Michel Ragon
La voie libertaire




Terre Humaine, Plon, 1991.
 
 

Ragon-01




 
 
 
 

 
Le feu prit un jour dans les coulisses d'un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On crut à un mot plaisant et on l'applaudit : il répéta, les applaudissements redoublèrent. C'est ainsi, je pense, que le monde périra dans l'allégresse générale des gens spirituels persuadés qu'il s'agit d'une plaisanterie.
 
 
KIERKEGAARD

 

PROLOGUE



«Les hommes de notre temps s'aperçoivent que les anciens pouvoirs s'écroulent de toutes parts, ils voient toutes les anciennes influences qui meurent, toutes les anciennes barrières qui tombent ; cela trouble le jugement des plus habiles; ils ne font attention qu'à la prodigieuse révolution qui s'opère sous leurs yeux, et ils croient que le genre humain va tomber pour jamais en anarchie. S'ils songeaient aux conséquences finales de cette révolution, ils concevraient peut-être d'autres craintes.

«Pour moi, je ne me fie point, je le confesse, à l'esprit de liberté qui semble animer mes contemporains ; je vois bien que les nations de nos jours sont turbulentes ; mais je ne vois pas clairement qu'elles soient libérales, et je redoute qu'au sortir de ces agitations qui font vaciller les trônes, les souverains ne se trouvent plus puissants qu'ils ne l'ont été.»

Lorsque Alexis de Tocqueville publie ce texte en 1835,1 l'histoire de l'anarchie n'est pas encore commencée. Mais l'antagonisme entre les notions de liberté et d'égalité apparaÎt déjà comme un des drames majeurs de la révolution de 1789. Cet antagonisme va peser de tout son poids sur les idées politiques de la seconde moitié du XIXe siècle ; il déchirera le XXe siècle de ses conflits.

Que l'on ne s'y trompe pas, si nous plaçons Alexis de Tocqueville en préambule, ce n'est pas pour le récupérer sur la voie libertaire où nous allons nous engager. Ne confondons pas voie libertaire et voie libérale, même si ces deux terminologies se font un écho du mot liberté. La voie libérale est au capitalisme ce que la voie libertaire est au socialisme. Il est toutefois intéressant de remarquer que le premier théoricien du capitalisme libéral, Alexis de Tocqueville, et le premier théoricien du socialisme libertaire, Pierre Leroux, perçoivent au même moment le danger de la voie égalitaire.

Si l'égalité donne aux hommes le goût des institutions libres, développe Tocqueville, leurs sentiments les portent à concentrer le pouvoir et à tendre vers le despotisme d'un État tout-puissant. La démocratie contient donc un germe qui peut lui être fatal : le totalitarisme technocratique.

En 1834, dans un article de la Revue encyclopédique intitulé: «De l'individualisme et du socialisme», Pierre Leroux montrait le danger des mêmes tendances qui allaient se développer à gauche : «Nous sommes aujourd'hui la proie de ces deux systèmes exclusifs de l'individualisme et du socialisme...2 Les uns ont posé en principe que tout gouvernement devait un jour disparaître et en ont conclu que tout gouvernement devait, dès à présent, être restreint aux plus étroites dimensions... Les autres, en retour, voyant le mal ont voulu le guérir par un procédé tout différent. Le gouvernement, ce nain imperceptible dans le premier système, devient dans celui-ci une hydre géante qui embrasse de ses replis la société tout entière. L'individu, au contraire, ce souverain absolu et sans contrôle des premiers n'est plus qu'un sujet humble et soumis : il était indépendant tout à l'heure, il pouvait penser et vivre selon les aspirations de la nature ; le voilà devenu fonctionnaire et uniquement fonctionnaire ; il est enrégimenté, il a une doctrine officielle à croire et l'inquisition à sa porte. L'homme n'est plus un être libre et spontané, c'est un instrument qui obéit malgré lui ou qui, fasciné, répond mécaniquement à l'action sociale, comme l'ombre suit le corps.»

Extraordinaire anticipation du léninisme et du stalinisme. Et cela bien avant qu'apparaisse le marxisme puisque, en 1834, lorsque Pierre Leroux écrit ces lignes, Karl Marx n'a que seize ans, qu'il ne rencontrera Proudhon à Paris qu'en 1844 et que la première édition du Capital date de 1867.

L'histoire de l'humanité est consternante. Comme dans cet apologue du théâtre en feu que nous plaçons en exergue à ce livre, les penseurs prospectifs sont pris pour des plaisantins. On se moque des prophètes et l'on applaudit les démagogues. La voie libertaire est un petit chemin caillouteux, «montant, sablonneux, malaisé» sur lequel ne s'engagent que quelques utopistes. En bas, dans la vallée, sur la route si large, s'engouffre la multitude, persuadée de son bon droit, de sa raison, de sa logique.

La voie libertaire n'est pas confortable. Elle est, puisque minoritaire, la voie de la solitude et du doute. Pourquoi, dès mes vingt ans, ai-je emprunté celle-là et non pas l'autre ? Pourquoi ne me suis-je jamais détourné de ce chemin ? Pourquoi, après un aussi long parcours, ai-je acquis la certitude que cette voie était la seule qui vaille la peine d'être fréquentée ? Autant de questions auxquelles je vais m'efforcer de répondre.


1.
Les phares



 
 
 
 
 

La plus désastreuse combinaison qui puisse de former serait celle qui réunirait le socialisme avec l’absolutisme.

Proudhon


 

En réalité notre vie est déterminée par des absences et par des rencontres. Absence pour moi d'un père, mort alors que je n'avais que huit ans. Fils unique élevé par deux femmes, ma mère et ma grand-mère, l'absence du père m'a renvoyé très tôt à un monde douillet de la féminité et de la lecture. Cette solitude d'un enfant, dans une petite ville aimable du sud de la Vendée, m'a pour toujours lié au monde rural. D'autant plus qu'à quatorze ans, jeté sur le pavé de Nantes pour commencer à y gagner ma vie comme garçon de courses, puis comme manutentionnaire, la grande ville a été une blessure.

A l'absence du père s'est ajoutée la perte de mes chemins campagnards. Dans une petite ville, les différences de classes sociales ne sont pas tragiques. A Nantes, elles me frappèrent de plein fouet. Ma mère et moi y subîmes l'existence des travailleurs immigrés, sans logement et sans emploi stable. Ma mère concierge, puis ravaudeuse, et moi soudain affronté à un sous-prolétariat rude. Tout au-dessus de nous, au-dessus de la conciergerie comme au-dessus de mes maigres emplois, une bourgeoisie hautaine, peut-être moins méprisante qu'elle nous le semblait, mais, pis, indifférente à notre détresse. D'un tel choc, à peine sorti de l'enfance, on ne se remet jamais. Un autre plébéien à l'enfance difficile, que nous aurons l'occasion de rencontrer plus loin, disait ceci que je pourrais faire mien: «Je n'ai pas appris la liberté dans Marx, il est vrai ; je l'ai apprise dans la misère.» C'est d'Albert Camus qu'il s'agit, l'auteur de l'Homme révolté.

Donc, contrairement à tant de jeunes gens de ma génération, le marxisme n'a pas été pour moi une rencontre déterminante. Ce qui m'a guidé vers la voie libertaire, c'est d'abord la littérature et en particulier la littérature dite prolétarienne.

Nous abordons là le chapitre des rencontres. Rencontres avec des livres. Dialogues enrichissants avec des auteurs du passé, puis du présent. J'ai lu très tôt Jean-Jacques Rousseau, qui fut mon premier ami. Les Confessions, bien sûr, et les Rêveries du promeneur solitaire. Le premier ouvrage m'a conduit quarante ans plus tard à l'autobiographie de l'Accent de ma mère et le second à ce goût de la nature qui, dit-on, donne son ton particulier à la suite de mes romans vendéens. Du contrat social n'est pas un livre particulièrement libertaire et Bakounine a souligné les ambiguïtés dangereuses de la pensée de Rousseau : «En apparence l'écrivain le plus démocrate du XVIIIe siècle, il couve en lui le despotisme impitoyable de l'homme d'État. Il fut le prophète de l'État doctrinaire, comme Robespierre, son digne et fidèle disciple, essaya d'en devenir le grand-prêtre.»

Mais quand je lisais Rousseau je ne connaissais pas encore Bakounine, et le premier me frayait quand même le chemin vers Proudhon lorsqu'il écrivait : «Il n'y a qu'une seule loi qui, par sa nature, exige un consentement unanime ; c'est le pacte social : car l'association civile est l'acte du monde le plus volontaire ; tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l'assujettir sans son aveu... Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant.»

Dans mon adolescence nantaise, je lus Michelet. Son ouvrage, le Peuple, me conduisit par je ne sais quel hasard à Jean Guéhenno. Ce dernier, à travers Caliban parle, me dirigea vers la littérature d'expression populaire. L'avais-je jamais quittée puisque, de Rousseau à Guéhenno (d'ailleurs biographe de Rousseau) en passant par Michelet, c'est toujours la voix du peuple qui gémit et qui gronde.

Toutefois la littérature prolétarienne, avec sa conscience de classe, ses liens avec le syndicalisme, ses sujets puisés dans le monde du travail, son actualité, devait être le grand détonateur. Caliban parle me conduisit à un écrivain hors du commun dont je lus avec avidité les romans : le Pain quotidien, les Damnés de la terre et son essai sur la littérature prolétarienne, Nouvel Âge littéraire. Cet écrivain, Henry Poulaille, voulut bien répondre aux lettres que je lui envoyai de Nantes. J'avais aussi un autre correspondant qui habitait Perpignan, Ludovic Massé, l'auteur du Vin pur. Tous les deux étaient anarchistes. Je l'ignorais. J'ignorais d'ailleurs tout de l'anarchie. J'avais vingt ans. Et toute mon adolescence avait été oblitérée par l'Occupation allemande.

Lorsque j'arrivai à Paris, à l'automne 1945, ma première visite fut pour Poulaille. Je le rencontrai aux Éditions Bernard Grasset où il dirigeait le service de presse. Je ressortis de cette première visite quelque peu bousculé, éberlué et les bras pleins des livres que m'avait offerts Poulaille.

Henry Poulaille avait alors quarante-neuf ans. Fils d'un charpentier et d'une canneuse de chaises, orphelin à quatorze ans, manœuvre, fantassin écœuré pendant la guerre de 1914-1918 et désormais pacifiste incurable, il avait fait ses débuts littéraires en 1925.

Dans la bibliothèque de son père, l'enfant avait lu Élisée Reclus, Zola, Kropotkine, Jean Grave. Le père, comme beaucoup d'ouvriers du bâtiment au début du siècle, était un militant anarchiste. Henry Poulaille restera toujours marqué par cette empreinte. Elle me marquera aussi par ricochet, comme nous le verrons.

Poulaille fut, entre les deux guerres mondiales, l'un des écrivains les plus influents dans la mouvance politique de gauche, et exerça une influence considérable par son activité débordante d'animateur, de collaborateur de journaux et de fondateur, en 1932, du Groupe des écrivains prolétariens de langue française. Pour diffuser les idées et les textes des écrivains du Groupe (parmi lesquels Marc Bernard, Eugène Dabit, Malva, Peisson, Tristan Rémy), il crée des collections, notamment les romans du «Nouvel Âge», chez Valois, fonde des revues qui ne ressemblent à aucune autre : Nouvel Âge, Prolétariat, A contre-courant, Maintenant. Pour trouver à ses écrivains des lecteurs, pour diffuser la nouvelle culture prolétarienne, il ouvre une sorte d'université populaire : le musée du Soir (1935-1939). C'est là qu'un jour un terrassier inconnu, nommé Georges Navel, lira d'admirables pages qui seront publiées en 1945 en un volume intitulé Travaux et qui rencontrera une large audience.

Mais le Groupe des écrivains prolétariens se heurta vite à l'AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires) d'obédience communiste. Dans les années 30, le mouvement ouvrier français était déchiré entre communistes liés au Komintern moscovite, trotskistes qui cherchaient à fonder une IVe Internationale, socialistes fidèles à la pensée de Jaurès, anarchistes qui se réclamaient (en s'opposant eux-mêmes) les uns de Stirner, les autres de Bakounine. Fascinée par la révolution soviétique, la majorité de l'intelligentsia de gauche était aveugle aux purges, aux procès de Moscou, aux camps de concentration sibériens, à la liquidation de la paysannerie russe. Poulaille sera l'un des rares écrivains français à conserver sa lucidité et à protester contre l'imposture. En juin 1935, au Congrès international pour la défense de la culture, à Paris, Poulaille sera brutalement expulsé de la salle pour avoir demandé des explications sur l'arrestation et la déportation arbitraires (en URSS) du «dissident» Victor Serge.

Poulaille sera rejeté par la gauche «officielle», calomnié, persécuté, traité de «social-fasciste» et le Groupe des écrivains prolétariens de «déviationniste». Du même coup, il perdait tous ses moyens de grande diffusion. Plus un mot dans l'Humanité. Le Peuple, journal de la CGT, qui avait publié tous ses romans en feuilleton et dont il avait dirigé la page littéraire, le rejetait aussi.

Lorsque je rencontrai Henry Poulaille, en 1945, il restait bien toujours le leader d'un mouvement littéraire et idéologique important, mais devenu très minoritaire à gauche et à l'extrême gauche. Toutefois, Bernard Grasset lui avait donné la possibilité de publier une revue d'expression populaire extrêmement copieuse, Maintenant.

L'accueil si généreux de Poulaille fut ma première chance d'écrivain. Non seulement, il publia mes premiers textes dans Maintenant, non seulement, pour mes vingt-trois ans, il me donna la direction d'une revue destinée à continuer son action : les Cahiers du peuple, mais il me présenta à tous ses amis.

Par contrecoup, le fait d'être introduit dès mes débuts dans un milieu marginal me marginalisera. Poulaille m'ouvrait une porte qui donnait sur une voie de dérivation : la voie libertaire. La route triomphale était ailleurs, dans cet immeuble somptueux près des Champs-Élysées où le CNE (Comité national des écrivains, d'obédience moscoutaire) tenait ses assises. En tant que petit prolo peut-être récupérable, j'y fus convié et présenté au tout-puissant Louis Aragon et à Elsa Triolet. Prendre cette voie-là m'aurait donné une tout autre «carrière». Mais ce milieu mondain du CNE, cette autosatisfaction qui luisait sur tous les visages de ces écrivains — alors glissés dans des peaux de dictateurs —, me révulsèrent. Je préférai Poulaille et ses amis, plus proches de ma culture populaire.

A la mort de ma mère j'ai trouvé dans des boîtes à chaussures toutes les lettres que je lui avais envoyées de Paris pendant plus de trente ans, à raison d'une par semaine, soit environ 1560 lettres. Je me suis empressé de les brûler. Mais il en reste une, épargnée de la destruction je ne sais comment ; l'une des premières puisqu'elle est datée du 22 octobre 1945. J'y parle justement de Poulaille et avec quel émerveillement :
 

J'ai pris le métro pour Vanves et l'autobus, afin de rejoindre Henry Poulaille chez lui, avec Édouard Peisson,3 André Sévry,4 Prugnot5 qui a donné des études sur les écrivains du peuple et un roman prêt à paraître: Béton armé. Je suis resté à dîner en famille avec Mme Poulaille, jeune femme fort gentille, Robert leur garçon, le frère d'Henry Poulaille, ouvrier d'usine. Ce qui m'a permis de reprendre goût à la soupe familiale servie à pleines assiettées par le maître de maison, à du rôti de bœuf, des pommes de terre sautées au beurre et du choux-fleur, du cantal, une poire et du vrai café en larges tasses. Tout l'intérêt de ma visite n'est évidemment pas là... En plus du plaisir d'être avec des écrivains de ma race, avec qui je me sens à l'aise, en camarades, malgré la différence d'âge et leur célébrité, j'ai pu recueillir nombre de documents vivants pour mon livre de témoignages.6 Poulaille possède la documentation la plus forte qui existe certainement sur le peuple à travers les âges, les métiers, la littérature du peuple au Moyen Âge, etc. Il a toutes les photos des écrivains prolétariens français et étrangers, ses camarades. J'ai pu ainsi connaître la tête de certains de mes correspondants, tel Ludovic Massé que je ne m'imaginais pas ainsi, mais le comble c'est la «gueule» d'Eugène Dabit... Mon bonheur est de n'être plus un tirailleur isolé et d'avoir trouvé ceux que je n'espérais plus rencontrer.


Bourru, généreux, violent, tendre, impulsif, pudique, intuitif et génial, Henry Poulaille, au cours des dix années qui suivront,7 sera pour moi le père que je n'avais pas eu.

Et comme si cela ne suffisait pas, il me procura un grand-père en la personne d'Édouard Dolléans,8 universitaire éminent, historien du mouvement ouvrier, auteur d'ouvrages exhaustifs sur Proudhon, Robert Owen, le socialisme romantique. Édouard Dolléans m'initia donc à la théorie et à la philosophie libertaires. Inquiet de ma disponibilité, qui pouvait s'ouvrir à toutes les aventures, de mon manque de culture politique, il voulut combler très vite mes lacunes, me fit connaître certains de ses élèves qui étaient de mon âge, comme Michel Crozier, s'employa même à me persuader de suivre des études classiques en me faisant bénéficier d'une dispense (il m'aurait bien vu bibliothécaire). Mais j'étais rétif à tout embrigadement. Il y avait trop longtemps que j'avais quitté l'école. Je préférais, en autodidacte impénitent, me livrer moi-même à des études informelles en bibliothèque. Édouard Dolléans, qui avait été témoin de mon premier mariage, le 28 décembre 1950, et nous avait même offert le repas de noces traditionnel, s'en offusqua. Je perdis mon grand-père et mon père spirituels à la fin des années 50, quand la critique d'art m'éloigna de la littérature prolétarienne. Mais Proudhon me resta, me reste encore.

Le moins que l'on puisse dire c'est que, au moment où Édouard Dolléans me révéla Proudhon, il n'était guère à la mode. Il n'y en avait que pour son ennemi Karl Marx qui, toute sa vie, s'employa tant à écraser le théoricien du socialisme français anti-autoritaire qu'il y parvint. Proudhon a longtemps eu tort contre Marx. Aujourd'hui, toutes ses réticences contre Marx sont devenues vérités à l'épreuve de l'expérience. Sainte-Beuve écrivait en 1865 : «Proudhon triomphera peut-être cent ans après sa mort.» Il aura fallu en effet un peu plus de cent ans. En 1968, le voile opaque marxiste se déchira et Proudhon réapparut. L'écroulement du mur de Berlin et la remise en cause par les pays communistes de leur idéologie marxiste, c'est évidemment aussi, et encore plus, la redécouverte du socialisme libertaire.

Le jeune intellectuel bourgeois Karl Marx, qui rencontre émerveillé à Paris le plébéien Proudhon en 1844, cherchera à entraîner ce dernier dans la voie du socialisme autoritaire. Dès le 17 mai 1846 Proudhon s'aperçoit du caractère manœuvrier de celui qu'il appellera «le ténia du socialisme» et lui écrira cette lettre prémonitoire : «Mon cher Monsieur Marx... Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir ; mais, pour Dieu, après avoir démoli tous les dogmatismes, à priori, ne songeons pas à notre tour à endoctriner le peuple ; ne tombons pas dans la contradiction de votre compatriote Luther, qui, après avoir renversé la théologie catholique, se mit aussitôt, à grand renfort d'excommunications et d'anathèmes, à fonder une théologie protestante... Ne nous faisons pas les chefs d'une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d'une nouvelle religion... Accueillons, encourageons toutes les protestations, flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes ; ne regardons jamais une question comme épuisée...»

Si Proudhon s'attaque à l'exploitation du capital («la propriété, c'est le vol»), il dénonce en même temps la tendance de tout État à devenir usurpateur et oppresseur («les démocrates socialistes les plus convaincus risquent d'amener les peuples émancipés du capital dans l'impasse de l'étatisme»).

Sa critique de l'idée gouvernementale l'amène à l'anarchie (du grec an-arkia, absence de commandement). Cependant pour lui, an-archie n'est pas désordre, mais ordre naturel par opposition à ordre imposé. C'est la société organisée librement en partant de la base.

Marx, reprenant à Louis Blanc l'idée des «armées industrielles», ne voyait comme solution sociale que la centralisation. Tout au contraire, Proudhon, considérant les associations ouvrières qui prolifèrent au milieu du XIXe siècle, les prend comme modèles de l'autogestion future de la société. Les travailleurs associés, précise-t-il, ne doivent pas «se soumettre à l'État», mais être «l'État lui-même». Préfigurant les soviets russes de 1905 et de 1917 qui, on le sait, furent confisqués par le centralisme bolchevique.

Les théories de Proudhon, si influentes au XIXe siècle, sont devenues au XXe des idées maudites ; que l'on retrouve néanmoins dans mes livres sur l'art et l'architecture modernes. Détachons cette page de l'Art pour quoi faire ? (1971):
 

Les «idées maudites» sont parfaitement camouflées ; par un accord tacite de la droite comme de la gauche, de la bourgeoisie comme du prolétariat, du capitalisme comme du marxisme.

Parmi ces «idées maudites» nous citerons le dépérissement de l'État, qu'Engels avait pourtant prédit, après Proudhon, ce qui devait amener parallèlement un dépérissement de l'urbain, les villes éclatant au profit des communes ; l'anti-idéologie de la production (voir Thomas Moore, William Morris et Proudhon) ; le loisir préféré à la surproduction (voir Thomas Moore et William Morris) ; la théorie du travail attrayant (voir Charles Fourier).

Mais le mythe du progrès subjugua, au XIXe siècle, aussi bien le capitalisme bourgeois que son antidote, le socialisme. De Saint-Simon à Marx, en passant par Cabet et Considérant, l'euphorie techniciste est constante. Seul, Proudhon sonne le glas. Il crie casse-cou, comme plus tard Léon Bloy le fera dans son église. Proudhon, cet autodidacte, ce fils du peuple, intrus dans une société où la bourgeoisie avait accaparé aussi bien les moyens de production que les mécanismes de la culture, allant jusqu'à monopoliser l'idéologie socialiste, Proudhon est un des rares à s'apercevoir que la civilisation mécanique et la civilisation humaine sont peut-être deux choses différentes, que la recherche du bonheur, que le «progrès moral n'est pas la suite naturelle et nécessaire du progrès économique».


