Laval théologique et philosophique, 44, 2 (juin 1988)
PENSER L'ÉTAT :
ROUSSEAU OU HEGEL
Jean ROY
RÉSUMÉ. Après avoir oscillé entre plusieurs titres, Rousseau a finalement choisi
Du contrat social pour coiffer « ses principes du droit politique interne ». En
réalité, le titre est trompeur. Le scheme contractualiste a partie liée avec une
logique déontologique qui affirme la primauté des droits individuels et le
caractère instrumental de VÉtat. Or, la notion centrale de la politique rousseauiste,
la Volonté Générale, opère à rebours de la procédure atomiste et agrégative vers
une conception quasi organiciste de l'État. L'État comporte une rationalité
substantielle, une « majesté » qui transcende le calcul intéressé des citoyens. En ce
sens, Rousseau annonce Hegel bien davantage qu 'Une continue Hobbes. Curieu
sement, Hegel critique durement, voire injustement Rousseau, et se montre
admirât if à l'égard de Hobbes dont l'empirisme n'appelle, semble-t-il, qu'une
« correction spéculative ».
occidentale trois grandes traditions dont l'enchaînement peut s'ordonner
selon un schéma quasi dialectique car la dernière accomplit la synthèse des Anciens et
des Modernes. La première, magistralement exprimée dans La République de Platon,
s'articule sur les notions-clés de raison et de nature. La seconde, illustrée par le
Leviathan, se fonde sur les concepts de volonté et d'artifice. La troisième s'épanouit
dans les Principes de philosophie du droit : elle noue raison et volonté dans l'idée de
liberté raisonnable. Selon cette division tripartite, « l'interminable querelle du Contrat
social » culmine dans la première vague de la modernité. La chose politique n'est pas
un fait de nature mais l'œuvre de la volonté des hommes. De ce point de vue, la forme
de l'État, tout comme l'État lui-même, n'ayant pas de consistance objective peuvent
être transformés, voire éliminés, selon le bon vouloir des hommes qui sont, selon la
forte expression de Hobbes, à la fois matter et artificer du grand Léviathan. Qu'on le
veuille ou non, par sa nature même, le schéma contractualiste peut déboucher sur la
contestation et la reconstruction idéalisante et effective des conventions établies c'est-
à-dire sur l'utopisme et le révolutionnarisme. En effet, si les «établissements»
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D ANS SA PRÉFACE au Leviathan, M. Oakeshott distingue dans la pensée
JEAN ROY
humains ne comportent en eux-mêmes aucune disposition sacrée ou transcendante, il
est toujours possible d'en modifier l'arrangement selon des conceptions plus conformes
à la nature humaine ou, comme on dira bientôt, au sens de l'histoire.
Sur le plan des principes, comme sur le plan de l'élaboration détaillée des utopies
écrites ou pratiquées, le canevas artificialiste et volontariste entraîne donc fatalement
une pluralité de conceptions qui inclinent davantage à la transformation de la réalité
qu'à sa conservation: les imperfections des sociétés réelles nous sont spontanément
plus manifestes que ses présumés avantages. Il suffit de peu de choses — le petit caillou
dans le soulier — pour gâter la plus belle randonnée pédestre. Ainsi, en dépit de son
idéal de paix et de stabilité, Hobbes annonce à sa manière Rousseau et Robespierre,
Marx et Lénine, Fourier et Mai 68. Si par delà ses formes contingentes la substance
même du politique est ultimement tissée de rapports intersubjectifs intégralement
volontaires, pourquoi ne pourrait-on pas en changer la figure globale dans un nouvel
ordre, enfin satisfaisant? Ce que la volonté humaine a fait elle peut le défaire et, à la
limite, refaire à partir de zéro une société conforme à ses vœux. Engagé sur cette voie
n'est-il pas permis d'anticiper l'avènement d'une association sans conflits et partant
sans État? Quel étrange retournement de situation: le schéma contractualiste qui à
l'origine devait rendre intelligible la genèse idéale de l'État ressaisi dans sa nécessité
rationnelle débouche chez Marx dans la prophétie de son dépérissement inéluctable !
Non seulement le pouvoir n'est pas cause de la société mais celle-ci, par son
dynamisme propre doit achever son autoconstitution en liquidant l'idée-idole du
politique.
Mais, dans la typologie d'Oakeshott, où doit-on situer Rousseau? À première
vue, ne devrait-on pas le ranger dans le sillage de Hobbes, dans la seconde catégorie?
Fort originale dans son contenu, la démarche de Rousseau ne s'inscrit-elle pas de
plain-pied, comme l'atteste le titre même de l'ouvrage, dans cette vaste tradition qui
tente de penser l'État à travers la séquence état de nature-contrat social-état civil?
Comme dans l'exposé paradigmatique de Hobbes, Rousseau engendre la totalité
socio-politique à partir d'individus autonomes, autosuffisants, complets. Mais le
résultat de son élaboration est si différent du modèle hérité qu'on peut se demander si
la forme pouvait adéquatement recevoir un tel contenu. La notion centrale de sa
politique, celle de volonté générale, superficiellement rattachée à celle de contrat
social, n'annonce-t-elle pas celle également cruciale du Volksgeist chez Hegel et, plus
largement, le thème de l'État comme totalité organique? En effet, de même que la
volonté générale est ce que chacun veut en tant que sa volonté dépasse sa volonté
immédiate et particulière, de même l'État hégélien est ce but substantiel dans lequel se
totalisent les volontés en acte de réalisation de leur liberté raisonnable. Au-delà de la
société comme «système de dépendance universelle», le citoyen de Genève et le
philosophe de Berlin ne se rejoignent-ils pas dans une authentique pensée de l'État?
De ce point de vue, Rousseau apparaît comme un penseur éminemment pré-hégélien,
bien plus que les propos polémiques du second à l'égard du premier ne veulent le
laisser croire. Rousseau n'est-il pas alors plus proche de Hegel que de Hobbes?
Comme le note B. de Jouvenel, « le mot de "Contrat", dont on a fait si étrangement
honneur à Rousseau alors qu'il était de son temps déjà une vieille fiction des
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PENSER L'ÉTAT: ROUSSEAU OU HEGEL
publicistes, rend aussi mal que possible le caractère mystique de l'union » l . Convention
faussement juridique élevée au rang de fondement du politique, le contrat ainsi
entendu peut être dit métapolitique et par conséquent nullement social, au sens actuel
du terme. De son côté, S. Goyard-Fabre explique le caractère « insolite » de ce contrat :
D'une part, l'une des deux parties contractantes — le corps du peuple — n'existe
pas encore, puisqu'elle est précisément en train de se former; d'autre part, le
corps public en gestation, qui n'est encore que virtuel lors de la conclusion du
pacte, contracte avec lui-même : entendons que le peuple comme corps souverain
contracte avec les particuliers comme sujets ; si bien que chacun est engagé sous
un double rapport: «comme membre du souverain envers les particuliers, et
comme membre de l'État envers le souverain». (Emile, p. 840). On peut donc
aussi bien dire que chaque individu contracte avec soi-même puisque le peuple ou
le souverain n'est formé que des particuliers qui le composent. Du point de vue
juridique, un tel contrat est, à l'évidence, une hérésie: car, enfin, un contrat
conclu avec soi est nul et non avenu. Mais l'important, aux yeux de Rousseau, est
qu'il soit un engagement ou une promesse réciproque entre le peuple en corps —
ce « moi commun » qui sera le souverain — et les individus qui, en leur pluralité,
seront les sujets dans l'État ; l'important n'est pas dans la forme de l'acte ; il réside
dans la nécessité du consentement des citoyens qui, seul, fait la cohésion du corps
politique 2 .
Si cette remarque est exacte, le versant contractualiste de sa doctrine désigne ce
qu'il y a de moins neuf et de moins personnel dans sa conception. À la limite, on peut
considérer qu'elle entrave l'envol de sa pensée la plus profonde et la plus originale,
celle dont la Volonté Générale est en quelque sorte le pôle magnétique. À rencontre
des ratiocinations des théories du contrat, c'est elle qui porte l'intuition vive de
l'essence spécifique du politique. Le lien substantiel de la dimension proprement
politique n'est pas de l'ordre de la nature non plus que de l'artifice utile mais de la
volonté raisonnable. Or, paradoxalement, la réinterprétation hégélienne salue cette
contribution décisive pour l'enfouir aussitôt sous une critique tout à fait injuste aussi
bien de l'esprit que de la lettre de la politique rousseauiste :
En ce qui concerne ce concept et son élaboration [le concept pensé de l'État par
opposition à ses manifestations phénoménales], Rousseau a eu le mérite d'établir
un principe qui, non seulement dans sa forme (comme le sont la sociabilité,
l'autorité divine), mais également dans son contenu est une pensée et, à vrai dire,
la pensée elle-même, puisqu'il a posé la volonté comme principe de l'État.
Ainsi, Rousseau a su donner au politique sa véritable assiette conceptuelle, rien de
moins. Pourtant, après un tel éloge, Hegel poursuit :
Mais, comme il n'a conçu la volonté que sous la forme déterminée de la volonté
individuelle (Fichte fera de même plus tard) et que la volonté générale n'est pas ce
qui est rationnel en soi et pour soi dans la volonté, mais seulement ce qu'on
1. B. de JOUVENEL, « Essai sur la politique de Rousseau », Du contrat social, C. Bourquin, Genève, 1947,
p. 100.
2. S. GOYARD-FABRE, L'interminable querelle au contrat social, Éditions de l'Université d'Ottawa, 1983,
pp. 220-221.
