GUGLIELMO FORNI ROSA

ÉTUDES SUR LA "RELIGION CIVILE". I. ROUSSEAU CONTRE SAINT-SIMON DANS LA FORMATION D'ÉMILE DURKHEIM*.



"Mais il est un principe plus général du bonheur de la Société, auquel la Nature même et la Raison bien consultée, ramènent toujours le genre humain, et que la marche fautive des idées dominantes dans ce siècle feroit peut-être négliger malgré son extrême importance; c'est la Religion"

                  Claude Fauchet, 1789


1. Si nous rencontrons le thème de la religion dans la pensée de Durkheim, nous nous trouvons peut-être embarrassés à lui donner un contenu défini. On risque toujours de confondre le religieux, le social et le moral, et de dire, d'une façon un peu générique, que la religion est ici un système de valeurs, une moralité particulière (comme pourrait être celle de l'ancienne Union Soviétique). Cela nous touche surtout si l'on a coupé les relations vitales qui relient la notion durkheimienne de "religion" à la pensée française du XIXe siècle, et à certaines racines ancrées dans le XVIIIe. Je voudrais tout simplement parcourir à rebours les traces de la formation de Durkheim, qui sont d'autre part totalement explicites dans les cours (sur le socialisme, sur Rousseau, etc.) qu'il a donné à Bordeaux dans les années quatre-vingt-dix, et qui ont été publiés après sa mort dans la "Revue de Métaphysique et de Morale" et dans la "Revue Philosophique". 

Je me propose donc de donner un tableau problématique des tentatives, qui ne cessent de croître tout au long du XIXe siècle, de bâtir des "nouveaux christianismes" ou de nouvelles religions, plus ou moins éloignés de la forme originelle (ce sont les tentatives qui trouveront une suite inattendue justement dans le catholicisme, avec le modernisme). Ensuite, j'essaierai de tracer la relation entre Rousseau, Saint-Simon et Durkheim selon une double direction de recherche: a) D'abord, la méfiance de Durkheim envers le développement industriel et, généralement, économique a des racines rousseauistes. Même si Saint-Simon, avec son "industrialisme" et surtout avec sa notion d'une solidarité fondée sur la division du travail, a influencé Durkheim, la lutte de Rousseau contre la division du travail (en particulier dans le Discours sur l'inégalité), et le caractère à la fois arriéré et immobile de la société décrite dans le Contrat social, ont efficacement contrecarré l'ascendant du théoricien du socialisme. b) En second lieu, le problème de l'ordre ne peut être résolu sur le terrain de l'économie politique, voire sur la base des théories d'un ordre "naturel" qui se réalise à partir de la libre expression de l'intérêt individuel. Ni le matérialisme d'Adam Smith, ni le naturalisme de Jean-Baptiste Say n'intéressent Durkheim, qui se trouve plutôt à son aise avec la conception rousseauiste d'un ordre de la civilisation, crée par l'homme et non par la nature. L'ordre, moral ou religieux, se superpose à l'inévitable désordre de l'économie: c'est une pensée qui vient surtout de Rousseau et qui permet à Durkheim de critiquer Saint-Simon, qui côtoierait encore trop strictement le naturalisme économique de Say. Mais la question est complexe, la pensée de Saint-Simon a évolué d'une manière parfois désordonnée mais reconnaissable vers une conception religieuse; ce qui a été un peu effacé dans l'interprétation de Durkheim, trop préoccupé de repousser les périls de la vague "industrialiste". 


2. Dans une scène très pathétique de L'idiot , le prince Myskin nous montre que le catholicisme n'a rien à voir avec le christianisme, c'est une théorie du pouvoir qui dérive de l'ancien Empire romain; c'est pour cela qu'il tombe toujours dans le socialisme et dans l'athéisme, parce que la protestation des hommes religieux, de ceux qui ont besoin de l'absolu, est trop vive pour ne pas éclater continuellement. En effet, pendant tout le XIXe siècle, les rapports entre christianisme et socialisme sont très fréquents, dans les deux directions: celle d'une sécularisation des conceptions religieuses qui sont alors appelées à dessiner le lien social, ou celle d'une élévation ou sacralisation de la société, de sa vie et de ses intérêts, qui vient occuper la place traditionnellement réservée à la religion (c'est par exemple ce que Durkheim a indiqué, à propos de la Révolution française, dans un passage des ses Formes élémentaires de la vie religieuse). 