L'antiétatisme, dominante de toute l'œuvre de Proudhon, sera repris par Bakounine et Kropotkine.9

En abordant Bakounine et Kropotkine, je m'éloignais du grand-père Dolléans. Mais je suivais la voie libertaire dans laquelle Poulaille m'avait engagé. Un peu plus loin.

Contrairement au plébéien autodidacte Proudhon, les deux Russes étaient d'origine noble et anciens officiers tsaristes. Émigré à Paris de 1842 à 1847, Bakounine y rencontre Proudhon et Marx. Révolutionnaire exalté, il soutient toutes les révolutions, celles de Paris et de Prague en 1848, celle de Pologne en 1863. Arrêté et exilé en Sibérie, il s'évade, gagne l'Angleterre et la Suisse. Au sein de la 1re Internationale, il lutte contre la tendance autoritaire du socialisme et refuse l'idée que la classe ouvrière soit destinée à prendre le pouvoir. Car le pouvoir ne doit pas être conquis, il doit être détruit. Avec une lucidité rare chez les militants politiques, il ajoute, dans son livre Dieu et l'État, que la pression sociale est parfois plus écrasante que l'autorité de l'État. Et qu'il est plus difficile de se rebeller contre la société (ses coutumes, ses préjugés) que contre l'État. Si la primauté est donnée à la lutte contre l'État, celle-ci ne sera déterminante qu'en y adjoignant la libération des contraintes sociales. Comme Proudhon, il croit que c'est à partir de l'individu «libéré» que peut s'édifier une société libre. La première révolution à faire est une révolution individuelle. En 1873, il publie l'État et l'Anarchie. Inspirateur de l'anarcho-syndicalisme, il prône l'autogestion et le fédéralisme.

Le prince Pierre Kropotkine (1842-1921) appartient à la seconde génération du mouvement libertaire. Il ne rencontrera ni Proudhon ni Bakounine, mais ce dernier l'influencera considérablement. Homme de science, il gagna très tôt une renommée internationale pour avoir relevé l'inexactitude de la géographie de l'Asie et des théories de Humboldt. Acquis aux théories anarchistes après avoir passé une semaine parmi les horlogers du Jura qui, au sein de la 1re Internationale, se rebellent contre l'autorité du Conseil général dirigé par Marx et Engels, il écrira de nombreux ouvrages par lesquels il exercera une influence considérable. Publiés en France aux Éditions Stock favorables aux idées libertaires, ils s'intitulent: la Conquête du pain ; l'Anarchie, sa philosophie, son idéal ; la Science moderne et l'anarchie. En 1898, il publie ses Mémoires: Autour d’une vie.

Emprisonné à la forteresse Pierre-et-Paul, lors d'un retour en Russie, il s'évade, sera condamné à mort par contumace, emprisonné en France à Clairvaux. Au début de la Révolution soviétique, sous le gouvernement Kerensky, Kropotkine rentra de nouveau en Russie et s'installa dans un petit village près de Moscou, d'où il ne sortira que pour être inhumé dans le cimetière de Novodiévitchi. Il assistera, impuissant, à l'élimination du socialisme libertaire par les bolcheviques, protégé toutefois par Lénine. Sans doute l'avenue Kropotkine de Moscou, qui ne fut pas débaptisée par le stalinisme, rend-elle plus hommage au savant qu'au libertaire.

Avec les obsèques solennelles de Kropotkine, l'anarchie fut enterrée en URSS. J'ai longuement parlé de ces obsèques et de la vieillesse de Kropotkine en Russie, dans mon roman la Mémoire des vaincus (1990).
 

Le 8 février 1921, à quatre heures du matin, d'un matin glacé, dans sa datcha recouverte de givre, mourait le prince Pierre Kropotkine. Depuis plusieurs jours, les meilleurs médecins envoyés d'urgence par Lénine veillaient l'illustre vieillard. Transféré à Moscou, le corps fut exposé dans la salle des colonnes de la Maison des Syndicats. Dès que la nouvelle de la mort de Kropotkine se répandit, une foule immense se mit en marche. De toutes les queues qui s'allongeaient depuis la Révolution d'Octobre, aucune n'avait atteint l'ampleur de celle-ci. Tout le peuple de la ville et des faubourgs accourait vers ce cercueil où le vieux révolutionnaire ressemblait maintenant à un pope dans une châsse, à une relique présentée à la vénération des masses. Lénine voulait organiser des obsèques nationales. La veuve et la fille de Kropotkine s'y opposèrent, demandant plutôt que les anarchistes emprisonnés bénéficient d'une liberté conditionnelle pour assister aux funérailles... L'inhumation fut fixée au dimanche. A l'entrée des jardins du Kremlin, un obélisque dressé portait l'inscription du nom de Kropotkine, mais aussi ceux de Fourier, de Cabet, de tous ces précurseurs du communisme que Marx appelait avec dédain des utopistes. Cent mille personnes s'amassèrent dans les alentours de la Maison des Syndicats, attendant le départ du cortège... Les drapeaux noirs se mêlaient aux drapeaux rouges. Sur des bannières on pouvait lire : «Où il y a autorité il n'y a pas de liberté.»


Sept anarchistes emprisonnés participèrent aux funérailles, après diverses péripéties qui retardèrent l'inhumation. Ce sont eux qui hissèrent le cercueil sur leurs épaules. Le soir, ils rejoignirent, comme ils l'avaient promis, la prison Boutyrki. Ils disparaîtront dans les caves, une balle dans la nuque.

Le 31 août 1990, le romancier Didier Daeninckx, que je ne connaissais pas, et qui est l'auteur de nombreux «policiers» dans la Série Noire, notamment le Der des ders, m'écrivait de Moscou :
 

«J'ai lu la Mémoire des vaincus, ici, à deux pas de la rue Kropotkine. Une rue, un quai, une station de métro, mais pas une seule image, statue, alors que tant d'autres se multiplient ! Presque personne ne se souvient de ce prince anar. J'ai lu avec émotion les pages relatant l'enterrement et je me suis rendu au cimetière de Novodiévitchi. Le milicien a fait la gueule lorsque je lui ai dit qui je venais voir et a fait un geste énervé, qui balayait la moitié de ce vaste cimetière. Un clochard, qui vit ici de visites de tombes, guide mortuaire, est resté avec moi pendant deux heures. Pour lui, Kropotkine, ce n'est que la station de métro. Je l'ai enfin trouvé après avoir dû saluer Kroutchev, l'escadrille Normandie-Niemen, cinq-six cosmonautes, des dizaines de maréchaux, ministres, secrétaires de ceci ou de cela. Le guide en guenilles m'a photographié devant la tombe de Kropotkine, l'une des plus simples de ces lieux. Une pierre d'un mètre cinquante de haut. Un nom, deux dates. Je vous ferai parvenir ce cliché si le clodo moscovite l'a réussi. Ses mains tremblaient, comme s'il tenait un marteau piqueur. J'ai aussi pris au kiosque la Mémoire des vaincus pour le titre, car cela me faisait penser à une interview donnée en 1987, à la revue M, que j'avais demandé que l'on titre : “Nous vivons le temps des défaites.”

Encore merci de nous avoir fait connaître “Fred” aussi intimement.»
 
 

Didier Daeninckx
Aux trois grands ancêtres du socialisme libertaire, Proudhon, Bakounine et Kropotkine, s'ajoutent les frères Reclus.

Géographe comme Kropotkine, Élisée Reclus (1830-1905), fondateur de l'École des hautes études de Bruxelles, sera affilié à l'Internationale dans la tendance Bakounine et, comme son frère Élie, anthropologiste et fouriériste, participera à la Commune. Condamné à la déportation, puis au bannissement, il écrira dans l'exil sa Géographie universelle (1875-1894) et l'Homme et la Terre (1905-1908). Parmi les rares scientifiques de son temps à se préoccuper de la préservation du milieu naturel, Élisée Reclus annonce les mouvements écologistes contemporains qui procèdent, parfois sans le savoir, d'une idéologie libertaire.


2.
Une voie sans issue
Illégalisme et Terrorisme
1886-1912



 
 
 
 
 

Quand les fils de pauvres seront le nombre, quand ils auront assez manqué de pain pour savoir que vous ne leur en donnerez pas, nous les rassemblerons sur la place et nous leur dirons : «Mes fils ! Allez et taillez-vous chez les riches, taillez-vous à coups de couteau de quoi manger plus que vous-mêmes et plus que vos pères n'ont mangé... Frappez-les au visage afin qu'ils apprennent que vos droits, que votre justice et que vos principes sont plus forts que les leurs. »

Charles-Louis PHILIPPE, Le Canard sauvage, 1903.


 
 
 

Un jour, Poulaille me présenta à une femme aux yeux rieurs, charmante :

— C'est Rirette... Rirette Maitrejean.

Ce nom ne me disait rien et pourtant, pour Poulaille, il semblait évoquer un personnage illustre. Rirette Maitrejean était en effet la compagne de Kibaltchich (alias Victor Serge) lorsqu'ils furent arrêtés tous les deux pour leurs accointances avec la bande à Bonnot, en 1912. Rirette, qui était toute jeunette à l'époque, devait avoir une cinquantaine d'années lorsque je la rencontrai. Comme beaucoup d'anarchistes, elle était correctrice d'imprimerie.

— Tu sais, me dit Poulaille, quand j'étais môme et que je fréquentais la librairie de Delesalle, j'étais intrigué par des allées et venues dans l'arrière-boutique ; des types bizarres ; j'ai compris très vite qu'il s'agissait de la bande à Bonnot.

L'enfance de Fred Barthélemy, dans la Mémoire des vaincus, a été écrite quarante ans plus tard d'après ce que me raconta Poulaille. Le sourire de Rirette éclaire cet épisode malheureux de l'anarchie, celui, bien sûr, qui fut le plus retenu par la presse, celui qui a fourni sans doute la plus grande bibliographie de l'anarchie, les attentats terroristes à la Belle Époque finissant d'ailleurs par s'identifier abusivement à un mouvement qui, à part quelques années de déviance, a toujours été pacifique. Qui me fit rencontrer, toujours en 1945 ou 1946, Émile Bachelet ? Je ne le sais. Peut-être m'apporta-t-il lui-même le manuscrit de ses Mémoires de vagabond, Trimards, que j'essayai de publier chez l'éditeur Jean Vigneau lorsque j'y dirigeais une collection de «littérature d'expression populaire» baptisée Germinal (bien brièvement puisqu'elle ne comporta qu'un seul titre : l'Homme du canal, de Tristan Rémy).
 
 

Émile Bachelet était menuisier, ancien Compagnon du Tour de France. Par admiration pour Libertad (1875-1908), il devint illégaliste et se frotta d'assez près à la bande à Bonnot. Bachelet vit partir pour le bagne ou la guillotine un assez grand nombre de ses amis, dont le père et la mère de l'enfant qu'il adopta et qui devint son gendre.

Après avoir rompu avec une voie qui s'étranglait dans une impasse, Émile Bachelet s'était retiré dans l'Yonne, y avait construit des ruches et gagnait sa vie comme apiculteur. Il avait fondé, pour lui-même, une vraie communauté libertaire, à l'échelon familial, son gendre l'aidant aux ruches, son fils cultivant la terre. Je suis souvent allé le voir en son moulin de Pouligny. L'autoproduction y était presque totale, une chute d'eau assurant même l'éclairage électrique. J'y ai amené un jour Édouard Dolléans qui préfaça l'édition de Trimards, à l'Amitié par le Livre, en 1951. Émile Bachelet fut un grand ami de ma prime jeunesse. Je le regardais un peu comme un héros et un saint. L'anarchie, l'anarchie vraie, ce n'était pas Bonnot, c'était Bachelet. Il émanait de toute sa personne une sérénité qui, à ce degré, est la récompense de la sagesse.

Une troisième personne jouera encore un rôle considérable dans ma formation: Alain Sergent que Poulaille, toujours lui, me fit connaître. Il m'a beaucoup aidé. C'est lui qui porta chez Jean Vigneau le manuscrit de mes Écrivains du peuple (1947). C'est lui qui me fit recommencer mon premier roman maintes fois, jusqu'à ce qu'il devienne en 1953 Drôles de métiers, qui lui est dédié «fraternellement». Alain Sergent a écrit une Histoire de l'anarchie, une biographie de l'un des plus célèbres illégalistes, Alexandre Jacob, modèle d'Arsène Lupin, et un texte d'anthologie, les Anarchistes.10 Un peu trop d'illégalisme, de terrorisme et de sensationnalisme, dans ces livres d'Alain Sergent, à l'exception du premier qui est un vrai travail d'historien. Tout cela a tant contribué à dénaturer la philosophie anarchiste que l'on n'ose plus guère utiliser ce mot, remplacé de plus en plus par le terme, moins compromis, de libertaire.

Il est vrai qu'après la mort de Bakounine (1876) et l'échec de la Commune de Paris, l'anarchie s'égare dans une impasse. En 1877, les anarchistes italiens préconisent le coup de force, incendient des archives provinciales et distribuent aux pauvres l'argent volé. La période illégaliste commence. Expulsés de la 1re Internationale par les marxistes, les anarchistes isolés bifurquent dans une révolte suicidaire. Même Kropotkine écrit dans le Révolté (25 décembre 1890) : «La révolte permanente par la parole, par l'écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite... tout est bon pour nous qui n'est pas de la légalité.»

Alors que Jules Guesde et Jaurès glissent dans le parlementarisme, les anarchistes ne croient plus qu'à la propagande par le fait». Mais Kropotkine s'apercevra vite que, comme le disait Renan : «On meurt aussi bien de l'absence de tout souffle révolutionnaire que par l'excès de la révolution.» Bakounine avait condamné ces excès, Kropotkine mettra aussi en garde les anarchistes contre «l'illusion que l'on peut vaincre les coalitions d'exploiteurs avec quelques livres d'explosifs». Et, comme Bakounine, il prônera le syndicalisme de masse, suivi par Pelloutier et Monatte. L'anarcho-syndicalisme sera l'antidote du terrorisme. Considéré à la fois comme une organisation de combat et une union de producteurs, l'anarcho-syndicalisme sera le moteur du mouvement ouvrier français au sein de la CGT jusqu'en 1914, puis de la CNT espagnole.

Comme la Terreur pour la première République, le terrorisme anarchiste fait partie des excès vertueux de quelques militants, d'un assez grand nombre d'intellectuels, d'une poignée de voyous, du genre Bonnot ; certains d'ailleurs provocateurs infiltrés par la police.

L'épopée de l'illégalisme anarchiste des années 1886-1912 est bien connue. Rappelons-en seulement les principaux épisodes.

En mars 1886, Charles Gallo jette un explosif à la Bourse de Paris. L'année suivante le groupe «la Panthère des Batignolles», adoptant le principe de la «reprise individuelle», se fait une spécialité de la cambriole spectaculaire. Mais la grande peur de l'anarchie ne commencera qu'en 1892 avec la bombe avenue de Clichy chez l'avocat général Bulot. La veille du jour où Ravachol passe aux Assises, le restaurant Véry, où Ravachol avait été dénoncé, saute. En 1893, Vaillant lance une bombe à la Chambre des députés. Guillotiné, il est vengé par Émile Henry qui fait exploser un engin au café Terminus de la gare Saint-Lazare. L'assassinat du président de la République à Lyon par Caserio clôt ce premier épisode de l'«année sanglante». Une dizaine d'années plus tard, la bande à Bonnot va ressusciter pour la dernière fois en France l'anarchisme terroriste. Mais on en parle encore !

Ce dont on parle moins, c'est de l'identification des milieux artistiques, à la fin du XIXe siècle et au commencement du XXe, avec l'anarchisme. A tel point que l'on peut soutenir qu'avant-garde artistique et avant-garde politique allaient de pair. Le symbolisme et le post-impressionnisme concrétisaient alors cette avant-garde littéraire et picturale. «On était symboliste en littérature et anarchiste en politique», écrit Jean Maitron.11 Rémy de Gourmont disait en 1892 du symbolisme qu'il «se traduit littéralement par le mot liberté et, pour les violents, par le mot anarchie». Les peintres Pissarro, Seurat, Signac, Maximilien Luce collaboraient comme graphistes aux feuilles anarchistes. Pissarro, qui possédait une solide formation théorique, fut classé comme suspect après l'assassinat du président Carnot et dut se réfugier en Suisse. Signac disait avoir été formé par Kropotkine, Élisée Reclus et Jean Grave. Oscar Wilde et Félix Fénéon (directeur de la Revue Blanche) se déclaraient anarchistes. Quant à Richard Wagner, sa participation au mouvement anarchiste fut beaucoup plus étroite puisqu'on le trouve associé à Bakounine lors de l'insurrection de Dresde. L'historien Jacques Barzin va jusqu'à soutenir que Bakounine aurait servi de modèle au héros wagnérien. Quant à André Reszler il écrit: «Dans la France de la fin du siècle, Wagner fait figure d'anarchiste, de précurseur direct de la révolution libertaire des arts. Aussi voit-on les anarchistes au premier rang de ceux qui propagent le culte wagnérien... La foi de Wagner est d'inspiration anarchiste. Ses vues sur l'évolution future de l'art s'appuient sur un socialisme antiautoritaire — la condamnation de l'État et de son appareil de coercition et l'exaltation de l'esprit d'amour et de fraternité.»12 Ajoutons que Nietzsche (le Cas Wagner) écrivit que Richard Wagner «pensait trouver dans Siegfried le révolutionnaire type».

Mirbeau, Jarry ont également soutenu le mouvement anarchiste. Quant à Laurent Tailhade (1854-1919), un des fondateurs du Mercure de France, et qui avait écrit à propos de la bombe de Vaillant à la Chambre des députés: «Qu'importent les victimes, si le geste est beau !», il fut lui-même éborgné par une autre bombe, celle lancée au restaurant Foyot, l'année suivante. Ce qui ne l'empêchera pas, en 1901, de réclamer un régicide contre le tsar en visite à Paris.

La violence des propos publiés, aux alentours de 1900, est aujourd'hui inimaginable. Où seraient les pamphlétaires doués d'un tel style épique ? Tailhade termine son long appel au meurtre, dans le Libertaire, par ces mots : «Quoi, parmi ces soldats illégalement retenus pour veiller sur la route où se piaffe la couardise impériale, parmi ces gardes-barrières qui gagnent neuf francs tous les mois, parmi les chemineaux, les mendiants, les trimardeurs, les outlaws, ceux qui meurent de froid sous les ponts, en hiver, il ne s'en trouvera pas un pour prendre son fusil, son tisonnier, pour arracher aux frênes des bois le gourdin préhistorique et, montant sur le marchepied des carrosses, pour frapper jusqu'à la mort, pour frapper au visage et pour frapper au cœur la canaille triomphante, tsar, président, ministres, officiers et les clergés infâmes, tous les exploiteurs du misérable, tous ceux qui rient de sa détresse, vivent de sa moelle, courbent son échine et payent de vains mots sa tenace crédulité ! [...] Le sublime Louvel, Caserio n'ont-ils plus d'héritiers ? Les tueurs de rois sont-ils morts à leur tour ? Le soir viendra bientôt, le soir de la justice, irrésistible comme le printemps.»

Laurent Tailhade fut condamné à un an de prison pour cet appel au meurtre.

Sans doute le romancier populaire Michel Zevaco exerça-t-il une influence plus forte et plus durable que le dandy poète Laurent Tailhade. Disciple de Vallès et de Louise Michel, lui aussi fit l'éloge de l'action directe en 1892, au plus fort des attentats anarchistes et fut emprisonné. Lui aussi collabora au Libertaire de 1893 à 1895. Puis, à partir de 1900 et jusqu'à sa mort en 1918, il fera passer dans ses romans de la série des Pardaillan l'idée du héros sans maître au service des gueux. La philosophie anarchiste véhiculée dans les romans de cape et d'épée a marqué ainsi durablement certains enfants. Jean-Paul Sartre nous dit dans les Mots que Pardaillan était son héros favori lorsqu'il avait sept ans, et Jean Ellenstein avouait dans le journal Elle (18 juin 1979) que Zevaco avait été son point de départ politique, bien avant Marx.13

Quant à moi, je ne crois pas avoir lu les Pardaillan dans mon enfance. Plutôt les Pieds-Nickelés, dont le comportement était on ne peut plus illégaliste. Toutefois, s'il est un «roman-feuilleton» qui m'ait préparé à mes options politiques, je désignerais sans hésiter les Misérables de Victor Hugo.

L'impasse de l'illégalisme débouchait sur le nihilisme, étroitement lié au terrorisme russe. Ce nihilisme que Tourgueniev incarna dans Pères et Fils avec Bazarov. Mais les nihilistes russes sont-ils anarchistes ? La bombe au Palais d'Hiver de Saint-Pétersbourg, en 1881, qui tue soixante soldats, et l'assassinat du tsar Alexandre en 1882 procèdent d'un autre mécanisme de la terreur. Les attentats anarchistes en France sont tous perpétrés par des prolétaires désespérés par l'échec de la Commune et que la condition humiliante de la classe ouvrière exaspère. Les attentats des nihilistes russes sont l'œuvre de l'intelligentsia et visent en premier lieu le despotisme tsariste.

Ni Proudhon, ni Bakounine, ni Kropotkine, ni les frères Reclus ne sont nihilistes. Les attentats anarchistes ne constituent qu'un très bref épisode de l'histoire de l'anarchie et si les auteurs de ces attentats se sont réclamés de l'anarchie, les théoriciens et militants anarchistes authentiques se sont toujours méfiés du piège de l'illégalisme. Malfrats, indicateurs de police, provocateurs se sont très vite glissés dans un mouvement qui se voulait héroïque.

«Il serait puéril, assure Georges Bernanos en 1931, d'écrire que la campagne anarchiste de 1890 à 1894 fut exclusivement policière, bien qu'on sache aujourd'hui par exemple, et sans discussion possible, au témoignage du chef de la Sûreté, que l'attentat de Vaillant ait été l'œuvre d'agents provocateurs qui fournirent jusqu'à la dynamite nécessaire à la confection de l'engin.