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JEAN ROY
dégage comme intérêt commun dans chaque volonté individuelle consciente
d'elle-même, l'association des individus devient, dans sa doctrine, un contrat. Ce
contrat a pour fondement le libre-arbitre des individus, leur opinion, leur
consentement libre et explicite. Ce qui, par voie de conséquence logique, a pour
résultat de détruire le divin existant en soi et pour soi, son autorité et sa majesté
absolue 3 .
N'eût été de la mention explicite de Rousseau dans la phrase précédente on aurait
pu croire que Hegel visait le covenant de Hobbes. Car, en effet, en transposant dans sa
théorie politique la méthode résolutive-compositive mise en œuvre en physique par
Galilée et en biologie par son compatriote Harvey, Hobbes avait hypothéqué l'objet
même de sa « science » d'un caractère mécaniste. L'établissement d'un Commonwealth
apparaît comme un dispositif technique destiné à suppléer à l'errance naturelle des
libertés finies, privées d'un mécanisme de régulation automatique. Puisqu'il faut
sortir de l'impasse de l'état de nature, une rationalité toute utilitaire et pragmatique
suffit à éclairer les conatus sur la voie de la satisfaction. Pressés par la peur, éclairés par
l'entendement, les individus peuvent empêcher la collision de leurs désirs par la
fabrication d'un magnus homo artificiel. Certes, cet appareil comporte une certaine
transcendance par rapport aux volontés humaines car le Leviathan est également
désigné comme deus mortalis 4 mais dans son origine comme dans sa destination il est
conçu comme un instrument au service de la conservation de l'humanité. Les
individus, seuls vrais sujets de droits, constituent le body politic par l'aliénation
partielle de leur liberté à un tiers (à la condition que tous fassent de même vis-à-vis le
même tiers) ; par ce transfert celui-ci se trouve autorisé à définir la forme et les limites
de l'ordre public. Mais, comme la loi ne peut devenir opérante que par l'application de
toute la force publique, il importe que chacun renonce à l'usage arbitraire de sa force :
toutes ces démissions de pouvoir constituent une accumulation de pouvoir irrésistible.
La puissance suprême résulte de la somme de toutes les forces individuelles ainsi
transférées au souverain.
L'unité de la construction de Hobbes conserve un caractère arithmétique très
marqué. Elle procède par agrégation d'une multitude de singularités partes extra
partes, qui ne peuvent se départir de leur nature même. Nominaliste, empiriste,
individualiste, Hobbes récuse toute idée, purement métaphysique, d'une fusion des
volontés. La volonté est un attribut strictement individuel. Certes, il peut y avoir une
pluralité convergente de volontés mais cette convergence ne crée pas une volonté
nouvelle attribuable à un sujet d'un nouveau genre, «la société» par exemple : c'est
chacun, pris un à un, qui veut ce que veulent tous les autres de la série. Pourtant,
l'usage courant (et Hobbes lui-même) confond le peuple et le prince qui l'incarne
concrètement : Rex est populus. En vertu de la délégation originaire du pouvoir
évoquée par la fable logique du contrat social, Hobbes n'est pas dupe de cette
identification spontanée: il concilie en toute clarté l'expérience immédiate et la
conceptualisation critique dans la notion de « personne publique ». Dans la réalité,
3. G. W.F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit ou droit naturel et science de l'État en abrégé, trad.
R. Derathé, Paris, Vrin, 1975, par. 258.
4. J. FREUND, « Le Dieu mortel », Hobbes-Forschungen, Duncker und Humblot, Berlin, 1969, pp. 33-52.
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PENSER L'ÉTAT : ROUSSEAU OU HEGEL
l'autorité qui fait les actes, c'est Yactor ; dans la théorie, le peuple est Vauctor, l'auteur
véritable de ces actes.
Il reste que la procédure contractualiste reste déterminée par ses présupposés
méthodologiques : elle ne parvient pas vraiment à saisir l'unité vivante du tout ; la
composition analytique-synthétique manque le caractère organique et substantiel de
l'individualité étatique; l'ensemble tient par la domination d'un des individus qui
unifie les autres en limitant l'expansion de leur désir du dehors, par l'effet d'une sorte
de contre-puissance extérieure. Surtout, le tiers ordonnateur n'est qu'une médiation
de l'intérêt bien compris de chacun : mieux vaut une liberté limitée mais garantie par
toute la force de la puissance publique qu'une liberté théoriquement entière mais
toujours exposée à la violence d'autrui. La sécurité de chacun et de la collectivité dans
son ensemble vis-à-vis les autres États implique la limitation mutuelle de l'espace
propre à l'action libre des individus et une certaine hétéronomie par rapport à la
sphère publique de l'existence. Le troc inévitable d'un quantum de liberté pour
garantir efficacement la liberté conservée exclut que l'homme puisse être aussi libre
que dans l'état de nature.
Or, l'accusation d'individualisme et d'atomisme que Hegel eût pu adresser avec
raison à Hobbes, c'est Rousseau qui en est le principal destinataire. Le grief est
d'autant plus injuste que dès son premier grand texte politique Rousseau repousse
justement l'idée d'une totalisation extérieure et quasi mécanique des «atomes»
individuels. Certes, dans la langue classique les termes d'organisme et de machine
étaient souvent synonymes 5 et Rousseau emploie tantôt l'une tantôt l'autre métaphore
pour suggérer l'unité particulière du corps politique. Mais il est manifeste, surtout
dans le Discours sur l'économie politique (1755), qu'il recourt plus volontiers à la
métaphore organiciste pour « schématiser » l'essence intelligible de la Volonté Générale.
La vie de l'un et de l'autre est le moi commun au tout, la sensibilité réciproque, et
la correspondance interne de toutes les parties. Cette communication vient-elle à
cesser, l'unité formelle à s'évanouir, et les parties contiguès à n'appartenir plus
l'une à l'autre que par juxtaposition ? l'homme est mort, ou l'état est dissout. Le
corps politique est donc aussi un être moral qui a une volonté ; et cette volonté
générale, qui tend toujours à la conservation et au bien-être du tout et de chaque
partie, et qui est la source des lois, est pour tous les membres de l'état par rapport
à eux et à lui, la règle du juste et de l'injuste 6 .
Il est remarquable qu'à sa première apparition, «la première et la plus importante
maxime du gouvernement légitime ou populaire », la Volonté Générale, surgisse en
dehors de toute référence à quelque pacte originaire, comme si l'exposé d'un tel
contrat était une pensée seconde et extérieure. À maintes reprises, Rousseau oppose
les « attroupements forcés » à la vivante unité des États légitimes, comme il distinguera
plus tard agrégation et association, volonté commune et volonté générale, somme et
intégration. Cette dernière expression renvoie explicitement au calcul intégral. Le
passage-clé est le suivant :
5. R. DERATHÉ, in J.J. Rousseau, Œuvres complètes, t. III, Paris, Pléiade, 1966, pp. 1393-4, n. 6.
6. J.J. ROUSSEAU, Discours sur l'économie politique, O.C., t. III, p. 245.
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JEAN ROY
Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ;
celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt privé, et ce
n'est qu'une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés
les plus et les moins qui s'entre-détruisent, reste pour somme des différences la
volonté générale 7 .
La Volonté Générale n'est en aucune manière une somme de points communs entre
des volontés particulières mais au contraire comme une « somme de petites différences »,
chaque volonté particulière exprimant une différence infinitésimale par rapport aux
autres — pourvu que chacun n'opine que par lui-même. A. Philonenko explique :
Aussi longtemps que les volontés des citoyens ne sont pas coalisées on peut les
considérer comme les côtés infiniment petits d'un polygone comprenant un
nombre infini de côtés — et l'on peut regarder la volonté générale comme une
courbe identique à ce polygone 8 .
On peut comprendre par là la condamnation de sociétés partielles ou de coalitions :
en accusant les différences elles faussent le calcul, empêchent « la bonne intégration ».
La Volonté Générale comporte donc un caractère méta-empirique très prononcé,
encore qu'il serait excessif d'annuler l'écart qui le sépare de l'idée transcendantale,
comme le souligne Gurvitch : elle est
une substance métaphysique dans le sens pré-critique, et non pas du tout une idée
régulatrice à la manière kantienne. Mais elle est sans aucun doute un principe
idéal, supra-empirique, non pas une volonté moyenne empirique. (...) Ce principe
idéal supra-empirique coïncide au fond chez Rousseau avec la conscience indivi
duelle, ou plus exactement la volonté générale est une direction de la conscience,
son côté abstrait et juridique 9 .
Il faut donc éviter de réifier cette essence idéale et d'en faire une entité séparée et
extérieure aux volontés individuelles et la comprendre bien plutôt comme le principe
immanent de la volonté individuelle en tant que celle-ci vise son effectuation raisonnable
à l'intérieur d'une communauté politique. Elle est la volonté même de l'État, en tant
qu'il est parfaitement État, mais saisi ex parte subjecti comme ce qui dans l'intériorité
la plus profonde de la volonté coïncide avec la transcendance même du Bien public.
Il est étrange qu'après avoir distingué si fortement libre-arbitre et volonté
raisonnable, volonté de tous et volonté générale, Hegel n'ait pas davantage reconnu
une telle pensée qui venait à sa rencontre. Car Rousseau est ici très proche de Hegel
comme l'observe R. Polin:
En dépit des critiques spécieuses de Hegel, on pourrait même aller plus loin
encore et montrer comment la volonté générale de Rousseau préfigure authenti-
quement der Wille als der an und fur sich seiende, vernunftige Wille, der Geist als
wahrer Geist, la volonté en tant que volonté raisonnable existant en soi et pour
7. ID., DU contrat social, C. Bourquin, Genève, 1947, Liv. II, chap. Ill, p. 212.
8. A. PHILONENKO, J.J. Rousseau et la pensée du malheur, t. III, Paris, Vrin, 1984, p. 33.
9. G. GURVITCH, « Kant et Fichte, interprètes de Rousseau », Revue de métaphysique et de morale, n° 4,
1971, p. 396.
