas connu depuis longtemps.
Que nous dit Rousseau de son état d’être au début de ses
Rêveries ? Il vient rapidement à évoquer un
« désœuvrement du corps » ; un corps « qui
n’est plus pour moi qu’un embarras, qu’un obstacle », qui
n’est que « caduque enveloppe », un corps qui
« offusque » l’âme et « l’aveugle ». Un
obstacle : tel est le corps pour Rousseau. Un obstacle au
« pur sentiment de l’existence ». Ce sentiment qui lui
procure des « extases », il ne l’a jamais aussi bien
atteint que le 24 octobre 1776. Ce jour-là – Rousseau relate
l’événement dans sa seconde promenade – un grand chien le renverse.
Rousseau chute lourdement, s’évanouit et, lorsqu’il revient à
lui : « La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques
étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un
moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais
dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de
ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier
au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n’avais
nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce
qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où
j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je
voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans
songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je
sentais dans tout mon être un calme ravissant, auquel chaque fois
que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute
l’activité des plaisirs connus » [22]. Être tout entier au
moment présent, c’est pour C. Soler « être tout entier à son
être actuel, un être tout entier dans le réel, autrement dit qui
n’est pas encore marqué par la coupure du signifiant » [29].
La jouissance que Rousseau éprouve ce 24 octobre réside en ce que
son corps – ne portant pas ici la marque du signifiant – y est
oublié. Se « débarrasser » de ce corps, de cette
« enveloppe » encombrante pour atteindre à une communion,
à une pleine identification avec la Nature, voilà ce que vise
Rousseau maintenant : « Rien de personnel, rien qui
tienne à l’intérêt de mon corps ne peut occuper vraiment mon âme.
Je ne médite, je ne rêve jamais plus délicieusement que quand je
m’oublie moi-même. Je sens des extases, des ravissements
inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des
êtres, à m’identifier avec la nature entière » [23]. Être,
tout simplement, et non être dans son corps. Choisir d’être, et non
de penser, car Rousseau a toujours éprouvé de façon douloureuse le
poids et la lenteur de l’activité de penser : « Cette
lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai
pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul et quand je
travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus
incroyable difficulté ; elles y circulent sourdement, elles y
fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des
palpitations, et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien
nettement, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j’attende.
Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille,
chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après
une longue et confuse agitation » [19].
Ainsi, cet accident survenu à Ménilmontant – qui est sans doute
un événement déterminant et salvateur pour Jean-Jacques Rousseau
qui trouve là une forme d’issue à ses tourments – est un
« événement de corps »3, au
sens où le corps exulte, où Rousseau éprouve « des extases,
des ravissements inexprimables » (nous soulignons) :
« Evénement de corps, écrit P. Siqueira, ne veut rien dire
d’autre que ceci : le symptôme s’inscrit dans un discours sans
parole à défaut du mot qui lui manque » [26]. Cet événement
est déterminant parce que Rousseau y découvre une jouissance Autre,
non encore éprouvée jusqu’alors. Les ravissements laissent ici une
trace « corporelle » dans la mesure où son corps et la
jouissance de son corps s’en trouvent transformés. Bien sûr, il
avait goûté aux plaisirs de la promenade en solitaire dans la
nature, mais ici, dans cette nouvelle expérience, le corps se
trouve débarrassé de sa « caduque enveloppe », et, avec
Freud, il conviendrait d’analyser là dans le détail les avatars de
la libido et de la pulsion propres à la psychose paranoïaque. J.-A.
Miller reprend succinctement cette question et rappelle notamment
que Freud « élabore le mécanisme de refoulement propre à la
paranoïa, c’est-à-dire [qu]’il élabore ce que nous pourrions
appeler la forclusion de la pulsion » [16]. De fait, ces
extases et ces ravissements, Rousseau va les retrouver maintenant à
chaque fois dans les plaisirs procurés par ses
« rêveries », ainsi que dans ses activités
d’herborisation qui viennent « supplémenter » ce gouffre
structural, et opérer dans le détachement du lien social un travail
de forclusion sur la pulsion.