Si l'on considère l'ensemble du discours religieux au cours du XIXe siècle français, on s'aperçoit que les positions extrêmes, telles que le conservatisme catholique contre-révolutionnaire (Bonald, de Maistre, le premier Lamennais, etc.) et l'athéisme militant ou le jacobinisme en retard (Théodore Dézamy, Auguste Blanqui, etc.) ne sont nullement les plus suivies. Tout se joue dans l'espace moyen, dans la richesse des tentatives, déjà initiées pendant la Révolution française, de relire ou réécrire le christianisme. De Claude Fauchet à Etienne Cabet, de Saint-Simon à Proudhon, à Comte, à Quinet, et jusqu'à Sorel qui a écrit un texte sur la "religion d'aujourd'hui" en 1909, le problème est de trouver ou retrouver cette "religion civile" dont Rousseau avait soutenu la nécessité dans le dernier chapitre du Contrat social, en montrant que l'essentiel, le noyau central du christianisme et même de la figure de son Fondateur, est contenu dans cette interprétation sociale ou politique. Donc Durkheim a trouvé, pour ainsi dire, le terrain préparé lorsqu'il disait que la société est l'objet réel de l'adoration religieuse, objet que les époques mythiques ou métaphysiques avaient caché derrière les figures divines, et qui apparaît maintenant en pleine lumière à une époque qui a opéré les démythifications nécessaires. Je rappelle ici tout simplement que les interprétations politiques du christianisme et de la prédication de Jésus-Christ étaient répandues chez les prêtres constitutionnels pendant la Révolution française, souvent en relation avec Rousseau; qu'on avait bâti un culte dans lequel la société - et en particulier ses représentants, c'est-à-dire l'Assemblée nationale - devenait objet de l'adoration religieuse; que le discours de Robespierre sur l'Être suprême - ainsi que les discours de ceux qui l'ont suivi, par exemple l'abbé Grégoire qui vient six mois après ou Benoist de la Mothe qui a parlé le 14 avril 1796 - renvoie au dernier chapitre du Contrat social, etc.


3. Saint-Simon a pensé, vers la fin de sa vie (le Nouveau Christianisme a été écrit  en 1825), que la société se développait en poussant toujours plus loin la division du travail (c'est une pensée qui vient des économistes, en particulier d'Adam Smith que Saint-Simon avait fréquenté à travers la lecture de Jean-Baptiste Say); mais le progrès a besoin d'un culte, bref: d'une religion, laquelle doit être de plus en plus perfectionnée pour montrer aux hommes - qui sont destinés à des fonctions différentes - les intérêts communs à tous les membres de la société, que Saint-Simon identifie avec les intérêts généraux de l'espèce humaine. Donc le dernier Saint-Simon se détache de l'idéologie naturaliste de l'économie politique en montrant que l'individualisme (le "sentiment d'égoïsme" typique de la modernité) est toujours un facteur de désagrégation et doit être compensé par la science  qui donne une forme à la société; c'est-à-dire la morale ou le nouveau christianisme. L'élément commun, unifiant, qui chez Saint-Simon est le "nouveau christianisme" (réaliser la solidarité ou le socialisme, aimer ses propres frères), est vidé chez Durkheim de toute signification chrétienne, mais maintient le caractère irréel ou idéal d'un système de valeurs qui façonne tout de même la réalité.

Saint-Simon avait commencé d'une façon tout à fait différente. Sa vie douloureuse et aventureuse ne lui a jamais permis d'être réellement conséquent et de poursuivre une pensée jusqu'au bout. Mais ce qu'il faut tout de suite écarter, c'est l'idée que la science économique puisse valoir chez lui comme une discipline particulière, qui ne touche qu'un aspect restreint de la vie humaine. L'économie politique, au XVIIIe siècle, soutient qu'il y a une relation nécessaire entre le développement industriel, la paix et la liberté. Et au fond de cette conception se trouve l'analogie avec les sciences de la nature. Elle se présente donc d'un côté comme un savoir qui vise une scientificité rigoureuse, sur le modèle physique ou mathématique (vers 1820 seulement le physicalisme initial tourne à un certain biologisme), et de l'autre, comme un discours sur la société qui prétend avoir une valeur philanthropique et une importance morale et sociale.

Saint-Simon connaissait l'Emile mais il n'a jamais utilisé la "profession de foi" ou les nombreux passages que l'auteur de l'Emile a dédiés au christianisme et à la figure de son Fondateur. Si, dès 1814 (dans son texte De la réorganisation de la société européenne), Saint-Simon présente la nécessité d'un principe spirituel ou moral de collaboration, cela peut dépendre de l'influence rousseauiste de son secrétaire, Augustin Thierry; la société industrielle paraît ici comme réalisation ou avènement du christianisme, parce qu'au "sentiment de fraternité" ou sentiment moral elle unit l'intérêt à la collaboration, qui se réalise par la division du travail. Dès l'abord, on voit que l'industrialisme (c'est un terme créé par Saint-Simon par rapport à la doctrine libérale de Jean-Baptiste Say) consiste essentiellement en une compréhension de l'économie politique comme science générale de la société; mais cette compréhension était déjà prévue, et même visée, dans l'économie politique elle-même.  La pensée de Saint-Simon n'est pas vraiment cohérente sur ce point: on peut dire qu'une contribution importante est venue des auteurs traditionalistes, contre-révolutionnaires (de Maistre, de Bonald, Lamennais), ou encore souligner que cette tendance était déjà comprise dans la vague industrialiste. Si le problème de l'ordre est celui qui nous préoccupe, la philosophie du progrès permet de répondre: la production est le but de la société et donc aussi le principe de l'ordre. En d'autres termes, qui définit le but de la société propose à la fois une morale et une politique; et si on dit que le but de la société est la production industrielle, la morale et la politique lui seront subordonnées.