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PENSER L'ÉTAT: ROUSSEAU OU HEGEL
soi, l'esprit comme esprit vrai et véritable, comme substance du Droit et dont
l'État est la réalité en acte 10 .
En effet, comme Hegel, Rousseau a bien vu que le point de vue de l'individu doit être
« dépassé » pour atteindre le politique dans sa vérité propre : la volonté de tous peut
errer, la Volonté Générale, «toujours droite», ne peut errer puisqu'elle tend par
essence à l'intérêt commun. Il y a une transcendance essentielle de la Volonté
Générale, cette « Raiso n d'État républicaine » n , par rapport aux individus, fussent-ils
unanimes: nul ne peut prétendre l'interpréter d'une manière infaillible et encore
moins la réaliser dans l'histoire. L'affirmation maintes fois répétée de la transcendance
de la loi par rapport aux volontés humaines 12 est une autre manière de dire cette
dimension d'idéalité qui fonde en raison la réalité d'un pouvoir «humain trop
humain », toujours plus ou moins inférieur à sa finalité raisonnable.
S'il y a un totalitarisme de Rousseau, il n'est donc pas ancré dans la notion de
Volonté Générale qui ne fait que nous introduire dans l'espace spécifiquement humain
d'un Pouvoir réglé par le Droit mais dans la substitution frauduleuse d'une volonté
finie à la volonté de la totalité étatique. Ce n'est qu'à ce moment précis qu'il y a
captation totalitaire de l'idée de totalité qui constitue l'État comme tel par un individu
ou un groupe particulier. Dans les faits, le gouvernement, en principe médiateur entre
les sujets et le souverain, tend toujours à usurper la souveraineté. Le danger, nul
lorsque les citoyens peuvent physiquement se rassembler, délibérer, et décider eux-
mêmes des lois auxquelles ils se soumettront, croît avec l'extension de l'État.
(Rousseau anticipe sur ce point les inquiétudes de B. Constant). En effet, pour
empêcher que dans son exercice concret la souveraineté ne puisse être escroquée par
une faction et pouvoir dire comme Rousseau dans sa Lettre à d'Alembert que «les
sujets et le souverain ne sont que le même homme considéré sous différents aspects »
10. R. POLIN, La politique de la solitude, essai sur la politique de J.J. Rousseau, Sirey, 1971, p. 167.
11. De JOUVENEL, op. cit., p. 115.
12. « Lisez-le, Monsieur, ce livre (Le Contrat social) si décrié, mais si nécessaire ; vous y verrez partout la loi
mise au-dessus des hommes... » (Lettres écrites de la Montagne, t. III, p. 811). L'envers inquiétant est
que, notant son caractère utopique, on ne soit tenté à partir de cette transcendance de sauter à « l'autre
extrême », ainsi que Rousseau l'écrit dans sa fameuse lettre au marquis de Mirabeau du 26 juillet 1767 :
« Voici dans mes vieilles idées le grand problème en politique, que je compare à celui de la quadrature du
cercle en géométrie et à celui des longitudes en astronomie : Trouver une forme de Gouvernement qui
mette la loi au-dessus de l'homme.
Si cette forme est trouvable, cherchons-la, et tâchons de l'établir. Vous prétendez, Messieurs, trouver
cette loi dominante dans l'évidence des autres. Vous prouvez trop ; car cette évidence a dû être dans tous
les gouvernements, ou ne sera jamais dans aucun. Si malheureusement cette forme n'est pas trouvable,
et j'avoue ingénument que je crois qu'elle ne l'est pas, mon avis est qu'il faut passer à l'autre extrémité,
et mettre tout d'un coup l'homme autant au-dessus de la loi qu'il peut l'être, par conséquent établir le
despotisme arbitraire, et le plus arbitraire qu'il est possible : je voudrois que le despote pût être Dieu. En
un mot, je ne vois point de milieu supportable entre la plus austère démocratie et le hobbisme le plus
parfait ; car le conflit des hommes et des lois, qui met dans l'État une guerre intestine continuelle, est le
pire de tous les états politiques». (J.J. ROUSSEAU, Lettres philosophiques, Vrin, 1974, pp. 167-8).
Rousseau anticipe ici l'écueil qui guette l'idéalisme spontané des intellectuels : puisque les médiations
ordinaires du politique s'avèrent toujours inférieures à la fin extrêmement élevée qu'ils lui assignent —
non seulement l'ordre et la paix mais la régénération de l'humanité — alors, dans leur dépit, sous le
couvert de « la Révolution », ils sont prêts à recourir aux « grands moyens » c'est-à-dire à la terreur et au
totalitarisme.
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JEAN ROY
(...), ou encore, avec le Contrat social lui-même: «L'obéissance à la loi qu'on s'est
prescrite est la liberté» 13 , il faut éviter l'installation d'un corps permanent qui
s'interpose entre ce que chacun veut comme sujet et ce qu'il veut comme citoyen et
membre du souverain. À cet égard, Rehberg aura vu très justement le vice profond de
la terreur qui approchait : une partie qui se donne comme l'expression transparente de
« la vraie » volonté du peuple et finalement se prend pour le tout lui-même 14 .
Mais, en même temps, Rousseau est très loin de Hegel. L'essence du politique que
Aristote avait pensé en termes de nature, Rousseau le transpose dans le langage de la
volonté. Les théories modernes du volo créateur de l'État appartiennent au même
cycle philosophique que celles du cogito. À travers la notion d'Esprit objectif "Hegel
opère un retour à Aristote, un mouvement de re-substantialisation de la chose
publique: le tout substantiel de l'État précède et fonde les parties; le moment
incontournable de l'individu n'est qu'un moment « abstrait » qui doit finalement être
ré-intégré dans la totalité différenciée de l'État. À ses yeux « l'individualisme métho
dologique » de Rousseau se répercute trop lourdement dans son ontologie de la res
publica. Toujours nostalgique de « la belle totalité grecque », le Hegel de la maturité est
cependant trop moderne pour aller jusqu'au bout de son premier mouvement. Il en
résulte une tension extrême dont on peut se demander si elle aboutit à une vraie
synthèse. Comme le note P. Riley :
La tension qui traverse la Philosophie du droit est vraiment très vive ; Hegel lutte
pour incorporer dans une théorie générale de la liberté comme raison en acte une
forme d'activité humaine — la volonté — qu'il déteste par ailleurs presque sous
toutes ses formes 15 .
Hegel tente de refaire en sens inverse la trajectoire qui va d'Aristote à Rousseau. Les
deux pensées se croisent à l'intérieur d'une inspiration globale qui vise à redonner au
politique sa spécificité et sa charge rationnelle. Si le fameux paragraphe 260 des
Principes de la philosophie du droit constitue le fil conducteur de toute la politique
hégélienne, depuis l'article sur le Droit naturel jusqu'au magnum opus de 1821, on ne
peut manquer de rapprocher l'étroite parenté qui rattache en profondeur l'effort
pathétique de Rousseau et la reprise de son projet dans une démarche beaucoup plus
vaste et systématique. Nous assistons chez l'un et l'autre à une repolitisation radicale
13. J.J. ROUSSEAU, Lettre à M. d'Alembert sur son article Genève, Garnier-Flammarion, 1967, p. 218.
14. A. PHILONENKO, Théorie et praxis dans la pensée morale et politique de Kant en 1793, Vrin, 1968 ;
L. FERRY, Philosophie politique, t. III, PUF, 1985, p. 89. Dans un langage différent, J. Freund
exprime en substance la même idée : « Toute pensée totalitaire ne peut que devenir l'ennemie de l'État et
ne peut que refuser d'exercer sa puissance dans le cadre juridique normal. En effet, ce n'est plus l'État
qui est la puissance politique souveraine, mais une volonté privée, celle du parti et, par son
intermédiaire, celle de l'autocrate. Ce n'est pas un hasard si Hitler préférait le titre de Fuhrer du peuple
allemand à celui de chancelier du Reich et si en U.R.S.S. les véritables décisions politiques sont prises
par le bureau politique du parti communiste et non par le gouvernement.
Il y a pour ainsi dire contradiction entre le totalitarisme et l'Etat parce que le caractère public de celui-ci
est incompatible avec les prétentions de celui-là. Seuls un parti et un mouvement peuvent être
totalitaires, non l'État, car en lui-même celui-ci a une fin spécifique, alors qu'un mouvement totalitaire
poursuit des fins qui dépassent le politique». L'essence du politique, Sirey, 1965, p. 301.
15. P. RILEY, « Hegel, on Consent and Social-Contract Theory : Does he "Cancel and Preserve" the Will ? »
The Western Political Quaterly, XXVI (March 1973), p. 157.
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PENSER L'ÉTAT: ROUSSEAU OU HEGEL
de la problématique moderne de la liberté qui tente de réconcilier le sens antique de la
Cité comme communauté organique et effectivité concrète et la liberté des Modernes
comme volonté d'indépendance et d'autonomie. De son côté, Hegel, à rebours de la
pensée privatisante du juridisme abstrait hérité des Romains, de l'escapisme chrétien
et de l'individualisme de la société bourgeoise, pense qu'il faut se tourner vers la Cité
antique pour y réaffirmer l'identité rigoureuse de l'«éthique» et du «politique».