Sur les ailes de l’imagination
Avec une grande finesse d’auto-analyse, Rousseau percevait
effectivement qu’il lui fallait absolument suppléer à ce vide. Et
si ses retraites dans la campagne avaient le mérite de tenir les
hommes à l’écart, cela ne s’avérait pas pour autant suffisant pour
apaiser les tourments qui pouvaient l’assaillir dans les instants
où le « vide » s’imposait : « Plus la solitude
où je vis alors est profonde, plus il faut que quelque objet en
remplisse le vide, et ceux que mon imagination me refuse ou que ma
mémoire repousse sont suppléés par les productions spontanées que
la terre, non forcée par les hommes, offre à mes yeux de toutes
parts » [22]. Loin du monde de la pulsion scopique inhérente à
toute relation à son semblable, la nature lui donnait les éléments
concrets, les appuis matériels dont il avait besoin :
« La contemplation de la nature eut toujours un grand attrait
pour son cœur : il y trouvait un supplément aux attachements
dont il avait besoin, mais il eût laissé le supplément pour la
chose s’il en avait eu le choix, et il ne se réduisit à converser
avec les plantes qu’après de vains efforts pour converser avec des
humains » [23]. La botanique – mais aussi l’écriture – furent
pour Rousseau les « suppléments » fondamentaux qui lui
assurèrent des moments et des périodes de stabilisation. Ils
avaient comme point commun essentiel la recherche du
« tout », de la totalité, du rejet du manque :
« tout dire », dans les Confessions, et, versant
botanique : «J’entrepris de […] décrire toutes les
plantes de l’île sans en omettre une seule, avec un détail
suffisant pour m’occuper le reste de mes jours » [22]. L’atout
majeur, pourrait-on dire, de la botanique, des promenades et des
« rêveries » qu’elles conditionnent – surpassant en cela
peut-être l’écriture – c’est qu’elles permettent à Rousseau de
« sentir » plutôt que de « penser » :
« Durant ces égarements mon âme erre et plane dans l’univers
sur les ailes de l’imagination, dans des extases qui passent toute
autre jouissance […] Le bruit des vagues et l’agitation de
l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation,
la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait
souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de
cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant
sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements
internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me
faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de
penser » [22].
Cette question du « supplément » traverse toute la vie
et l’œuvre de Rousseau. Outre ceux que nous venons d’évoquer,
relevons encore au hasard le supplément que fut pour lui Thérèse
Levasseur, qu’il rencontra en 1745 et qu’il épousa en 1768 :
« Je trouvai dans Thérèse le supplément dont j’avais
besoin ; par elle je vécus heureux autant que je pouvais
l’être selon le cours des événements » [19]. Par ailleurs,
dans ses Dialogues, Rousseau signale que Jean-Jacques « tâche
de suppléer aux dispositions qui lui manquent à force de travail et
de soins » [23], et, nous l’avons vu, ses Confessions le
mettent face à des lacunes de la mémoire qu’il lui faut
supplémenter : « Cette mémoire me manquait souvent ou ne
me fournissait que des souvenirs imparfaits et j’en remplissais les
lacunes par des détails que j’imaginais en supplément de ces
souvenirs » [22]. Inégaux dans leurs pouvoirs d’apaisement des
phénomènes angoissants vécus par l’auteur, tous ces
« suppléments » sont toutefois nécessités pour parer le
mieux possible aux discontinuités insupportables de la vie, pour
« suturer » la béance initiale, pour éviter les instants
de suspens susceptibles de lui ouvrir en grand les portes du réel
menaçant et persécuteur, bref, pour tenter de contenir, de
circonscrire une jouissance qui a bien du mal à se fixer de façon
définitive. Un trajet dans ces essais de
« supplémentation » peut se dessiner rapidement comme
suit : supplément imaginaire en travaillant à sa réforme
personnelle, supplément symbolique par l’usage du signifiant en ses
nombreux écrits, supplément réel dans la jouissance éprouvée à
l’appui des objets concrets que la nature lui propose.