C'est là, je crois, que se sont vérifiées les premières querelles entre le deuxième secrétaire de Saint-Simon, Auguste Comte, et son maître. Je ne peux pas donner ici une exposition des idées du premier: mais le renversement qui est en cours chez Saint-Simon de l'économie à la morale et à la religion a été souligné et renforcé par Comte, avant de devenir la position maîtresse de Durkheim. Ici, encore, ce serait une illusion de voir une continuité sans troubles et sans détours. Par exemple, Saint-Simon avait déjà exprimé une orientation anti-libérale ou anti-encyclopédiste dans une lettre à Chateaubriand (4 juin 1817) dans laquelle il exposait sa conception de la "religion civile", en niant que l'on puisse laisser la liberté en matière de religion: "Les philosophes du XIXe siècle feront sentir la nécessité de soumettre tous les enfants à l'étude du même code de morale terrestre, puisque la similitude des idées morales positives est le seul lien qui puisse unir les hommes en société". Et dans le Système industriel (1820-22), c'est-à-dire après la séparation d'Auguste Comte, il subordonne l'organisation industrielle à des fins morales et se méfie de l'égoïsme. Comte, de son côté, avait fait ses lectures de Smith, Malthus, Say, et travaillait à la transformation de l'économie politique en une science générale de la société. Dans ses Considérations sur le pouvoir spirituel (1825-26) il présente le "pouvoir spirituel" comme une tâche d'éducation morale ou sociale: il doit pourvoir au gouvernement de l'opinion, à la fixation et au maintien des principes qui doivent régir les rapports sociaux. Smith a bien vu, dit Comte, et d'une façon plus profonde que celle de tout autre penseur, le grand thème de la division du travail; mais il fallait compenser le principe d'égoïsme par un principe d'altruisme qui manque dans son système; la production et l'échange ne peuvent être considérés séparément du problème politique et du problème moral.


4. Dans le Contrat social, Rousseau distingue la "volonté de tous" de la "volonté générale". La première "regarde à l'intérêt privé, et n'est qu'une somme de volontés particulieres"; la seconde "est toujours droite et tend toujours à l'utilité publique". Le citoyen doit suivre uniquement la volonté générale; non pas son propre intérêt, mais l'intérêt commun. Rousseau dit en effet: "ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix, que l'intérêt commun qui les unit". Quand par exemple on vote un projet de loi, "ce qu'on leur (aux citoyens) demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur... Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étois trompé, et que ce que j'estimois être la volonté générale ne l'étoit pas". Qui vote donc en se souciant de son intérêt personnel commet une erreur, celle "de changer l'état de la question et de répondre autre chose que ce qu'on lui demande: En sorte qu'au lieu de dire par son suffrage: il est avantageux à l'Etat, il dit: il est avantageux à tel homme ou à tel parti que tel ou tel avis passe".

Donc, la volonté générale est un "point dans lequel tous les intérêts s'accordent", et ce point est unique. Mais comment le définir? Il consiste en un certain accord entre la justice et l'utilité, qui demande cependant aussi  un total dévouement et un changement de la nature humaine. Il ne s'agit pas de renoncer complètement à l'intérêt individuel, mais d'en exclure les éléments qui peuvent être seulement à moi, ou à mon groupe, ou à mon parti, et conserver au contraire l'élément central, le noyau, qui vaut pour tous les citoyens. En d'autres termes, chacun doit décider ce qui est bien pour un citoyen type, pour un citoyen en général; c'est là que réside l'intérêt, mais aussi le désintérêt, de qui décide. Si je décide ce qui est bien pour moi, je ne réalise pas la volonté générale; je dois décider ce qui est bien pour l'État, et c'est là ma vraie volonté car je m'y suis engagé avec la totale aliénation du contrat. Certes, l'idée rousseauiste d'une certaine parité de condition économique entre les citoyens peut aider à faire en sorte que l'intérêt de chacun coïncide avec le général: en ce sens, la "volonté de tous" (si l'on ôte "les plus et les moins qui s'entredétruisent") pourrait se rapprocher de la volonté générale. Ces "plus et moins" sont ce qui, dans toute volonté particulière, s'éloigne d'un noyau central commun à tous: c'est pourquoi "l'accord de tous les intérêts se forme par opposition à celui de chacun". 


5. Ce qui a d'abord entretenu l'attention de Durkheim sur l'œuvre de Rousseau, c'est l'idée de la société comme organisme et le refus des conceptions anglaises, répandues dans la philosophie, l'histoire, l'économie politique, qui voyaient la société comme une somme d'atomes essentiellement libres. Durkheim cherchait alors un fondement méthodologique pour la nouvelle science, et il fallait donc séparer d'une façon la plus nette possible la psychologie et la sociologie, l'étude de l'homme et celle de la société. On n'oublie pas que la mise en valeur des métaphores biologiques et l'idée de l'organisme peuvent dériver pour Durkheim de sa fréquentation de la pensée allemande (je rappelle par exemple le compte-rendu de Toennies, Gemeinschaft und Gesellschaft); mais la société de Rousseau est une totalité morale, fruit de l'entendement et de la volonté, et nullement une totalité naturelle; ce qui convient particulièrement à l'"idéalisme" de Durkheim, à un penseur qui pouvait écrire, dans la Conclusion des ses Formes élémentaires de la vie religieuse: tout ce qui se passe, se passe de toute façon dans l'idéal.