L'homme ne réalise son humanité que dans le cadre d'un État qui l'éduque à
l'universel. Il ne saurait y avoir de salut ou plutôt de vraie sagesse qui puisse faire
l'économie du moment politique de la liberté. Il y a une purification de la volonté
arbitraire de l'individu qui s'accomplit par la médiation du politique et seulement par
elle. Rousseau et Hegel répètent à leur manière Aristote: l'homme est l'animal
politique parce que raisonnable et raisonnable parce que politique. (À son insu, à
travers sa critique du politique comme illusion, Marx en appelle peut-être à une
restauration de la vérité du politique : l'appropriation privée des moyens de production
empêche l'État d'être l'État de tous...). Pourtant à l'intérieur de cette inspiration
commune, Hegel ne cessera de critiquer Rousseau et, toutes proportions gardées, de
ménager Hobbes. Il convient d'examiner de plus près cette critique, d'en apprécier la
pertinence, d'en scruter les motifs.
Hegel adresse à Rousseau une double critique, apparemment contradictoire,
l'une dirigée contre la Volonté Générale, l'autre contre le Contrat Social. Rousseau
serait à l'origine de la Terreur en même temps que le théoricien de la société civile
bourgeoise... La pleine saisie de l'État dans l'élément du concept a avorté.
La première critique, formulée dans la Phénoménologie de l'Esprit, concerne la
conception non-dialectique de la Volonté Générale conduisant à la Terreur. Selon
cette interprétation, les Jacobins de 93 sont bien les rejetons légitimes d'une pensée
trop «abstraite» de l'intégration des citoyens dans l'État. D'une manière plus
générale, la conscience de soi comme volonté immédiate de l'universel, d'où sortira
«la furie de destruction», s'enracine dans l'utilitarisme et le subjectivisme des
Lumières. L'objectivité des oeuvres est tout entière désintégrée dans la catégorie de
l'utilité c'est-à-dire en fin de compte dans le règne de la seule subjectivité car l'utilité
n'a de sens que dans l'optique d'une subjectivité : ce qui est utile à l'un ne l'est pas à
l'autre. Cette dissolution de la substance, de l'en-soi, libère un espace vide entre la
pluralité des volontés arbitraires et l'unité de la Volonté Générale. Toute œuvre dans
laquelle s'objective l'individu n'est plus vue que comme réalisation inadéquate par
rapport à la visée de l'universel. De l'idée de liberté, toute objectivation finie
n'apparaît plus comme effectuation partielle mais seulement comme trahison absolue
par rapport à l'exigence totale de l'idée. Toute proposition concrète est frappée d'une
illégitimité essentielle, toute contraction de l'idéal dans une institution particulière est
dénoncée comme machination subjective d'une « faction », usurpation frauduleuse de
la souveraineté : «tout ce qui n'est pas tout n'est rien» 16 . Or, la fusion immédiate et
16. J. FREUND, « Le révolutionnarisme », Res Publica, n° 3,1969, p. 500. Il est significatif que critiquant la
société anarchisante, voire nihiliste, du mouvement gauchiste après « les événements de mai-juin 68 »,
P. Ricœur oppose le réalisme de Hegel à l'idéalisme intransigeant de Rousseau qui pense admirablement
l'État sur le plan spéculatif mais jette l'anathème sur ses médiations concrètes : « Qui n'a pas accepté
d'être quelque chose de limité, de borné, a choisi de n'être rien ». (...) On a trop médité sur la finitude et
177
JEAN ROY
totale des volontés individuelles dans la Volonté Générale ne pouvant aboutir, par la
nature même des choses, les doctrinaires au pouvoir (les men of theory de Burke, les
hommes à principes de Rehberg) font tomber les têtes comme des choux. Toute
autorité autre que la Raison (volonté divine, tradition) étant d'entrée de jeu récusée, la
construction d'une société radicalement nouvelle, conforme aux principes a priori de
la raison s'avère impossible : toute positivité (institutions, traditions, pratiques, etc.)
est toujours déficiente en regard de la plénitude du devoir-être. Toute tentative de
créer des institutions médiatrices entre la volonté naturelle de l'individu et la volonté
raisonnable de l'État se trouve condamnée comme factieuse pour la simple raison que
l'objectivité finie ne peut s'égaler à l'infini de l'idée. La visée révolutionnaire,
utopique, ne peut que nier et exclure sans jamais conserver et perfectionner ce qui
existe : toute position ne peut être que dé-posée comme infidèle à la requête totale et
inconditionnée de la raison. Par rapport à un terme inépuisable par l'infinité de sa
richesse idéale, la distance qui nous en sépare est également infinie : la trahison étant
infinie appelle une négation totale de cette pseudo-objectivation. La visée « abstraite »
d'une totalisation sans failles s'abîme dans la négation rageuse de tout contenu. Le
remplissement concret de la Volonté Générale peut toujours être contesté sur le plan
du principe idéal qui fonde l'État comme tel. Car le gouvernement ne réalise l'État que
d'une manière imparfaite et approchée. À la limite, un tel perfectionnisme utopique
répudie non seulement telle ou telle société mais toute société en tant qu'elle implique
un ordre, un ordre qui «trahit» la liberté mais protège tant bien que mal un certain
nombre de libertés.
La liberté du vide, si elle se tourne vers l'action, que ce soit dans le domaine
politique ou dans celui de la religion, elle sombre dans le fanatisme destructeur de
tout ordre social existant, dans l'élimination de tout individu suspect de vouloir
une certaine/orme d'ordre, dans le délire d'anéantissement de toute tentative de
réorganisation. (...) Ce qu'elle croit vouloir ne peut être, pour soi, qu'une
représentation abstraite et la réalisation de celle-ci que la fureur de la
destruction 17 .
Les sujets ne reconnaissent pas dans le gouvernement l'autorité légitime mais seulement
la faction victorieuse cependant que celle-ci ne voit en ceux-là que des suspects,
virtuellement séditieux. Chacun accuse ou suspecte l'autre de trahison et l'on sait ce
qu'il advient lorsque le gouvernement qui dispose de la force se voit entouré
d'ennemis.
À cette conception anti-dialectique (tout ou rien ; tout tout de suite ; dans la
rhétorique révolutionnaire : La liberté ou la mort ! La Vertu sinon la Terreur !), Hegel
oppose une intelligence concrète de l'action dans l'histoire, du passage de la simple
volonté subjective et passionnelle à la volonté objective et générale : la tâche de la
reconnaissance effective des citoyens ne peut s'accomplir immédiatement ni totalement.
La totalisation ultime et volontaire de l'État ne peut approcher tendanciellement son
la finition comme destin et comme mort, pas assez sur la finitude et la finition comme accomplissement
et comme œuvre ». « Le philosophe et le politique devant la question de la liberté », L'ordre et la liberté,
Rencontres internationales de Genève, La Baconnière, 1969, p. 52.
17. HEGEL, op. cit., par. 5.
178
PENSER L'ÉTAT: ROUSSEAU OU HEGEL
idée qu'à travers une série étagée de médiations, notamment celles de la société civile
(le rôle des corporations est ici capital). C'est cette éducation progressive et interminable
que Rousseau a contractée dans un acte global de conversion intérieure de la volonté.
S'il a su penser l'essence de l'État comme une volonté qui se détermine elle-même, il
n'a pas réussi, en revanche, à déterminer les moyens par lesquels l'État intègre la
pluralité anarchique des subjectivités dans l'unité différenciée de son vouloir et du
même coup les rend à leur liberté vraie. À travers sa critique du jacobinisme, c'est
Rousseau que Hegel vise, son refus de reconnaître le caractère utopique d'un État
historique qui coïnciderait avec l'essence de l'État 18 , son refus des corps intermédiaires
qui tout à la fois actualisent en partie la Volonté Générale et consacrent la légitimité
d'un espace social relativement autonome par rapport à l'État proprement dit.
Ce n'est pas que Rousseau n'ait pas senti la difficulté : « Il faudrait que l'effet pût
devenir cause, que l'esprit social, qui doit être l'ouvrage de l'institution, présidât à
l'institution même ; et que les hommes fussent avant les lois ce qu'ils doivent devenir
par elles». Mais il a pensé «l'acte par lequel un peuple est un peuple» I9 en termes
tellement absolus qu'il ne trouve plus le chemin de la terra firma des réalités. Le
problème est que la Volonté Générale ne peut s'incarner sans se particulariser. À
défaut d'une vraie solution, il imagine la moins mauvaise particularisation. Or, celle-ci
se présente sous une double forme: dans sa source — le législateur (cette figure,
inquiétante, trouve son parallèle dans celle du pédagogue de VÉmile); dans son
application — le gouvernement. La nécessité d'un personnage quasi divin et, d'autre
part, la fatalité d'un gouvernement usurpateur (à moins que l'on ne préfère ériger en
système l'instabilité de l'exécutif) 20 équivaut à un aveu d'échec. La question cruciale
du mode de réalisation de la Volonté Générale demeure béante, insoluble. Il est vrai
que « le législateur ne règne pas. (...). Le législateur tout-puissant met en place un État
paralysé» 21 . De son côté, le pédagogue échoue.
Au surplus, ces deux figures ne sont que des fictions qui mettent en évidence le
caractère exceptionnel et finalement impossible de leur « mission ». Il faut ajouter que
cette solution-miracle renvoie à son tour à l'énigmatique chapitre sur «la religion
civile ». Dans la vie ordinaire des sociétés, le gouvernement relaie le grand législateur,
« l'ouvrier », « le mécanicien » ; or, l'on sait comment le gouvernement est destiné à la
longue à «subjuguer» le législatif car celui-ci ne dispose ni de la force ni de la
permanence. La double division du peuple et du gouvernement, du peuple avec ce
qu'il devrait être s'il était éclairé est tout simplement insurmontable.
18. Rousseau est loin de situer son idéal moral et politique dans le « pays des chimères ». Au contraire, il
proteste vigoureusement quand on veut « reléguer le Contrat social avec la République de Platon,
l'Utopie et les Sévarambes dans les pays des chimères ». (O.C., t. III, p. 810). Pour Kant, au contraire, la
volonté générale n'est qu'une « Idée régulatrice » c'est-à-dire un idéal reconnu irréalisable mais auquel
on doit tendre à s'approcher toujours davantage.