Conclusion : autisme cultivé ou suppléance
paranoïaque ?
Au terme de sa vie, au moment de ses Rêveries, seul au monde et
« impassible comme Dieu même » [22], les persécuteurs
semblent s’être éloignés de Rousseau, même si la menace plane
toujours en toile de fond : « Je ne suis à moi que quand
je suis seul, hors de là je suis le jouet de tous ceux qui
m’entourent » [22]. Mais, désormais, il cherche « parmi
les animaux le regard de la bienveillance » [22], un regard
bienveillant qui lui a fait défaut dans le monde des hommes.
Rousseau n’a plus à répondre à l’Autre (« je n’écris mes
Rêveries que pour moi », [22]) qui le contraignait à penser
alors que ce fut toujours pour lui, on l’a vu, « une
occupation pénible et sans charme » [22]. Les appuis qu’il a
su trouver lui permettent, à la fin de sa vie, de ne pas penser,
donc de ne plus souffrir, et de trouver un état d’homéostase
d’ensemble relatif.
La botanique, qui fut longtemps une solution pour échapper aux
persécutions de l’Autre4, devient
désormais le moyen de s’identifier à l’objet même qu’il contemple,
et ainsi de trouver le Un de l’unité tant recherchée. Rousseau peut
écrire maintenant – réalisant en cela son « retour à l’état de
nature », c’est-à-dire l’état d’avant le langage, d’avant la
pensée – que : « Mes idées ne sont presque plus que des
sensations, et la sphère de mon entendement ne passe pas les objets
dont je suis immédiatement entouré […]. Mon âme morte à tous les
grands mouvements ne peut plus s’affecter que par des objets
sensibles » [22].
Pour conclure enfin, nous donnerons ici quelques repères
structuraux quant à la psychose paranoïaque de Jean-Jacques
Rousseau.
En premier lieu, un rejet du « lien social », un rejet
des conventions sociales, des artifices de la société, des
artifices de l’Autre du langage, des signes conventionnels de la
langue, trompeuse et source d’équivoques terribles : « La
langue française est, dit-on, la plus chaste des langues ; je
la crois, moi, la plus obscène : car il me semble que la
chasteté d’une langue ne consiste pas à éviter avec soin les tours
déshonnêtes, mais à ne les pas avoir. En effet, pour les éviter, il
faut qu’on y pense ; et il n’y a point de langue où il soit
plus difficile de parler purement en tout sens que la
française » [20]. Cet Autre du langage est menaçant pour
Rousseau de par les pièges dont sont gros ses messages. Ceux-ci
prennent de fait une valeur énigmatique et doivent être déchiffrés
à l’aune de sa vérité. La certitude de ce qui y est lu (souvent
dans un après-coup tardif) révèle des « messages »
menaçants, puis un complot, qui nous enseignent qu’il n’y a de
persécution que signifiante.
Dans les moments où apparaît le vide forclusif de la structure,
dans ces instants de « blanc » structural, d’entre-deux,
Rousseau se manifeste comme absent à lui-même, absent à la chaîne
signifiante. Il s’agit là d’une déconnexion, d’un dénouage très
repérables d’avec l’Autre du langage, de l’ouverture au réel en
tant qu’« expulsé du sens » [9], d’une perte des appuis
qui le plongent à chaque fois dans un brouillard opaque et menaçant
en attendant l’objet obturateur ou l’interprétation délirante. Le
trou de la forclusion s’y repère encore dans ces tentatives de
répondre à l’infini qui s’ouvre à lui, notamment dans sa volonté du
« tout dire », et dans son projet botanique de découvrir
toutes les plantes que recelait l’île Saint-Pierre.
On repère qu’à tout vide correspond une énigme à déchiffrer. Le
vide concerne Rousseau, qui y donne ainsi une « signification
personnelle » par un « plus de sens », sous la forme
d’une interprétation délirante – s’appuyant parfois sur des
éléments de la réalité – qui vient « corriger » dans un
rapport de continuité le « blanc » de la structure, et
venant ainsi stabiliser les rapports du signifiant au signifié.