Ce qui est typiquement rousseauiste dans les textes de Durkheim (et en particulier dans le cours sur le socialisme qu'il a professé à Bordeaux, pendant l'hiver 1895-96), c'est l'idée qu'il faut fixer la société moderne dans une forme qui ne vient pas de son mouvement naturel, et, d'une certaine façon, ralentir l'histoire, mettre un terme au progrès. Les nouveautés techniques et scientifiques, appliquées à la production industrielle, produisent des dégâts qu'il faut dominer et prévenir par la formation politique et morale de la société (ce que Rousseau a prévu, dans le Contrat social, en disant qu'il faut concilier la justice et l'intérêt, qu'il faut réduire l'intérêt individuel à celui qui serait valable pour un citoyen-type, ou pour un citoyen en général). Durkheim joue Rousseau contre Saint-Simon: ou plutôt - pour des raisons qu'on verra ensuite d'une façon plus détaillée - contre les économistes qui se cachent derrière la figure du théoricien du socialisme, et que celui-ci avait déjà en partie contestés. Rousseau contre Saint-Simon, cela signifie: l'équilibre, la nature, l'ordre, contre l'industrialisme, le progrès, l'égoïsme, l'infinité des besoins à satisfaire... Mais Durkheim, en se séparant de Rousseau et en suivant Saint-Simon, avait accepté la division du travail; seulement, avec certains ménagements, certaines distinctions. Si la division du travail, en rendant tous les hommes dépendants les uns des autres, suffisait à établir la solidarité ou le socialisme, il n'y aurait pas besoin de moralité ou de religion. Mais cette solution totalement laïque (qui correspond, dans le langage de Durkheim, à la "solidarité organique") n'est pas considérée comme suffisante; elle ne l'était pas déjà chez Saint-Simon, qui voyait la nécessité de superposer des conceptions générales (justement, le "nouveau christianisme"). Donc il faut ajouter des "représentations collectives", un système de valeurs commun à tous les hommes ("solidarité mécanique") qui forme, au-delà de la division des tâches, le lien social, qui serait toujours en train de se gâter pour l'égoïsme des individus.

On peut dire qu'il se cache chez Durkheim une philosophie de l'histoire selon laquelle l'humanité moderne procède du mécanique à l'organique, en faveur de la spécialisation; mais la religion est encore, et sera toujours, nécessaire. Saint-Simon avait déjà esquissé le dessin, quelque peu providentiel, d'un christianisme non réalisé dans l'antiquité qui maintenant, à la faveur de la collaboration dans le travail, peut devenir la substance de la société moderne; Durkheim parle tout simplement de "religion", étant personnellement non-croyant et représentant d'une science qui vient d'être constituée.

La société comme organisme a une signification différente chez Rousseau et Durkheim; radicale, dans un sens révolutionnaire, pour le premier; dominée au contraire par un certain conservatisme - strictement imbriqué dans son moralisme - pour le second. On entend toujours - et aujourd'hui, heureusement, de moins en moins - que l'individu, pour Rousseau, est totalement immergé dans la vie de l'État et que Rousseau serait à l'origine du totalitarisme. On oublie que, si le citoyen dépend de la société toute entière, celle-ci dépend des citoyens qui l'ont constituée et qui la dirigent à travers la formation des lois, ou l'exercice de la souveraineté. Or Durkheim refuse l'origine contractuelle de la société, c'est-à-dire le rôle de l'individu dans la formation de l'ensemble, et cette condition d'indépendance, que Rousseau attribuait à l'homme de la nature dans le Discours sur l'inégalité. Robert Derathé a montré que Rousseau pense la relation entre le citoyen et l'État d'une façon directe, comme exercice de la citoyenneté (active et passive: souveraineté et obéissance à la loi), au lieu que Durkheim refuse cette relation directe et propose la médiation des catégories professionnelles, ou corporations (on peut rapprocher un peu les positions si on pense que Rousseau avait admis la représentation des députés - liés cependant par des mandats impératifs - dans les Considérations sur le gouvernement de la Pologne: mais ce n'est pas l'orientation du Contrat social). Donc, Durkheim a repoussé la théorie du contrat parce qu'elle paraissait à ses yeux expression de l'individualisme "anglais" et du naturalisme des économistes: la société, alors, apparaît comme un "mécanisme" mis en place par des forces individuelles et non pas véritablement un "organisme", dans le sens pré- ou supra individuel que Durkheim avait appris de la sociologie allemande.


6. Abordons maintenant la lecture durkheimienne de Saint-Simon, contenue dans le cours déjà cité, professé à l'université de Bordeaux et publié par Marcel Mauss en 1928 (mais une partie de ces leçons avait paru dans la "Revue de Métaphysique et de Morale" et dans la "Revue Philosophique").

Selon ce texte, la proximité entre la pensée de Durkheim et celle du père du socialisme est telle, que la présence d'Auguste Comte risque de s'effacer, ou de rester à l'arrière plan: toutes les décisions théoriques fondamentales dépendent de Saint-Simon, qui paraît ici le véritable fondateur du positivisme, c'est-à-dire, aux yeux de Durkheim, de la plus importante position philosophique après Descartes. C'est Saint-Simon qui a découvert la loi des trois stades, des trois époques du monde (théologique ou féodale, métaphysique ou juridique, et positive), et qui a demandé la transformation de l'historiographie dans un sens scientifique, ce qui signifiait pour lui la construction d'une philosophie de l'histoire, la recherche des lois du progrès (Nous savons que Durkheim a refusé la philosophie de l'histoire, à propos de Comte et de Spencer; mais combien elle travaille en sous-main dans tous ses textes!).

