La révision du concept de citoyenneté dans Rousseau

Charrak André

Université Paris I, Panthéon - Sorbonne

[ traduction : es  ]

 

Abstract :

It is attributed to Rousseau a definition of the citizen that links it as much to the existence of a rightful government as to that of a mother land. Given that definition, it is no longer possible to speak of the citizen in modern states, save from an abuse of the language that substitutes the political definition of the citizen for the moral definition of the bourgeois man. Nevertheless, we find in Rousseau, close to this republican thought that sets the citizen against the man, a liberal paradigm that separates the Estate from the citizenship. In this sense, it is still the figure of a citizen, more moral than political, what Rousseau sees in the exercise of a public opinion, even under a corrupted government.

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Dans le Contrat social, Rousseau prend soin de marquer par une note spéciale le sens bien précis qu’il donne au nom de citoyen – non parce que sa conception serait nouvelle (encore qu’elle le soit effectivement dans sa formalisation), mais parce qu’elle explicite une réalité qui s’est perdue, comme l’atteste l’usage trivial du mot :

Le vrai sens de ce mot s’est presque entièrement effacé chez les modernes ; la plupart prennent une ville pour une Cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la Cité. (Contrat social, I, vi, note *, OC III[1], p. 361)

Le vrai sens du mot s’étant perdu, il ne faudrait pas l’utiliser. C’est justement une telle conclusion que tire Rousseau dans un passage de l’Émile qui semble anticiper la note du Contrat social, et qui introduit un élément supplémentaire dans l’explication de la citoyenneté, dont la prise en compte fera notre principal problème :

L’institution publique n’existe plus, et ne peut plus exister ; parce qu’où il n’y a plus de patrie il ne peut plus y avoir de citoyens. Ces mots, patrie et citoyen, doivent être effacés des langues modernes. (Émile, I, OC IV, p. 250)

Ces déclarations précises et réitérées, qui affirment donc une solidarité de principe entre la patrie et le citoyen, ont donné lieu à une thèse désormais habituelle, qui se développe en trois volets, qui est illustrée dans de nombreuses études et qui (ne) se trouve sérieusement fondée (que) dans les travaux de Jean-Marie Beyssade (Beyssade 1995) : le Contrat social produit la théorie d’une citoyenneté authentique qui ne peut s’illustrer que dans le commencement des États (par exemple en Corse ou, plus curieusement, en Pologne, qui « montre encore tout le feu de la jeunesse », Considérations sur le gouvernement de Pologne, OC III, p. 954), qui factuellement ne s’est accomplie que dans les Cités antiques (à Athènes, à Rome et, surtout, à Sparte) et qui, après l’avènement du christianisme, aura bien du mal à se réaliser. Que les cités anciennes fournissent à Rousseau le double modèle de la république et du citoyen, lorsqu’il s’agit de les montrer dans toute leur vigueur, cela n’est guère contestable ; en revanche, qu’elles constituent le seul modèle du traité de 1762, qu’en somme, « la rigoureuse théorie du Contrat social [soit] solidaire du modèle romain ou spartiate » (Beyssade 1995, p. 155), nous semble un peu discutable. Corrélativement, l’idée d’une totale subordination de toutes les dimensions de la citoyenneté par rapport à une patrie mérite à tout le moins d’être interrogée. Le problème que nous souhaitons ici construire, et qui engage l’élargissement du concept rousseauiste de citoyenneté, peut se tirer du rapprochement de quelques déclarations fondamentales et explicites de l’auteur du Contrat social. On notera d’abord que Rousseau lui-même désigne expressément le modèle qu’il avait en vue en rédigeant cet ouvrage – et il s’agissait, non de Rome ou de Sparte, mais de la République de Genève :

J’ai donc pris votre constitution, que je trouvais belle, pour modèle des institutions politiques, et vous proposant en exemple à l’Europe, loin de chercher à vous détruire j’exposais les moyens de vous conserver. (Lettres écrites de la montagne, Lettre VI, OC III, p. 809)