Son « délire d’interprétation typique » lui sert à
faire exister et à soutenir un Autre consistant, un Autre qui
n’était pas « supposé savoir », mais « plein »
de savoir, et qui s’est montré carent. Ce délire lui a permis par
là même « d’identifier la jouissance au lieu de
l’Autre », de soutenir une position d’objet de jouissance pour
l’Autre, ainsi qu’une position d’exception, de référence et de
modèle que la postérité comprendra un jour : « Un jour
viendra, j’en ai la juste confiance, que les honnêtes gens béniront
ma mémoire et pleureront sur mon sort. Je suis sûr de la chose,
quoi que j’en ignore le temps. Il n’est pas concevable qu’une trame
aussi compliquée reste cachée aux âges futurs » [23]. La
dimension mégalomaniaque pointe ici, comme dans de nombreux autres
passages des Confessions aux Rêveries.
Ne parvenant pas à élaborer une construction signifiante
suffisante sous les espèces d’un délire systématisé, échouant dans
son « essai de rigueur » psychotique, le recours aux
« suppléments » devient plus pressant. Ce seront, outre
l’écriture (sans conteste les plus belles pages de la littérature
française) – écriture qui tente de faire « ciment » entre
les « chapîtres dispersés » de sa vie, mais qui échoue-,
la botanique, ses promenades solitaires, ses
« rêveries », qui opèrent une « résignation »
et un détachement – partiel – à l’égard de l’Autre jouisseur et
persécuteur que Rousseau échouait à contrôler jusqu’alors.
Pour autant, même si dans ses derniers temps l’on peut repérer
sur le plan clinique une phénoménologie proche d’une
« schizophrénisation », voire d’un « autisme
cultivé »5, pour reprendre
l’expression de C. Soler [27], la structure paranoïaque demeure,
avec un Autre Mystérieux Persécuteur qui couve toujours dans sa
pensée, et qui lui veut du mal : « la ligue est
universelle, sans exception, sans retour, et je suis sûr d’achever
mes jours dans cette affreuse proscription, sans jamais en pénétrer
le mystère » [22].
Ainsi la certitude délirante reste inébranlable, mais faute
d’être parvenu au terme du procès paranoïaque, Rousseau a dû se
« contenter » de certains artifices de suppléances pour
réguler et fixer en un lieu une jouissance non bordée. À cet égard,
qu’il fasse le rapprochement entre son métier de copiste et son
goût pour la botanique ne doit pas nous surprendre, contrairement
cette fois-ci à J. Starobinski [30]. Pour l’une comme pour l’autre
« activité » en effet, un travail de fixation de la
jouissance est à l’œuvre. Enserrée entre les champs du réel, de
l’imaginaire et du symbolique, la jouissance contenue,
« appareillée », permet à Jean-Jacques de retrouver sur
la fin de sa vie un état relativement homéostatique (« J’ai
repris enfin mon assiette », [22]), mais qui reste fragile
(« je demeure en équilibre »).
Références
1 Bruno P. Papiers psychanalytiques : expérience et
structure. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2000.
2 Howlett MV. Jean-Jacques Rousseau, l’homme qui croyait en
l’homme. Paris : Découvertes Gallimard, 1989.
3 Lacan J. Séminaire III, Les psychoses. Paris :
Seuil, 1981.
4 Lacan J. Séminaire XXIII, Le Sinthome. Ornicar?.
1976 ; 9.
5 Lacan J. Présentation des Mémoires d’un névropathe.
In : Autres Ecrits. Paris : Seuil, 2001.
6 Lacan J. Allocution sur les psychoses de l’enfant.
In : Autres Ecrits. Paris : Seuil, 2001.
7 Lacan J. Réponse au commentaire de J. Hyppolite sur la
Vermeinung de Freud. Ecrits. Paris : Seuil, 1996.
8 Lacan J. Joyce le symptôme. In : Autres Ecrits.
Paris : Seuil, 2001.
