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Jean-Jacques Rousseau à Strasbourg

Les quelques semaines que J.-J. Rousseau passa à Strasbourg en 1765 ne furent qu'un court épisode de la vie errante qu'il mena, pendant cinq ans, après son départ de Motiers-Travers; elles méritent toutefois d'être relatées, non seulement à cause de l'intérêt qui s'attache naturellement à tout ce qui touche au souvenir d'un homme de génie, mais encore parce que l'accueil enthousiaste réservé à l'illustre proscrit nous permet de juger quel écho les idées nouvelles du XVIII° siècle trouvaient chez nos ancêtres.

Rappelons d'abord, en quelques mots, les circonstances qui amenèrent le philosophe de Genève en Alsace. Décrété de prise de corps après la condamnation de l'Emile par le parlement en 1762, il avait dû quitter brusquement la France et s'enfuir en Suisse, où il avait fini par trouver un asile à Motiers-Travers, dans la principauté de Neuchâtel, qui appartenait alors au roi de Prusse. Là, grâce à la protection du gouverneur de Frédéric II, Lord Keith, il put passer trois années à peu près tranquilles. Toutefois, dans le courant de l'été de 1765, les persécutions brutales d'une populace fanatisée l'obligèrent à fuir de nouveau. Il se réfugia alors (septembre 1765) dans la petite île de St-Pierre, sur le lac de Bienne, où, isolé du monde, il espérait pouvoir vivre en paix le reste de ses jours. Mais il s'y trouvait à peine depuis quelques semaines, lorsque les Bernois, de qui dépendait la contrée, lui intimèrent l'ordre de quitter leurs États dans le plus bref délai. Malgré le mauvais état de sa santé et l'approche de l'hiver, il se vit forcé de quitter l'île le 25 octobre, y laissant la plupart de ses effets et ses livres sous la garde de sa «gouvernante» Thérèse.

Sa première idée, en recevant l'annonce du fatal décret, avait été d'aller à Berlin, où il comptait sur la protection de Frédéric II; mais, après réflexion, le climat de l'Allemagne du Nord lui parut trop rude pour sa santé et il songea à gagner l'Angleterre, où déjà trois ans auparavant Mme de Boufflers lui avait conseillé de chercher un asile. Il commença par se rendre à Bienne, où il se reposa pendant quelques jours, puis à Bâle qu'il atteignit le mercredi 30 octobre. «J'arrive malade, écrivit-il de là à son ami du Peyrou, mais sans grand accident. M. de Luze1) a eu soin de me pourvoir d'une chambre, sans quoi je n'en aurais pas trouvé, vu la foire. Je partirai pour Strasbourg le plus tôt qu'il me sera possible, peut-être dès demain, mais je suis parfaitement sûr maintenant qu'il m'est totalement impossible de soutenir le voyage de Berlin. J'ignore absolument ce que je ferai; je renvoie à délibérer à Strasbourg. Je souhaite fort d'y recevoir de vos nouvelles. Je compte loger à l'Esprit, chez M. Weisse; cependant, n'étant encore bien sûr de rien, ne m'écrivez à cette adresse que ce qui peut se perdre sans inconvénient. »

Rousseau arriva à Strasbourg le samedi 2 novembre 1765, «après le plus détestable voyage qu'il ait fait de sa vie»; il ne logea pas à l'Esprit, comme il en avait eu d'abord l'intention, mais à la Fleur, chez Koenig2), où de Luze lui avait fait préparer une chambre.

C'était la première fois qu'il remettait le pied en France depuis l'arrêt de prise de corps qui l'avait frappé trois ans et demi auparavant; comme ce décret n'avait pas encore été abrogé depuis, il n'était pas très rassuré sur l'accueil qu'on lui ménageait; il se disait toutefois qu'il n'avait qu'à traverser le Rhin pour être en sûreté de l'autre côté de la frontière3). Il écrivit à Lord Keith, alors à Berlin, pour lui demander conseil; en attendant sa réponse, il tâcha de garder le plus strict incognito, ne voulant même pas se servir des lettres de recommandation que de Luze lui avait données (entre autres pour un M. Zollikofer, banquier, qui devait lui avancer des fonds). Mais au bout de peu de jours, la nouvelle de son arrivée se répandit et il put voir combien ses craintes étaient peu fondées. Les autorités elles-mêmes rivalisèrent de prévenances pour lui; le maréchal de Contades, alors gouverneur de la province, auquel il fit une visite le 9 novembre, lui assura qu'il serait aussi en sûreté à Strasbourg qu'à Berlin et lui accorda même, s'il faut en croire les Mémoires secrets de Bachaumont4), de passer l'hiver dans un village des environs. Quant à la population, fière de posséder au milieu d'elle un pareil hôte, elle lui fit des ovations enthousiastes, ainsi qu'en fait foi un journal de son séjour, publié dans la Correspondance littéraire de Grimm5).