Cette déclaration capitale appelle plusieurs remarques. D’une part, et comme l’a très pertinemment suggéré Gabriella Silvestrini, cette référence à Genève permet d’envisager « le problème fondamental du Contrat social comme souci de prévenir le pouvoir arbitraire plutôt que comme l’intention d’expliquer la naissance d’une société légitime » (Silvestrini 2002). Le passage des Lettres de la montagne qui vient d’être cité est à cet égard parfaitement explicite et l’on pourrait parfaitement montrer que Rousseau identifie en Genève une version dégradée du gouvernement démocratique, dans laquelle le Conseil Général est le souverain, tandis que le Petit Conseil forme un gouvernement dont les tendances aristocratiques motivent les prises de position exprimées dans la septième des Lettres écrites de la montagne. D’autre part, si l’on prend au sérieux l’idée que Genève est un modèle privilégié (et le seul explicitement visé comme tel) pour le Contrat social, on doit bien constater que cet exemple illustre également, pour Rousseau, le constat de la disparition du modèle civil des Anciens :

Les anciens peuples ne sont plus un modèle pour les modernes ; ils leur sont trop étrangers à tous égards. Vous surtout, Genevois, gardez votre place, et n’allez point aux objets élevés qu’on vous présente pour cacher l’abîme qu’on creuse au-devant de vous. (Lettres écrites de la montagne, Lettre IX, p. 881)

En somme, cette république dont l’histoire répond à tout le processus expliqué dans le Contrat social, et dont Rousseau s’est si fortement réclamé citoyen (jusqu’à abandonner cette citoyenneté, mais sans nier qu’elle existât) n’est ni compréhensible, ni réformable à partir du modèle antique du patriotisme des citoyens (même si, sur des points importants, on ne manquera pas de relever certaines convergences). Toute la question est dès lors de savoir si la solidarité principielle entre la patrie et le citoyen, qui se donne exemplairement à lire dans l’histoire ancienne, est intégralement maintenue par Rousseau, en sorte que le verdict prononcé au livre I de l’Émile conduirait à ne plus parler, en aucun cas, de citoyenneté à propos des sujets des États modernes (car si les Cités ont disparu, les États ont subsisté malgré leur dégénérescence – il y a là un fait qui, comme l’a d’ailleurs suggéré Beyssade, doit bien trouver sa place dans la pensée de Rousseau). C’est dans cette perspective que nous relirons la fameuse dichotomie entre l’homme et le citoyen qui, loin de signaler simplement les limites de la politique, éclaire le statut des aménagements progressivement apportés par Rousseau.