«Ajoutons que, si la bombe de Vaillant égratigna quelques députés, elle ne tua, ni ne blessa grièvement personne. Vaillant n'en fut pas moins guillotiné. La bombe du Café Terminus et l'assassinat du président Sadi Carnot furent une réponse à ce crime d'État.»14

En réalité, l'anarchisme n'a fait qu'un nombre de victimes infime (trois morts) en un laps de temps très court (trois ans ; cinq si l'on compte l'épisode de la bande à Bonnot, plus crapuleux que libertaire). Si l'on compare cela aux crimes du marxisme institutionnalisé en Russie et dans les pays de l'Est satellisés ; aux crimes du fascisme en Allemagne, en Espagne et en Italie ; aux crimes du capitalisme sur le reste de la planète, l'épisode du «terrorisme» anarchiste apparaît dérisoire et finalement fort peu terrorisant.

Si l'on en parle encore, si ces quelques attentats sont en quelque sorte plus populaires que les immenses crimes d'État, c'est qu'ils sont l'œuvre d'individus dont les actions se prêtent à la médiatisation puisqu'ils entrent dans une tradition sympathique : celle des redresseurs de torts, des vengeurs, de David contre Goliath. Ravachol entre dans la tradition de Cartouche, de Mandrin, de Robin des Bois. Ou, en tout cas, les intellectuels et les journalistes l'y ont fait entrer.

La fascination des intellectuels pour l'anarchisme illégaliste s'est poursuivie bien au-delà de l'époque symboliste. Les auteurs d'attentats anarchistes avaient été considérés comme des héros. Ils deviendront des saints laïques et des martyrs. Le doux et tendre Charles-Louis Philippe, qui n'avait lu ni Proudhon ni Marx, faisait en 1903 dans ses chroniques du Canard sauvage des appels à la violence et à l'insurrection des pauvres. Et il déclarait: «Je ne veux pas du tout condamner la philosophie anarchiste, claire et belle, pénétrée d'amour et de fraternité, et enseignée par des saints, depuis le cordonnier Jean Grave jusqu'au prince Kropotkine.»

A propos de l'assassin du président des États-Unis McKinley, il écrivait, imperturbable : «Il y a des jeunes gens si purs que leur vie est un cristal qui reflète leurs pensées en toute ingénuité.»

Même son de cloche, bien plus tard, chez le peintre fauve Vlaminck : «En politique sociale, à part quelques grands artistes, Ravachol, Émile Henry, Vaillant, quels chefs-d'œuvre les autres ont-ils faits ? Il y a bien eu Jésus-Christ. Mais cela ne lui a pas réussi.»

Du cri de Ravachol à ses juges : «Il n'y a pas d'innocents parmi les bourgeois !», Bernanos rapprochait celui de Lazare Carnot qui, en réponse à une supplique destinée à épargner de la guillotine deux femmes nobles, avait répondu: «Il n'y a pas d'innocents parmi les aristocrates.»

Le «grand Carnot» ne valait donc pas mieux que Ravachol. Et encore, à Ravachol, Bernanos trouvait des excuses : «J'ai vu, dit-il,15 au fond d'un ténébreux entresol de la rue Pastourelle, au Marais, un de ces ouvriers parisiens [...] qui gardent encore l'accent du cru, fleurant l'échalote et le vin noir, mais l'héritier légitime des anciens insurgés du faubourg, hanches fines, poitrine creuse, bras livides, à peine musclés, de fille ou d'adolescent, face d'apprenti quinquagénaire, avec ce regard dur, cette étrange grimace de résignation têtue, insondable... Il serait vain de prétendre exiger de tels hommes une révérence éternelle envers un certain nombre de citoyens déguisés en juges ou en militaires, dont le seul mérite est de perpétuer dangereusement, par ces bizarreries de costumes, le souvenir des sacerdoces abolis.»

Caserio, le «régicide», répondait aux crimes d'infanticide du capitalisme qui, pendant un siècle, fit périr tant d'enfants dans les mines et les filatures, aux crimes des taudis, de «l'assommoir» institutionnalisé, du choléra et de la tuberculose normalisés.

Il se trouve que la plupart de ces écrivains fascinés par la violence anarchiste sont des auteurs qui m'accompagnent depuis toujours sur la voie littéraire. Mirbeau, Charles-Louis Philippe, Bernanos, je les ai lus et relus. Je reprends encore leurs écrits avec émotion et plaisir. Qu'ils se placent aussi sur ma voie libertaire, est-ce un hasard ou une étrange convergence ? Car si Mirbeau et Charles-Louis Philippe ont fait allégeance à l'anarchie, Bernanos n'est pas de ces écrivains que la Fédération anarchiste place dans son panthéon. Bien au contraire. Est-ce la Fédération anarchiste qui l'a mal compris, ou moi qui aime d'instinct les fortes têtes ? Mais, on l'a vu, c'est la littérature qui m'a conduit dans la voie libertaire. La littérature axée sur l'expression populaire. De Jean-Jacques Rousseau à Henry Poulaille, en passant par Michelet et Guéhenno, mon chemin, sans que je le sache, avait été tracé.


3.
Les chemins de l’amitié



 
 
 
 

Le tragique de la vie est dans la liberté.
Nicolas BERDIAEFF
Esprit et liberté, 1933

Eh bien, tâchez d'en trouver de la liberté. Comme dit l'autre, ta liberté dépend du fric que t'as pour la payer.
STEINBECK
Les Raisins de la colère, 1953

Dans ses Mémoires, évoquant la librairie qu'il tint à Montmartre, le Château des Brouillards, Maurice Joyeux raconte : «Un autre jour, un jeune écrivain poussa ma porte, il s'appelait Michel Ragon.»16

C'était en 1947. Poulaille m'avait en effet recommandé d'aller offrir à ce libraire un exemplaire de mes Écrivains du peuple. En poussant la porte du Château des Brouillards, j'entrais à l'intérieur du mouvement libertaire.

Entre les deux guerres mondiales, l'anarchie avait subi d'écrasants revers : son élimination de Russie par les bolcheviques et son élimination d'Espagne (où elle était très populaire) par les communistes puis par les franquistes. Forte d'un grand nombre d'émigrés espagnols, la Fédération anarchiste se reconstitua après la Libération sur une base ouvrière, formée surtout de travailleurs du bâtiment et de la métallurgie, ainsi que d'employés des PTT et de fonctionnaires communaux. Les intellectuels, si nombreux à l'époque symboliste, avaient disparu, tous attirés par les mirages du stalinisme. Tous, sauf Poulaille, bien sûr, et ses amis et disciples, les écrivains prolétariens dont mes Écrivains du peuple tentaient de faire l'histoire. Mais les écrivains prolétariens étaient alors aussi isolés que les anarchistes.

Maurice Joyeux, ancien ouvrier serrurier, emprisonné pendant toute l'Occupation allemande à Montluc et à Vancia, où il organisera des mutineries, s'évadera, sera repris, était un petit homme animé par une énergie débordante. Ses dons d'orateur et ses qualités d'animateur allaient faire de lui, et de sa compagne Suzy Chevet, les reconstructeurs d'une Fédération anarchiste devenue anémique. Suzy Chevet, fonctionnaire au ministère du Travail, s'était liée pendant la guerre aux anarchistes espagnols, notamment avec Pepito Rosell qui deviendra son gendre. Femme accorte, pleine d'entrain, Suzy Chevet sera l'animatrice sans laquelle les galas au profit de la Fédération anarchiste et du journal le Libertaire n'auraient pas eu le succès qu'ils remportèrent.

Ces galas annuels constituèrent des fêtes mémorables au Moulin de la Galette, puis à la Mutualité. Léo Ferré, Brassens, Jean Yanne y firent leurs débuts. J'y rencontrai parfois, dans le public, Roger Grenier, Bernard Clavel, Jean-Pierre Chabrol, René Fallet, tous de sensibilité libertaire mais en dehors du mouvement. Nous applaudissions, en scène, Pierre Brasseur, Raymond Bussière, Alexandre Breffort, Léo Campion, Jacques Grello.

Un seul intellectuel avait adhéré en 1945 à la Fédération anarchiste : le poète Armand Robin.

J'ai beaucoup aimé Armand Robin. Je tiens encore ses poèmes17 pour exceptionnellement beaux et émouvants, proches de ceux d'Essenine qu'il a traduits.

A la Libération, Armand Robin eut la témérité de s'attaquer tout seul à la dictature que le Parti communiste français exerçait dans la littérature et la presse, par l'intermédiaire du Comité national des écrivains. Sa Lettre ouverte aux membres staliniens du Comité national des écrivains débutait ainsi : «Fils de bourgeois, staliniens et sans talent...»

Et elle se terminait par : «Je vous demande de me faire attaquer dans tous vos journaux, hebdomadaires, revues, etc. Plus vous m'attaquerez, plus je serai fier et fort... Je sais que je vaincrai ; votre seule ressource, contre un poète venu du peuple et resté fidèle au peuple est de l'assassiner, mais ce serait me donner définitivement et plus vite raison.»

Armand Robin est mort tabassé dans un commissariat de police. Il n'a pas eu vite raison. Aujourd'hui seulement, il apparaît comme un précurseur.

Je rencontrais parfois Armand Robin dans un bistrot de Montparnasse. Il n'avait rien d'un excité, ni d'un malade mental. Comme il avait appris une trentaine de langues, il gagnait sa vie en écoutant les radios du monde entier et en faisant des rapports sur ses écoutes. Il s'amusait à versifier à la manière des «poètes de la Résistance» :
 
 

Il n'y a plus de pensée, il n'y a que des clairons;
Il n'y a plus de poète, il n'y a que des Aragons.



En 1946, il publiait, sans nom d'éditeur ni d'imprimeur, un recueil de vers : les Poèmes indésirables. En échange de cette brochure distribuée gratuitement, il demandait d'«envoyer quelque argent aux anarchistes espagnols : ce sont des hommes qui ne travaillent pas pour la haine ; Franco les a mis en prison, ils seront également mis en prison par Staline ou par tout autre bandit politique, ils ne céderont devant aucune forme d'oppression».

On imagine mal aujourd'hui combien pouvait être blasphématoire et périlleux de qualifier en 1946 Staline de bandit. S'attaquer à Staline déifié et au poète national Aragon équivalait à se déclarer néo-fasciste. On le fit bien sentir à Armand Robin qui non seulement y a laissé sa vie, mais y a perdu sa crédibilité de poète.

J'ai rencontré aussi, à la même époque, Georges Brassens qui ne chantait pas encore et militait dans le groupe anarchiste du XVe arrondissement. Le 20 septembre 1946, il avait publié dans le Libertaire son premier article sous le pseudonyme de Géo Cédille : «Vilains propos sur la maréchaussée». Ses articles dans le Libertaire furent ensuite si nombreux qu'il fut embauché pour corriger les copies à l'imprimerie du Croissant et devint même secrétaire de rédaction. Le Libertaire, qui avait été fondé en 1894 par Sébastien Faure et Louise Michel, était devenu en 1945 un hebdomadaire à fort tirage : cent mille exemplaires tirés, cinquante mille vendus.

C'est au cours de cette période que Jacques Grello prêtera sa guitare à Brassens qui s'en servit pour accompagner les chansons qu'il composait. Le succès venu, Brassens donna gracieusement son concours à tous les galas libertaires et offrit même parfois une partie de ses cachets lorsque la Fédération anarchiste connaissait des difficultés.

La Fédération anarchiste est constituée de différents groupes, à Paris et en province. Tous portent le nom d'un militant auquel ils veulent rendre hommage. Récemment, le nom d'Henry Poulaille a été donné à un groupe. Maurice Joyeux et Suzy Chevet animaient le groupe Louise-Michel à Montmartre, celui auquel j'ai été le plus lié. J'ai collaboré assez régulièrement à la revue la Rue que publiait le groupe Louise-Michel et aussi au Libertaire, puis au Monde libertaire lorsque s'opéra une scission dans la Fédération anarchiste en 1953.

Dans le consensus social-démocrate de l'après-guerre, le Libertaire constitua un élément critique exceptionnel, prônant la lutte contre Franco, contre la guerre coloniale en Algérie, contre le poujadisme, etc. Le résultat fut que le Libertaire, saisi sept fois, inculpé deux cents fois, récolta pour ses animateurs vingt-six mois de prison et trois millions d'amendes.

Si je suis toujours resté lié à Maurice Joyeux et aux militants du groupe Louise-Michel, je n'en fréquentais pas moins tous les autres groupes et individus qui marquèrent un moment de la vie libertaire dans les années 50.

Louis Louvet et Simone Larcher étaient omnipotents au Syndicat des correcteurs d'imprimerie. J'ai bien failli, par leur intermédiaire, devenir correcteur. Je les aimais bien aussi, tous les deux. Ils publiaient une revue : Ce qu'il faut dire. Deux autres revues disposaient de plus d'audience. La Révolution prolétarienne, fondée par Pierre Monatte en 1925, se disait «revue syndicaliste révolutionnaire». J'ai rencontré parfois Monatte et collaboré fugitivement à cette revue très remarquable. Tout comme j'ai rencontré, au 5 de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, René Lefeuvre qui y éditait Spartacus sous le signe de «socialisme et liberté».

Au Club du Faubourg de Léo Poldès, un anarchiste vêtu en bourgeois, bel homme de haute taille, à la voix sonore d'orateur académique, prenait régulièrement la parole et soulevait l'enthousiasme de l'auditoire. Il s'appelait Charles-Auguste Bontemps et publiait des poèmes, eux aussi très académiques. Un autre anarchiste, vêtu, lui, en rapin et qui semblait échappé des Scènes de la vie de bohème, Lacaze-Duthier, représentait «l'artistocratie».

Ne nous attardons pas trop avec le folklore libertaire, que les journalistes ont trop tendance à mettre en valeur. La fréquentation de Gaston Leval m'a plus apporté. Leval me racontait comment, délégué à Moscou, il s'était efforcé de contrer la faconde de Trotski ; comment, participant à la guerre civile espagnole, il s'était une fois de plus heurté au communisme autoritaire. Lui prônait comme Kropotkine un communisme libertaire. Dans mon roman la Mémoire des vaincus, le personnage de Fred Barthélemy a beaucoup emprunté, pour l'épisode russe, à la fois à Leval et à Marcel Body.

J'ai fait allusion plus haut à une scission dans la Fédération anarchiste. Elle eut pour origine une marxisation de certains éléments anarchistes ; ceux-ci finirent par accaparer toute l'organisation et, finalement, la détruire. A tel point que certains historiens soupçonnent ces «marxistes libertaires» d'avoir été des taupes introduites par le parti communiste dans l'organisation anarchiste pour la noyauter et l'annihiler. La chose n'est pas impossible ; les fossoyeurs du journal le Libertaire n'en eurent peut-être pas conscience et furent de bonne foi.

De ces marxistes libertaires reste une théorie qui fut élaborée par Daniel Guérin. Daniel Guérin est sans doute l'auteur qui, dans les années 60-70, a le plus produit d'ouvrages, bien diffusés, sur l'anarchie.18 Si sa tendance marxiste altère parfois la pureté de la doctrine, il n'empêche qu'il a levé devant moi un drôle de lièvre lorsqu'il m'a dit : «Tu devrais, puisque tu es vendéen, analyser l'insurrection vendéenne à la lumière du marxisme.» Cela n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd et, bien plus tard, ma suite romanesque vendéenne, si elle n'est pas marxiste, a néanmoins bénéficié de mon expérience et de mes études politiques peu orthodoxes.19

La rencontre d'un autre militant devait, par hasard, orienter pour de nombreuses années ma vie matérielle. Pierre-Valentin Berthier arrivait d'Issoudun où il était journaliste. Son journal ayant été phagocyté par le parti communiste, il avait perdu son emploi. Pour le dépanner, un de ses amis lui confia la gérance d'une petite librairie, à Paris. Comme au même moment les copains correcteurs lui procurèrent du travail, il me proposa de tenir à sa place la librairie, en compagnie de son épouse. C'est ainsi que je devins commis libraire, que j'y pris goût et que certains bouquinistes des quais de la Seine que je connaissais bien (les libertaires étaient nombreux parmi eux) me conseillèrent de me mettre à mon compte en sollicitant auprès du service intéressé de l'Hôtel de Ville un emplacement.

Mes premières boites furent accrochées quai de la Tournelle, une des plus mauvaises places qui soient, puisque située dans un lieu peu passant. Mais très vite les libertaires de tous âges affluèrent, non pas tant comme clients que comme discoureurs. Mes boîtes devinrent un lieu de ralliement.

Je venais de publier Histoire de la littérature ouvrière et paysanne, nouvelle mouture de mes Écrivains du peuple, dédiée à Édouard Dolléans et préfacée par lui.

Grand-père Dolléans me tressait une couronne de lauriers : «Chez Henry Poulaille, j'ai rencontré pour la première fois Michel Ragon. Notre sympathie fut immédiate, grâce peut-être à un éloignement à l'égard des automates de la culture. Dans notre haine du mensonge et du jeu des petites vanités littéraires commençait là une amitié que depuis ont renforcée les vertus de Michel Ragon — j'appelle vertus ces qualités essentielles à l'accomplissement d'une œuvre commune, ces conditions d'une fraternité humaine, un désintéressement généreux, une rare rectitude, une volonté libre qui, en montant, entend rester soi.»

Au bout d'un an d'exercice de mon nouveau métier, j'étais élu, sans l'avoir sollicité, secrétaire du Syndicat des bouquinistes. Depuis neuf ans que je vivais à Paris, je n'avais cessé d'être lié, d'une manière ou d'une autre, aux milieux syndicaux. J'avais collaboré à deux journaux syndicalistes: Monde ouvrier et l’Émancipation paysanne. Je participais à des colloques à l'Institut de culture ouvrière de Marly-le-Roi et collaborais à ses Cahiers du travail. Mes fonctions bénévoles de secrétaire du Syndicat des bouquinistes me permirent de mieux connaître mes collègues et d'apprécier leur goût de la liberté et de la lecture. Sept d'entre eux avaient fondé un prix littéraire original, puisqu’il consistait à remettre en lumière un livre ou un auteur oublié ou méconnu. Geste dans la tradition de la bouquinerie qui permet (parfois) à des livres boudés en librairie de trouver un nouveau public. Pour faire bouger la presse, un président d'honneur était choisi chaque année parmi les célébrités littéraires. C'est ainsi que Henry Poulaille fut lauréat du Prix des bouquinistes en 1954, sous la présidence de Daniel Halévy ; que Georges Darien fut couronné en 1955 pour le Voleur sous la présidence de Pierre Mac Orlan ; que René-Louis Doyon reçut son prix en 1956 des mains d'André Malraux et que Jean Rostand rendit hommage en 1958 à Han Ryner.

Trois libertaires sur quatre lauréats. J'oubliais de préciser que je devins aussi secrétaire du Prix des bouquinistes et restai bouquiniste sur les quais de la Seine de 1954 à 1961.
 
 

Les chemins de l'amitié sont bordés de tombes. Tant de compagnons évoqués dans ces premières pages sont morts en cours de route : Henry Poulaille, Alain Sergent, Émile Bachelet, Armand Robin, Ludovic Massé, Brassens, Bussière, Louvet et Simone Larcher, Suzy Chevet, Leval, Daniel Guérin... Mais la voie libertaire est aujourd'hui peuplée de filles et de garçons enthousiastes, intelligents, actifs qui poussent vigoureusement la charrette, toutes les charrettes : la radio, le journal, la librairie, les groupes.

Radio Libertaire diffuse vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le Monde libertaire est distribué dans les kiosques toutes les semaines. Les groupes de militants se multiplient : douze à Paris, six en banlieue, trente et un en province. La moitié portent des noms qui marquent un attachement à des militants d'autrefois : groupes Proudhon de Besançon, Nestor-Makhno de Saint-Étienne, Jules-Vallès de Grenoble, Federica-Montseny d'Agen, Henry-Poulaille de Saint-Denis, Albert-Camus de Toulon, Louise-Michel de Montmartre.

La composition de la Fédération anarchiste est actuellement la même que celle de tous les partis politiques et des syndicats, c'est-à-dire une forte proportion d'enseignants, d'étudiants et de fonctionnaires (50 %), des employés plus que des ouvriers, ces derniers étant néanmoins nombreux dans les métiers de l'imprimerie et du livre (33%). 17% viennent des professions libérales, des cadres, de l'agriculture (surtout en Bretagne) et d'emplois précaires.

Se documenter de première main sur l'anarchie est facile, grâce aux deux locaux du Centre international de recherches sur l'anarchisme (CIRA), 3, rue Saint-Dominique à Marseille, et 24, avenue de Beaumont à Lausanne. Quant aux publications récentes, la librairie de la Fédération anarchiste, Publico, 145 rue Amelot, Paris, est ouverte à tous.


4.
La voie individualiste



 
 

Nous sommes tous les deux, l'État et moi, des ennemis... Tout État est une tyrannie.
Max STIRNER
L'Unique et sa propriété, 1844.

Il n'y a rien, absolument rien dans l'État, du haut de la hiérarchie jusqu'en bas, qui ne soit abus à réformer, parasitisme à supprimer, instrument de tyrannie à détruire... Quiconque met la main sur moi pour me gouverner est un usurpateur et un tyran.
PROUDHON


 

Au Café du Bel Air, près de la gare Montparnasse, puis au Tambour, place de la Bastille, E. Armand organisait des causeries sur le thème de l'individualisme libertaire. Une cinquantaine de camarades entouraient le conférencier et Armand menait les débats. Pendant quarante ans, ce petit homme grassouillet, coiffé d'un bonnet de laine, l'air d'un vieux faune avec sa barbiche, organisera ainsi des causeries qui auront leurs fidèles. Je n'étais pas un assidu des causeries d'Armand, mais j'ai néanmoins participé assez souvent aux rencontres du Bel Air et du Tambour. J'y ai même prononcé des «conférences».

E. Armand (1872-1962), membre de l'Armée du Salut pendant sept ans, dans sa jeunesse, avait été marqué par l'anarchisme chrétien de Tolstoï. Théoricien de l'illégalisme jusqu'en 1912 et condamné pour fausse monnaie, refusant tout service militaire, il avait publié entre les deux guerres mondiales une revue, l'En-dehors, qui, après la Libération, devint l'Unique.