19. ROUSSEAU, DU contrat social, Liv. II, chap. VII ; Liv. I, chap. V.
20. Voir R. DERATHÉ, «Les rapports de l'exécutif et du législatif chez J.J. Rousseau», Rousseau et la
philosophie politique, PUF, 1965, p. 164.
21. J. STAROBINSKI, compte rendu du livre de L.G. Crocker, J.J. Rousseau (2 vol., New York, Macmillan,
1968-1973), Annales de la société J.J. Rousseau, XXVIII (1969-71), p. 310.
179
JEAN ROY
Pour Hegel, au contraire, il faut surmonter les scrupules perfectionnistes de « la
belle âme », se risquer dans des objectivations qui sont autant des médiations positives
de la liberté que des limitations indépassables.
La seconde critique n'abolit certes pas cette critique, au demeurant fort juste,
mais elle opère en sens inverse de la précédente et, cette fois, d'une manière beaucoup
plus discutable. Elle perce dès les premiers écrits de la période d'Iéna 22 . Loin
d'immoler la particularité légitime des intérêts privés au sein de la société civile sur
l'autel de la Volonté Générale, Hegel l'accuse maintenant de dissoudre la substantialité
de l'État dans cette multiplicité anarchique. Hegel ne voit pas comment la raison
puisse engendrer l'État, ressaisi dans la pure nécessité de son concept, à partir de la
liberté abstraite des individus c'est-à-dire «l'élément de la pure indétermination du
moi en lui-même» 23 . Comment constituer «l'universel concret» à partir du libre-
arbitre de chacun en ce qu'il a de plus pauvre, le pouvoir de faire n'importe quoi ? Pour
distinguer l'homme de l'animal, Rousseau ne reconnaît à l'homme de l'état de nature
que trois capacités : le don de sympathie ou de pitié, la liberté et la perfectibilité.
Pour Hegel, le présupposé de méthode de l'antériorité logique des parties au tout
vicie tout le raisonnement. Comme dans la mauvaise socialisation de l'histoire, le
«vrai» contrat social engendre un pseudo-État qui, dans sa source même, reste
marqué par l'insuffisance rationnelle des libre-arbitres qui l'ont inventé. En effet, si la
Volonté Générale est l'œuvre d'un contrat, elle est seconde et dérivée par rapport aux
volontés individuelles. À la vérité, le contrat ne crée qu'une volonté commune
subordonnée aux vœux intéressés de ceux qui l'ont conçue pour leurs fins particulières
en ce que celles-ci peuvent avoir de commun. Fondé sur la simple projection commune
d'intérêts divergents, un tel « État » ne peut durer plus longtemps que la valeur d'utilité
qu'ils veulent bien lui accorder. Par conséquent, le contrat véridique, pas plus que le
contrat trompeur, ne s'élève au-dessus de la simple agrégation des intérêts de la société
civile pour penser l'État dans la vérité de son concept : il ne construit qu'un pseudo-
État, l'État extérieur de la simple utilité collective. L'acte unique et total du contrat
social ne saurait constituer le pivot de la transmutation de l'homme naturel en citoyen
libre en même temps que de la genèse idéale de l'État. La notion de contrat, quelle
qu'en soit la forme, ressortit au droit privé et non à la sphère du droit constitutionnel.
Par conséquent, elle ne saurait servir à elle seule à asseoir la rationalité de l'État sur le
plan philosophique. Elle n'est que le premier moment, le plus pauvre, où la simple
possession devient propriété par la reconnaissance d'autrui. Le déploiement dialectique
de « l'acte par lequel un peuple est un peuple » déborde largement cette émergence, fort
circonscrite, de la volonté. L'acte d'engendrement mutuel et simultané du citoyen et
de l'État ou pour le dire autrement «l'acte de déplier la contraction du contrat
contractant sur le modèle des contrats contractés» 24 ne peut se conceptualiser
22. Voir notamment M. RIEDEL, Between Tradition and Revolution, the Hegelian Transformation of
Political Philosophy, Cambridge University Press, 1984, chap. 4; J. TAMINIAUX, Naissance de la
philosophie hégélienne de l'État, commentaire et traduction de la Realphilosophie d'Iéna ( 1805-1806),
Payot, 1984; J.P. GUINLE, «Réflexions sur l'État hégélien», Les études philosophiques, avril-juin
1980.
23. HEGEL, op. cit., par. 5, p. 73.
24. P. MÉTHAIS, « Contrat et volonté générale selon Hegel et Rousseau », Hegel et le siècle des Lumières,
PUF, 1974, p. 129.
180
PENSER L'ÉTAT: ROUSSEAU OU HEGEL
adéquatement à travers le scheme juridique du contrat. « L'interminable querelle du
contrat social » en témoigne surabondamment, les raffinements de ce type de spéculation
ne mettent en relief tel ou tel aspect de l'essence raisonnable du politique que pour
précipiter sans cesse la réflexion dans de nouvelles apories.
Après avoir critiqué avec une acuité extrême les difficultés non résolues de ses
prédécesseurs, Rousseau reprit à nouveaux frais le vieux canevas contractualiste pour
y couler, pensait-il, la vraie solution du « labyrinthe du politique » 25 . Il semble qu'il n'y
soit pas parvenu, lui non plus, si l'on prend au sérieux les objections de Hegel et la
nouvelle théorie qu'il propose.
Dans la partie critique de sa politique, notamment dans le second Discours,
Rousseau renvoie dos à dos la version Hobbes et la version Grotius-Pufendorf. Il
rejette d'abord l'idée d'une aliénation partielle de la liberté de chacun au profit d'un
tiers non contractant à l'égard de qui tous s'engagent mais qui ne s'engage lui-même à
l'égard de personne. Comment justifier un tel contrat unilatéral, global, définitif, fût-
ce pour arbitrer et garantir les relations contractuelles entre particuliers. Ce type de
contrat a toutes les apparences d'un «pacte de soumission». Or, dans une telle
expression, le mot pacte ne convient pas.
Ceux qui prétendent que l'acte par lequel un peuple se soumet à des chefs n'est
point un contrat ont grande raison. Ce n'est absolument qu'une commission, un
emploi dans lequel, simples officiers du Souverain, ils exercent en son nom le
pouvoir dont il les a faits dépositaires, et qu'il peut limiter, modifier et reprendre
quand il lui plaît, l'aliénation d'un tel droit étant incompatible avec la nature du
corps social, et contraire au but de l'association 26 .
Un tel « contrat » équivaut à un assujettissement volontaire. Un homme peut certes
librement aliéner ses biens à un tiers, sa liberté même, jamais. Pour être légitime
l'obéissance au gouvernement ne doit être, au fond, qu'une obéissance à soi-même.
Contraire au droit naturel, une telle cession de sa liberté est en outre l'imprudence
même:
Le Peuple ne peut contracter qu'avec lui-même: car s'il contractait avec ses
officiers, comme il les rend dépositaires de toute sa puissance et qu'il n'y aurait
aucun garant du contrat, ce ne serait pas contracter avec eux, ce serait réellement
se mettre à leur discrétion 27 .
Rien ne peut être mis en balance avec la liberté inaliénable de l'individu. Bien
qu'il soit par tempérament et par sagesse pratique anti-révolutionnaire, Rousseau
dévoile ici la charge potentiellement subversive de sa doctrine. Le peuple a le droit de
changer sa législation et même sa constitution, puisqu'il n'y a pas pour lui de « Loi
25. P. RICCEUR : « un pacte qui est un acte virtuel et qui fonde une communauté réelle, une idéalité du droit
qui légitime la réalité de la force, une fiction toute prête à habiller l'hypocrisie d'une classe dominante,
mais qui, avant de donner occasion au mensonge, fonde la liberté des citoyens, une liberté qui ignore les
cas particuliers, les différences réelles de puissance, les conditions véritables des personnes mais qui
vaut par son abstraction même, — tel est proprement le labyrinthe du politique». «Le paradoxe
politique», Histoire et vérité, Seuil, 1964, p. 266.
26. ROUSSEAU, DU contrat social, Liv. Ill, chap. I, p. 253.
27. ID., Fragments politiques, O.C. t. III, p. 482.
181
JEAN ROY
fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social». (...)
« En tout état de cause, un peuple est toujours le maître de changer ses lois, même les
meilleures » 28 . Dans ses conclusions, le Procureur Général Tronchin ne manquera pas
de relever l'odeur de soufre contenu dans l'énoncé d'un tel principe: FLousseau
n'exalte la grandeur de l'État que pour mieux ravaler les gouvernants au rang
d'instruments que l'on peut changer ou briser à sa guise 29 . Au moment du procès de
Louis XVI, Saint-Just se souviendra de ces propos : tout contrat unilatéral et par
dessus tout de peuple à roi est nul.
De peuple à roi, je ne connais plus de rapport naturel (...). Les citoyens se lient par
contrat : le souverain ne se lie pas (...). Le pacte est un contrat entre les citoyens et
non point avec le gouvernement 30 .
Grotius et Pufendorf ont cru pouvoir corriger ce que cette conception pouvait
avoir d'odieux en ajoutant au premier contrat d'association entre les parties un autre
contrat réciproque, entre le prince et ses sujets. Mais ce faisant ils dédoublaient la
souveraineté. Or, avec la résurgence d'une dualité de parties contractantes au niveau
du commandement renaît l'éventualité du conflit. La question se pose donc à
nouveau : qui arbitrera ce conflit ? C'est précisément ce principe de discorde, transposé
du plan horizontal des individus contractants au plan vertical gouvernement/sujets,
que Hobbes avait voulu écarter en scellant le contrat social par une sorte de pacte de
soumission à une « puissance irrésistible ». Tout se passe donc comme s'il fallait choisir
entre l'acte unilatéral d'une soumission consentie et un vrai contrat, réciproque, entre
dirigeants et dirigés mais non garanti par la reconnaissance d'une instance supérieure
capable de régler les litiges, toujours possibles.