Les versants juridique et affectif du concept de citoyenneté

Il est sans doute utile de rappeler en quelques mots ceux des acquis du premier livre du Contrat social qui sont essentiels à l’intelligence des remarques de Rousseau sur le sens qu’il donne au nom de citoyen. D’une manière générale, le corps politique proprement dit peut être envisagé sous trois aspects qui, en ce qui concerne le type idéal décrit dans le Contrat social, ne sauraient être séparés : il est le souverain dont les membres sont les citoyens (nous allons y revenir), l’État dont relèvent les sujets et la puissance que servent les soldats ou défenseurs de la patrie : comme le rappelle opportunément Bruno Bernardi dans son édition du Contrat social (2001, p. 192, note 34), le droit politique, le droit civil et le droit des gens correspondent respectivement à ces trois versants. L’important est pour l’instant de considérer que, pour Rousseau, c’est avant tout le rapport au souverain dont il est membre qui définit en propre le citoyen – cette dimension relevant du droit politique est manifestement posée avant que ne soient introduites et prises en compte ses conditions historiques d’effectuation, c’est-à-dire l’existence d’une république patriotique. Dans ce chapitre vi du livre I, il s’agit d’abord de dégager la dimension politique fondamentale de ce concept, qui fait la principale originalité de Rousseau : l’homme devient citoyen lorsqu’il est à tous égards membre du souverain. Dans une Cité constituée sur la base du contrat social, chaque citoyen est actif dans la promulgation de la loi, car il participe à la volonté générale. Mais par son adhésion au pacte d’association, il s’engage également à conformer sa volonté particulière à la volonté générale. Autrement dit, le contrat substitue, aux relations d’homme à homme qui créent une dépendance fatale, la relation du citoyen à la loi, qui constitue la liberté civile. On évite ainsi la situation où, l’État n’existant que comme un « être de raison », l’individu « jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique ». C’est pourquoi il est nécessaire de comprendre dans le pacte social cet engagement, « que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre » (I, vii, p. 363). Dans la Cité du contrat, le citoyen est donc à la fois sujet et membre du souverain. C’est dans ce contexte que Rousseau souligne la spécificité de la définition du citoyen donnée dans le Contrat social, et qu’il s’oppose aux autres écrivains français qui, à part d’Alembert[2], l’ont tous manquée. Autrement dit, la distinction du citoyen et du bourgeois, si elle comporte, comme nous allons le voir, une dimension morale fondamentale, lisible dans le patriotisme, est d’abord introduite par Rousseau pour dégager son concept juridique de citoyenneté. Faute d’avoir bien aperçu ce point, on a produit des interprétations contradictoires de la référence à Bodin qui, dans ce passage, est compté parmi les auteurs français qui ont perdu le vrai sens de la citoyenneté. Pourtant, comme il fut souvent observé, le chapitre vi du premier livre de la République fournissait, dans son intitulé, le programme de la note de Rousseau (« Du citoyen, et la différence entre le sujet, le citoyen, l’étranger, la ville, la cité, et République ») ; mais Bodin définissait le citoyen dans des termes que Rousseau n’appliquera plus qu’au sujet de l’État et, de cette façon, il manquait la dimension juridique prioritairement visée par Rousseau : « […] citoyen, qui n’est autre chose, en propres termes, que le franc sujet tenant de la souveraineté d’autrui ». Enfin, il est manifeste que, parmi les lectures de Rousseau, Hobbes réunirait les deux défauts[3] – de ne pas distinguer la ville et la cité et de manquer la participation du citoyen au souverain. Ces rappels préliminaires étant apportés, dont nous verrons l’importance dans la suite, il faut aborder l’autre dimension (morale et passionnelle) de la citoyenneté, dans laquelle on a relevé les principales marques du républicanisme de l’auteur du Contrat social.

Il va de soi, en effet, que, si l’on n’arrête pas la lecture du traité de 1762 au premier livre, on doit interroger la prédominance effective de la dimension strictement politique de la citoyenneté. On ne saurait en réalité réduire l’existence du citoyen à son versant juridique. L’homme ne peut librement accepter de se considérer comme une partie du corps social, c’est-à-dire, en un sens fort, reconnaître dans la volonté générale l’élément généralisable de sa propre volonté, que s’il identifie son existence avec celle de la nation. Le vrai citoyen, celui de Sparte, aime les lois de son pays davantage que l’humanité, dont il n’a qu’une idée vague :

Tout vrai républicain suça avec le lait de sa mère l’amour de sa patrie, c’est-à-dire des lois et de la liberté. Cet amour fait toute son existence ; il ne voit que la patrie, il ne vit que pour elle ; sitôt qu’il est seul, il est nul : sitôt qu’il n’a plus de patrie, il n’est plus et s’il n’est pas mort, il est pis. (Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 966)

Et c’est ici que l’on rencontre le problème fondamental de la dimension morale de la citoyenneté qui, dans Rousseau, est particulièrement complexe.