Le 10 novembre, le théâtre donna une représentation de son opéra le Devin du Village6). On l'avait invité à diriger lui-même la répétition générale qui eut lieu la veille; il s'y rendit dans le costume d'Arménien qu'il avait coutume de porter depuis son séjour à Motiers, et y passa plus de deux heures et demie. «Il paraissait, dit le journal en question, à son aise sur le théâtre, où il a placé les acteurs lui-même et leur a fait répéter son opéra tout entier, en les faisant recommencer fort souvent; il ne leur a pas passé la moindre faute, non plus qu'à la musique, qui y était complète et qu'il a fait exécuter très doucement et très simplement, ainsi que le chant». Le jour de la représentation, il y eut salle comble dès quatre heures et demie, et il fallut rendre l'argent à beaucoup de monde qui n'avait pu trouver de place. La pièce fut assez bien jouée et très applaudie. Jean-Jacques assista au spectacle dans une petite loge grillée qu'on mit à sa disposition pour la durée de son séjour; le public l'acclama chaudement, et il fut même, d'après Barruel7), rapporté en triomphe chez lui après la fin de la représentation. Le lendemain, il se rendit au concert de la ville, qui avait lieu toutes les semaines, et auquel on faisait, parait-il, de bonne musique; le 16, il fut à la soirée musicale qui se donnait chaque samedi chez M. de Chastel, trésorier de la province8); le 18, de nouveau au concert de la ville, où Mademoiselle Barbesan, fille du chirurgien major en second de l'hôpital militaire, chanta la célèbre romance du premier acte du Devin: «J'ai perdu mon serviteur».

- Entre temps, il était retourné au théâtre, dont le directeur le comblait de prévenances, jouant les pièces qui pouvaient lui plaire et lui ayant fait faire une clef pour une petite porte par laquelle il pouvait entrer et sortir sans être vu du public. Pour lui témoigner sa reconnaissance, Rousseau voulut lui réserver la primeur de Pygmalion, mélodrame qu'il avait écrit quelque temps auparavant et auquel il tenait beaucoup; son séjour à Strasbourg fut toutefois trop court pour mettre à l'étude cette oeuvre qui fut jouée pour la première fois à Lyon, quelques années plus tard seulement. En revanche, on eut l'idée de donner Narcisse, petite comédie sans grande importance qu'il avait composée dans sa jeunesse; la représentation eut lieu au mois de décembre, mais l'auteur, à la veille de son départ, n'y put assister9).

Outre ses visites au gouverneur et à quelques personnages en place, Rousseau en fit et surtout en reçut nombre d'autres; tout le monde s'empressait pour voir le célèbre écrivain et pour lui parler; aussi, écrivait-il à son ami neuchâtelois le colonel de Pury, sa maison ne désemplissait-elle pas du matin jusqu'au soir10).

Le journal de son séjour raconte à ce propos un incident assez curieux. Un M. Hangardt, qui vint le voir le 12 novembre, crut conquérir ses bonnes grâces en lui disant qu'il avait élevé son fils «suivant les principes qu'il avait eu le bonheur de puiser dans l'Emile»; mais Jean-Jacques, qui n'aimait pas les flagorneries, lui répondit que c'était tant pis pour lui et pour son fils. - La singularité de cette anecdote l'a fait considérer comme sujette à caution par plusieurs auteurs, entre autres par de Neyremand; son authenticité est néanmoins hors de doute. En effet, la baronne d'Oberkirch raconte dans ses Mémoires11) qu'elle a connu le jeune homme en question, fils d'un ancien homme d'affaires du prince de Wurtemberg; elle avoue du reste que les prévisions du philosophe s'étaient réalisées, et que «l'enfant de la nature» était devenu un assez sot personnage. En admettant qu'il n'y ait aucun parti-pris dans cette appréciation de la grande dame, qui n'aimait pas Rousseau, on peut toutefois se demander si cet insuccès n'était pas moins la faute du système que de ceux à qui et par qui il était appliqué. Il est bon aussi de rappeler à ce propos que l'auteur de l'Emile se défend expressément, dans sa préface, d'avoir voulu donner un manuel d'éducation à suivre au pied de la lettre; son but était avant tout, en exposant ses idées et observations personnelles sur quelques questions qu'il jugeait fondamentales, d'attirer l'attention de ses contemporains sur l'importance d'un pareil sujet et d'indiquer sur quels points essentiels devait porter l'étude des réformes à faire dans les méthodes alors en honneur.