Contre Hobbes, Rousseau objecte que la sécurité tant recherchée n'est pas
vraiment acquise : quelle garantie les sociétaires ont-ils que le pouvoir sera toujours
exercé avec équité ? La violence et l'arbitraire des individus dans l'état de nature n'est
surmontée qu'en se jetant, bien imprudemment, «entre les mains d'un maître absolu
sans condition et sans retour » 31 . Le citoyen n'a fait qu'échanger l'arbitraire généralisé
de l'état de nature pour l'arbitraire concentré du prince dans l'état civil. C'est trop
présumer de la sagesse d'un homme qui, de par sa fonction, échappe à la subordination
aux lois.
Contre Pufendorf, il rappelle que les incertitudes du «contrat de société» se
répercutent dans le «contrat de gouvernement». Comme tout contrat, celui-ci est
réversible et résiliable. Mais alors nous retournons à l'état de nature d'où l'on avait
justement voulu s'arracher. Certes, Rousseau ne va pas jusqu'à écarter l'État de la
métaphore contractualiste mais le gouvernement est déjà extracontractuel. Comment
peut-on aller au-delà du contrat d'association et embarquer l'échange des volontés
dans la fondation même de l'ordre politique garant de toutes les conventions
28. ID., DU contrat social, Liv. I, chap. 7, p. 195.
29. Voir R. DERATHÉ, Introduction au Contrat social, O.C., t. Ill, p. CXII.
30. SAINT-JUST, « Sur le jugement de Louis XVI », Discours et rapports, Éditions sociales, 1957, p. 65.
31. ROUSSEAU, Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, O.C., t. III, p. 180.
182
PENSER L'ÉTAT: ROUSSEAU OU HEGEL
humaines sans y jeter les germes de la guerre civile ? Le garant ultime des volontés
peut-il être lui-même une volonté humaine? Pour éviter de jeter le trouble et
l'incertitude dans le fondement même de l'ordre civil ne faut-il donc pas revenir
carrément à la monarchie héréditaire, comme le soutiendra De Maistre :
Il faut toujours que l'origine de la souveraineté se montre hors de la sphère du
pouvoir humain de manière que les hommes mêmes qui paraissent s'en mêler
directement ne soient néanmoins que des circonstances.
Et encore :
L'essence d'une loi fondamentale est que personne n'ait le droit de l'abolir : or,
comment sera-t-elle au-dessus de tous si quelqu'un l'a faite? L'accord du peuple
est impossible ; et quand il en serait autrement, un accord n'est point une Loi et
n'oblige personne, à moins qu'il n'y ait une autorité supérieure qui la garantisse 32 .
D'autre part, comment l'individu peut-il justifier l'aliénation, même partielle, de sa
liberté au bénéfice d'un autre homme, fût-ce pour recevoir en contrepartie la sécurité
de ses droits ? Encore une fois, chacun peut assurément disposer à son gré de ses biens
mais peut-on disposer de la même manière de sa liberté même sans renier sa qualité
d'agent moral? Une telle cession de responsabilité n'équivaut-elle pas à un suicide
moral? Pour Rousseau un tel troc, d'ailleurs illusoire, est irrecevable en droit.
Pour Rousseau, on le sait, pour que l'État soit doué d'une véritable légitimité, il
faut que la liberté de l'individu se retrouve tout entière au niveau de la collectivité en
sorte que selon la fameuse formule « chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à
lui-même et reste aussi libre qu'auparavant » 33 . La pensée philosophique de l'État ne
peut être qu'une Politics of Autonomy (D. Levine). L'hétéronomie toute relative du
citoyen ne peut se situer qu'au niveau du gouvernement. Certes, il est requis une
aliénation totale de la liberté naturelle mais ce dessaisissement est aussitôt suivi d'un
ressaisissement non moins total de la liberté dans la Volonté Générale. La Volonté
Générale n'est pas l'autre de la volonté individuelle mais celle-ci, à l'échelle de la
collectivité, dans ce qu'elle a de plus profond et de plus raisonnable. Kant le dira,
l'entrée dans l'État n'est pas soumission à un destin inhumain mais l'accession de
l'homme à son «humanité comme espèce morale». Comme l'observe si justement
P. Manent:
Avant Hegel, il affirme que Y État est pour ainsi dire la nature non naturelle de la
liberté. (...) Chaque homme, en devenant citoyen, acquiert ce qu'il a déjà et il
l'acquiert parce qu'il en fait don sans restriction au corps politique considéré
comme un tout. Ce «jeu » (I, 7) de la volonté générale qui en se réalisant comme
volonté générale, enlève et redonne à chacun ce qu'il a, laisse intacte l'objectivité
des choses, leur identité morte, mais il la place dans la mouvance morale de
l'humain 34 .
32. J. DE MAISTRE, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, Pelagaud et Lesne, Lyon,
1834, pp. 2,38.
33. ROUSSEAU, DU contrat social, Liv. I, chap. VI, p. 191.
34. P. MANENT, Naissance de la politique moderne, Payot, 1977, pp. 177, 173.
183
JEAN ROY
Dénué de toute valeur juridique, le « pacte » de soumission ne vaut pas mieux sur
le plan conceptuel de la constitution de l'État. Mais Rousseau est tout prêt à lui
reconnaître une certaine vérité sur le plan de l'histoire. Sur le plan empirique, la
violence fait et défait les États. L'acte de soumission apparaît alors comme réponse
possible à une domination qui n'a pas de vrai caractère juridique mais qui n'est
pourtant pas dénuée de toute valeur civilisatrice. Cette violence n'est pas injustice
totale car elle stabilise d'une manière effective et durable les rapports sociaux, permet
la genèse progressive de la justice, prélude à l'avènement d'un État de droit. Inversement,
la théorie du contrat social qui approche davantage l'essence de l'État (le contrat
appartient à la sphère du droit privé) est radicalement fausse sur le plan de l'historicité
positive.
Pour comprendre l'essence rationnelle de l'État en général, le contrat de Hobbes
n'est d'aucune utilité mais, dûment explicité dans toute son horreur, il révèle
l'inégalité extrême et la violence cachée de l'histoire (Marx dira «la préhistoire
violente de l'humanité »). Il n'est pas absolument faux, il est même tout à fait vrai mais
à la condition de le remettre à sa vraie place c'est-à-dire au terme de ce second état de
nature que Rousseau déploie dans le second Discours et qui n'est pas autre chose que
l'histoire dénaturante de l'espèce. Au terme de ce long processus d'aliénation,
l'appropriation sauvage des riches «fit place au plus horrible état de guerre» 35 . La
guerre généralisée que Hobbes avait projetée dans l'état de nature est en réalité le
produit de la socialisation anarchique de l'humanité. L'inégalité extrême des conditions
a suscité la révolte légitime des pauvres mais la guerre ne s'est pas encore dénouée dans
l'établissement d'une véritable société fondée sur le droit. Le riche prend l'initiative de
proposer à la foule grossière des pauvres un contrat par lequel le désordre et la violence
arbitraire sont conjurés : un gouvernement — le gouvernement des riches — est établi
pour veiller à la conservation de l'ordre social. Une partie de la liberté est sacrifiée
pour assurer la conservation de l'autre. Par cette ruse le riche consacre dans un droit
apparent les avantages qu'il retire du statu quo. Le pauvre consent à sa propre
sujétion. La supériorité économique se consolide en domination politique. La dialectique
du maître et de l'esclave redouble la dialectique du riche et du pauvre... La violence
bruyante de la guerre se résorbe dans la violence hypocrite d'un contrat abusif
extorqué par la ruse.
Le sens de cette péripétie est clair : la violence et la soumission ne créent pas un
véritable état de droit mais aboutissent à l'institution de la société civile et d'elle seule.
L'ordre social actuel dissimule la violence et l'imposture d'un gouvernement qui n'est
que la caricature d'un État légitime. Le pseudo-contrat qui termine superficiellement
la violence n'exprime pas le passage volontaire, effectué une fois pour toutes, de l'état
de nature à l'état civil mais l'assise actuelle de la société qui n'est qu'une « communauté
de besoin». La guerre est certes écartée, du moins à l'intérieur des « États», mais au
prix d'une iniquité maquillée en droit. À la réflexion, le maître lui-même n'échappe
pas, pour reprendre le langage de Hegel, à ce «système de l'universelle dépendance
physique réciproque des uns à l'égard des autres» 36 .
35. ROUSSEAU, O.C., t. III, p. 176.
36. HEGEL, Système de la vie éthique, trad. J. Taminiaux, Payot, 1976, p. 188.
184
PENSER L'ÉTAT: ROUSSEAU OU HEGEL
De libre et indépendant qu'était auparavant l'homme, le voilà, par une multitude
de nouveaux besoins assujetti pour ainsi dire à toute la nature, et surtout à ses
semblables, dont il devient l'esclave en un sens, même en devenant leur maître :
riche, il a besoin de leurs services ; pauvre, il a besoin de leurs secours 37 .
Certes, un minimum de volonté commune assure la cohésion et la durée de la société
mais la volonté commune n'est pas encore la Volonté Générale, la société « bourgeoise »
n'est pas l'État. La volonté de tous n'est pas nécessairement bonne (bien qu'elle puisse
obliger juridiquement) car elle peut opprimer autant que protéger: «celui qui a
suffisamment de forces pour protéger tous les membres de l'État en a suffisamment
aussi pour les opprimer » 38 . Pour que la Volonté Générale dirige effectivement la force
publique, pour éviter toute usurpation gouvernementale, il faudrait que le peuple soit
lui-même non seulement Yauctor mais également Yactor de sa propre souveraineté.