Une fois encore, il convient de partir des éléments les mieux connus. Dans ce contexte explicitement désigné comme « républicain », le jugement du bien et du mal se trouve prescrit par l’opinion publique, puisque celle-ci constitue le vrai fondement de l’obligation du citoyen par rapport à la loi. On sait que les deux versions du chapitre du Contrat social consacré à la division des lois distinguent d’abord entre les lois politiques, civiles et criminelles, que nous n’avons pas à étudier ici. Dans la première version, Rousseau considère en outre une quatrième sorte de lois, « qui ne se grave pas sur le marbre ni sur l’airain, mais dans les cœurs des citoyens », et qui, « lorsque les autres lois vieillissent ou s’éteignent, les ranime ou les supplée » (Contrat social, 1re version [manuscrit de Genève], II, v, p. 331 ; II, xii, p. 394) : mais il ne parle alors que « des mœurs et des coutumes » (ibid., 1re version, II, v, p. 331). La version définitive de ce texte apporte une précision capitale, sur laquelle Rousseau prend grand soin d’insister : « Je parle des mœurs, des coutumes, et surtout de l’opinion ; partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes les autres » (ibid., version définitive, XII, xii, p. 394). Ce n’est pas ici le lieu d’analyser le statut de l’opinion publique, qui détermine foncièrement l’évolution de l’État et, plus spécialement, celle de la magistrature. Mais il faut retenir que l’opinion publique juge seule de la vertu civique, qui fait toute la moralité d’un citoyen (il n’y a pas à lui demander davantage) ; par suite, et selon un schéma typique avant Rousseau, toutes les vraies républiques se signalent par une forme de censure, dont Rome fournit évidemment l’exemple et qui, d’une façon dérivée, se prononce encore à Genève. C’est ici le lieu de rappeler l’affinité constamment affirmée par Rousseau entre les femmes et l’opinion : en même temps qu’elles pâtissent de l’opinion publique, à laquelle elles doivent se conformer pour plaire, elles sont agents dans la diffusion de préjugés qu’elles rendent séduisants. Les femmes de Genève, même si elles sont infiniment moins corrompues, remplissent une fonction analogue, qui ranime la vigilance des citoyens : « Elles font presque dans notre ville la fonction de censeurs. C’est ainsi que, dans les beaux temps de Rome, les citoyens, surveillants les uns des autres, s’accusaient publiquement par zèle pour la justice » (Lettre à d’Alembert, OC V, p. 97). Quoi qu’il en soit, l’élément moral de la citoyenneté, c’est-à-dire la vertu civique dont l’opinion publique est le juge, porte la marque d’un patriotisme exclusif qui, on le sait, s’oppose à la morale universelle professée dans l’Émile par le Vicaire savoyard.

On serait ainsi porté, pour caractériser le républicanisme de Rousseau, particulièrement lisible dans sa conception de la citoyenneté et dans celle, connexe, de la vertu civique, de s’arrêter au constat d’une contradiction explicitement désignée comme telle par le Genevois entre le patriotisme et la morale la plus pure, ou la religion de l’homme. Mais cette étrangeté des deux conditions ne va pas sans quelques points de contact, souvent passés sous silence et qui compliquent notablement la conception rousseauiste de la citoyenneté.

L’antinomie de l’homme et du citoyen : rappel et révision

Il est donc permis de considérer que la fameuse contradiction entre l’homme et le citoyen, chez Rousseau, n’est pas la marque d’une pensée libérale (ou pas directement) mais qu’elle répond au versant républicain de la conception rousseauiste de la citoyenneté ; encore faut-il prendre soin de situer précisément cette contradiction, en fonction du contexte dans lequel elle est toujours formulée et en tenant compte des nuances remarquables apportées par Rousseau. On notera tout d’abord que l’antinomie de l’homme et du citoyen est systématiquement énoncée, non sous la forme d’un constat – au contraire, on trouve dans les Confessions de nombreux passages dans lesquels Rousseau affirme qu’en telle ou telle circonstance, il n’a enfreint ni les devoirs de l’homme, ni ceux du citoyen : le problème se pose donc rarement dans les faits, mais plutôt lorsqu’il s’agit de définir l’orientation d’un programme, d’une formation ou d’une institution. C’est ainsi que Rousseau annonce le choix que doit effectuer le précepteur en instituant Émile :