L'Unique faisait référence à l'ouvrage de Max Stirner (1806-1856), l'Unique et sa propriété, publié en 1844, et qui est à l'origine d'un courant philosophique très important: l'anarchisme individualiste.

Contre Hegel, Stirner exalte l'individu, «l'unique». «Je suis propriétaire de ma puissance, écrit Stirner, et je le suis quand je me connais comme unique... Je n'ai mis la cause en rien... L'humanité entière m'apparaît comme une maison de fous... Le monarque en la personne du “souverain roi” était un bien misérable monarque, comparé au nouveau, à la “nation souveraine”... Contre le nouveau souverain, il n'y a aucun droit... État, religion, conscience, ces despotes me font leur esclave et leur liberté est ma servitude... L'État repose sur l'esclavage du travail. Si le travail devient libre, l'État est perdu... Le désir d'une liberté déterminée enferme constamment l'intention d'une nouvelle domination. Ainsi la Révolution put donner à ses défenseurs le sentiment exaltant qu'ils combattaient pour la liberté, mais en réalité on tendait à une liberté déterminée, c'est-à-dire à une nouvelle domination, celle de la Loi. Dieu, la conscience, les devoirs, les lois sont des bourdes dont on nous a bourré la cervelle et le cœur... Tout État est une tyrannie... On considérait l'Église comme la mère des fidèles ; aujourd'hui c'est l'État qu'on nous présente sous les traits d'un père prévoyant.»

Karl Marx s'inquiétera tant d'une théorie qui venait à l'encontre de la sienne qu'il consacrera les trois quarts de Die Deutsche Ideologie à réfuter la philosophie stirnérienne. En revanche Stirner enthousiasmera Nietzsche, influencera Ibsen.

Il faudra néanmoins attendre 1882 pour qu'une deuxième édition de l'Unique et sa propriété paraisse en Allemagne. En 1894, une partie de l'ouvrage sera traduite en français au Mercure de France, l'éditeur des symbolistes, puis, en 1900, en entier chez Stock. Cette édition, tirée à 4000 exemplaires, mettra également cinquante ans à s'écouler. En 1948, un groupe de libertaires procédera à la deuxième édition française, préfacée par Armand, la seule que l'on puisse trouver actuellement (difficilement) en librairie.

Stirner rejoint Proudhon lorsqu'il écrit: «Comme l'individualisme est le fait primordial de l'humanité, l'association en est le terme complémentaire.» Stirner ne s’oppose donc ni à l'associationnisme, ni au mutualisme, à condition qu'ils procèdent d'un volontariat. Son démantèlement de la morale sexuelle influencera beaucoup E. Armand qui fera de la «sexualité libre» un de ses chevaux de bataille.

La «sexualité libre» est entrée dans les mœurs depuis quelques années. On oublie que les anarchistes, dans la première moitié du XXe siècle, ont été les seuls à prôner le malthusianisme (c'est-à-dire la libre procréation et la limitation volontaire des naissances), le droit à l'avortement, la pluralité amoureuse, etc., et qu'ils ont souvent été punis de peines de prison pour ce qui paraît aujourd'hui naturel. Les articles de E. Armand sur la sexualité sont très nombreux. Dans sa théorie de la «camaraderie amoureuse», il acceptait l'homosexualité et même l'inceste, préconisait le nudisme et le naturisme. Dans son souci d'une sexualité qui soit vraiment libertaire, il alla jusqu'à fonder une «Association internationale de combat contre la jalousie» dont les statuts étaient les suivants : «L'efficacité du combat contre la jalousie sexuelle, le propriétarisme corporel et l'exclusivisme en amour, la disparition des empiétements et des crimes auxquels ces préjugés donnent lieu est fonction des conceptions ou revendications suivantes: 1) Pluralité, variété, simultanéité des expériences amoureuses. 2) “Ménages” à plusieurs ou “foyers” multiples. 3) Milieux de “vie en commun”, colonies, affinités basées sur le “toutes à tous, tous à toutes”. 4) Échange de compagnes, compagnons, enfants, entre associations de cohabitants (couples, ménages, familles, etc.). 5) Coopérative de camaraderie amoureuse ou érotique, etc.»

Cette doctrine, qui de la liberté glissait dans le libertinage, n'eut qu'un retentissement très limité dans le milieu anarchiste qui, comme tous les milieux révolutionnaires, est plutôt teinté de puritanisme.

Contemporain de Max Stirner, Henry Thoreau (18171862) publie, cinq ans seulement après l'Unique et sa propriété, son pamphlet la Désobéissance civile. Mais il ne semble pas que cet Américain, isolé dans une petite ville du Massachusetts, ait connu le livre de Stirner, ni même entendu parler de ce dernier. Ce sont donc deux prises de position antiétatiques absolues qui apparaissent en même temps (pendant que, au même moment, Marx élabore la doctrine étatiste la plus aliénante qui soit).

Henry Thoreau fait débuter son livre la Désobéissance civile par la devise de Jefferson, troisième président des États-unis: «Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins.» Mais il ajoute: «J'aimerais la voir suivie de manière plus rapide et plus systématique. Poussée à fond, elle se ramène à ceci auquel je crois également : “que le gouvernement le meilleur est celui qui ne gouverne pas du tout”.»

Thoreau rompt le pacte qui le lie à la société et qu'il n'a jamais signé : «Par le présent acte, je soussigné Henry Thoreau, déclare ne pas vouloir être tenu pour membre d'une société constituée à laquelle je n'ai pas adhéré... Si j'avais pu nommer toutes les sociétés, j'aurais signé mon retrait de chacune d'elles, là où je n'avais jamais signé mon adhésion, mais je ne savais où me procurer une liste complète... Je désire simplement refuser obéissance à l'État, me retirer et m'en désolidariser d'une manière effective.»

Joignant le geste à la parole, Henry Thoreau se retire dans les bois, près d'un lac, et y vivra pendant deux ans dans une cabane de planches, se nourrissant de baies sauvages. C'est après ce séjour qu'il écrira Walden (1854).

Walden, hymne à la nature, est un livre superbe, que j'ai lu aux alentours de mes vingt ans, parallèlement à Moby Dick de Melville, et à Feuilles d'herbe de Whitman. Ces trois premiers chefs-d'œuvre de la littérature américaine ont exercé sur moi une énorme influence. J'ai toujours, dans ma bibliothèque, les deux volumes des Feuilles d'herbe de Whitman, datés, sur la page de garde : octobre 1944. Et sur cet exemplaire conservé depuis près de cinquante ans, si souvent relu, j'ai souligné ces passages :

«Je répandrai l'égotisme et le montrerai au fond de tout, et je serai le barde de la personnalité. »

«Et qui, si ce n'est moi, serait le poète des camarades ?»

«Ceux à passion sortie de la terre, les simples, les sans-gêne, les insoumis.»

Walt Whitman, auquel Henry Thoreau rendit visite en 1856, a écrit :

«Ce que j'aime le plus chez Thoreau, c'est son esprit anarchiste, sa dissidence, le fait qu'il a suivi sa propre voie envers et contre tout.»

Dans sa cabane au bord du lac de Walden, Thoreau, pendant les deux ans de son séjour solitaire, ne travaillera «à la sueur de son front» que pendant douze semaines. Il en conclut donc qu'une journée hebdomadaire suffit pour le travail, tout homme pouvant faire ce qu'il veut les six autres jours. Anticitadin, anti-industriel, anticroissance, apolitique, Thoreau rétorquait à ceux qui lui vantaient l'épopée des chemins de fer américains : «Des moyens de communication, je veux bien, mais si les gens n'ont rien à se dire !»

Contrairement à celle de Stirner, l'œuvre de Thoreau connut très vite un succès international considérable et son influence a été mainte s fois soulignée.

L'Essai sur la désobéissance civile fut le livre clé de Gandhi et de Martin Luther King. Les travaillistes anglais et les révolutionnaires russes sous le tsarisme se sont réclamés de lui. Tolstoï, Romain Rolland, Marcel Proust (qui recommandait à Anna de Noailles de lire Walden), André Gide ont témoigné leur admiration pour Henry Thoreau. Le Refus d'obéissance de Giono se place évidemment dans la postérité du philosophe américain. En Inde, Gandhi fit distribuer à des millions d'exemplaires la Désobéissance civile et au Japon onze éditions de Walden ont été épuisées.

L'édition française de la Désobéissance civile, chez Pauvert, en 1968, était préfacée par Louis Simon.

Louis Simon fait partie de mes rencontres amicales sur les chemins de l'anarchie. Président de la Société des amis d'Henry Thoreau, il était aussi l'animateur des Cahiers des amis de Han Ryner. Cet affable barbu, qui venait souvent me saluer à mes boîtes de bouquiniste, vouait un culte à cet écrivain singulier qu'est Han Ryner (1861-1938), propagandiste du pacifisme, de l'anticléricalisme, du végétarisme, de l'abstention électorale.

Dans la lignée Stirner-Thoreau se place également un philosophe méconnu (on pourrait dire sacrifié) qui servit de modèle à Louis Guilloux pour Cripure, l'extraordinaire personnage du Sang noir. Je veux parler de Georges Palante (1862-1925) qui tint la chronique philosophique du Mercure de France pendant quinze ans. Palante influencera Jean Grenier et, à travers ce dernier, le Camus de l'Homme révolté. Toute l'œuvre de Palante exalte l'individu : Combat pour l'individu (1904), la Sensibilité individualiste (1909), les Antinomies entre l'individu et la société (1912).

C'est Yannick Pelletier qui m'a fait connaître Palante, que, à ma grande honte, j'ignorais.20 Dans la famille libertaire Han Ryner est plus connu que Palante. Il y a ainsi, dans toutes les familles, des incongruités.

«L'individualisme est l'éternel vaincu, écrit Palante, jamais dompté. C'est l'Esprit de Révolte... L'ordre social est toujours mauvais. De temps en temps, il est seulement supportable. Du mauvais au supportable, la dispute ne vaut pas une goutte de sang... Ma thèse est toute négative ; je n'ai pas d'idéal social. Je crois que toute société est par essence despotique... L'individu est sacrifié à la société comme il est sacrifié à l'espèce... On peut dire que le plus souvent les liens sociaux soutiennent l'individu comme la corde soutient le pendu.»

Ce profond pessimisme l'amenait à penser que le «conformisme et l'optimisme social» auraient le dernier mot, qu'il arrivera «un moment où les chaînes sociales ne blesseront plus personne», où «la société sera victorieuse de l'individu». Le combat entre l'individu et la société, entre l'individu et l'État, toujours despotique, et de plus en plus despotique dans toutes ses formes politiques, «finira faute de combattants».

Si Palante trouvait la révolte féconde, il considérait en revanche la Révolution comme une duperie : «L'effort fait par les individus pour secouer les servitudes existantes aboutit à une déception. Une tyrannie abattue est remplacée par une autre. La minorité victorieuse se transforme en majorité tyrannique. C'est là le cercle vicieux de toute politique. Le progrès, dans le sens de l'affranchissement de l'individu, n'est jamais qu'un trompe-l'œil. Il n'y a eu, en réalité, qu'un déplacement d'influences et de servitude.»

Les révolutions marxistes ont amplement démontré la validité de cette thèse. Mais comme l'écrit Jean Grenier, «notre temps était voué à Hegel et à Marx comme il l'était au cancer». Ce temps des impostures ignorait Palante, comme il ignorait Stirner.

L'antagonisme entre révolte et révolution a été bien défini par Stirner et dans cette définition se trouve toute la différence entre anarchie et socialisme d'État : «Révolution et révolte ne doivent pas être considérées comme ayant la même signification... La révolution avait pour but une nouvelle organisation, la révolte nous amène à ne plus nous laisser organiser, mais à nous organiser nous-mêmes, et ne place pas ses espérances dans les institutions. La révolte est un combat contre l'ordre établi, si elle triomphe, l'ordre établi s'écroule... La révolte lutte pour être délivrée des constitutions alors que la révolution nous ordonne de fonder des institutions.»


5.
La voie pacifiste



 
 
 
 

 
Qu'importe que ce soit un sabre, un goupillon ou un parapluie qui vous gouverne ! C'est toujours un bâton, et je m'étonne que des hommes de progrès en soient à disputer sur le choix du gourdin qui leur doit chatouiller l'épaule, tandis qu'il serait beaucoup plus progressif et moins dispendieux de le casser et d'en jeter les morceaux à tous les diables.

Théophile GAUTIER
Préface à Mademoiselle de Maupin, 1835.


 

Le pacifisme et l'antiétatisme sont deux données essentielles de la politique libertaire. Un homme, toutefois, a incarné plus que tous les autres ce pacifisme actif. C'est Louis Lecoin (1888-1971).

Dès 1912, Lecoin écope cinq ans de prison pour «sabotage de la mobilisation». Libéré en 1916, il retourne son ordre de mobilisation et fait tirer à douze mille exemplaires un tract intitulé : «Imposons la paix», qu'il distribue sur la voie publique. Arrêté de nouveau, il est condamné à cinq nouvelles années de prison plus dix-huit mois pour propos subversifs à l'audience. Toutefois, lorsque éclate la guerre civile espagnole, Lecoin, secrétaire de la section française de la Solidarité internationale antifasciste, envoie chaque semaine à Barcelone des camions de vivres, de médicaments... et d'armes. En 1939, comme en 1916, Lecoin rédige un tract : «Paix immédiate» qui lui vaudra de nouveau d'être arrêté et emprisonné jusqu'en 1941.

En 1948, Lecoin fonde une revue : Défense de l'homme et il y publie en décembre un article qui sera jugé comme particulièrement scandaleux : «Amnistie pour les nôtres, amnistie pour les leurs, amnistie pour tous.» Il ose en effet s'élever contre les crimes de la Libération. Combien de prisonniers collaborateurs ou pseudo-collaborateurs sont-ils détenus ? Cinquante mille ? Quatre-vingt-dix mille ? Les chiffres n'ont jamais été clairs.

«Cent mille êtres humains, écrit Lecoin, ont été sommairement exécutés, pendant les tragiques semaines de 1944, par une populace ivre de vengeance et des gouvernants je m'enfichistes, débordés, complices. De ce moment-là, et pendant de longs mois, des juges ont, de leur côté, condamné à la peine de mort et aux travaux forcés des prévenus auxquels, aujourd'hui, s'ils les rejugeaient, ils n'infligeraient guère que quelques années d'emprisonnement... On n'a pas jugé, on s'est vengé... Je réclame l'amnistie parce que les tribunaux sont des machines à frapper, non à juger... Je n'ai jamais compris l'acharnement contre le vaincu... Comme il est impossible de reconsidérer un à un tous les procès, il faut vider toutes les prisons.»

J'ai rencontré Lecoin plus tard, après Joyeux, après Louvet, après Leval, après Armand. Sans doute en 1951, où je commence à collaborer régulièrement à Défense de l'homme. La même année, j'écrivais aussi des articles pour le journal la Paix du monde. En 1951 et 1952, Défense de l'homme publia toute une suite d'articles, assez longs, qui constituent une esquisse d'un essai sur l'anarchie que j'avais inconsidérément entrepris de rédiger. J'avais même retenu un titre : l'Affranchi et le mercenaire.

Esclaves, affranchis, mercenaires, prétoriens, on devine au-delà de ces mots l'apologue. L'un des articles était consacré à l'autodidacte, un autre à l'aventurier, un troisième à l'hérétique, un quatrième à l'illégaliste. Tous ces articles étaient truffés de références historiques et littéraires. Entre autres, une longue citation du Discours de la servitude volontaire, de La Boétie, venait à l'appui de mon développement sur l'illégalisme.
 

L'illégaliste, écrivais-je, est très différent du révolutionnaire. Le révolutionnaire peut être illégaliste à un certain moment de sa vie, mais c'est toujours un oppresseur en puissance. Il rêve de détruire un ordre pour reconstruire un autre ordre de son choix. Il s'attache des mercenaires et glorifie le peuple esclave dont il veut faire le peuple roi. L'illégaliste, au contraire, se dresse à la fois contre les esclaves, contre les mercenaires et contre les prétoriens...

Le révolutionnaire n'est qu'un affranchi provisoire en ce sens que, aussitôt arrivé au pouvoir par sa révolution, il devient mercenaire ou prétorien du nouvel ordre établi. Et persécuteur. Le «révolutionnaire anarchiste» travaillant à la destruction de tout pouvoir n'est évidemment ni un futur mercenaire, ni un futur prétorien. Cet adversaire irréductible de l'État, quelle que soit la forme de celui-ci, est pour nous, répétons-le, un «affranchi» parfait.


Ma collaboration régulière à Défense de l'homme se poursuivra jusqu'en octobre 1955.

En 1957, Louis Lecoin, septuagénaire, se lança dans une nouvelle aventure périlleuse : la défense des objecteurs de conscience et la demande pour eux d'un statut légal. Quatre-vingt-dix objecteurs étaient alors emprisonnés, dont l'un, Edmond Shaguené, depuis neuf ans, sa condamnation ayant été renouvelée cinq fois pour refus de porter l'uniforme.

Lecoin vendit tout ce qu'il possédait pour créer un journal : Liberté, et me demanda de l'aider à réunir une somme d'argent en organisant une vente de tableaux. Plus de quatre-vingts peintres répondirent à cet appel dont (par mon intermédiaire) mon ami Atlan, mais aussi Vlaminck, Van Dongen, Buffet. Par ailleurs, Lecoin réunissait douze personnalités pour former un «Secours aux objecteurs de conscience» : André Breton, Albert Camus, Jean Cocteau, Giono, Lanza del Vasto, l'abbé Pierre, etc.

Il paraissait difficile que le gouvernement puisse accepter de légaliser l'objection de conscience pendant la guerre d'Algérie. Mais au début de 1962 plus rien ne s'y opposait sauf le refus de l'état-major. Le 1er juin, à soixante-quatorze ans, Louis Lecoin, à bout de patience, entreprit une grève de la faim. Au bout de vingt-deux jours il fut transporté, au bord de l'épuisement, à l'hôpital Bichat. La presse s'était peu émue de ce qui n'était pas encore un événement, lorsque j'eus l'idée d'écrire à Jean-Jacques Servan-Schreiber, directeur de l'Express, que je ne connaissais pas, pour lui dire qu'un vieil homme allait mourir dans l'indifférence générale alors qu'il se sacrifiait pour que des jeunes ne moisissent pas en prison. Jean-Jacques Servan-Schreiber, contre toute attente, me répondit qu'il ferait de son mieux. Un grand article parut en effet dans l'Express et toute la presse suivit. André Breton déclara : «Je salue l'attitude héroïque de Louis Lecoin, dans la plus haute tradition de l'altruisme et de la liberté.» L’abbé Pierre écrivait à Lecoin : «Ce Dieu, auquel vous ne croyez pas, il vous aime infiniment.» Et enfin, de Gaulle sortit de sa réserve : «Je ne veux pas voir mourir M. Lecoin.»

Le statut des objecteurs de conscience, adopté en 1962 fut le dernier coup d'éclat de Lecoin.

Louis Lecoin demeure pour moi l'un des hommes les plus merveilleux que j'aie rencontrés. De très petite taille, rond de tête et de corps, il se dégageait de toute sa personne une énergie peu commune. Bernard Clavel a écrit en 1984 : «Ragon est un pur, élevé à la rude école de la rue et du travail manuel avant d'être admis à celle de l'intransigeant Poulaille... N'a-t-il pas rêvé d'être Gandhi ou, plus modestement, Louis Lecoin ?»21

Non, je n'ai jamais fait de rêves aussi présomptueux. Louis Lecoin a élevé la sincérité, la rectitude morale, à un point inaccessible. Il est en effet de la lignée des Gandhi, des Martin Luther King. Si le prix Nobel de la Paix avait un sens il aurait dû lui être décerné, comme certains le souhaitèrent en 1964.22 Maurice Joyeux et Louis Lecoin furent sans doute les deux anarchistes pour lesquels j'ai éprouvé le plus d'amitié, ceux qui m'ont le plus appris, ceux qui m'ont le mieux convaincu de la justesse de leurs luttes.

Il ne me reste malheureusement rien de ma correspondance ni avec l'un, ni avec l'autre. Je ne pressentais pas, lorsque je participais à leurs actions, que nos lettres puissent un jour apporter quelque chose à des archives ou à un livre comme celui-ci. Je retrouve néanmoins le double d'une lettre (car elle était dactylographiée) qui montre que, parfois, nous avions des divergences, qui montre aussi qu'en 1958 mes idées politiques libertaires étaient bien précises et absolument antiétatiques.

Situons l'époque. La crise algérienne de mai 1958, qui déboucha sur l'appel au général de Gaulle, avait suscité une défense de la IVe République. Lecoin me demandait dans cette perspective un article pour son journal Liberté.
 

Mon cher Lecoin,

Tu me demandes un article par retour du courrier. Je t'avais promis en effet une coopération plus «vigilante» pour reprendre un terme qui devient à la mode, dès les prémices des événements que nous subissons. Seulement il m'arrive (souvent) de n'avoir rien à dire. Surtout en matière politique. Excepté à des moments de danger flagrant pour nos libertés ou pour nos vies, je ne m'intéresse d'ailleurs pas du tout à la politique. Je ne lis jamais les journaux quotidiens, sinon les gros titres aux étalages des marchands de journaux. J'écoute les informations à la radio, et c'est tout. La presse quotidienne est trop encombrante, elle s'insinue en nous d'une manière trop massive, pour que je puisse la suivre. Lorsqu'il m'arrive d'acheter des journaux quotidiens, aux périodes de grands bouleversements, je ne peux plus rien faire d'autre que de lire des journaux, écouter des informations à la radio, les commenter avec des amis. Je deviens absolument affolé, neurasthénique plus encore que de coutume et absolument désespéré sur l'avenir de l'humanité. Je ne suis donc pas fait pour suivre l'actualité politique qui est un jeu qu'il faut savoir jouer si l'on ne veut pas en perdre la raison.