Rousseau fut très sensible à l'accueil cordial des Strasbourgeois, et il ne cesse d'en exprimer sa vive satisfaction dans ses lettres à ses amis. Toutefois cette succession de fêtes, de soirées et de visites ne laissa pas que de le fatiguer, et sa santé, très éprouvée à la suite des émotions des derniers mois, s'en ressentit. D'ailleurs une existence aussi agitée était trop en contraste avec ses goûts de solitude et de rêverie pour l'attacher longtemps. Aussi se décida-t-il, pendant la seconde partie de son séjour, à «redevenir ours» et à refuser les invitations qu'on ne cessait de lui prodiguer, ne voyant plus que quelques personnes, parmi lesquelles surtout un M. Fischer à qui il avait été recommandé par le colonel de Pury et qui lui avait rendu de grands services dès les premiers jours de son arrivée12). Il reprit alors aussi ses études de botanique, auxquelles il s'était livré avec passion ces dernières années et qu'il avait dû interrompre depuis son départ de l'île St-Pierre. Il écrivit le 17 novembre à du Peyrou, le chargeant de bien trier et ranger ses herbiers et ses livres relatifs à cette science, pour pouvoir les lui envoyer dès qu'il aurait trouvé un domicile stable quelque part; en attendant, il se contentait de quelques ouvrages assez rares (les Commentaires de Dioscoride, par Matthiolus; les Oeuvres de Valerius Cordus, éditées en 1561 à Strasbourg par Conrad Gessner; le Pinax, de Gaspard Bauhin; les Nova plantarum genera, de Michelius), qu'il avait eu l'occasion d'acheter pour une cinquantaine de francs chez un libraire de la ville13).

Encouragé par les dispositions favorables des autorités et de la population, Rousseau avait songé à passer l'hiver en Alsace14); plusieurs personnes influentes de la ville avaient même, dit-on, écrit au duc de Choiseul pour demander qu'on lui permit de rester; mais la réponse du ministre fut négative. Les invitations pressantes du philosophe anglais Hume, jointes aux conseils de Mme de Bouftlers et de Lord Keith, le décidèrent alors définitivement à se rendre en Angleterre. Le duc d'Aumont lui ayant procuré, sur la prière de Mme de Verdelin, un passeport pour traverser la France15), il quitta Strasbourg le 9 décembre pour aller à Paris, où l'attendaient Hume et de Luze qui devaient faire route avec lui.

 

Dr M. Mutterer
Revue Alsacienne Illustrée
publiée sous la direction de Charles Spindler à St Léonard par Boersch
volume VI
(1904)