Celui qui dans l’ordre civil veut conserver la primauté des sentiments de la nature, ne sait ce qu’il veut. Toujours en contradiction avec lui-même, toujours flottant entre ses penchants et ses devoirs il ne sera jamais homme ni citoyen ; il ne sera bon ni pour lui ni pour les autres. Ce sera un de ces hommes de nos jours ; un français, un anglais, un bourgeois ; ce ne sera rien. (Émile, I, p. 250)

Ce qui est ici prescrit à l’éducateur se trouve répété d’une façon symétrique dans les Lettres de la montagne, cette fois à l’adresse du législateur :

Le patriotisme et l’humanité sont [...] deux vertus incompatibles dans leur énergie, et surtout chez un peuple entier. Le législateur qui les voudra toutes deux n’obtiendra ni l’une ni l’autre : cet accord ne s’est jamais vu ; il ne se verra jamais, parce qu’il est contraire à la nature, et qu’on ne peut donner deux objets à la même passion. (1re Lettre, p. 706, note)

Les conclusions que l’on doit tirer de ce constat identique seront cependant opposées et correspondent aux directions fondamentales de la pensée de Rousseau, entre lesquelles il ne tranche pas si facilement que le présume Jean-Marie Beyssade. D’un côté, le vrai citoyen devra être dur aux étrangers et n’élargir l’amour de soi que jusqu’à la communauté dont il est membre, sans poursuivre l’itinéraire décrit dans l’Émile jusqu’à l’amour de l’humanité. Sans doute celui-ci interviendra-t-il, sous une forme empirique et dégradée, pour humaniser ou pour adoucir une préférence patriotique qui, à travers une religion nationale, menace de conduire à l’intolérance – mais c’est moins l’inhumanité que la sédition que l’on essaiera alors de prévenir. Cette orientation justifie la critique du christianisme menée dans le Contrat social et les Lettres de la montagne. D’un autre côté, et puisque les vrais citoyens n’ont plus leur place dans les sociétés modernes, il faut en Émile former un homme qui, à tout le moins, réalisera la pureté de sa destination morale. On a pris l’habitude de considérer que cette seconde direction s’impose en fin de compte à Rousseau ; toute la question (posée, pour le coup, par Beyssade) est de savoir si cet objectif ne comporte vraiment plus aucune dimension politique – ou, pour le dire plus précisément, si le champ de la politique et, plus exactement, de la citoyenneté est déserté dans les états modernes. Nous allons y revenir.

Auparavant, et pour mieux situer le problème des rapports entre le patriotisme et la morale, il faut rappeler que la disjonction de l’homme et du citoyen justifie dans Rousseau la critique du christianisme politique ; mais une fois encore, il faut prêter attention aux termes dans lesquels elle se développe, pour situer ensuite le lieu d’une difficulté majeure. Ce n’est pas que le christianisme ne s’adresse qu’à l’individu isolé, mais qu’il vise une humanité générale et, pour tout dire, indéterminée, c’est-à-dire une sociabilité universelle :

[…] loin de taxer le pur Évangile d’être pernicieux à la société, je le trouve, en quelque sorte, trop sociable, embrassant trop tout le genre humain pour une législation qui doit être exclusive ; inspirant l’humanité plutôt que le patriotisme, et tendant à former des hommes plutôt que des citoyens. (1re Lettre, p. 706, note)

Autrement dit, le sociable comme tel, auquel l’homme est naturellement destiné s’oppose au civil proprement dit, c’est-à-dire à la Cité dont le citoyen sera aussi le sujet. Cette tension entre le sociable (le christianisme) et le civil (les exigences de l’État) s’expose cruellement dans le cas de Rousseau lui-même – celui qui, dans la première Promenade, se décrit comme « le plus sociable et le plus aimant des humains » (Rêveries du promeneur solitaire, OC I, p. 995) formule aussi cette conclusion désolante :

Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est que je n’ai jamais été vraiment propre à la société civile où tout est gêne, obligation, devoir, et que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissements nécessaires à qui veut vivre avec les hommes. (ibid., VIe Promenade, p. 1059)

Tout le problème est que cet horizon de sociabilité universelle travaille également la civilité patriotique.