Aujourd'hui, je n'ai donc rien à dire. Avant les événements d'Alger, je t'avais envoyé quelques papiers dans un sursaut d'optimisme. Je croyais que les grèves de solidarité qui se manifestaient hors de France allaient redonner à la classe ouvrière française une idée de sa mission et qu'une grève générale pourrait avoir raison de la guerre d'Algérie. Aujourd'hui, après plus d'un mois d'isolement, le syndicat des autobus londoniens va être vaincu par le gouvernement conservateur. La classe ouvrière anglaise n'a pas fait preuve, elle non plus, d'un esprit de solidarité. Et nous sommes rendus en France bien loin de l'idée d'une grève générale qui puisse aider à terminer la guerre d'Algérie. Devant la lâcheté des hommes politiques de la IVe République, l'indifférence de la masse, la mollesse d'une nation qui s'est embourgeoisée jusqu'au cou, des durs sont apparus, mitraillettes à la main. Avouons-le, nous avons été tous stupéfaits, de Guy Mollet à Pinay, et de toi à moi. Ces hommes d'Algérie sortaient d'un autre âge. Mais allons-nous défendre, contre eux, Mollet, Pinay et Pflimlin ? Allons-nous nous poser en défenseurs du «système»? Je sais bien qu'en cas de danger un regroupement est nécessaire. Mais il m'a été néanmoins pénible de voir sur des affiches les libertaires unis aux socialistes. Car personne ne contredira que les socialistes français sont ceux qui nous ont mis dans le pétrin, que la première abdication, qui conduisit à toutes les lâchetés, fut celle de Guy Mollet lorsqu'il alla installer Lacoste à Alger et s'en retourna à Paris sous les huées. Allons-nous devenir les supporters d'un système que les gens d'Alger ont raison de dire pourri, ont raison de dire vulgaire, ont raison de dire bourgeois ? Ce qui ne veut pas dire, évidemment, que j'approuve la politique des gens d'Alger. Je crois plus que jamais à la véracité de la phrase de Louise Michel, que les libertaires semblent oublier provisoirement : « Le pouvoir est maudit. Voilà pourquoi je suis anarchiste.»

Je n'ai pas voulu participer à la manifestation de la place de la Nation pour la «défense des institutions républicaines», pour la bonne raison que, comme vous tous (je le croyais), j'ai toujours été contre ces institutions républicaines. Contre le système parlementaire, contre la majorité républicaine (en quoi une majorité souveraine est-elle moins injuste qu'une minorité souveraine ? Parce qu'elle est plus nombreuse ? Comme si le plus grand nombre avait forcément raison. En tel cas n'aurions-nous pas tort, nous autres libertaires qui avons toujours été une minorité ?). Je n'ai pas voulu participer à ce défilé d'enterrement de la IVe République, parce que je ne faisais partie ni de sa famille, ni de ses amis. Je ne voulais pas avoir l'air d'approuver un régime pourri. Il est bien évident que je n'ai pas non plus participé aux manifestations gaullistes des Champs-Élysées. Nous n'avons rien à faire, que je sache, avec ces gens-là. Ni avec les uns, ni avec les autres. Ni avec les bleus, ni avec les blancs. Ni avec la droite, ni avec la gauche. Nous sommes en dehors du «système». Nous sommes contre les systèmes. Ne nous laissons pas prendre au piège de la sentimentalité politique. Ne faisons le jeu de personne. Ne soyons dupes de personne. Poursuivons simplement notre chemin en ne perdant pas de vue que, sur notre boussole, l'aiguille marque toujours le refus.


Trente-deux ans après cette lettre, en septembre 1990, la Fédération anarchiste et l'Union pacifiste de France lancent un appel contre le recours à la force armée en Irak. Parmi les six premiers signataires, je me retrouve avec Henri Laborit, Bernard Clavel, Serge Livrozet. Le 11 octobre, le Monde libertaire publie en première page cet encadré.
 
 
 

PARTISAN DE LA PAIX

L'écrivain Michel Ragon



Le Monde libertaire : Depuis le début du conflit, à quel incident, prise de position ou événement avez-vous été le plus sensible ?
 
 
 
 

Michel Ragon : Ce qui m'a le plus étonné, depuis le début du conflit c'est l'esprit cocardier, la réapparition du thème «guerre fraîche et joyeuse» que nous diffusent les médias, particulièrement les chaînes de télévision. Comme en 1914, tous ces journalistes sont prêts à en découdre. Ils veulent casser de l'Arabe. Nous sommes les plus forts. Le Clemenceau démarre, le monde n'a plus qu'à trembler. C'est à la fois ridicule et consternant.

Le Monde libertaire : Quel aspect de la crise (menace de guerre chimique, voire nucléaire ; amorce de confrontation armée Nord/Sud ; regains de fanatismes divers) vous inquiète-t-il le plus particulièrement ?

Michel Ragon : Ce qui m'inquiète le plus c'est justement cet esprit guerrier dont les hommes ne sont pas guéris, aussi bien l'esprit guerrier et le fanatisme religieux des Arabes, que celui des Européens. Le monde a fait des progrès techniques prodigieux mais l'homme lui, n'a pas bougé depuis des millénaires. Pas de progrès depuis Socrate et Platon.

Le Monde libertaire : Quelles possibilités de développement voyez-vous au front du refus contre les velléités guerrières ?

Michel Ragon : Guère de possibilités. Louis Lecoin n'a pas sauvé la paix en 1940 avec son manifeste Paix immédiate. Notre manifeste ne sauvera pas non plus la paix si ceux qui nous gouvernent veulent faire la guerre. Mais il faut quand même protester, tempêter. Il faut sauver l'honneur et la morale. C'est tout. Il faut dénoncer la guerre capitaliste du pétrole, comme la guerre impérialiste de l'Irak. Il faut dénoncer la conjuration internationale des pays industrialisés qui se scandalisent de la guerre coloniale de Saddam Hussein et n'ont pas bougé le petit doigt lorsque la Syrie a envahi le Liban, lorsque la Chine a envahi le Tibet. Faute d'autre chose, il faut avoir la prétention d'être la conscience des derniers hommes libres et indociles.

Propos recueillis par Alain Dervin (gr. Pierre-Besnard de Paris)


 


6.
La voie esthétique



 
 
 

On ne se débarrassera de la caste bourgeoise occidentale qu'en démasquant et démystifiant sa prétendue culture. Elle est en tout bien son arme et son cheval de Troie... La position féconde est en définitive celle de refus et contestation de la culture, plutôt que celle de simple inculture... L'important est d'être contre.

Jean DUBUFFET
Asphyxiante Culture, J.-J. Pauvert, 1968.

Que l’historien de la littérature prolétarienne, le romancier d'expression populaire, trouve sur son chemin l'anarchie n'a rien d'extraordinaire. Mais qu'il soit aussi critique d'art et, de surcroît, lié aux tendances les plus avant-gardistes des années 50-60 paraît plus singulier. Parce que nous sommes en un temps de spécialisations poussées à l'extrême. En réalité, c'est ce phénomène nouveau qui est bizarre. Car, hier encore, les romanciers et les poètes étaient les meilleurs spécialistes de l'art de leur temps. Quant aux critiques d'art «professionnels» j'en connais au moins deux qui surent emprunter les chemins parallèles de l'esthétique et de la politique : Félix Fénéon et Herbert Read.

N'exagérons pas. Dans la voie libertaire on ne se bouscule jamais. Si j'ai l'impression de continuer une tradition, ouverte à l'époque symboliste, comme on l'a vu plus haut, nous ne sommes quand même pas nombreux.

Octave Mirbeau (1848-1917) est un peu oublié, à l'exception de son roman : Journal d'une femme de chambre. C'est un écrivain que je place personnellement dans ma galerie des modèles. Sa causticité, son humour, l'outrance de ses propos m'enchantent. Et les chroniques d'art qu'il donna de 1885 à 1896 dans différents journaux et revues sont d'une perspicacité étonnante. Il fait l'éloge de Cézanne, de Gauguin, de Pissarro, de Monet, de Van Gogh, de Rodin et démolit allègrement les gloires académiques alors toutes-puissantes : Cabanel, Bouguereau, Detaille. En même temps, il préface en 1893 la Société mourante et l'anarchie de Jean Grave et, la même année, écrit dans la revue l'Ermitage : «Je ne crois qu'à une organisation purement individualiste, sous quelque étiquette que l'État se présente et fonctionne, il est funeste à l'activité humaine et dégradant... Je ne conçois pas qu'un artiste, c'est-à-dire l'homme libre par excellence, puisse chercher un autre idéal social que celui de l'anarchie.»

Déclaration sans équivoque qui renforce celle-ci, publiée dans l'En-dehors en mai 1892.

«Ravachol ne m'effraie pas. Il est transitoire comme la terreur qu'il inspire, c'est le coup de tonnerre auquel succède la joie du soleil et du ciel apaisé. Après la sombre besogne, sourit le rêve d'universelle harmonie, rêve de l'admirable Kropotkine.»

Félix Fénéon (1861-1944), contemporain de Mirbeau, est considéré comme le prototype du critique perspicace et prospectif. Jean Paulhan, qui lui ressemble beaucoup et qui, comme lui, fut l'éminence grise de la créativité littéraire de son temps, témoigne : «Nous n'avons peut-être eu en cent ans qu'un critique, et c'est Félix Fénéon.» Directeur de la Revue Blanche, de 1895 à 1903, Fénéon y loue Vuillard, Bonnard, Matisse et y publie Gide, Proust, Apollinaire et Claudel. En même temps, il donne des chroniques littéraires et artistiques aux journaux anarchistes. En 1894, on découvre dans son bureau du ministère de la Guerre, où il est fonctionnaire, du mercure et des détonateurs. Arrêté et inculpé en même temps que Jean Grave et Sébastien Faure, il est emprisonné à Mazas. Lors du procès dit des Trente, il amuse le tribunal par ses reparties où le flegme et le dandysme permettent de faire passer l'ironie.

Le Président du tribunal. — Vous savez que le mercure sert à confectionner un dangereux explosif, le fulminate de mercure ?

Fénéon. — Il sert aussi à confectionner les baromètres.

Le Président. — A l'instruction, vous avez refusé de donner des renseignements sur Matha et sur Ortiz.

Fénéon. — Je ne me souciais pas de rien dire qui pût les compromettre. J'agirais de même à votre égard, monsieur le Président, si le cas se présentait.
 
 

Acquitté, ainsi que Jean Grave et Sébastien Faure, Félix Fénéon deviendra conseiller de la galerie Bernheim et, en 1919, éditeur à La Sirène, où il publiera Max Jacob et Joyce.

Jean Paulhan sera l'ami de Fénéon, octogénaire. En 1948, il réunira en un volume les Œuvres de Fénéon avec une préface d'une cinquantaine de pages. Nul doute que Fénéon fut le grand modèle de Paulhan et qu'il voulut être, près de Dubuffet, ce que Fénéon fut pour Seurat. L'un et l'autre ont un même ton, beaucoup de désinvolture, un humour pince-sans-rire. L'un et l'autre sont des personnages ambigus, quelque peu farceurs, mais avec un flair dans la détection des talents peu commun. L'un et l'autre ont été proches de l'anarchie. Fénéon plus que proche. Paulhan ? Je le rencontrais parfois dans les «causeries» d'Armand, suivi par Dominique Aury. Il apparaissait en regardant à droite et à gauche, comme s'il avait peur d'être découvert, jouant plutôt à celui qui complote. S'il avait été touché par l'anarchisme dans sa jeunesse, il passait abusivement dans sa vieillesse pour un homme de droite. Il s'était, avant la guerre, méfié des trois orthodoxies politiques : le maurrassisme, le communisme et le nazisme. Après la Libération, il se montra aussi anticommuniste qu'antihitlérien, ce qui était peu pardonnable. De plus, il réhabilita et publia Céline, ce qui parut du plus mauvais goût. A propos de Fénéon, il soutenait que le vers libre et l'idéologie libertaire montraient des analogies. Dans ses Entretiens à la radio avec Robert Mallet, il parla un moment de ses contacts avec Jean Grave, dans sa jeunesse. Comme d'habitude, il ne put s'empêcher de s'en tirer par une pirouette :

«J'hésitais, comme beaucoup de jeunes gens de cette époque-là, entre le socialisme et l'anarchie. Je suis même certain qu'il m’est plus d'une fois arrivé de dire, comme beaucoup d'autres nigauds de mon âge, que j'étais anarchiste en théorie, mais socialiste en pratique... L'anarchie, Jean Grave me l'enseignait ; c'était un homme excellent, aussi droit que naïf, très pauvre d'ailleurs, très convaincu. Il suffisait de le voir. Le malheur c'est que, lorsqu'il donnait des explications et des preuves, il cessait d'être convaincant.»

En revanche, à propos de Fénéon, Paulhan devient plus sérieux et approuve ses positions extrêmes :

«Les attentats anarchistes avaient leurs raisons qui étaient bonnes ou non, je n'en sais rien. Les sociétés ont leurs défauts ; il semble que la société française d'avant les guerres ait été particulièrement immonde et veule à la fois : détestable et comme dégoûtée d'elle-même. Si même ils n’avaient eu que l'ambition de provoquer des faits divers précis, explicables, intelligents, les anarchistes mériteraient déjà notre sympathie.»

Ajoutons à cette liste un quatrième critique et historien d'art, Herbert Read (1893-1968), dont Armand disait qu'il était «l'un des meilleurs propagandistes actuels du communisme anarchiste». Herbert Read, auteur à la fois d'une Histoire de la peinture moderne et de Anarchy and Order (1954), déclarait être «le seul Anglais et le seul anarchiste à avoir favorisé la synthèse anarcho-surréaliste».

Et un cinquième, l'auteur de ce petit livre, mais qui ne prétend pas vouloir trouver des analogies entre l'art abstrait et l'anarchie ; qui a étudié plus particulièrement l'impact de la pensée libertaire sur l'œuvre de Jean Dubuffet23 et publié un essai, L'art pour quoi faire ? (1971), où l'esthétique et la philosophie libertaire ont partie liée. J'y rappelais notamment que Proudhon, bien avant les artistes contestataires de 1968, dénonçait la fonction anesthésiante de l'art.

Quant à mon travail de critique et d'historien de l'architecture et de l'urbanisme, un fil relie tous ses développements et ce fil, c'est la pensée libertaire. Le premier tome de mon Histoire mondiale de l'architecture et de l'urbanisme modernes (Idéologies et Pionniers) fait une place importante (inhabituelle dans un tel ouvrage) aux villes idéales des socialistes français, dits utopiques, Saint-Simon, Cabet, Fourier, Considérant, et aux théories de Proudhon et de Kropotkine. Ma soutenance de thèse de doctorat d'État, à la Sorbonne, en 1975, s'intitulait : la Pratique architecturale et ses idéologies. L'essentiel de mon travail est en effet axé sur ce thème : la pratique des architectes confrontée à l'idéologie politique et les prospectives, comme les aberrations, qui s'ensuivent. Par ailleurs, le poids du pouvoir, de tous les pouvoirs (politiques, religieux, économiques, militaires), sur l'architecture et l'urbanisme est analysé plus particulièrement dans deux de mes ouvrages : l'Homme et les Villes (1975) et l'Architecte, le Prince et la Démocratie (1977). Nombreux ont été mes articles sur ce thème dans la revue la Rue de 1969 à 1983.24

En 1984, l'Arc publiait un numéro intitulé «Anarchies». J'y rédigeai le chapitre «Espaces, architecture, anarchie». Ce texte commençait ainsi :
 

L'histoire de l'urbanisme moderne est entièrement animée par deux tendances principales. La première se place sous le signe de l'espace contraignant, de l'espace régulateur, de l'espace régénérateur. Elle prend sa source dans les modèles des socialistes utopiques qui, eux-mêmes, continuent les utopies de Platon, de Thomas More, etc. La seconde se place sous le signe de l'espace éclaté, de l'espace en miettes. La première est un espace oppressif qui conduit à toutes les aberrations étatiques. La seconde remet en cause, fondamentalement, les systèmes clos et les pouvoirs, donc l'État. Partant de Proudhon et de Kropotkine, il existe toute une idéologie de l'espace libertaire, mal connue, mais dont l'influence est considérable.


L'article développait, bien sûr, cette idéologie de l'espace libertaire : rêve pavillonnaire de pauvres, désurbanisme, luttes urbaines, autogestion de l'espace, squattérisation, habitat marginal, dispersion de l'habitat, emploi des énergies douces, miniaturisation des industries grâce à l'électronique, maison autonome produisant sa propre énergie et résorbant ses déchets, etc.

Et je concluais :
 

La frustration populaire de l'espace à vivre, les perpétuels détournements de l'utopie, partie occultée de l'histoire de l'urbanisme, nous ramènent à la lutte constante entre pouvoir et liberté, entre espace totalitaire étatique et espace anarchiste.



7.
«Compagnons de voyage
sur une route de dérivation»



 
 
 

La société dans laquelle nous vivons ne me plaît pas, mais celles qu'on nous promet, ici ou là, ne me plaisent pas davantage.

François TRUFFAUT
Interview dans Galerie des arts, octobre 1970.

La conjonction anarchie et mouvement artistique d'avant-garde, qui s'était produite avec le symbolisme, a failli se renouveler au début des années 50 avec le surréalisme.

En 1952, dans ses «Entretiens» avec André Parinaud, André Breton se demandait pourquoi le surréalisme à ses débuts avait pris le chemin de la collaboration avec le marxisme et non avec l'anarchisme : «Pourquoi une fusion organique n'a-t-elle pu s'opérer à ce moment entre éléments anarchistes proprement dits et éléments surréalistes ? J'en suis encore, vingt-cinq ans après, à me le demander. Il n'est pas douteux que l'idée d'efficacité, qui aura été le miroir aux alouettes de toute cette époque, en a décidé autrement.»

Certes l'idéologie surréaliste, comme ses actes, cadrait infiniment mieux avec l'anarchie qu'avec le parti communiste. Mais être anarchiste, pour des intellectuels, dans les années 20-30, n'était pas à la mode. L'influence des idées libertaires est toutefois réelle sur Péret, Bunuel, Bataille, Prévert, Artaud, Desnos. Benjamin Péret s'engagera dans les milices anarchistes en 1936 et combattra sur le front de Teruel.

Si l'on donnait dans la méchanceté, on pourrait dire que Breton, ayant épuisé toutes ses tentatives d'être accepté par les partis de gauche (du stalinisme au trotskisme), se rabattit sur l'anarchisme. Le 22 mai 1947 le Libertaire publie un manifeste : Liberté est un mot vietnamien, signé Breton, Péret, Tanguy, etc. Un an plus tard, le 26 mai 1948, le Cercle libertaire des étudiants organise une conférence : «Surréalisme et psychanalyse, auxiliaires de libération.»

Il ne faut pas oublier qu'à cette époque le Libertaire bénéficiait d'un grand tirage et que son audience valait bien quelque considération. En 1949, Maurice Lemaître tenta lui aussi de promouvoir le lettrisme par le Libertaire.

La collaboration régulière des surréalistes au Libertaire commencera en octobre 1951 et se terminera en août 1952. Trente et un «billets» seront ainsi publiés.25 On peut remarquer que ces articles touchent peu, même pas du tout, à la philosophie anarchiste. Ni Proudhon, ni Bakounine, ni Kropotkine, n'y sont évoqués.

André Breton publia un seul article sous sa signature, le 11 janvier 1952, «La claire tour» : «Où le surréalisme s'est pour la première fois reconnu, bien avant de se définir à lui-même et quand il n'était encore qu'association libre entre individus rejetant spontanément et en bloc les contraintes sociales et morales de leur temps, c'est dans le miroir noir de l'anarchisme... C'est au terme même de ce mouvement, aujourd'hui plus nécessaire que jamais, qu'on rencontrera l'anarchisme et lui seul. Non pas la caricature qu'on en présente ou l'épouvantail qu'on en fait, mais celui que notre camarade Fontenis26 décrit comme le socialisme même.»

André Breton participera alors à toutes les luttes de la Fédération anarchiste : solidarité avec les militants de la CNT-FAI (Confédération nationale du travail espagnole-Fédération anarchiste ibérique) condamnés en Espagne, défense des insoumis français.

La brouille entre surréalistes et anarchistes se produira à propos de la publication de l'Homme révolté par Albert Camus. Les surréalistes prennent en effet violemment position contre ce livre que les anarchistes (à l'exception de Gaston Leval) approuvent sans nuances. Les surréalistes, dans leurs démêlés avec les communistes, avaient déjà montré leur fâcheuse tendance à s'approprier le mot révolte, et pas seulement le mot, mais la philosophie de la révolte. Il est vrai que Camus, dans son livre, était peu déférent pour les surréalistes, pas plus que pour Rimbaud, ou Lautréamont. En revanche, il parlait de Bakounine, de Stirner, s'élevait contre «l'étrange et terrifiante croissance de l'État moderne».

Attaquer Camus dans le Libertaire, comme l'avaient fait les surréalistes, parut intolérable aux militants libertaires. Camus n'avait jamais affiché aussi bruyamment que Breton son adhésion à l'anarchie, mais il représentait pour les militants un «compagnon de voyage» précieux.

Dès 1948, Camus avait eu le courage de dénoncer le totalitarisme présent aussi bien à Moscou qu'à Madrid. A propos de sa pièce l'État de siège, il déclarait que le mal «s'appelle l'État, policier ou bureaucratique. Sa prolifération dans tous les pays sous les prétextes idéologiques les plus divers, l'insultante sécurité que lui donnent les moyens mécaniques et psychologiques de la répression en font un danger mortel pour ce qu'il y a de meilleur en chacun de nous. De ce point de vue, la société politique contemporaine, quel que soit son contenu, est méprisable».

A partir de 1948, Camus se trouvera fréquemment aux côtés des anarchistes. Il se montre solidaire de Garry Davis lorsque celui-ci se proclame citoyen du monde. Il participe à toutes les manifestations en faveur de l'Espagne républicaine, rédige un appel pour apporter un soutien aux réfugiés espagnols; mène une campagne pour l'abolition de la peine de mort ; soutient la campagne de Lecoin pour le statut des objecteurs de conscience, etc.