D'un point de vue méthodologique, Saint-Simon a jeté les bases de la nouvelle science lorsqu'il a dit qu'un système social est seulement la réalisation d'un système d'idées, que ce qui fait le lien entre les hommes et forme une société, c'est une certaine façon de penser et de se représenter les choses. Donc, pour changer la société il faut changer la mentalité: mais non par des moyens physiques, en utilisant la violence comme pendant la Révolution française, seulement en remplaçant l'ancienne vision du monde, liée à la monarchie et à l'Église, par la vision moderne ou scientifique. Le but de Saint-Simon est aussi bien pratique que théorique (et on a des témoignages importants, tel que celui de G. Davy, sur l'orientation analogue de Durkheim); la philosophie positive sera la philosophie de la nouvelle société, qui ne refuse pas la religion, sinon la religion ancienne, périmée, en faveur d'une nouvelle religion (c'est la solidarité ou l'union d'amitié produite par la division du travail).

La difficulté, dans la construction des sciences humaines, a été qu'on ne peut avoir un savoir régulier de ce qui est absolument libre et placé (en tant que pourvu d'une âme, d'une destination éternelle, etc.) en dehors de l'univers matériel. L'homme, pour un savoir traditionnel, théologique ou métaphysique, réclame une position particulière dans l'univers. Or l'importance de Saint-Simon, dans cette exposition de Durkheim, repose sur l'idée que les sciences humaines peuvent, ou doivent, se constituer sur le modèle des sciences de la nature parce que l'homme - dans la perspective sécularisante ou rationalisante qui est aussi celle de Durkheim - est une partie de la nature et on ne peut pas diviser le monde en deux secteurs, dont l'un est à disposition de la science et l'autre nous échapperait. Mais si l'on veut que la société devienne l'objet d'un savoir distinct, il ne faut pas la considérer comme un agrégat d'individus ou une somme d'éléments juxtaposés, mais comme une réalité particulière qui a son existence et sa nature propre.

Ainsi, la possibilité même d'un conflit entre les deux penseurs nous échappe ou semble renvoyée à l'infini. Cependant, elle existe, et tourne autour du rapport entre société, économie, et religion. Or, à propos de la religion, nous pouvons encore souligner des analogies frappantes: l'idée, par exemple, qu'il faut renouveler ou "perfectionner" le christianisme en lui enlevant un certain dégoût, ou mépris, pour la matière, la sensibilité; ou encore l'idée, que Durkheim voit dans les textes de Saint-Simon mais qui anticipe singulièrement la Conclusion des Formes, d'un rapport entre science et religion selon lequel science sociale, socialisme et religion dérivent tous d'une même source, la condition anormale (la crise, ou la décomposition) des sociétés modernes. Mais, tandis que la science se développe lentement, les autres forces anticipent (avec, évidemment, un but pratique et pour faire face aux situations qui ne peuvent pas attendre) une synthèse des solutions: la religion du côté de la morale (contrôle des instincts, des appétits; réaffirmation de la primauté de l'esprit sur les penchants matériels), le socialisme du côté de l'économie (développement industriel, satisfaction des besoins). Donc une religion existera toujours, parce que la science ne pourra jamais épuiser sa tâche.

Mais il y a quelque chose, dans la pensée de Saint-Simon, qui inquiète Durkheim et que nous devons maintenant fixer d'une façon plus précise. On pourrait l'appeler un certain naturalisme, si on pense à l'économie politique et en particulier à Jean-Baptiste Say, bref: l'idée que l'ordre est produit, d'une façon presque automatique ou mécanique, par le mouvement naturel de la société. Or, Durkheim a critiqué le naturalisme de Smith, de Say, et l'industrialisme de Saint-Simon, précisément parce que, comme il le dit, tous ces gens là voulaient tirer le supérieur de l'inférieur, la règle morale du mouvement de l'économie. Saint-Simon admettait la religion et il ne voyait pas de contradiction entre sa conception positive et la foi religieuse, mais il pensait que la première conduisait tout naturellement à la seconde, autrement dit que la division du travail produirait de par soi-même la solidarité et la fraternité de l'Évangile. 

Durkheim est toujours resté du côté de Saint-Simon en ce sens que, entre le communisme et le socialisme, il a toujours préféré le socialisme. Le communisme, pour lui, renvoie dans l'antiquité à Platon, et dans la modernité à Rousseau: ce sont des utopies, produites par des philosophes qui méprisaient la vie matérielle et dessinaient des petites sociétés, généralement pauvres et pourvues d'une division du travail encore rudimentaire. Le socialisme au contraire, nous l'avons vu, est fondé sur la division du travail et sur cette solidarité, que Durkheim a appelée "organique" en l'opposant à la solidarité "mécanique" des petites sociétés sous-développées. Mais le système des relations industrielles n'est pas - pour Durkheim, et déjà pour Saint-Simon - en mesure de produire un ordre véritable et donc, ici, on fait recours à la religion. Seulement, aux yeux de Durkheim, le composant naturaliste (le sensualisme, le panthéisme) de la religion saint-simonienne - qui a été ultérieurement développé par ses élèves, par exemple Bazard - ne produit pas vraiment un ordre supérieur, spirituel; un ordre capable de contrôler, ou dominer, la poussée indéfinie des demandes économiques, et donc la possibilité de conflit qui est encore présente dans le nouveau système industriel.