Rousseau affirme en effet, dans la première version du Contrat social, que s’il est impossible de se faire une idée déterminée de la justice divine avant la loi, il demeure que l’appartenance à la Cité donne aux citoyens lieu de s’inscrire sous l’horizon proprement moral d’une société universelle. Sous ce point de vue qui, en réalité, distingue foncièrement les États modernes des sociétés antiques, le statut d’homme ne s’oppose plus à celui de citoyen, mais constitue bel et bien son horizon :

Nous concevons la société générale d’après nos sociétés particulières, l’établissement des petites républiques nous fait songer à la grande, et nous ne commençons proprement à devenir hommes qu’après avoir été citoyens. (Manuscrit de Genève, I, ii, p. 287)

Il ne faut pas essayer de se dissimuler les ambiguïtés que suscite ce passage et qui culminent, dans la suite de l’ouvrage, avec la discussion sur le droit naturel raisonné – celui-ci donnant un contenu à l’intuition des grandes âmes cosmopolitiques dont parlait le second Discours. Mais il y a deux façons de considérer ce problème, qui sont en réalité complémentaires. La première et la plus simple consiste à prendre acte des remaniements apportés dans la version définitive du Contrat social : tout ce qui concerne la société universelle du genre humain, de même que le passage si délicat consacré au droit naturel se trouve biffé. Il nous paraît difficilement contestable que Rousseau entend ainsi se prévenir contre le risque de ne susciter chez les citoyens qu’une adhésion provisoire à la société civile et à la Cité, sous l’horizon d’une humanité élargie. Dans les Lettres de la montagne, c’est précisément ce qu’il reprochera au christianisme. On peut estimer que le problème est ainsi réglé, mais un second point de vue est cependant nécessaire. Il reste en effet que l’attachement de principe du citoyen à sa patrie, lisible par exemple dans une religion nationale exclusive ou dans l’exercice de la censure et qui est affirmé dans tous les grands textes de Rousseau, n’empêche pas que le moment de la vertu républicaine se situe à une certaine étape du développement des affections morales – étape à laquelle il faut s’arrêter dans le cas d’une véritable Cité : mais en va-t-il toujours de même ? La question revient au fond à interroger la solidarité patrie-citoyen posée d’entrée de jeu.

La citoyenneté hors de (ou après) la Cité

Reprenons la citation de l’Émile dont nous sommes partis : « […] où il n’y a plus de patrie il ne peut plus y avoir de citoyens. Ces mots, patrie et citoyen, doivent être effacés des langues modernes » (I, p. 250). Qu’en est-il finalement de la solidarité citoyen-patrie ? Épuise-t-elle, pour Rousseau, le champ d’une institution politique ? Ou, pour le mieux dire, Rousseau se résout-il à effacer le mot de citoyen de sa langue, lorsqu’il n’est plus question d’une vraie patrie ? Il faut ici se reporter à un texte remarquable (d’ailleurs cité par Jean-Marie Beyssade) qui véritablement répond à la déclaration apparemment sans appel prononcée au livre I :

Si je te parlais des devoirs du citoyen, tu me demanderais peut-être où est la patrie, et tu croirais m’avoir confondu. Tu te tromperais, pourtant, cher Émile, car qui n’a pas de patrie a du moins un pays. Il y a toujours un gouvernement et des simulacres de lois sous lesquels il a vécu tranquille. (Émile, V, p. 858)