9 Lacan J. Séminaire XXII, R.S.I. Ornicar 1975 ;
5 : 80.
10 Laforgue R. Psychopathologie de l’échec. Paris :
Payot, 1975.
11 Lantéri-Laura G. Diagnostics rétrospectifs. Rev Intern
Psychopathol 1992 ; 6 : 237-42.
12 Lantéri-Laura G, Gros M. Nouvelle histoire de la
psychiatrie. In : Postel J. Paris : Dunod, 2002.
13 Lecercle JL. Jean-Jacques Rousseau, modernité d’un
classique. Paris : Larousse Université, 1973.
14 Maleval JC. Logique du délire. Paris : Masson,
1996.
15 Ménard A. Clinique de la stabilisation psychotique.
Samedis Psychanalytiques de Bretagne 1992 ; 4 : 7-16.
16 Miller JA. Biologie lacanienne et événement de corps. La
Cause Freudienne 2000 ; 44 : 7-59.
17 Minkowski E. Traité de Psychopathologie. Paris :
PUF, 1966.
18 Richard F, Richard P. Introduction à l’Emile.
Paris : Classiques Garnier, 1964.
19 Rousseau JJ. Confessions. Paris : Folio Gallimard,
1979.
20 Rousseau JJ. In : Richard F et P, ed. Emile ou
de l’Éducation. Paris : Classiques Garnier, 1964.
21 Rousseau JJ. Essai sur l’origine des langues.
Paris : Garnier-Flammarion, 1993.
22 Rousseau JJ. In : Roddier H, ed. Les rêveries
du promeneur solitaire. Paris : Classiques Garnier, 1997.
23 Rousseau JJ. Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques.
Paris : Garnier-Flammarion, 1999.
24 Sauvagnat F. La systématisation paranoïaque en question.
In : Hulak F, ed. Pensée psychotique et création de
systèmes. Paris : Erès, 2003.
25 Sérieux P, Capgras J. Les folies raisonnantes.
Paris : Alcan, 1909.
26 Siqueira P. Editorial. La Cause Freudienne. 2000 ;
44.
27 Soler C. Rousseau, le symbole. Ornicar 1989 ;
48 : 30-57.
28 Soler C. Jean-Jacques Rousseau et les femmes. Quarto
1990 ; 40(41) : 103-21.
29 Soler C. L’hypothèse lacanienne. Trèfle 2001 ;
3 : 7-21.
30 Starobinski J. La transparence et l’obstacle.
Paris : Tel Gallimard, 1971.
2 Le regard, pour Rousseau, prend toujours,
et prendra toujours, une dimension inquiétante et intrusive. Il
écrit encore tardivement dans ses Rêveries : « Les
efforts que j’ai faits pour m’aguerrir à ces regards insultants et
moqueurs sont incroyables. Cent fois j’ai passé par les promenades
publiques et par les lieux les plus fréquentés dans l’unique
dessein de m’exercer à ces cruelles bordes ; non seulement je
n’y ai pu parvenir mais je n’ai même rien avancé, et tous mes
pénibles mais vains efforts m’ont laissé tout aussi facile à
troubler, à navrer, à indigner qu’auparavant » [23].3 Nous empruntons la formule à Lacan dans son
écrit Joyce le symptôme [8].4 À ce sujet
relevons que P. Sérieux et J. Capgras notaient que :
« quelques uns [paranoïaques] se protègent à l’aide d’objets
matériels » [25].5 Au risque de nous
répéter, Rousseau se dit « tombé dans la langueur et
l’appesantissement d’esprit » ; « réduit à moi seul,
je me nourris […] de ma propre substance depuis mes malheurs ma
langue et ma tête se sont de plus en plus embarrassés. L’idée et le
mot propre m’échappent également » [22].1 Voir également l’Emile : « en négligeant
la langue des signes qui parlent à l’imagination, l’on a perdu le
plus énergique des langages. L’impression de la parole est toujours
faible, et l’on parle au cœur par les yeux bien mieux que par les
oreilles » [20].
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