Dire de l'Homme révolté, comme le fera Maurice Joyeux, que c'est «une Bible pour le révolutionnaire» est sans doute exagéré. Le livre a beaucoup vieilli. La Bible aussi, d'ailleurs. Il n'en reste pas moins que la participation de Camus au mouvement libertaire, même tout à fait marginale, sera plus directe et moins littéraire que celle de Breton. D'où l'affection que les libertaires lui ont témoignée. Après la brouille entre surréalistes et anarchistes à propos de Camus, André Breton continuera néanmoins de collaborer épisodiquement au Monde libertaire de Maurice Joyeux et à Liberté de Louis Lecoin. C'est dans le Monde libertaire que paraîtra le manifeste surréaliste Hongrie, soleil levant, le 23 décembre 1956, où les insurgés de Budapest étaient comparés aux Communards.

En novembre 1966, pour la mort d'André Breton, le Monde libertaire publia en première page ce faire-part :
 
 
 

André Breton est mort
Aragon est vivant...
C'est un double malheur pour la pensée honnête.

 

Personnellement, au début des années 50, quand la Fédération anarchiste céda aux mirages de l'intelligentsia, je m'éloignai de son centre pour me retrouver dans la périphérie en compagnie de Louis Lecoin. Je n'ai pas, ou peu, fréquenté la Fédération du temps de Fontenis qui tendait à la transformer en un parti politique, ni aux temps de Breton et de Camus. Ces beaux esprits accaparaient alors les colonnes du Libertaire et les surréalistes m'avaient toujours hérissé par leur dogmatisme, leur goût du vedettariat, leur esthétique rococo. André Breton m'invita une fois chez lui, rue Fontaine à Paris, et m'y reçut fort cordialement. Mais la gelée ne prit pas. André Breton, Aragon, pour moi, alors (mais j'exagérais), c'était finalement une même espèce.

Ce compagnonnage sur la voie libertaire ne touchera pas seulement la France des années 50-60, mais aussi, et plus profondément, les États-Unis d'Amérique où, sur les chemins de dérivation, il m'arriva de rencontrer John Cage.

Dès 1957, je connus à New York Robert Rauschenberg qui introduisait dans ses peintures des matériaux hilarants, comme poulets empaillés, annuaires téléphoniques, parapluies, morceaux d'enseignes, cravates, chaises, etc. Rauschenberg avait deux amis, le chorégraphe Merce Cunningham et le compositeur de musique John Cage. De la peinture, qui était mon environnement plus familier, à la modern'dance et à la musique d'avant-garde, le cheminement se fit tout naturellement.

Interrogé en 1965, John Cage, auquel on posait cette question saugrenue: «Êtes-vous marxiste ?», répondit sans hésitation: «Je suis anarchiste.» Il n'a en effet jamais caché que son intention était de créer une musique qui répondrait à la philosophie libertaire. Son œuvre, qui se prête à un nombre infini d'exécutions, ne montre pas de dichotomie entre le compositeur et l'auditeur ou, du moins, n'a pas l'intention d'en produire. D'où l'enthousiasme de Cage pour le happening qui sort l'homme de sa condition de spectateur, d'où sa conviction aussi qu'en bouleversant les données traditionnelles de la composition musicale, c'est l'ordre social qu'il remet en question.

Le mouvement anarchiste français et les mouvements anarchistes européens en général n'ont pas touché aussi profondément les milieux intellectuels et la jeunesse que l'anarchisme américain.

En 1966, un phénomène inattendu frappa de stupeur les États-Unis. Dans ce pays qui s'affirmait le plus progressiste du monde, le plus axé sur le confort et le culte de l'argent, la jeunesse «désertait», quittait les villes et s'installait dans des fermes abandonnées, récusant la civilisation technologique au profit de la vie sauvage. En 1968, existaient deux à trois mille communautés utopiques, renouant avec l'ère des pionniers, renouant surtout avec Henry Thoreau.

Ce que l'on a appelé «l'utopie post-démocratique» aux États-Unis était en fait la résurgence de l'esprit des pères fondateurs de cette nation formée d'exilés, de proscrits, de mystiques, d'insurgés, d'insoumis. La «Déclaration d'Indépendance», de 1776, était en fait la proclamation de la souveraineté des peuples sur leurs gouvernements et nous avons vu que le troisième président des États-Unis, Thomas Jefferson, soutenait que «le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins».

Après la mort de Henry Thoreau, l'anarchisme individualiste eut son théoricien et son propagandiste en la personne de Benjamin R. Tucker (1854-1939) qui, pendant vingt-cinq ans, publia le journal Liberty dont l'influence fut considérable.

La philosophie libertaire se retrouve aussi bien au XXe siècle chez l'architecte Frank Lloyd Wright, qui indiquait Thoreau comme le père de l'architecture organique, que chez l'historien de l'architecture Lewis Mumford (la Cité à travers l'histoire, Technique et civilisation) ou chez Wilhelm Reich et Kate Millett (la Politique du mâle).

L'anarcho-féminisme des années 70, les courants écologiques et pacifistes, la beat generation, les hippies, tout cela participe d'un mouvement confus de marginalité qui procède de «l'anarchisme comme style de vie personnelle», ainsi que l'a fort bien démontré Ronald Creagh.27

On se souvient de la bombe que fut la publication en France, en 1968, de l'Homme unidimensionnel de Herbert Marcuse. Ce livre, édité à Boston quatre ans plus tôt, témoignait de cette subversion culturelle qui s'était répandue insidieusement aux États-Unis.

Cette subversion culturelle se manifestait également par le Living Theater qu'André Reszler appelle un «théâtre politique, anarchiste et aléatoire».28 Fondé en 1951 par Julian Beck et Judith Malina, ces derniers formaient avec leur troupe une communauté de type anarchiste. Et Reszler ajoute: «L'anarchisme pastoral, idyllique, qu'ils découvrent dans leur tempérament rejoint le mouvement naissant de la “désobéissance civile”, puis se radicalise quelques années plus tard, au contact de la découverte des écrits révolutionnaires de Bakounine... La fête devient vite la fête de la Révolution, telle que Bakounine l'a décrite dans sa Confession... drame qui est en même temps le spectacle de l'anarchisme contemporain.»

Pietro Ferrua, fondateur du CIRA (Centre international de recherches sur l'anarchisme) écrit : «Des études récentes ont démontré comment le néo-impressionnisme, le symbolisme, le futurisme, le dadaïsme, le surréalisme, le lettrisme, et j'en passe, ont toujours été, à tel moment de leur évolution, apparentés à l'anarchisme. Aux États-Unis, où je me trouve en ce moment, l'anarchisme peut revendiquer pour lui les meilleures intelligences du pays. Le compositeur le plus important, John Cage, ne laisse jamais passer l'occasion de déclarer son anarchisme. Il en est de même pour Ursula Le Guin, dans le domaine de la littérature d'anticipation,29 et de Murray Bookchin dans celui de l'écologie... Le linguiste le plus connu est actuellement l'anarchiste Chomsky.»

Je n'ai pas eu la chance de fréquenter Noam Chomsky qui se dit «compagnon de voyage [de l'anarchie] sur une route de dérivation». Chomsky décrit, dans l'Amérique et ses nouveaux mandarins, la fin de l'esprit critique de la société américaine. Non seulement, dit-il, les gouvernements actuels oppriment, mais ils détruisent l'espoir en menant une guerre psychologique pour distiller dans la population le défaitisme et la passivité. Quant aux intellectuels, il dénonce leur soumission, l'intelligentsia étant devenue domestique de l'État.30

Que l'on me permette de citer en conclusion un paragraphe de mon livre L'art, pour quoi faire ?, publié voilà vingt ans (1971) :
 

De John Cage et Julian Beck aux hippies, une marée spirituelle glisse lentement sur le monde, plus œcuménique que ne l'a été aucun concile, pour laquelle Jésus et Bouddha c'est la même chose ; qui ramasse au passage Krishna et le Zen ; et qui retrouve finalement l'esprit social universaliste des socialistes pré-marxistes.



8.
Le retour des libertaires
1968-1988



 
 

De toute évidence, si tout le monde vivait comme nous, il n'y aurait sur la terre ni servitude, ni misère, ni guerre, ni révolte.

LANZA DEL VASTO 1968.

« L'anarchie suscite, depuis peu, un renouveau d'intérêt. »

Telle est la première ligne de l'avant-propos de Daniel Guérin à son livre l'Anarchisme, publié en 1965. Qu'il soit édité dans la collection Idées, chez Gallimard, est aussi un signe de renouveau d'intérêt. Car depuis la mort de Pierre-Victor Stock, l'anarchie était disparue du catalogue de tous les grands éditeurs de littérature générale.

En cette même année 1965, un groupe de jeunes anarchistes parisiens publie une revue : Noir et Rouge. C'est le début d'une résurrection, dans la jeunesse, des idées libertaires. De mouvement ouvrier, l'anarchie glisse dans les années qui vont suivre vers un mouvement où les étudiants joueront un rôle spectaculaire. En avril 1967 des étudiants et des lycéens fondent les Jeunesses anarchistes-communistes et publient la revue Arcane. Un Comité d'action se crée dans les lycées (CAL) et un groupe de jeunes gens se présente au siège de la Fédération anarchiste pour informer les militants de la création, à l'Université de Nanterre, d'une section libertaire animée par Daniel Cohn-Bendit, qui deviendra le groupe du 22-Mars.

On sait le rôle que ce groupe, allié aux situationnistes qui, eux aussi, se plaçaient dans la mouvance libertaire, va jouer en mai 68. L'imprécation de Daniel Cohn-Bendit, «les crapules staliniennes», appliquée au parti communiste si choyé par les intellectuels, est un extraordinaire cri de libération. Tel que l'on n'en avait pas entendu depuis ceux de Makhno en Ukraine et de Durruti en Espagne.

Le 10 mai 1968, le gala annuel du Monde libertaire se tenait à la Mutualité. J'y étais, bien sûr. Jamais réunion libertaire n'avait été si houleuse. Trois mille personnes se trouvaient dans la salle, dont un nombre inusité de jeunes qui tempêtaient, voulaient en découdre avec les vieux militants habitués à une ambiance bon enfant. Seule l'apparition de Léo Ferré sur le plateau amena le calme.

Depuis 1948, Léo Ferré participait à tous les galas au profit de la Fédération anarchiste. Sa chanson, les Anarchistes, était devenue un hymne. Il célébrait toutes les insurrections, les marginaux, exécrait tous les pouvoirs. Léo Ferré était le seul qui, dans une ambiance aussi survoltée que celle de ce 10 mai, pût obtenir un silence presque religieux par la seule vertu de sa présence.

Le spectacle terminé, la salle se vida brusquement et cette foule frustrée se rua vers les barricades de la rue Gay-Lussac. A la manifestation du 13 mai, de la place de la République à Denfert-Rochereau, les drapeaux noirs des anarchistes français et les drapeaux noir et rouge des anarchistes espagnols affirmaient la renaissance publique des libertaires.

Même au fronton de la grille de la Société des gens de lettres, des drapeaux noirs avaient été accrochés. Je me retrouvais à l'hôtel de Massa en compagnie de Daniel Guérin. Ni lui ni moi n'avions accroché ces drapeaux, car l'un et l'autre pensions qu'un drapeau même noir est un drapeau de trop. Le président de la Société des gens de lettres et son comité vinrent néanmoins nous intimer l'ordre de faire retirer ces drapeaux. «Les drapeaux rouges, nous pouvons à la rigueur les accepter, nous dirent-ils, mais les drapeaux noirs, jamais.» Eh oui ! en ce mois de mai insurrectionnel, le parti communiste paraissait rassurant. Il cherchera d'ailleurs très vite à récupérer le mouvement que les «gauchistes» lui avaient dérobé. Aussi bien à la Société des gens de lettres et à l'Union des écrivains qui prétendait lui succéder, où Daniel Guérin et moi faisions figure de moutons noirs (c'est le cas de le dire), qu'à l'Université, dans les usines, etc.

J'avais, en 1968, la malchance d'être à la fois président du Syndicat des critiques d'art et commissaire général du Pavillon français à la Biennale de Venise. Le président fut bien occupé à faire libérer des jeunes artistes, voire critiques, arrêtés dans des rafles, à participer à d'incessants meetings et défilés, à conduire des délégations dont une au ministère de l'Intérieur pour demander la levée de l'expulsion prononcée à l'encontre de certains artistes étrangers, dont Julio Le Parc, vedette alors trop adulée et aujourd'hui très oubliée.31

Celle-ci n'ayant pas été accordée, je démissionnai de ma charge de commissaire à la Biennale de Venise. D'où cet article publié dans le Monde, du 12 juin 1968 : «M. Michel Ragon vient de donner sa démission de commissaire général français à la Biennale de Venise 1968 qui doit en principe s'ouvrir le 22 juin. Dans une lettre rendue publique, il déclare avoir demandé en vain que “l'écrivain de l'Espoir se désolidarise de la répression policière contre le mouvement étudiant... André Malraux n'a répondu qu'en désavouant Jean-Louis Barrault, qui avait accepté le dialogue avec les occupants étudiants et ouvriers de l'Odéon, en approuvant le maintien de l'Ordre des architectes, dont nous demandions la suppression, nous solidarisant ainsi avec les étudiants des écoles d'art et sept cents architectes parisiens”.

«Les artistes Arman, Dewasne, Kowalski et Schöffer, qui ont été sélectionnés par M. Ragon pour la Biennale, “se considérant comme le résultat de son choix personnel, n'acceptent de participer à la Biennale 1968 que dans ce contexte” et affirment leur amitié et leur solidarité avec le président du Syndicat des critiques d'art.»

J'avais remis au début de l'année à mon éditeur Albin Michel un roman de politique-fiction qui parut malencontreusement en septembre: Nous sommes dix-sept sous une lune très petite. Roman prémonitoire mais que personne n'a lu, noyé qu'il était, le pauvre, avec sa couverture noire, dans la marée des livres soixante-huitards.

En revanche, Asphyxiante Culture de Jean Dubuffet, publié la même année, fut très vite considéré comme une sorte de manuel libertaire. Je suivais l'évolution de l'œuvre de Jean Dubuffet depuis ses premières expositions après la Libération et j'avais publié dès 1958 une monographie sur le peintre. Nous avons vu que Jean Paulhan s'était passionné très tôt pour Dubuffet, preuve de certaines convergences d'esprit libertaire.

Dubuffet exprime sans ambiguïté dans Asphyxiante Culture une philosophie anarchiste individualiste : «Je suis individualiste, c'est-à-dire que je considère que mon rôle d'individu est de m'opposer à toute contrainte occasionnée par les intérêts du bien social. Les intérêts de l'individu sont opposés à ceux du bien social... A l'État de veiller au bien social, à moi de veiller à celui de l'individu... A l'État, je ne connais qu'un visage : celui de la police... Je ne peux me figurer le ministre de la Culture autrement que comme la police de la culture... L'antagonisme entre la raison d'État et la saine vigueur de l'individualisme donne à la mer sociale un mouvement interne de ses eaux qui les vivifient. Mais c'est à condition que l'individu se tienne à sa position d'objecteur, d'insubordonné.»

Précisons que Asphyxiante Culture n'est pas un livre de circonstance. Il a été publié en 1968 peut-être tout simplement parce qu'il était impubliable auparavant. Dubuffet a toujours exprimé ces mêmes idées et son œuvre de peintre n'est compréhensible que si on l'apparente d'une part à la philosophie nihiliste et d'autre part à l'écriture de Louis-Ferdinand Céline, qui fut son ami.

L'œuvre de Max Stirner était familière à l'artiste. J'ai retrouvé dans sa bibliothèque le volume des Œuvres complètes de Stirner, cassé, en morceaux, ce qui témoigne de sa fréquente lecture par le peintre, qui avait l'habitude de couper en plusieurs cahiers les ouvrages qui le retenaient le plus, afin de les rendre d'un maniement facile.

Jean Dubuffet n'a jamais eu de rapports avec la Fédération anarchiste, pas plus qu'avec aucune autre organisation politique. Toutefois, il a poursuivi une longue correspondance avec l'écrivain prolétarien Ludovic Massé («comme moi, a-t-il écrit, de caractère enflammé et animé de révolte sociale»). Ludovic Massé mettra en relation Dubuffet et Henry Poulaille. Dans une de ses lettres à Poulaille (1er novembre 1970), Dubuffet se réclame ouvertement de l'anarchisme :

«Mes propres impulsions ont toujours été, je crois, celles qui constituent la position de l'anarchisme — avec un vif goût des fraternités chaleureuses — bien que je n'aie jamais eu l'occasion de fréquenter les milieux anarchistes, et que je ne connaisse que de façon brumeuse ce qu'est au juste la théorie et le programme de l'anarchisme...

«La notion de l'entité sociale s'est, de notre temps, si fort emparée des esprits que les gens ne se ressentent plus eux-mêmes comme individus mais comme membres participant de l'entité sociale, et ce sentiment, qui est maintenant général, me consterne.

«Je ne crois pas du tout dans les vertus d'aucun système d'organisation sociale imposé par une constitution et par des lois... Je crois au contraire que plus il y a de lois et plus le comportement personnel se dégrade.»

Anarchiste individualiste, Dubuffet l'est sans aucun doute et l'on voit qu'il l'est consciemment. N'a-t-il pas toujours fait l'éloge de ce qu'il appelle «la sédition, la regimbe, la tête de cochon» ? N'a-t-il pas toujours avoué son athéisme, son antimilitarisme, son antipatriotisme, sa haine de l'État policier ? N'a-t-il pas toujours prôné la subversion, l'objection ?

«L'important, écrit-il, c'est d'être contre. [...] Pris comme antithétique du consensus de groupe et de la raison d'État, l'individu se définit essentiellement par l'objection. [...] La position de subversion cesse bien sûr s'il advient qu'elle se généralise pour devenir à la fin la norme. Elle s'inverse à ce moment de subversive en statuaire... Révolution, c'est retourner le sablier. Subversion est autre chose ; c'est le briser, l'éliminer.»

Stirner et Bakounine ne disaient pas autre chose. Les positions anarchistes de Dubuffet, peintre célèbre adulé par les musées, les marchands, les collectionneurs, ont été reçues dans les milieux politiques comme des paradoxes. Il est vrai que l'artiste, dans le monde qui l'entourait, faisait singulièrement cavalier seul. Il a évoqué cet abandon de l'esprit libertaire chez les intellectuels aveuglés par le marxisme : «Une frappante marque de l'accroissement actuel du social et du dépérissement de l'individuel est donnée par l'intérêt que portent les écrivains à la politique, à la législation, portant leur bulletin de vote dans la poche où ceux de 1900 mettaient leur bombe (ou leur pipe). Ils appellent de leurs vœux des lois ; ceux de naguère n'aspiraient qu'à s'y soustraire.»32

Finalement tout se retrouve dans mon itinéraire, si varié fût-il, la peinture d'avant-garde et l'anarchie, Dubuffet et Poulaille.

En 1970, je publie dans ma collection de sciences humaines, chez Casterman, l'Anarchie et la révolte de la jeunesse, une hérésie politique dans la société contemporaine, par Maurice Joyeux.33 Les dix mille exemplaires de la première édition s'enlèvent vite. L'anarchie est devenue, comme on dit, un phénomène de société. Georges Blond (je crois bien que c'est lui qui, à la Société des gens de lettres, nous demandait, à Daniel Guérin et à moi, de faire disparaître les outrageants drapeaux noirs) publie, en 1972, la Grande Armée du drapeau noir. Les anarchistes à travers le monde. Roger Boussinot, l'auteur bien utile du Dictionnaire des synonymes, chez Bordas, publie les Mots de l'anarchie.34 Un «Atelier Proudhon» s'ouvre à l'École des hautes études en sciences sociales qui se propose de travailler «sur divers aspects du courant socialiste antijacobin». Enfin (et là, c'est vraiment le croc-en-jambe) Maximilien Rubel, qui sera responsable de l'édition des œuvres de Marx dans la Pléiade, publie chez Payot Marx critique du marxisme (1974), qui tend à rien moins qu'à faire de Marx un théoricien de l'anarchisme.

«Le triomphe du marxisme, écrit Rubel, comme doctrine d'État et idéologie de parti a précédé de quelques décennies la divulgation des écrits où Marx a exposé le plus clairement et le plus complètement les fondements scientifiques et les intentions éthiques de sa théorie sociale... Le marxisme est le plus grand, sinon le plus tragique, malentendu du siècle... Idéologie dominante d'une classe de maîtres, le marxisme a réussi à vider les concepts du socialisme et du communisme, tels que Marx et ses précurseurs les entendaient, de leur contenu originel, en lui substituant l'image d'une réalité qui en est la totale négation.»

Selon Rubel, Marx, plus proche de Bakounine que de Proudhon, a effectué une «dénonciation passionnée du pouvoir d'État» et il accorde à l'œuvre de Marx «une place éminente parmi les contributions à une théorie de l'anarchisme». Mieux (ou pis), Maximilien Rubel va jusqu'à prétendre que Marx fut «le premier à jeter les bases rationnelles de l'utopie anarchiste et à en définir un projet de réalisation».35

Marx, théoricien de l'anarchisme, il fallait oser ! Mais l'heure était à l'hallali pour le marxisme. Bientôt ce sera la curée. Et l'on assiste à ce phénomène inouï que non seulement Marx, revenant des Enfers, se proclame anarchiste, mais qu'à droite comme à gauche on se veut libertaire.
 
 

En 1985 et 1988, deux livres prennent pour thème l'anarchisme de droite.36 Celui de Pascal Ory, qui s'en prend violemment à cet «anarchisme de droite» et dédie son livre «aux anarchistes de gauche», place dans son florilège : Jean Anouilh, Michel Audiard, Claude Autant-Lara, Marcel Aymé, L.-F. Céline, Pascal Jardin, Claude Lelouch, Félicien Marceau, Michel Sardou, Jean Yanne. Celui de François Richard, qui en fait l'éloge, outre Céline et Anouilh, choisit Drumont, Gobineau, Léon Bloy, Darien, Bernanos, Léautaud, Nimier, Rebatet. A trop vouloir emplir le bocal, on noie le poisson. Il y a bien quelque chose qui relie tous ces personnages, c'est un esprit cabochard, non-conformiste, une tendance au pamphlet, beaucoup de traits qui me sont sympathiques, et Céline, Bloy, Darien, Bernanos, Léautaud sont de mes amis. Mais ce n'est pas pour cela que je les considère comme des anarchistes. Sur la voie libertaire, il y a beaucoup moins de monde, beaucoup moins de gens célèbres en tout cas.