Hélas ! cette démocratie parfaite, expression transparente du « peuple comme subjec
tivité » 39 ne peut exister que dans de très petites communautés fortement homogènes.
Autant dire que toute forme de gouvernement est inadéquate et constamment exposée
à se substituer au Souverain.
Après avoir attaqué si durement le contrat de Hobbes, il est étonnant de voir que
Hegel attaque à son tour Rousseau sur le versant contractualiste de sa théorie, donc
sur son côté le moins rousseauiste, alors que la notion centrale de Volonté Générale,
loin d'émaner logiquement du contrat, s'impose au contraire, contre la logique
individualiste et étroitement juridique du contrat, comme une grandeur idéale trans
conventionnelle. Une telle volonté, «volonté constante de tous les membres de
l'État» 40 , comporte indéniablement une dimension transcendante par rapport à
l'intersubjectivité créatrice de la chose publique. Les attributs de la Volonté Générale,
P. Riley l'a bien montré, sont d'origine théologique 41 . Or, nulle part dans l'énoncé de
l'aliénation constituante du lien «social» nous ne voyons émerger clairement la
Volonté Générale du pacte d'association comme son expression conséquente. Elle
surgit brusquement comme un principe supra-contractuel.. «Ce qui est bien et
conforme à l'ordre est tel par la nature des choses et indépendamment des conventions
humaines 42 . » Certes, elle est mentionnée dans la formule même du pacte, ainsi que le
remarque R. Derathé dans son commentaire, mais elle fait justement irruption
comme une divinité, telle Pallas Athene surgissant de la tête de Zeus. La voilà
présente tout à coup, de manière surprenante ; sans recourir à personne, elle
prend le commandement qui lui revient comme à un être échappant à tout empire
humain et s'élevant au-dessus de tout pouvoir qui prétendrait disposer d'elle dans
le monde 43 .
37. ROUSSEAU, O.C., t. III, pp. 174-5.
38. T. HOBBES, DU citoyen, trad. S. Sorbière, VI, par. XIII, Annot. Garnier-Flammarion, 1982, p. 158.
39. FERRY, op. cit., p. 175.
40. ROUSSEAU, DU contrat social, Liv. IV, chap. 11, p. 325.
41. P. RILEY, «The General Will before Rousseau», Political Theory, November 1978; C. SCHMITT,
Politische Théologie, Duncker und Humblot, Munchen; Leipzig, 1934.
42. ROUSSEAU, DU contrat social, Liv. II, chap. VI, p. 222.
43. H. BARTH, « Volonté générale et volonté particulière chez J.J. Rousseau », Rousseau et la philosophie
politique, PUF, 1965, p. 41.
185
JEAN ROY
Elle incarne la raison elle-même, la source de toute justice, le bien et le juste en soi.
Tout se passe comme si la Volonté Générale préexistait et subsistait en soi, antérieurement
à toute volition humaine; il s'agit donc de la trouver par la sagesse, puis de
l'intérioriser dans sa volonté la plus intime. Lorsque B. Constant s'élèvera avec force
contre l'idée d'une liberté humaine créatrice des valeurs, il retrouvera les accents
«théologiques» de Rousseau autant que de Leibniz et de Montesquieu 44 . Mais en
même temps — on n'en a jamais fini avec cet auteur à paradoxes ! — il est
profondément moderne et anticipe l'État hégélien comme volonté en-soi et pour-soi :
l'universalité de la raison doit être en quelque manière insérée dans la trame intime
d'une subjectivité voulante. Réussira-t-il mieux la synthèse immédiate et parfaite du
principe antique d'un bien commun objectivement inscrit dans l'unité organique des
institutions et le principe moderne de la volonté individuelle? On peut en douter 45 .
En tout cas, l'articulation contrat social/Volonté Générale fait problème. En
effet, la notion de contrat, même originaire, présuppose des atomes individuels
logiquement antérieurs au tout qu'ils composent ; la consistance de la sphère publique
de l'existence dérive du droit premier des droits subjectifs qui sont des droits naturels
indéductibles d'une source plus fondamentale ; la finalité du body politic est la
protection de ces droits les uns vis-à-vis les autres et l'ensemble de la collectivité vis-à-
vis les autres puissances. D'où l'on voit que l'absolutisme de l'État (ce que Hegel
désigne comme « la majesté absolue de l'État ») répond à un indépassable individualisme
non seulement dans sa genèse intelligible mais également dans son télos immanent. La
notion de Volonté Générale, au contraire, développe un modèle beaucoup plus
intégratif que limitatif 46 , beaucoup plus apparenté à l'État hégélien encore que
Rousseau discrédite tous les organes concrets de cette intégration par rapport au
critère absolu de la volonté constituante de l'État. Bien qu'il accuse injustement
Rousseau de rester prisonnier d'une représentation atomistique du politique, Hegel
prolongera ce versant quasi-organiciste de sa pensée dans sa conception de l'État
comme substance éthique. Mais « l'acte par lequel un peuple est un peuple », détermi
nation formelle et abstraite au point que P. Manent n'hésite pas à la qualifier de
tautologique 47 , Hegel ne répugnera pas à le penser dans les différents « moments » de
sa réalisation — Stànde, corporations, monarque, constitution, etc. — bien que toute
objectivation finie comporte une part d'aliénation. Même R. Derathé, opposé à la
thèse de Vaughan, convient de cet aspect organiciste au terme de sa « réfutation » :
44. B. CONSTANT, « Principes de politique », avant-propos, chap. I, De la liberté chez les modernes, Coll.
Pluriel, GF, 1980, pp. 265, 267 sq.
45. P. RILEY, «A Possible Explanation of Rousseau's General Will», The American Political Science
Review, March 1970, pp. 86-97.
46. B. QUELQUEJEU : «Alors que Kant, après Rousseau, pense l'accord par limitation mutuelle, Hegel le
pense par réalisation mutuelle. La conception kantienne du droit doit être dite oppositive : elle prend le
libre arbitre dans son moment oppositionnel, selon son opposition à soi-même, à une règle, aux autres
volontés. En regard, celle de Hegel doit être dite integrative : elle cherche à intégrer le libre vouloir à un
destin commun sensé, dans la recherche d'un universel immanent à sa réalisation et concret, qui soit
"l'existence-présente de la volonté libre". On voit ainsi combien cette conception du droit, réalisatrice,
réaliste, ne fait qu'exprimer, sur le versant de l'objectivité spirituelle, l'idée directrice de la philosophie
de la volonté libre ». D'après un cours professé par P. RICŒUR (1967), La volonté dans la philosophie
de Hegel, Seuil, 1972, p. 228.
47. MANENT, op. cit., p. 172.
186
PENSER L'ÉTAT: ROUSSEAU OU HEGEL
La volonté générale ne peut effectivement être la volonté de tous et l'emporter sur
les volontés particulières qu'à la condition que les membres se comportent
toujours en citoyens, et qu'ils fassent passer l'intérêt commun avant les intérêts
privés, comme le faisaient les citoyens romains. C'est pourquoi le fonctionnement
normal de l'État dépend, en réalité, de l'éducation publique, destinée à former
des citoyens. Aussi est-on surpris que Rousseau ait passé sous silence dans le
Contrat social cette éducation publique, dont il a souligné l'importance dans
l' Emile et exposé les principes tant dans Y Économie politique que plus tard dans
les Considérations sur le gouvernement de Pologne. Ce qui est plus grave, c'est
que Rousseau, dans Y Emile, nous propose un choix impossible: «Forcé de
combattre la nature ou les institutions sociales, il faut opter entre faire un homme
ou un citoyen ; car on ne peut faire à la fois l'un et l'autre ». On peut dès lors se
demander ajuste titre si la liberté, à laquelle Rousseau tient tant, n'est pas ce que
Benjamin Constant appelait « la liberté des anciens », par opposition à « la liberté
des modernes ». Car transformer l'homme en citoyen, c'est finalement l'intégrer
et même l'absorber dans l'État 48 .
Peut-être l'esprit manipulateur du Législateur et du Pédagogue sur lequel L.G.
Crocker a si fortemen t attiré l'attention est une manière souterraine de suppléer à
l'insuffisance de toute institution en regard de l'exigence d'une autodétermination
collective qui coïncide avec la parfaite autonomie de l'individu.
Il n'est pas incongru d'ordonner formellement le mouvement de la pensée globale
de Rousseau selon la triade hégélienne : thèse, antithèse, synthèse. De ce point de vue,
état de nature histoire (ou second état de nature) — État forment une séquence
dialectique : à l'état de plénitude des origines mythiques de l'espèce succède l'histoire
comme lieu de la dégénérescence. Mais il n'est pas impossible, en principe, de
concevoir un État qui soit le remède du malheur d'une histoire dénaturante. Dans le
Manuscrit de Genève, il nous invite à chercher « dans l'art perfectionné, la réparation
des maux que l'art commencé fit à la nature» 49 . Cependant, comme nous l'avons
souligné, le mouvement dialectique ne rythme plus la composition interne de la
politique de Rousseau articulée sur l'acte unique et global par lequel un peuple est un
peuple. Mais si l'on considère le contenu de ce mouvement de pensée, on peut mieux
comprendre comment Rousseau est traité sans ménagements, voire injustement,
tandis que Hobbes, pourtant incomparablement plus « atomistique », bénéficie d'un
privilège constant : à l'empirisme de Hobbes il convient d'opposer non un refus mais
« une correction spéculative » (J. Taminiaux).