Autrement dit, en l’absence même d’un exercice effectif du souverain et de la volonté générale, du moment que le pays a des lois et un gouvernement (dont on devine bien sûr qu’en de telles circonstances, il essaiera de les amender, de les suspendre ou d’en promulguer de nouvelles), il est permis de parler du citoyen (ou, plus exactement, des devoirs du citoyen), malgré la prescription du livre I. Qu’importe alors que le contrat social n’ait pas été observé, du moment que les effets produits dans ce pays correspondent aux bénéfices qu’on aurait pu tirer d’une association légitime. Il y a là une situation très frappante d’équivalence des hypothèses – celle du contrat authentique n’épuisant plus le champ de la citoyenneté, comme une lecture trop rapide de la philosophie politique de Rousseau aurait pu donner lieu de le croire :

Que le contrat social n’ait point été observé, qu’importe, si l’intérêt particulier l’a protégé comme aurait fait la volonté générale, si la violence publique l’a garanti des violences particulières, si le mal qu’il a vu faire lui a fait aimer ce qui était bien, et si nos institutions mêmes lui ont fait connaître et haïr leurs propres iniquités ? (ibid.)

Soit dit en passant, à bien lire ce texte qui, répétons-le, ne répond pas aux conditions formelles énoncées dans le Contrat social, le schéma mis en place dans le manuscrit de Genève, selon lequel la loi est antérieure à la justice, et non l’inverse, demeure parfaitement valable. Plus concrètement, on obtient un double simulacre, qui peut être efficace : d’une part, celui de la liberté civile qui, en réalité, « est limitée par la volonté générale » (Contrat social, I, viii, p. 365) et, d’autre part, celui de la propriété, puisque le sujet est ici garanti des violences particulières.

À proprement parler, on pourrait considérer que ces caractères ne permettent de constituer que de simples sujets, et non de vrais citoyens membres du souverain, c’est-à-dire profondément libres. Mais on doit se souvenir en outre du bénéfice ultime qui est tiré du passage à l’état civil et qui, dans la version définitive du Contrat, maintient la citoyenneté sous un horizon moral :

On pourrait sur ce qui précède ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. (ibid.)

Il est vrai que la destination morale de l’individu est désormais réduite à cette seule occurrence et qu’il n’est plus fait mention de la société universelle du genre humain. Mais quoi qu’il en soit, ce schéma d’institution de la liberté morale est lui aussi indépendant de l’application fidèle des réquisits du contrat, dans la mesure où le sujet pourra se réaliser comme citoyen en se conformant à l’apparence du bien public qui, pour lui, constitue un ordre véritable auquel se conformer :

Le bien public, qui ne sert que de prétexte aux autres, est pour lui seul un motif réel. Il apprend à se combattre, à se vaincre, à sacrifier son intérêt à l’intérêt commun. Il n’est pas vrai qu’il ne tire aucun profit des lois ; elles lui donnent le courage d’être juste, même parmi les méchants. Il n’est pas vrai qu’elles ne l’ont pas rendu libre, elles lui ont appris à régner sur lui. (Émile, V, p. 858)

On obtient donc le simulacre de la liberté civile et une liberté morale authentique.

De là, deux interprétations partiellement compatibles de ce passage semblent admissibles. 1) Il convient d’abord de faire état de la thèse de Beyssade sur l’évolution de la pensée du Genevois : Rousseau « refusera toujours toute autre forme de la liberté politique que la république la plus austère. Par contre, il affirme de plus en plus fortement la subordination du modèle politique, unique, à d’autres modèles, non politiques » (Beyssade 1995, p. 155-156). 2) Mais il faut bien considérer le début de ce long alinéa du livre V, qui indique clairement que ces précisions sont introduites par Rousseau pour dissocier les caractères de la citoyenneté de l’idée d’une vraie patrie – et ce, contre la formule du livre I qu’il répète ici manifestement. Dès lors, force est de constater qu’à côté d’une pensée républicaine rigoureuse et un peu nostalgique, dont les commentateurs récents ont relevé de multiples occurrences dans Rousseau, un mouvement de fond se fait jour à partir du Contrat social, qui conduit Rousseau à rendre justice à Hobbes : l’État se trouve ordonné au seul maintien de la paix et n’exige des sujets que la stricte obéissance aux lois, en laissant la détermination du bien et du mal moral au for intérieur de chacun – on reconnaît là un paradigme libéral assez inattendu dans Rousseau. Cette conception de la citoyenneté semble certes bien peu compatible avec les exigences fortes exprimées dans le Contrat social, et qui commandaient l’analyse de la censure et de l’opinion publique. Mais elle doit être prise au sérieux puisqu’elle exprime, dans le champ politique et non simplement moral, le constat de l’absence d’une vraie patrie.