7. Le Rousseau que Durkheim utilise contre le naturalisme économique est le Rousseau éthique, façonné par le néo-kantisme de l'époque, qui recevra sa forme suprême et définitive quelque dizaine d'années plus tard dans l'œuvre de Cassirer. Même si Rousseau a fait naître la société de l'individu, la "culture" de la "nature" (ce que Durkheim, on l'a déjà vu, ne peut pas accepter), il est "précurseur de la sociologie" parce qu'il a conçu la société comme "être moral" ou "corps social", en réalisant pour la première fois les conditions méthodologiques fondamentales de la nouvelle science: l'objet d'un tel savoir a sa propre indépendance. Une société ne peut pas exister comme telle, si on l'envisage, à la façon de Spencer, comme une composition factice d'intérêts ou de services, éventuellement fondée sur la "sympathie"; il faut avoir précisément un sens très vif - à la façon de Rousseau - de la spécificité de ce règne qui se superpose, comme un ordre de faits hétérogènes, aux faits simplement individuels. Cette distance et cette supériorité se révèlent dans les expressions de Rousseau telles que "être de raison" et "organisme": deux définitions de la société qui ne se contredisent point selon Durkheim, même si pour lui c'est plutôt la première qui serait fondée dans la seconde (la raison est un produit de la société) au lieu que pour Rousseau ce serait le contraire (la société est le fruit d'un accord rationnel, ce qui s'entend aussi comme une critique de toutes les sociétés qui ne sont pas rationnellement constituées).

Donc la question décisive, que nous allons aborder à travers une pluralité de textes, la question de l'ordre que Durkheim cherche à affronter à la fin d'un siècle parsemé, dans son pays, de troubles si profonds, est déjà anticipée dans la solution d'un thème qui paraît à première vue méthodologique. L'ordre ne peut pas arriver d'en bas, à travers la composition des intérêts ou des individus qui se rencontrent, se heurtent, se poussent, comme les atomes dans l'espace vide (l'analogie physique ou mécanique était bien présente chez les économistes, tels que Jean-Baptiste Say). L'ordre donc viendra d'en haut. Cela ne signifie pas que Durkheim débouche sur l'autoritarisme, ou sur un conservatisme périmé: d'en haut, cela signifie d'abord et surtout que la source de l'ordre est placée ailleurs, dans un monde nouveau qui s'appelle société et dont la signification est essentiellement morale. La félicité et la liberté de l'homme naturel, déjà dans le deuxième Discours de Rousseau, consistent en ceci, qu'il vit en équilibre entre ses désirs, ou ses besoins, et la possibilité de les satisfaire. Puisqu'il n'y a pas division du travail, personne ne dépend de ses semblables, et donc la vie naturelle consiste dans une confrontation continue avec les choses. C'est, en bref, la dureté du monde matériel, que nous ne pouvons ni déplacer ni surmonter, qui nous enseigne les limites de notre situation, et donc ce qu'on peut désirer. Durkheim cite le fameux passage de l'Émile (Livre II) à propos de la "dépendance des choses" ou "des hommes", pour examiner le tournant très délicat qui conduit, chez Rousseau, de la nature à l'histoire: existe-t-il, dans la société moderne, quelque chose qui puisse régler nos désirs, comme le font dans la condition originaire les forces de la nature, les fleuves, les montagnes, les animaux? Naturellement tout ce mouvement vise une théorie de la souveraineté de la loi, de la volonté générale: la limite qui nous est imposée par les choses pourrait venir aussi d'une société juste, d'une société "morale". "Si les lois des nations pouvoient avoir comme celles de la nature une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne put vaincre, la dépendance des hommes redeviendroit alors celle des choses, on réuniroit dans la République tous les avantages de l'état naturel à ceux de l'état civil, on joindroit à la liberté qui maintient l'homme exempt de vices la moralité qui l'élêve à la vertu".

Nous en venons ainsi à nous trouver dans une situation paradoxale. La dureté des choses devient, dans une société développée, la dureté, la résistance de la loi, du pacte social. Mais la liberté, qui selon Rousseau est conservée dans l'état civil, reste effectivement telle seulement si la loi est produite par les citoyens (l'obéissance à la loi qu'on se donne de par soi-même est la liberté). Or Durkheim suppose que l'homme est libre quand il rencontre une limite, une force supérieure (autrement il serait l'esclave de ses désirs insatisfaits, et de toute la société), force qu'il a librement accepté; mais puisqu'il refuse la théorie du contrat (qui lui semble une mauvaise manifestation du vieux libéralisme), les citoyens, singulièrement et tous ensemble, n'ont point de prise sur la formation de la loi. Pour se libérer de l'infinité du désir ils doivent se soumettre à quelque chose qu'ils n'ont pas produit et qui montre, effectivement, une dureté comparable à celle des choses, mais pas dans la direction envisagée par Rousseau; Durkheim exclut, nous le savons déjà, la relation directe entre le citoyen et l'État, et propose une participation qui passe à travers les catégories professionnelles.