L'hypothèse d'un état de nature, antérieur à la constitution de l'État, même à
titre purement théorique est pour Hegel une fiction inutile. Nous n'avons pas à
construire en imagination le concept de l'État à partir d'une telle projection pour la
simple raison que nous naissons tous à l'intérieur d'États déjà constitués :
Le contrat a sa source dans le libre arbitre et c'est ce point de départ que le
mariage a en commun avec le contrat. Mais, dans le cas de l'État, il en est tout
autrement, car il ne dépend pas du libre arbitre des individus de se séparer de
48. R. DERATHÊ, « Souveraineté et liberté dans la doctrine politique de Jean-Jacques Rousseau », Cahiers
de revue de théologie et de philosophie, n° 2 (1978), p. 122.
49. ROUSSEAU, O.C., t. III, pp. 288, 479.
187
JEAN ROY
l'État, puisque, par nature, ils sont citoyens d'un État. La destination rationnelle
de l'homme est, en effet, de vivre dans un État et si cet État n'existe pas encore,
c'est une exigence de la raison de le créer. C'est à l'État lui-même qu'appartient
d'accorder la permission d'y entrer ou d'en sortir. Cela ne dépend donc pas du
libre arbitre de l'individu et l'État ne repose pas sur un contrat, car le contrat
suppose le libre arbitre. Il est faux de dire que le libre arbitre de tous conduit à la
formation d'un État, on devrait dire plutôt que c'est une nécessité pour tout
homme d'être citoyen d'un État 50 .
Certes, la vérité de l'État est conquise dans une démarche purement reflexive (l'État
est Idée) mais cette saisie n'implique nullement l'artifice d'une telle hypothèse. Ayant
défini l'état de nature en termes éminemment positifs (satisfaction parfaite et immédiate
des besoins et des désirs spontanés dans une nature prodigue), il était fatal que
l'histoire apparût comme chute, progrès dans l'aliénation, l'état présent étant l'abîme
de la corruption. Un tel schéma, on le sait, inverse les accents de la philosophie
hobbienne qui, au contraire, imagine un état de guerre et de misère générales auquel
l'entrée dans l'état civil met un terme : dès lors, les hommes peuvent goûter les fruits de
l'ordre, condition nécessaire de tout progrès «social».
Débarrassée des schemes oppositifs inhérents à sa méthode (nature-artifice,
liberté-contrainte, individu-État, etc.), Hegel retrouve la substance de la pensée de
Hobbes. L'interaction des consciences, livrée à leur spontanéité naturelle ne peut pas
ne pas déboucher sur le conflit mais ce conflit, mû par un motif éthique — l'exigence
de reconnaissance — est déjà en attente de son dépassement à l'intérieur d'un État qui
organise la reconnaissance mutuelle par un ensemble organique de médiations
institutionnelles et tout d'abord par la loi. Il n'y a plus d'ennemi à l'intérieur de l'État.
La lutte pour la puissance et la sécurité pointe déjà vers la lutte pour la reconnaissance
et celle-ci appelle l'État comme fin en soi :
le destin de la pulsion ne consiste pas à requérir l'État comme une contre-
puissance qui la préserve en la limitant du dehors mais à appeler du fond d'elle-
même la vie éthique absolue de l'État comme ce en quoi elle se satisfait. (...) La
majesté absolue de l'État est cela même que veulent et ne peuvent pas ne pas
vouloir les individus. Elle définit un inconditionnel à la fois pensé et existant que
rien ne saurait transcender parce qu'il n'a plus rien d'extérieur à lui 51 .
En d'autres termes, l'État n'est pas pur artifice mais la réalité éthique elle-même se
réalisant dans l'histoire et qui sourd intérieurement de la nature humaine. Dans ses
Leçons sur l'histoire de la philosophie Hegel reconnaîtra l'apport original et fonda
mentalement juste (richtig) de Hobbes :
Auparavant on érigeait des Idéaux, ou bien l'on mettait en avant l'Écriture ou le
droit positif ; Hobbes a cherché à ramener le lien étatique, la nature du pouvoir de
l'État à des principes qui résident en nous-mêmes, que nous reconnaissons
comme nôtres et propres à nous.
De ce point de vue, l'âpre naturalisme du helium omnium contra omnes l'emporte sur
le romantisme abstrait de Rousseau :
50. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, par. 75, add. p. 126.
51. J. TAMINIAUX, Naissance de la philosophie hégélienne de l'État, Payot, 1984, pp. 124-5.
188
PENSER L'ÉTAT: ROUSSEAU OU HEGEL
Il prend cet état dans son sens véritable, ce n'est pas le discours vide sur un état
naturellement bon ; c'est bien plutôt l'état animal, celui du vouloir propre qui
n'est pas brisé 52 .
Qu'il s'agisse du commencement empirique des États 53 ou de son origine
théorique (la nature humaine), Hegel et Hobbes ont un sens aigu de la négativité et de
la contradiction que l'État « dépasse » dans une contrainte qui n'est pas force aveugle
mais contrainte mesurée par la loi. Le politique doit gérer une donnée, une nature
infrangible qui porte en elle le conflit. Il ne lui appartient pas de changer cette nature
déterminée mais, sans discontinuité radicale, de lui donner des formes et des limites
conformes à son essence raisonnable. Rousseau, au contraire, part d'une conception
de l'homme naturel toute positive, bien que fort mince: liberté, perfectibilité, pitié.
L'homme n'a pour ainsi dire pas de nature, presque tout en lui est acquis. Mais les
premières acquisitions de l'état civilisé l'ont dénaturé. Matière molle, plastique, il est
possible de la renaturer non par un simple retour à l'homme quasi-animal des origines
mais à partir de sa destination pratique. C'est l'idée de Volonté Générale qui fournit le
principe de cette mutation qualitative : devenir citoyen équivaut à une dénaturation
positive. Mais en partant de cette Volonté comme critère absolu, Rousseau n'avait pu
trouver les moyens proportionnés à cette fin : toute médiation est à vrai dire principe
d'une nouvelle aliénation, trahison de l'idée. En particulier, tout gouvernement est
toujours coupable d'usurpation en regard de cet absolu. Il est donc conséquent de ne
voir en lui que la faction victorieuse dont la supériorité ne repose que sur la force. De
son côté, le gouvernement ne reconnaît pas dans ses sujets les vrais citoyens, patriotes,
vertueux, et les considère a priori comme suspects. La fidélité intransigeante à la
liberté condamne toute positivité à l'exclusion, voire à l'élimination. Dès lors que le
citoyen viole la loi — ou, bientôt, est simplement suspect de la violer — il cesse d'être
citoyen, devient ennemi. De là, le cercle infernal de la terreur. « La liberté ou la Mort ! »
« Alors régnent les principes abstraits — de la liberté, et comme elle se trouve dans la
volonté subjective — de la vertu 54 . » L'ennemi réapparaît dans l'État :
Tout malfaiteur, attaquant le droit social, devient par ses forfaits rebelle et traître
à la patrie, il cesse d'en être membre en violant ses lois, et même il lui fait la guerre.
Alors la conservation de l'État est incompatible avec la sienne, il faut qu'un des
deux périsse, et quand on fait mourir le coupable, c'est moins comme Citoyen que
comme ennemi. Les procédures, le jugement, sont les preuves et la déclaration
qu'il a rompu le traité social, et par conséquent qu'il n'est plus membre de l'État.
Or comme il s'est reconnu tel, tout au moins par son séjour, il en doit être
retranché par l'exil comme infracteur du pacte, ou par la mort comme ennemi
52. HEGEL, Leçons sur l'histoire de la philosophie, t. VI, Vrin, 1985, pp. 1558, 1561.
53. ID., Précis de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, par. 433, Rem., trad. J. Gibelin, 1952,
p. 243 : « La lutte pour la reconnaissance et la soumission à un maître est le phénomène d'où est sorti la
vie sociale des hommes, en tant que commencement des États. La violence qui est le fond de ce
phénomène n'est point pour cela fondement du droit quoique ce soit le moment nécessaire et légitime
dans le passage de l'état où la conscience de soi est plongée dans le désir et l'individualité, à l'état de la
générale conscience de soi. C'est là le commencement extérieur ou phénoménal des États, mais non leur
principe substantiel». T. HOBBES, Leviathan, trad. F. Tricaud, Sirey, 1971, p. 717: «Il n'existe guère
de Républiques dans le monde dont les débuts ne puissent en conscience être justifiés ».
54. ID., Leçons sur la philosophie de l'histoire, p. 342.
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public ; car un tel ennemi n'est pas une personne morale, c'est un homme, et c'est
alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu 55 .
Sans basculer dans un empirisme sans principe, Hegel et Hobbes tiennent
fermement les deux bouts de la chaîne : la liberté humaine est à la fois raisonnable et
finie. L'histoire n'est pas pure aliénation; elle est à la fois et inséparablement
aliénation et objectivation positive, progrès. Il est vrai que la soumission du grand
nombre institue la « société civile » et elle seule ; il suit de là que « la dialectique du
maître et du serviteur » lui donne sa structure et sa signification. Mais on peut affirmer
avec J. Freund
que la relation de maître à esclave est un présupposé de l'économique, au sens où
celle d'ami et d'ennemi est un présupposé du politique ce qui veut dire que la
suppression de cette relation équivaudrait à la suppression de l'économique
comme tel 56 .
De même, il faut un gouvernement, tout imparfait qu'il soit. Un gouvernement
imparfait n'est pas encore une tyrannie. « Un gouvernement existe toujours cependant 57 . »
La question se pose de savoir ce qu'il est devenu.
55. ROUSSEAU, DU contrat social, Liv. II, chap. V, p. 220.
56. J. FREUND, «Théorie du besoin», L'année sociologique, 1970, p. 43, note 1.
57. HEGEL, Leçons sur la philosophie de l'histoire, p. 342.
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