Les pages délicates mais, en fin de compte, parfaitement explicites que nous donne à méditer le livre V de l’Émile imposent de conclure avec une certaine prudence sur l’horizon que Rousseau assigne à un concept de citoyenneté qu’il prétend renouveler/restituer. Il ne nous semble pas très heureux, en particulier, d’essayer de le réduire à telle ou telle tradition (celle du droit naturel ou celle, plus en vogue, du républicanisme) qui marque plus nettement telle ou telle présentation canonique, selon qu’on s’en tienne aux principes du droit politique ou que l’on considère les conditions de survie d’un État. Il ne faut cependant pas imaginer que Rousseau oscille entre les deux, mais plutôt considérer qu’elles se trouvent mobilisées, l’une ou l’autre, en fonction des rapports historiques précis que l’on examine et qui déterminent la nature de la sociabilité. Au total, on doit admettre que la figure la plus répandue de la citoyenneté que Rousseau observe en son temps, et à laquelle il s’efforce finalement de faire droit, est sans doute celle, malheureuse, qu’introduisait déjà le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité : « […] le citoyen toujours actif, sue, s’agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations encore plus laborieuses » (OC III, p. 192). Reste au sujet moral à reconnaître les moyens d’une attitude vertueuse dans ces rapports de dépendance et de concurrence généralisée – quelque chose de la vraie citoyenneté demeurera alors.

Bibliographie

Alembert (d’), Encyclopédie.

Beyssade J.-M., 1995, « La politique des modernes », Études Jean-Jacques Rousseau, 7.

Hobbes T., Du Citoyen, Paris, Flammarion, 1996.

Rousseau J.-J., 2001, Du contrat social, B. Bernardi (éd.), Paris, Flammarion (GF 1058).

—, 1959-1995, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 5 vol.

Silvestrini G., 2002, « Républicanisme, contrat et gouvernement de la loi », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 13, p. 37-66.

 

 

Notes

[1] Les références aux textes de Rousseau sont données dans l’édition des Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 5 vol., 1959-1995, notée OC avec indication du volume en chiffres romains pour la première mention de chaque texte.

[2] Rousseau salue d’Alembert pour avoir distingué, à propos de la population de Genève, entre les citoyens et les bourgeois. « On distingue dans Genève quatre ordres de personnes : les citoyens qui sont fils de bourgeois et nés dans la ville ; eux seuls peuvent parvenir à la magistrature : les bourgeois qui sont fils de bourgeois ou de citoyens, mais nés en pays étranger, ou qui étant étrangers ont acquis le droit de bourgeoisie que le magistrat peut conférer ; ils peuvent être du conseil général, et même du grand-conseil appellé des deux-cens. Les habitans sont des étrangers, qui ont permission du magistrat de demeurer dans la ville, et qui n'y sont rien autre chose. Enfin les natifs sont les fils des habitans ; ils ont quelques privilèges de plus que leurs pères, mais ils sont exclus du gouvernement » (Alembert, art. « Genève »).

[3] « […] encore qu’on ait accoutumé de dire en une grande sédition, que le peuple d’une ville [civitas traduit par city] a pris les armes, il n’est pourtant vrai que de ceux qui ont effectivement les armes en main, et de ceux qui leur adhèrent : à cause que la ville, qui, toute en corps, est considérée comme une seule personne, ne peut pas prendre les armes contre soi-même. Quand donc la multitude a fait quelque chose, il faut entendre comme si elle avait été faite par chacun de ceux qui composent cette multitude » (Hobbes, 1996, I, vi, 1).