Dans les notes, que Durkheim avait préparées pour un cours sur la pédagogie de Rousseau (publiées après sa mort dans la "Revue de Métaphysique et de Morale"), nous pouvons observer à l'état naissant cette anthropologie que le grand sociologue pose à la base de sa construction politique. L'enfant ne connaît pas cet équilibre entre ses propres désirs et la possibilité ou la capacité de les satisfaire, qui existait à l'origine, dans l'état de nature, et qui maintenant doit être reconstitué par l'éducation et dans la formation de l'homme civil. Mais pour que cet équilibre se réalise, et donc pour que l'individu puisse vivre en harmonie avec son milieu, en reconstituant dans la condition civile certains traits de l'état de nature, il doit sentir, au-dessus de lui, une force morale, qui a la même indépendance et la même objectivité que les forces physiques. Puisque le désir humain est en soi sans limite, ce serait une très grave contradiction de prendre au sérieux cette infinité en cherchant à lui répondre avec une augmentation des marchandises. Or l'erreur du libéralisme, en particulier anglais (voire Spencer), a été d'éliminer la discipline, la contrainte, la distinction - dans l'éducation - entre ce qui peut être utile ou nuisible à l'enfant; on a compté sur l'intérêt pour organiser la félicité de l'homme, au lieu de reconnaître que l'intérêt, de par soi même, est plutôt une source de souffrance et de servitude. On comprend alors l'attention très relative que Durkheim (en cela, véritable élève de Rousseau) peut consacrer au problème du développement, du progrès, dans le sens généralement économique que lui attribuait le comte de Saint-Simon.



APPENDICE

LA "RELIGION CIVILE" EST-ELLE LA RELIGION DU VICAIRE SAVOYARD?


1. Henri Gouhier a soutenu, dans ses travaux sur Rousseau, l'identité entre la "Profession de foi du Vicaire savoyard" (dans le livre IV de l'Émile) et la "religion civile" qui est présentée dans le dernier chapitre du Contrat social. En effet il y avait, dit-il, deux lignes de recherche qui se sont développées séparément, mais qui se sont ensuite entrecroisées et à la fin confondues: Rousseau était gêné par les positions matérialistes ou panthéistes des philosophes et en quête d'une conception religieuse personnelle, qu'il développera dans ses Lettres à Sophie (ou Lettres morales), puis dans le livre IV de l'Émile; d'autre part, l'œuvre qu'il avait commencée à Venise en 1743-44, et qui devient en 1762 le Contrat social, ne contient pas de référence à la religion, sinon à la fin, quand (probablement en 1760) Rousseau y ajoute le chapitre VIII du livre IV: "De la religion civile". Mais d'une "profession de foi civile" il avait déjà parlé dans sa Lettre à Voltaire (15 août 1756), "qui marque alors - écrit Gouhier - une étape commune aux deux cheminements, ébauche à la fois de la religion civile selon le Législateur et de la religion naturelle selon le Vicaire, l'une et l'autre recevant plus tard leur forme définitive dans deux ouvrages écrits en même temps et publiés la même année, en 1762".

Gouhier se rend compte de la difficulté de sa tâche, parce que la "profession de foi" du Vicaire, ou le vrai christianisme suivant la raison et la conscience, est une religion universelle, spirituelle, et purement intérieure; alors que la "religion civile" doit renforcer la fidélité à la patrie, l'amour pour son devoir, et contient des engagements particuliers comme la sainteté du contrat social et des lois du pays. En outre, cette religion est totalement extérieure, comme on peut le voir aisément dans le cas de M. de Wolmar dans la Nouvelle Héloïse ("Il ne dogmatise jamais, il vient au temple avec nous, il se conforme aux usages établis; sans professer de bouche une foi qu'il n'a pas, il évite le scandale, et fait sur le culte réglé par les loix tout ce que l'Etat peut exiger d'un citoyen"). En effet l'État doit s'intéresser aux comportements, aux actions des citoyens; mais puisqu'il ne possède aucune compétence théologique ou métaphysique, la considération qu'il réserve aux convictions morales ou religieuses est limitée au souci des conséquences que ces convictions peuvent produire dans la vie sociale.

Je voudrais donc montrer que l'interprétation d'Henri Gouhier ne peut pas aboutir, ne peut pas recevoir l'appui des textes, et d'abord celui du texte fondamental pour toute cette discussion, le chapitre VIII du livre IV du Contrat social.


2. Dans le Contrat social Rousseau commence son discours sur la religion en montrant que dans l'antiquité l'unité du corps politique était garantie par une religion nationale, alors que l'universalisme chrétien et la duplicité des pouvoirs, en l'Europe moderne, ont été la source de conflits inépuisables et ont amené la décadence de l'État, la corruption de la communauté politique. Il faut donc revenir à l'unité, mais avec quelle religion, ou avec quelle conception des relations entre l'élément religieux et l'élément politique? Rousseau présente deux, ou trois, types de religion pour montrer qu'aucun d'eux ne peut vraiment résoudre le problème de l'unité de l'État, de l'obéissance ou de la fidélité des citoyens aux lois de la cité (c'est ici que nous nous séparons décidément de l'interprétation d'Henri Gouhier).

D'abord, Rousseau souligne - contre l'opinion de ceux qui voudraient une fondation de l'État totalement laïque - la nécessité d'un fondement religieux, mais aussi que le christianisme est plutôt nuisible qu'utile dans une bonne constitution de l'État, pour des raisons qu'il va expliquer tout de suite. En effet, si on se pose du point de vue de la société, nous avons la "religion de l'homme" qui correspond à la "société générale", c'est-à-dire à l'humanité entière, et la "religion du citoyen", qui correspond à une société particulière; mais ni l'une ni l'autre ne peut devenir une "religion civile" (Il y aurait aussi une troisième espèce de religion, celle qui divise l'homme entre deux pouvoirs différents, comme le christianisme romain, ou religion du prêtre. Elle est si mauvaise que Rousseau refuse même d'en parler: "Tout ce qui rompt l'unité sociale ne vaut rien: Toutes les institutions qui mettent l'homme en contradiction avec lui-même ne valent rien").