1) Un de ses amis de Neuchâtel, qui devait faire avec lui la traversée d'Angleterre.
2) Voir à ce sujet les lettres du 4 et du 20 novembre au libraire Guy. C'est sans doute la lettre (citée ci-dessus) écrite de Bâle à du Peyrou qui a fait supposer à Seyboth (Strasbourg historique et pittoresque, p. 605) que Rousseau avait logé à l'Esprit. - L'auberge de la Fleur se trouvait rue de la Douane (cf. Seyboth, ouvr. cité, p. 513).
3) Déjà pendant son séjour à Motiers, Rousseau avait reçu une invitation à se rendre en Alsace. Le comte de Waldner le fit prier, par l'entremise du ministre H. D. Petitpierre, de venir passer quelque temps chez lui dans son château d'Ollwiller. La lettre du gentilhomme alsacien (citée par F. Berthou, J. J. Rousseau au Val-de-Travers, p. 82, note 1, ne manque pas d'originalité. «Je sais bien, dit-il, que c'est un glorieux qui aime à se singulariser, mais, par cela même qu'il a beaucoup d'esprit, je suis convaincu qu'il a les organes justes, et que, par conséquent, il aime mieux le bon vin que le mauvais, et qu'à l'égard de toutes les autres choses de la vie, à moins qu'une cause étrangère ne vienne à la traverse, il préférera toujours le meilleur au moins bon, et j'ose dire qu'il en trouvera l'occasion chez moi ... Il sera libre chez moi comme chez lui, ne mangera que ce qu'il voudra, et comme il voudra. Sa chambre ne sera meublée et balayée que juste selon ses ordres ... Donnez-lui, je vous prie, bonne opinion de moi. Vous pouvez lui dire hardiment que je suis fort bonhomme et pourtant pas un sot, peut-être cela le touchera-t-il plus que tout le reste.» - On ne sait pas ce que Rousseau a répondu ou fait répondre à cette proposition. M. le comte de Waldner de Freundstein, au château de Lévy (Allier), que nous tenons à remercier ici de son obligeance, a bien voulu faire des recherches dans les archives de sa famille, mais n'a rien trouvé à ce sujet; il pense que l'auteur de la lettre ci-dessus était Christian Dagobert Ier, comte de Waldner de Freundstein, Lieutenant-Général des Armées du Roy, Colonel propriétaire du Régiment Waldner-Suisse, Grand-Croix de l'Ordre du Mérite militaire, qui habitait en 1765 le château d'Ollwiller.
4) Edition P.-L. Jacob. Paris 1883, p. 165.
5) Edition de M. Tourneux. Paris 1877-82, tome VI, p. 434-36.
-Musset-Pathay (Histoire de la vie et des ouvrages de J.-J. Rousseau. Paris 1821) croit que ce journal fut publié à Strasbourg pendant le séjour du philosophe, qui dut, dit-il, en être contrarié. Cette hypothèse, à l'appui de laquelle il ne cite aucune preuve, nous parait peu vraisemblable. En effet, les lettres de Rousseau donnent tout lieu d'admettre qu'il n'a jamais eu connaissance de cet écrit, et d'autre part la forme de ce dernier fait supposer que c'était simplement une chronique rédigée pour la Correspondance littéraire.
- G. H. MORIN (Essai sur la vie et le caractère de J.-J. Rousseau, Paris 1851) considère sa véracité comme suspecte, à cause de l'antipathie de Grimm pour Jean-Jacques; néanmoins, chaque fois que les lettres de ce dernier ou d'autres écrits de l'époque permettent de contrôler les faits rapportés, ceux-ci se montrent exacts.
- De Neybemand (Séjour en Alsace de quelques hommes célèbres, Colmar 1861) se donne l'air d'avoir découvert le journal du séjour de Rousseau à Strasbourg dans la Correspondance de Grimm; cette prétention est d'autant plus surprenante qu'il connaissait au moins l'une des deux biographies dont nous venons de parler (celle de Musset-Pathay, qu'il cite au cours de son article, et dans laquelle le journal en question se trouve reproduit en grande partie).
6) Ce n'était pas la première fois qu'on donnait le Devin du Village à Strasbourg; il y avait été joué avec beaucoup de succès en 1750, donc peu après sa première représentation à Paris (cf. J: F. Lobstein, Beiträge zur Geschichte der Musik im Elsass, 1840).
7) Barruel, Vie de J. J. Rousseau, 1789 (cité d'après l'Appendice aux Confessions de Petitain).
8) M. de Chastel demeurait rue Brûlée (cf. Seyboth, ouvr. cité, p. 162).
9) Voir la lettre de Rousseau à M. de Villeneuve, du 8 décembre 1765, dans ses Oeuvres et Correspondance inédites (Paris 1861). - L'éditeur de ces dernières, Streckeisen-Moultou, dit que la pièce fut jouée par quelques amateurs; il semble toutefois que ce M. de Villeneuve n'était autre que le directeur du théâtre, qui fit représenter Narcisse par sa troupe (cf. de Neyremand, ouvr. cité, et Lobstein, ouvr. cité).
10) Cf F. Berthoud (J. J. Rousseau au Val de Travers, p. 390).
11) Mémoires de la baronne d'Oberkirch, publiés par le Comte de Montbrison. Paris 1856 (tome II, p. 186). - La baronne d'Oberkirch était la nièce du comte de Waldner qui avait fait inviter Rousseau à venir demeurer chez lui.
12) Lettre du 8 novembre au colonel de Pury (dans F. Berthoud, J. J. Rousseau au Val de Travers, p. 390). - Voir aussi, au sujet de ce M. Fischer, une lettre de Julie von Bondeli, dans la biographie de cette dernière par E. Bodemann (Hanovre 1874), p. 339.
13) Cf. Albert Jansen, J. J. Rousseau als Botaniker, 1885.
14) II écrivait p. ex., le 14 novembre, au procureur général Meuron à Neuchâtel: « Selon toutes les apparences, je me déterminerai à passer ici le reste de l'hiver. Les bontés de M. le Maréchal et les caresses de tout le monde m'assurent de l'y passer agréablement, et en vérité, après tant de secousses déplaisantes, j'ai le plus grand besoin d'un repos aussi doux que je le trouve ici» (Lettre reproduite par F. Berthoud, ouvr. cité, p. 407).
15) Cf. la lettre du 10 mai 1766 à M. de Malesherbes.