«Celui qui annonce véritablement l'anarchisme de droite, déclare-t-on, dans le Pâle-Ici,37 est Friedrich Nietzsche.» L'anarchisme de droite, lit-on plus loin, rejette les idées modernes et en cela se sépare de l'anarchisme de gauche. Sa revendication est aristocratique. On aura deviné qu'il ne débouche que sur le nihilisme.

Toujours est-il que le mot anarchisme, il y a peu de temps encore mal considéré, devient le fanion de toutes les contestations antiétatiques. L'excès du pouvoir étatique a fatalement engendré des réactions dont nous ne pourrions que nous féliciter si elles n'aboutissaient parfois à d'étranges déviations. Guy Sorman, auteur de la Révolution conservatrice américaine, prône un «conservatisme libertaire». J'ai lu dans la presse qu'Emmanuel Le Roy-Ladurie, l'auteur de Montaillou et des Paysans du Languedoc, était un «libéral libertaire» et qu'Alain Touraine, le sociologue dont l'influence sur les étudiants de Nanterre, en mai 68, fut importante, était un «socialo-libertaire». En mars 1983, dans le Magazine littéraire, Jean-Jacques Brochier consacrait un long article à «Sollers anarchiste», et en avril un non moins long article à «l'anarchiste cérébral» Georges Simenon.

Toujours dans le Magazine littéraire, dont il est vrai je suis un lecteur assidu, ce dialogue avec Jean-Paul Sartre :

«Et aujourd'hui, vous ne vous reconnaissez plus marxiste ?

«Non. Je pense d'ailleurs que nous assistons à la fin du marxisme et que, dans les cent prochaines années, le marxisme n'aura plus la forme qu'on lui connaît... la liberté me paraît faire défaut à la pensée marxiste.

«Dans des entretiens récents vous utilisez le terme de socialisme libertaire.

«C'est un mot anarchiste et je le garde, parce que j'aime bien rappeler les origines un peu anarchistes de ma pensée. J'ai toujours été en accord avec les anarchistes qui sont les seuls à avoir conçu un homme complet ; à constituer par l'action sociale, et dont le principal caractère est la liberté. Ceci dit, évidemment, en politique les anarchistes sont un peu simples.»38

La pirouette de la fin est bien caractéristique du pauvre Jean-Paul, qui aura avalé dans sa vie toutes les couleuvres, comme on le sait, du stalinisme au gauchisme, parfait prototype de ce que Lénine appelait avec humour et férocité «les idiots utiles». Nous ne savions pas qu'il avait «toujours été en accord avec les anarchistes». De quels anarchistes peut-il bien s'agir ?

Cependant dans la série des renversements, des retournements, des révisions déchirantes, l'une des plus étonnantes, si elle est exacte, serait celle du marxiste qui fut le plus à la mode dans l'intelligentsia, Louis Althusser.

Dans la Quinzaine littéraire, en juin 1983, Maurice Nadeau, consacrant un long article au livre de Maria Antonietta Macciocchi, Deux Mille Ans de bonheur, écrit: «Maria Antonietta rapporte la curieuse conférence que fit Althusser avant le drame [on se souvient qu'il tua sa femme dont Nadeau nous dit qu'elle était la “gardienne de la fidélité au parti”] aux communistes de Terni, en Italie. “La révolution communiste, leur dit-il, nul besoin de l'attendre, elle est au milieu de nous.” Et qu'il ne s'agit pas de “socialiser”, mais de “désocialiser” et qu'à “l'édification du communisme” il faut préférer travailler à “l'anarchie sociale” en abolissant tous les rapports de soumission, en créant dans les interstices de la société des îlots de communisme. Il conclut, à la stupéfaction générale : “Bakounine et Proudhon avaient au fond davantage raison que Marx.” “Il est fou”, rirent les augures parisiens. De toute façon, aujourd'hui, Althusser est hors d'état de nuire.»

On sait qu'Althusser fut alors interné comme malade mental incurable. Il est curieux que l'on ne se soit pas aperçu qu'il était déjà malade mental lorsqu'il théorisait sur la vertu de la pensée marxiste qu'il s'acharnait à réactualiser. Et que c'est seulement au moment où il voulut guérir qu'on l'enferma.
 
 

Le 1er septembre 1981, la Fédération anarchiste montait à Paris, sur la butte Montmartre une «radio libre» : Radio Libertaire. Cette radio qui diffuse sur 89.4 ne ressemble bien sûr à aucune autre. Non seulement par les idées qu'elle répand mais par les chansons et la musique qu'elle choisit. Son taux d'écoute est élevé. Malheureusement, il se limite à la région parisienne. Si d'autres radios privées sont apparues en province, qui se placent dans la mouvance libertaire, aucune n'a l'ampleur de celle de Paris.

J'ai participé aux émissions de Radio Libertaire, dès le début de cette antenne. On ne s'étonnera pas qu'elle ait eu du mal à survivre, mais elle vit néanmoins depuis une décennie. On l'a plusieurs fois interdite. On a saisi ses installations, démonté son antenne. Radio Libertaire diffuse toujours et son écoute est une des meilleures parmi les radios marginales. J'ai bien sûr été amené à intervenir plusieurs fois auprès des «autorités» pour sauver Radio Libertaire. Le 23 février 1982 j'écrivais à Paul Guimard :
 

Mon cher Paul,

Je me permets d'intervenir auprès de toi, étant donné tes nouvelles fonctions auprès du Président de la République, pour te demander la faveur d'intervenir, ou de faire intervenir, ou de me dire à qui m'adresser car j'ai peu de relations politiques, pour que Radio Libertaire puisse continuer ses émissions le plus légalement qui soit.

C'est évidemment tout le contraire d'une radio bidon. J'ai pu voir par moi-même combien les militants qui l'animent le font avec un souci de professionnalisme efficace ; combien les programmes sont originaux, tant par les textes, les interviews que par le choix des disques. Il y a là un fait culturel évident, qui ne double aucune autre radio et un créneau qui n'est pas assuré par les radios nationales. Donner à Radio Libertaire le feu vert pour assurer son service, c'est donner en même temps à des militants libertaires et à leur public le droit à la différence. Radio Libertaire exprime tout un courant de pensée qui, sans elle, serait occulté.

Comptant sur ta vieille amitié, je t’adresse, mon cher Paul, mon bien cordial salut.
 

Le 9 novembre 1982 j'écrivais à Paul Guimard une lettre beaucoup plus longue dont voici quelques extraits :
 
Je te demandais en février un conseil d'ami, mais puisque, aujourd'hui, tu es investi d'un pouvoir auprès de la Haute Autorité de l'audiovisuel, le dossier te revient désormais de droit et j'aimerais bien essayer de le solutionner avec toi.

Veux-tu que je te rappelle d'abord les faits :

1. Radio Libertaire dépose donc en février 82 une demande de dérogation en accord avec la loi.

2. Le 12 juillet, une liste de deux cents radios est publiée dans la presse, demandant une dérogation. Radio Libertaire n'y figure pas. Pourquoi ?

3. Le 17 juillet, nouvelle liste publiée, de soixante radios considérées comme «acceptables». Toujours pas de Radio Libertaire.

4. A la suite de lettres de soutien et de démarches individuelles, des journalistes commencent à s'émouvoir et s'étonnent qu'un mouvement aussi précis, aussi important dans l'histoire politique, soit exclu des ondes. Le 18 juillet, à la télévision, Patrick Poivre-d'Arvor fait remarquer à Me Bessis, avocat des radios libres non fédérées, que trois radios importantes manquent sur ses listes, dont Radio Libertaire.

5. Néanmoins, les 21 et 22 juillet, Radio Libertaire ne figure pas sur la liste de la commission Holleaux.

6. Le 23 juillet, la commission Holleaux s'aperçoit enfin de l'existence de Radio Libertaire et déclare qu'il est nécessaire d'octroyer une fréquence pour Radio Solidarité et Radio Libertaire «par souci de pluralisme».

7. Le 29 juillet, G. Filloux déclare à Yves Mourousi sur TF1 qu'il se montre préoccupé par la situation particulière de Radio Libertaire car, dit-il, «le mouvement libertaire est un courant authentique de la vie politique française et de son patrimoine intellectuel».

Plus de trois mois sont passés et nous en sommes toujours au même point. Je pose donc à la Haute Autorité ces questions :

Pour quelle raison Radio Libertaire n'a-t-elle pas obtenu sa dérogation? Le cahier des charges a été respecté, l'autofinancement est assuré par les cartes de soutien d'auditeurs. Radio Libertaire exprime un courant qui n'est exposé par aucune autre radio, ni publique, ni privée. Son niveau culturel, l'originalité et la qualité des disques diffusés ont fait l'unanimité des auditeurs.

Accuse-t-on Radio Libertaire de refuser un regroupement avec d'autres radios libres ? Aucun regroupement n'a jamais été proposé officiellement à Radio Libertaire. S'il est vrai que l'éthique du mouvement libertaire lui rend difficile le regroupement avec des radios de partis politiques ou de promotions commerciales, il serait faux de considérer Radio Libertaire comme la radio de la seule Fédération anarchiste puisqu'en réalité Radio Libertaire regroupe diverses organisations qui ne disposent pas d'autres moyens radiophoniques : espérantistes, pacifistes, libres-penseurs, syndicalistes indépendants. La Ligue des droits de l'homme dispose par exemple d'un créneau toutes les quinzaines à Radio Libertaire. Par ailleurs, Radio Libertaire est toute disposée à se regrouper avec, par exemple, Solidarnosc, qui est aussi d'accord.

La confiance de mes amis de Radio Libertaire me permet de t'offrir, mon cher Paul, d'être un médiateur dans cette affaire et je suis prêt à te rencontrer lorsque tu le voudras.


 

Après une saisie en 1983, et une suspension en 1984, une fréquence était attribuée à Radio Libertaire en 1986.

L'esprit libertaire ne s'enferme pas dans, un bocal. Il souffle où bon lui plaît. Il fut un temps où l'équipe de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo participa de cet esprit frondeur, iconoclaste et revigorant, renouant avec les plus beaux temps de la caricature et de l'anarchie, c'est-à-dire ceux de l'Assiette au beurre de 1901 à 1914.

La caricature et l'anarchie ont souvent marché l'une près de l'autre ; ce que j'ai tenté de démontrer dans un album, les Maîtres du dessin satirique (P. Horay, 1972), et dans le numéro spécial de la revue Opus, «Dessin d'humour et contestation» (janvier 1972).


9.
La décommunisation
1989-1991



 
 

 
Je déteste le communisme, parce qu'il est la négation de la liberté et que je ne puis concevoir rien d'humain sans liberté.

Prenez le révolutionnaire le plus radical et placez-le sur le trône de toutes les Russies, ou confiez-lui un pouvoir dictatorial... et avant un an il sera devenu pire que le tsar lui-même.

BAKOUNINE, 1868.


 

Les anarchistes se sont trouvés pendant longtemps bien seuls sur la voie libertaire. Aujourd'hui, même si cette route est peu encombrée, ils peuvent regarder avec une certaine ironie les communistes et les capitalistes égarés dans des impasses. Et ils les entendent parler de la «crise de l'État», de l'usure du parlementarisme.

Cela dit, la grande presse française s'est abstenue de commenter la renaissance des courants libertaires dans les pays en voie de décommunisation. Où a-t-on lu qu'il existait un courant libertaire si influent au sein de Solidarnosc, en Pologne, que l'ambassadeur d'URSS à Varsovie était intervenu pour que cessent les publications anarchistes ?

Fin 1980, la revue Nowa Gazeta Mazowiecka publia en effet des articles sur la théorie et l'histoire du mouvement libertaire. En 1982, le groupe anarchiste Sigma, de Varsovie, diffusa une série de brochures sur l'anarchisme et l'anarcho-syndicalisme. En 1984, le groupe Emmanuel-Goldstein (nom donné par George Orwell à l'ennemi de Big Brother) déclara : «Nous soutenons les tendances libertaires qui existent dans Solidarnosc.»

Solidarnosc fut la première organisation indépendante de travailleurs dans un État communiste. Son défi était similaire au Soviet libre de Cronstadt. Les militants de Solidarnosc connaissaient cet antécédent puisqu'une brochure: Cronstadt, la troisième révolution, fut éditée par Edit Krag à Varsovie en 1981, en contournant la censure. Solidarnosc qui se voulait apolitique ne faisait pas plus allusion au socialisme qu'à l'anarchisme, mais elle préconisait «l'entraide mutuelle» chère à Kropotkine et, après la loi martiale, les clandestins en appelèrent à la société sans État. Identifiée ensuite au catholicisme et au nationalisme, Solidarnosc s'éloigna bien loin de la voie libertaire. Rappelons toutefois cette banderole hissée aux chantiers Lénine lors des grèves insurrectionnelles : «Travailleurs de tous les pays, acceptez mes excuses.» Signé: «Karl Marx».

Tout occupée à encenser la perestroïka gorbatchévienne, la presse occidentale a peu mentionné les manifestations anarchistes en URSS, sinon pour signaler d'une manière folklorique l'apparition de drapeaux noirs dans les défilés sur la place Rouge. Mais la mort du militant anarcho-syndicaliste Piotr Petrovitch Siuda, décédé à cinquante-trois ans des suites d'un tabassage policier, n'a pas fait la une de la presse. Siuda rassemblait des témoignages sur les insurrections ouvrières en URSS au début des années 60, qui furent abominablement réprimées, et dont la presse soviétique ni la presse occidentale n'ont jamais parlé. Révolte de mille cinq cents ouvriers au Kazakhstan, le 3 octobre 1959, qui érigent des barricades. Plus de cent ouvriers tués par la milice. Révolte des ouvriers d'Alexandrov, en République de Russie, l'été 1961, qui incendient le commissariat de police. Une centaine d'ouvriers tués. Révolte à Dnieprodzerjinsk, en Ukraine, en 1962, où la foule brise les fenêtres du siège du parti communiste. L'armée intervient et tire sur les manifestants. Siuda avait déjà été agressé en 1980 par le KGB pour avoir envoyé au Soviet suprême une lettre où il protestait contre l'invasion de l'Afghanistan. C'est au même endroit qu'il sera assassiné et que la sacoche dont il ne se séparait jamais disparaîtra.

La répression contre les anarchistes russes, qui commença sous Trotski et s'acheva sous Staline avec l'élimination de tous les opposants, reprit donc sous Gorbatchev. Le 17 août 1990, une tentative de meurtre eut lieu contre Tamerlan Karaiev, président de la commission d'enquête chargée des crimes de l'armée soviétique. Devant la mairie de Leningrad, le 15 septembre, l'anarcho-syndicaliste Victor Kassatkine soutint une grève de la faim pendant quarante jours.

Répression qui n'empêcha pas, dès novembre 1987, la publication du samizdat anarchiste Obchtchina, ni la constitution, en mai 1989, d'une organisation anarchiste, le KAS, qui tint alors son premier congrès. En septembre 1989 parut à Leningrad Golos Trouda (la Voix du Travail), bulletin anarcho-syndicaliste. Aux mêmes dates, la revue Ogoniok publie un article sur la répression du soulèvement de Cronstadt en 1921, illustré de photos. En octobre, une animation fut consacrée en Ukraine au centenaire de la naissance de Makhno. Les réhabilitations de Cronstadt et de Makhno, ces deux événements majeurs de l'histoire de l'anarchie, seraient-ils en cours ? Oui sans doute puisque, en février 1989, la Literatournaya Gazetta, journal communiste qui tire à six millions d'exemplaires, publie une pleine page sur Makhno, le rebelle anarchiste ukrainien écrasé par l'armée Rouge la même année que Cronstadt.39

Du 14 au 16 avril 1990 se tint à Trieste une rencontre entre les militants anarchistes des pays de l'Est et ceux de l'Ouest. Il y a en effet désormais des groupes anarchistes dans tous les pays en voie de décommunisation. La Fédération anarchiste polonaise est née le 11 novembre 1989, l'Union anarchiste tchécoslovaque le 10 octobre 1989. La Fédération anarchiste bulgare, qui édite un journal, Pensée libre, s'est constituée le 19 mai 1990.

Signalons en Amérique du Sud le collectif anarchiste chilien qui, depuis août 1990, édite un journal, Acción directa ; et en Amérique du Nord une activité anarchiste importante au Québec. Des petits groupes anarcho-syndicalistes existent dans les villes minières et les centres industriels. La plus importante animation libertaire se trouve à Montréal où Dimitri Roussopoulos a fondé l'Institut Anarchos, dont le but est d'établir un réseau nord-américain entre intellectuels anarchistes à l'intérieur et à l'extérieur des institutions universitaires. Une librairie anarchiste a été ouverte à Montréal. Dans la mouvance libertaire, Québec-ville publie le journal Q-Lotté et la revue Temps fou, anti-autoritaire et écologique ; cependant que le parti Rhinocéros présente des candidats aux élections fédérales dans le but de ridiculiser les politiciens et les partis.

Ramener l'anarchisme aux seules organisations qui s'en réclament serait limiter, dans le temps et dans l'espace, un vaste et imprécis bouillonnement qui se relie plus ou moins aux impulsions millénaristes chrétiennes, aux jacqueries paysannes, aux Enragés parisiens et aux Communards.

Mais l'anarchie est à la fois une philosophie et une pratique sociale. Si la philosophie libertaire est également ailleurs que dans les groupes constitués, si elle imprègne la pensée de toute une «nouvelle gauche», pour la pratique sociale une organisation est nécessaire. D'où les associations dont nous avons parlé précédemment.

L'anarchisme a toujours eu raison, mais trop tôt. Il apparaît aujourd'hui avec évidence que toutes les opérations entreprises par l'État pour «libérer» l'homme ont abouti à une aliénation encore plus grande. L'industrie mécanisée, la paysannerie industrialisée, les médias robotisés, autant de conséquences du culte de l'État et de la bureaucratie qui le représente.

L'anarchie n'a jamais professé ni une mystique du prolétariat salvateur, ni une déférence aux intellectuels qui se font un apostolat de penseurs professionnels. Elle n'a jamais cru ni à la vertu des masses, ni à l'utilité des surhommes.

La réputation de passéisme qui lui a été faite entre les deux guerres mondiales s'est écroulée en même temps que le mur de Berlin. Ce mur ne séparait pas seulement deux mondes, moins éloignés d'ailleurs l'un de l'autre qu'ils ne le prétendaient, mais recouvrait d'une chape de ciment une pensée hérétique, celle de ces maudits dont j'ai tenté de sauver la mémoire.40 Dans les débris du mur on a trouvé «le service après-vente de la morale».

Le communisme comme le capitalisme ont détruit la paysannerie et souvent, en même temps, le paysage. Ils ont détruit aussi la classe ouvrière. Le prolétariat ne sauvera pas le monde. Il n'y a pas de quoi se réjouir : qui le sauvera ?

L'homme de 1991, à l'est comme à l'ouest de l'Europe, est un rat qui se faufile dans les décombres et cherche à s'extraire des plâtras.
 
 


Bibliographie





Les ouvrages consacrés à l’anarchie sont extrêmement nomhreux. Nous avons choisi quelques livres essentiels et, de préférence, des titres actuellement disponibles en librairie.
 
 

HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ANARCHIE



Alain SERGENT et Claude HARMEL, Histoire de l’Anarchie, Le Portulan, 1949.

Alain SERGENT, les Anarchistes, Amiot-Dumont, 1951.

Gilbert GUILLEMINAULT et André MAHÉ, l’Épopée de la révolte. Le roman vrai d'un siècle d'anarchie, 1862-1962, Denoël, 1963.

Georges BLOND, la Grande Armée du drapeau noir. Les anarchistes à travers le monde, Presses de la cité, 1972.

Jean MAITRON, le Mouvement anarchiste en France, 2 vol., Maspero, 1975 et La Découverte, 1983.

Roland BIARD, Histoire du mouvement anarchiste en France, Galilée, 1976.

Ronald CREAGH, Histoire de l'anarchisme aux États-Unis d'Amérique, 1826-1886, La Pensée Sauvage, 1981.

Ronald CREAGH, Laboratoires de l'Utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, Payot, 1983.

Gaetano MANFREDONIA, Études sur le mouvement anarchiste en France, 1848-1914, thèse de doctorat à l'Institut d'Études Politiques de Paris, novembre 1990.

Georges FONTENIS, l'Autre communisme. Histoire subversive du mouvement libertaire, Acratie, 1990.

Thierry MARICOURT, Histoire de la littérature libertaire en France, Albin Michel, 1990.
 
 

LES ANARCHISTES ET LA COMMUNE DE PARIS



LISSAGARAY, Histoire de la Commune de 1871, Paris 1897.
 
 

LES ANARCHISTES ET LA RÉVOLUTION RUSSE



VOLINE, la Révolution inconnue, Belfond, 1969, réédité en 1986.

Malcolm MENZIES, Mahkno, une épopée, Belfond, 1972.

Alexandre SKIRDA, les Anarchistes et la Révolution russe, éd. Tête de Feuilles, 1973.
 
 

LES ANARCHISTES ET LA GUERRE CIVILE EN ESPAGNE



H.M. ENZENSBERGER, le Bref Été de l’anarchie. La vie et la mort de B. Durruti, Gallimard, 1972.

Gaston LEVAL, Espagne libertaire, 1936-1939, Édit. du Monde Libertaire, 1983.
 
 

TEXTES THÉORIQUES



P.J. PROUDHON, Œuvres Complètes, 18 volumes, Slatkine, 1982.

P.J. PROUDHON, Œuvres choisies, Gallimard, 1967.

Max STIRNER, l'Unique et sa propriété, 1844, rééd. SLIM, 1948.

Henry THOREAU, Walden ou la vie dans les bois, 1854, rééd. Aubier, 1967.

Henry THOREAU, la Désobéissance civile, Pauvert, 1968.

Henry THOREAU, Journal 1837-1861, présenté par Kenneth White, Denoël, 1986.