Donc nous avons seulement deux types de religion, dont la première, la "religion de l'homme", a sans doute les mêmes caractères que la religion proposée par le Vicaire savoyard: elle refuse les manifestations extérieures, vise seulement l'intériorité de l'homme en rapport avec son Dieu et les devoirs éternels de la morale; c'est le vrai christianisme, "la pure et simple religion de l'Evangile". Mais cette religion vise un monde qui est au-delà de l'histoire humaine, et donc elle ne peut pas renforcer l'obéissance ou la fidélité du citoyen; au contraire, elle le détache de la vie de l'État, comme de tout ce qui se déroule dans ce monde. Rousseau avance dans cette direction (qui ne peut pas être vraiment comprise si on oublie sa préférence pour la cité ancienne, pour les modèles héroïques de Sparte et de Rome) jusqu'à dénoncer la spiritualité du christianisme comme une sorte de faiblesse, de renoncement, ou peut-être seulement d'indifférence pour les événements d'ici-bas. "Les vrais Chrétiens sont faits pour être esclaves; ils le savent et ne s'en émeuvent gueres; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux".

D'autre part, la "religion du citoyen" est mauvaise pour des raisons très évidentes. Certes, elle enseigne à servir du même coup Dieu et son pays, et la fusion du pouvoir politique et religieux va dans le même sens, d'une divinisation de l'État qui favorise l'adoration des citoyens. Mais, étant fondée sur l'erreur et le mensonge, préférant des cérémonies superstitieuses au culte intérieur de la divinité, elle justifie l'intolérance, pousse à l'assassinat ou à la guerre contre ceux qui appartiennent à une religion différente. 

Donc, nous n'avons pas trouvé la religion qui pouvait fournir un fondement à la société envisagée dans le Contrat social, et même, en suivant le texte de Rousseau, nous avons barré toutes les voies qui pouvaient y conduire. Si Gouhier a finalement identifié la "religion civile" avec la "religion de l'homme" (et la foi du Vicaire savoyard), c'est parce que, quand il a cherché s'il y avait d'autre solution au-delà du christianisme, il a conclu: "En fait, il n'y en a pas. Le Législateur est devant une alternative: ou une "religion du citoyen" qui trahit la "religion de l'homme", ou la "religion de l'homme" qui devient difficilement "religion du citoyen"... Le législateur du Contrat social n'a donc pas le choix. Qu'il y ait ici une difficulté, qui le nierait? Pourtant, est-elle dans la doctrine de Rousseau? N'est-elle pas dans l'idée même d'une religion essentiellement spirituelle et universelle?" L'embarras est manifeste et l'auteur, dans le très peu de pages qui reste à la conclusion de son ouvrage, ne fera pas grand chose pour en sortir. Donc nous essayerons de donner quelque aperçu dans cette direction.


3. Même s'ils ont été publiés à quelque semaine l'un de l'autre en 1762 (ou, peut-être, précisément pour cette raison), le Contrat social et l'Émile ne dérivent pas de la même attitude, mais de deux attitudes qu'on pourrait indiquer comme complémentaires: orientée vers l'individu la seconde, et vers la société la première. Mais il y a là peut-être quelque chose de plus profond, que le langage de la complémentarité finit par réduire ou par estomper, comme si les deux oeuvres capitales de Rousseau pouvaient rentrer dans un plan systématique, dont elles seraient, tout compte fait, seulement les parties. En d'autres termes, ce qui est vrai d'un point de vue ne l'est pas de l'autre, et il faut toujours considérer que Rousseau travaille sur des plans différents et selon diverses vérités. Or dans le cas en question il faut dire tout de suite, je crois, que la "profession de foi civile" (si l'on veut utiliser les termes de la Lettre à Voltaire) ou "religion civile" (Contrat social) n'est pas, à proprement parler, une religion, mais le plan (l'ordre, le cadre), fourni par la nature et la raison, à l'intérieur duquel chaque religion historiquement donnée doit trouver une limite et une forme nécessaire.

Les "dogmes" de la religion civile (mais il ne faut pas les entendre comme "dogmes de Religion", plutôt comme "sentimens de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon Citoyen ni sujet fidelle") sont très simples, et sont dirigés exclusivement au contrôle du comportement pratique, parce que le corps souverain "n'a point de compétence dans l'autre monde" et "quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir ce n'est pas son affaire, pourvu qu'ils soient bons citoyens dans celle-ci". La société demande simplement que chaque citoyen manifeste son respect, sa considération pour la religion civile, c'est-à-dire pour la société elle-même dans ses valeurs ou règles fondamentales.

On pourrait même dire que du point de vue de la société (Contrat social), l'unité se forme au niveau du politique, donc dans cette forme générale de chaque religion possible que nous appelons "religion civile"; au lieu que, dans l'Émile et du point de vue individuel, l'unité est donnée dans la forme universelle et proprement spirituelle d'une religion de l'homme ou de l'Évangile, mais les particularités historiques dont elle se revête dans chaque situation déterminée, ont certainement une signification politique, c'est-à-dire celle d'une multiplication extérieure non requise par sa vérité, et inclinée peut-être à l'estomper ou à la cacher (Profession de foi du Vicaire savoyard).