BAKOUNINE, Œuvres, 6 vol., 1895, rééd. Stock, 1969.

KROPOTKINE, l'Anarchie, sa philosophie, son idéal, Publico, 1971.

KROPOTKINE, la Morale anarchiste, Publico, 1969.

KROPOTKINE, la Conquête du pain, rééd. Le Monde Libertaire,1975.

KROPOTKINE, Paroles d'un révolté, rééd. Champs Flammarion, 1978.

Elisée RECLUS, l’Évolution, la Révolution, l'idéal anarchiste, Stock, 1921

Sébastien FAURE, Encyclopédie anarchiste, 4 vol., Édit. Anarchistes, 1935.

Jean GRAVE, la Société mourante et l'anarchie, préface d'O. Mirbeau, 1893.

Octave MIRBEAU, Combats politiques, Librairie Séguier, 1990.

G. PALANTE, l'Individu en détresse, textes choisis par Y. Pelletier, Édit. Folle Avoine, 1987.

Albert CAMUS, l'Homme révolté, Gallimard, 1958.

Daniel GUÉRIN, l'Anarchisme, Gallimard, 1965.

Jean DUBUFFET, Asphyxiante Culture, Pauvert 1968, Édit. de Minuit, 1986.

Daniel GUÉRIN, Ni Dieu ni maître, anthol. en 4 vol., Maspero, 1970.

Luis MERCIER-VÉGA, l’Increvable Anarchisme, 10-18, 1970.

Maurice JOYEUX, l'Anarchisme dans la société contemporaine. Une hérésie nécessaire, Casterman, 1977.

André RESZLER, l'Esthétique anarchiste, PUF, 1973.

Maximilien RUBEL, Marx critique du marxisme, Payot, 1974.

Noam CHOMSKY, les Problèmes du savoir et de la liberté, Hachette, 1973.

Murray BOOKCHIN, Pour une société écologique, Bourgois, 1976.

José PIERRE, Surréalisme et anarchie, Plasma, 1983.

Camillo BERNERI, Œuvres choisies, Édit. du Monde Libertaire, 1988.

Anarchies, L'Arc, numéro spécial 91-92, 1984.
 
 

BIOGRAPHIES



Edouard DOLLÉANS, Proudhon, Gallimard, 1948.

H. ARVON, Michel Bakounine, Seghers, 1966.

B. THOMAS, Louise Michel ou la Vélléda de l'anarchie, 1971.

Eugène Armand, sa vie, sa pensée, son œuvre, La Ruche Ouvrière, 1964.

A. SERGENT, Un anarchiste de la Belle Époque, Alexandre Jacob, Le Seuil, 1950.

B. THOMAS, Jacob Alexandre Marius, Tchou, 1970.
 
 

MÉMOIRES



KROPOTKINE, Autour d'une vie. Mémoires, Stock, 1898, rééd. Stock, 1971.

Louis LECOIN, le Cours d'une vie, Union Pacifiste de France, 1965.

Emma GOLDMAN, l'Épopée d'une anarchiste (1866-1920), Hachette, 1979.

May la Réfractaire, préface de B. Thomas, Atelier Marcel Julian, 1979.

Maurice JOYEUX, Souvenirs d'un anarchiste, Édit. du Monde Libertaire, 1986.

Maurice JOYEUX, Sous les plis du drapeau noir, Édit. du Monde Libertaire, 1988.

Ernest CŒURDEROY, Jours d'exil, 1849-1885, 3 vol. Canevas éd., Saint Imier, Suisse, 1991.

Yves PERRAUT, Radio Libertaire. La Voix sans maître, 1981-1991, Édit. du Monde Libertaire, 1991.
 
 

PUBLICATIONS



Les revues anarchistes ont toujours été très nombreuses, mais souvent confidentielles. La Fédération Anarchiste de France publie en 1991 un journal hebdomadaire: le Monde libertaire, dispose d'une radio parisienne de grande écoute: Radio Libertaire (89.4) et d'une librairie, Publico, 145, rue Amelot, 75011 Paris.

Itinéraire, 1 bis rue Émilie, 77500, Chelles, publie tous les semestres une copieuse brochure très documentée et fort bien illustrée, depuis 1987. Une collection de précieuses monographies a été ainsi constituée : Durruti, Sacco et Vanzetti, Kropotkine, Rocker, Malatesta, Proudhon, Emma Goldman.

Parmi les autres revues anarchistes actuelles, citons : les Œillets rouges, 122, rue H.-Barbusse, 95100 Argenteuil ; le Farfadet, 6 rue des Hauts-Pavés, 44000 Nantes ; On a faim!, BP 47, 76802 St-Étienne Rouvray Cedex ; et en Belgique, un solide mensuel: Alternative libertaire, 2, rue de l'Inquisition, 1040 Bruxelles.


Ouvrages et documents
de Michel Ragon
 
 
 
 
 
 
 

DANS LA VOIE LIBERTAIRE



Les Écrivains du peuple, Jean Vigneau, 1947.
Histoire de la littérature ouvrière, Les Éditions Ouvrières, 1953.
Karl Marx, La Table Ronde, 1959.
Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, Albin Michel,1974. Nouvelle édition augmentée, Albin Michel, 1986.
Nous sommes dix-sept sous une lune très petite, roman, Albin Michel 1968. Traduction néerlandaise : Onder een vale maan, Grote ABC, Amsterdam.
L'Avant-Guerre, Denoël, 1968.
L'art, pour quoi faire ? Casterman, 1971. Traduction italienne:L'arte a que serve ?, Edizioni Paoline. Traduction espagnole: El arte, para que ?, Mexico.
Les Maîtres du dessin satirique, P. Horay, 1972.
Opus, numéro spécial, «Dessin d'humour et contestation», 1972.
Bernard Clavel, Seghers, 1975.
L'Architecte, le Prince et la Démocratie, Albin Michel, 1977.
Ils ont semé nos libertés. Texte commandé par la CFDT pour le centenaire de la légalisation du syndicalisme, Syros, 1984.
Jean Dubuffet, paysages du mental, Skira-J.Bucher, 1989.
Où vas-tu, petit soldat ? A l'abattoir, Éditions Monde Libertaire (préface à cet album de dessins), 1989.
La Mémoire des vaincus, roman, Albin Michel, 1990. Éditions Club l'Express et France-Loisirs. Traduction coréenne, Bada, Séoul.
 
 

L'AUTOBIOGRAPHIE



Drôles de métiers, Albin Michel, 1953. Traduction allemande: Der Musigganger, Nannen, Hambourg. Nouvelle édition française, revue et corrigée, Albin Michel, 1986.
Drôles de voyages, Albin Michel, 1954.
L'Accent de ma mère, Albin Michel, 1980. Éditions France-Loisirs, 1982. Le Livre de Poche.
Ma sœur aux yeux d'Asie, Albin Michel, 1982, et Le Livre de Poche.
Enfances vendéennes, Ouest-France, 1990.
J'en ai connu des équipages, entretien avec Claude Glayman, J.-C. Lattès 1991.
 
 

SUITE VENDÉENNE



Les Mouchoirs rouges de Cholet, Albin Michel, 1984. Éditions Le Grand Livre du Mois, France-Loisirs, Sélection du Reader Digest, Le Livre de Poche. Trad. danoise: De ukuelige, par Inger Bang; allemande: Der Eichener, par Ernst Gerhards, Manholt Verlag.
La Louve de Mervent, Albin Michel, 1985. Éditions Le Grand Livre du Mois, France-Loisirs, Cercle du nouveau livre, Tallandier, Le Livre de Poche.
Le Marin des sables, Albin Michel, 1987. Éditions Le Grand Livre du Mois, France-Loisirs, Succès du Livre; Le Livre de Poche.
L'Accent de ma mère (version très augmentée d'une partie historique et ethnographique), Terre Humaine, Plon, 1989. Éditions France-Loisirs.
 
 

AUTRES ROMANS



Une place au soleil, Albin Michel, 1955.
Trompe l'œil, Albin Michel, 1956. Traduction japonaise.
Les Américains, Albin Michel, 1959. Traduction allemande: Amerikaner.
Le Jeu de dames, Albin Michel, 1961.
Les Quatre Murs, Albin Michel, 1966.
 
 

CRITIQUE ET HISTOIRE DE L'ART



Expression et non-figuration, Delpire, 1951.
L'Architecte et le Magicien, Rougerie, 1951.
Poliakoff, Musée de Poche, 1956. Traduction anglaise.
L'Aventure de l'art abstrait, R. Laffont,1956. Traductions allemande, espagnole, japonaise.
Fautrier, Le Musée de Poche, 1957, traduction anglaise.
Dubuffet, Le Musée de Poche, 1958, Traduction anglaise. La Peinture actuelle, Fayard, 1959. Traduction japonaise.
Martin Barré, Arnaud, 1960.
Atlan, Kister, 1960.
Zoltan Kemeny, Le Griffon, Lausanne, 1960.
Introduction à la peinture de James Guitet, 1960.
Le Dessin d'humour, Fayard, 1960. Traduction allemande: Witz und karikature in Frankreich, Nannen Verlag.
Schneider, Bodensee Verlag, Amriswill, Suisse.
Atlan, G. Fall, 1962. Traduction anglaise.
James Guitet, J.R. Arnaud, 1962.
Soulages (peintures sur papier), Hazan, 1962.
Encyclopédie des arts, Kister, 1962.
Naissance d'un art nouveau, Albin Michel, 1963. Traduction japonaise.
Les Grands Peintres par eux-mêmes et leurs témoins, Éditions du Sud et Albin Michel, 1965.
L'Expressionnisme, Rencontres, 1966. Traduction italienne, Saggiatore.
Calder, Hazan, 1967.
25 Ans d'art vivant, Casterman, 1969.
John F. Koenig, J.F. Arnaud, 1969.
Etienne Martin, La Connaissance, Bruxelles, 1970.
L'Art abstrait, tome 3 (avec Michel Seuphor), Aimé Maeght, 1973.
James Guitet. Les forces du silence, SMI, 1973.
L'Art abstrait, tome 4 (avec Michel Seuphor), Aimé Maeght, 1974.
Peinture moderne, Casterman, 1974.
Peinture contemporaine, Casterman, 1974.
Marta Pan, SMI, 1974.
54 Mots clefs pour une lecture polyphonique d'Agam, G. Fall, 1975. Trad. anglaise et espagnole.
La Fabuloserie, Musée de Dicy-Yonne, 1983.
25 Ans d'art vivant, nouvelle édition très augmentée, Galilée, 1986.
Karel Appel, peinture 1937-1957, Galilée, 1988. Trad. néerlandaise et anglaise.
Karel Appel, de Cobra à un Art autre, Galilée, 1988.
Connaissance des Arts, numéro spécial, «Les années 50», 1988.
L'Art abstrait, tome 5 (avec Marcelin Pleynet), Adrien Maeght, 1988.
Atlan, mon ami, 1948-1960, Galilée, 1989.
Les Ateliers de Soulages, Albin Michel, 1990.
 
 

CRITIQUE ET HISTOIRE DE L'ARCHITECTURE ET DE L'URBANISME



Le Livre de l'architecture moderne, R. Laffont,1958. Trad. japonaise.
Où vivrons-nous demain?, R. Laffont, 1963. Trad. allemande, espagnole, russe, tchèque, arménienne, japonaise.
L'Urbanisme et la cité, Hachette, 1964. Trad. iranienne par A. Zahir.
Les Visionnaires de l'architecture, R. Laffont, 1965.
Paris, hier, aujourd'hui, demain, Hachette, 1965.
Les Cités de l'avenir, Encyclopédie Planète, 1966.
La Cité de l'an 2000, Casterman, 1968. Trad. espagnole: Las Ciudades del Futuro, Horizonte.
Esthétique de l'architecture contemporaine, Éd. du Griffon, Lausanne 1968. Trad. allemande et anglaise.
Histoire mondiale de l'architecture et de l'urbanisme modernes, tome 1. Idéologies et pionniers, Casterman, 1971. Trad. espagnole et italienne (poche). Nouvelle édition complètement recomposée, 1986.
Les Erreurs monumentales, Hachette, 1971. Trad. allemande: Die Grossen Irrtumer; espagnole: Los Errores Monumentales, Juventud, Barcelone; japonaise.
Histoire mondiale de l'architecture et de l'urbanisme modernes, tome 2. Pratiques et méthodes, Casterman, 1972. Trad. italienne, Editori Riuniti.
Histoire mondiale de l'architecture et de l'urbanisme modernes, tome 3. Prospective et Futurologie, Casterman, 1978.
L'Espace de la mort, Albin Michel, 1981. Trad. américaine: The Space of Death, Virginia; italienne: Lo Spazio della Morte, Guida.
Claude Parent, Dunod, 1982.
L'Architecture des gares, Denoël, 1984.
Goldberg dans la ville, Paris Art Center, 1985.
L'Homme et les Villes, nouvelle édit. illustrée, BergerLevrault, 1985.
Le Temps de Le Corbusier, Hermoe, 1987.
C'est quoi, I'architecture ? Le Seuil, Petit Point, 1991.
 
 

CATALOGUE BIO-BIBLIOGRAPHIQUE



Autour de Michel Ragon, musée des Beaux-Arts de Nantes et «Paris Art Center», 1984.


POSTFACES
 
 
 
 

Si j'ai dédié la Mémoire des vaincus
à Jean Malaurie...



Si j'ai dédié la Mémoire des vaincus, roman de l'anarchie et des anarchistes de notre temps, à Jean Malaurie, c'est que celui-ci est un esprit libre et sa collection «Terre Humaine» une exceptionnelle entreprise libertaire dans un milieu universitaire où les sciences sociales sont phagocytées par les néo-positivismes et les marxismes.

Je dis bien libertaire car Jean Malaurie y donne la parole à ceux qui n'ont jamais la parole : tous les exclus de notre société de la production pour la production et du spectacle pour le spectacle ; les déracinés, les émigrés, les marginaux, les nomades, les parias, les sauvages ; les analphabètes, les derniers habitants des déserts et des marais ; les derniers villageois ; les hommes attachés à des métiers qui tombent en désuétude ; les ethnies à la dérive : Esquimaux, Lapons, Sioux, Iks, Urubu, Polynésiens, etc. Une dérive qui affecte non seulement les pays du Tiers Monde, mais tous nos concitoyens du Quart Monde.

Terre Humaine est la mémoire d'un type de civilisation que le communisme, comme le capitalisme, l'université comme l'école, ont entrepris avec succès de détruire. C'est une bibliothèque de la mémoire populaire, dédiée aux hommes les plus humbles et aux peuples les plus déshérités ; une bibliothèque qui, sous couvert de l'ethnographie, est une entreprise foncièrement révolutionnaire.

C'est pourquoi, avant de publier la Voie libertaire dans la collection Courants de pensée de Terre Humaine, j'ai dédié la Mémoire des vaincus à Jean Malaurie.
 
 
 

Michel RAGON


Esprit libertaire et liberté d'être
Réponse de Jean Malaurie à Michel Ragon





Libertaire, dans l'engagement contre la stagnation, l'enlisement et la trahison des valeurs auxquelles je crois.

Libertaire, comme regain de jeunesse, mais toujours dans un but constructif.

Libertaire, comme pouvoir de rébellion et de passion.

Libertaire, dans l'idée d'apurement.

Liberté d'être, à mieux dire, toujours dans une certaine structure d'ordre et à l'échelle de l'homme, ce qui n'est pas contradictoire. On ne fait rien dans le désordre.

Liberté d'être, dans une ligne don-quichottiste, un combat contre ce qui conduit vers le bas et, à la fin des fins, le chaos.

Homme libre, comme une déviation dangereuse où une vie peut être mise en cause pour retrouver une inspiration. Oui, avec Dostoïevski, au prince Mychkine et à Bakounine ; non à tous les totalitarismes. Le non de l'homme libre à l'État nation est un oui à soi-même. Le contraire du béni-oui-oui et de l'esprit moutonnier. Pour une nation, confédération de communes et de cantons, et non à l'État jacobin. Le parti des hommes libres ne compte que des marginaux, des atypiques, des solitaires et des réfractaires résistant à ce qui leur est existentiellement contraire.

Mes amis Inuit de Thulé, dans la société anarcho-communaliste dont j'ai partagé intimement la vie, m'ont introduit à cette société, libertaire certes, mais dans le cadre complexe d'un système de contraintes et de constantes surveillances ; j'ai vécu leur allégresse de vivre dans un égalitarisme transcendé par une vision chamanique de la Nature. L'École des Hautes Études en Sciences Sociales, fondée par Fernand Braudel, Lucien Febvre et Charles Morazé, et à laquelle j'ai eu l'honneur d'être appelé à participer dès ses premières années, en 1957, est une rébellion contre la vieille Sorbonne et un funeste esprit universitaire de caste et d'intolérance. Abolition des barrières entre «disciplines» ; découvrir tout l'horizon et le reste, en empruntant au besoin les chemins de traverse ; telle est notre règle. La recherche moderne nous le démontre éloquemment et chaque jour dans nos enquêtes : les groupes humains répondent de pulsions et facteurs si complémentaires qu'ils sont indissociables. Les sciences humaines — rappelons-le, elles sont aussi inexactes — ne peuvent progresser que rassemblées. C'est le bon sens, une ardente obligation. Géographe, historien, ethnologue, juriste, sociologue, psychologue, économiste et leurs querelles de chapelle les opposant les uns aux autres : ces procès d'exclusion sont, pour notre auguste assemblée à l'«École», appréciés comme d'un autre âge ! Mais, hélas, il en est comme de la neige au printemps ; où sont donc aujourd'hui, dans notre enseignement supérieur en crise, les volontés d'antan d'une histoire éclatée, d'une géohistoire totale ? Le retour actuel à l'état d'esprit corporatiste est, comme la mer, un éternel recommencement, une amère réalité ; et il est mortel.

Être avec les hommes libres, c'est prendre le parti d'une idée haute, remise en question par chacun, dans le respect des autres. Cet homme libre auquel j'aspire, n'est jamais prisonnier de rien, jamais bâillonné. Comme le chat de Rudyard Kipling : «Il s'en va tout seul.»

C'est dans cette solitude, face à ce monstre froid qu'est l'État et qu'il abhorre, que l'homme libre rejoint, à travers les autres, le sens de son œuvre et de son destin. Il le découvre par la reconnaissance de certaines orientations, même si la finalité de celles-ci est résolument contraire aux siennes.

En voyant vivre les Esquimaux, du Groenland à la Sibérie, en découvrant leur mode de pensée, foncièrement individualiste dans le cadre contraignant du groupe, en partageant la vie des cavaliers Kazakhs d'Asie centrale, des chameliers touaregs du Sahara, je repensais à ces mots de Nietzsche : «Je vais vous parler de la mort des peuples : l'État ment. Il ment dans toutes les langues du bien ou du mal. Tout ce qu'il a, il l'a volé. Il ment quand il dit : moi, l'État, je suis le peuple. C'est le plus froid de tous les monstres froids. Il suspend au-dessus d'eux, les peuples, un glaive. L'État où le lent suicide de tous s'appelle la vie ; ce n'est que là où finit l'État que commence l'homme.»
 
 

*
* *



«Les plantes, autant que les animaux et les pierres, emplirent mon enfance d'un mystérieux charme. A quatre ans, je demeurais en contemplation devant les cailloux des montagnes, cassés en tas au bord des routes ; choqués, ils faisaient feu au crépuscule, frottés les uns contre les autres, ils sentaient le brûlé. J'en ramassai un de marbre, qui semblait lourd d'une eau qu'ils eussent recelée ; le mica des granits fascinait ma curiosité que nul ne pouvait satisfaire. Je sentais qu'il y avait une chose qu'on ne savait pas me raconter.»41

La nature n'est pas l'expression d'un chaos mais d'un ordre qui vise à l'organisation conservatoire d'un tout, chacune de ses parties étant fonction de ce tout. Assurément, les chasseurs hyperboréens n'avaient pas une connaissance rationnelle de ces problèmes géodynamiques, mais la triple dialectique Homme-Nature-Lieu, ils la vivaient. Par une approche cognitive différente de celle de l'Occidental, les hommes de l'espace circumpolaire disposent par osmose, en effet, d'une appréhension compréhensive de cet ordre naturel. Et le groupe, véritable ordinateur, ré-interprête, dans l'intérêt de la protection de tous, des milliers de données sur la glace, la toundra, la faune et la flore, l'air que, chaque année, les chasseurs et leurs femmes se transmettent.

La pensée chamanique, ossature des micro-sociétés, repose en fait sur un équilibre horizontal et même vertical, de la nature, vertical puisqu'il touche le cosmos. Il s'ensuit une philosophie de la vie qui m'a profondément marqué et qui est à l'opposé de tout système de production en accroissement infini.

De la pierre à l'homme : tel est l'itinéraire — mon propre itinéraire — visant à établir que le contrat social que ces peuples ont, au fil des générations, établi, relève pour une part d'une psychologie cognitive de l'environnement. La pierre, en cet univers minéral, est omniprésente pour le chasseur boréal et cette pierre, pour ces hommes de la toundra aux forces premières, est sacrée.

Qu'est-ce que la connaissance ? Qui plus est dans une société boréale si démunie et isolée pendant dix mille ans ? Vaste problème. Premières réponses: elles seront de Bachelard puis de Goethe. «Le problème de l'approfondissement de notre être, nous dit le grand philosophe français, c'est la communion de plus en plus profonde avec la nature.» «Que signifie commercer avec la nature, nous précise Goethe dans la Métamorphose des plantes, si nous n'avons affaire, par la voie analytique, qu'à ses parties matérielles et si nous ne percevons pas la respiration de l'esprit qui donne un sens à chaque partie et corrige ou sanctionne chaque écart par une loi tout intérieure ?»

Les hommes libres se reconnaissent entre eux par des signes qui ne peuvent tromper. Ils sont souvent irraisonnés et adhèrent à toutes formes de liberté. Ils forment un grand parti mondial qui n'aura jamais le pouvoir. Mais le nécessaire contre-pouvoir qu'ils constituent, c'est un parti d'hommes qui n'abandonneront jamais leur droit de penser, de critiquer, de juger — soi-même comme les autres — et de s'indigner, voire de s'engager. Contre. C'est un choix pour Terre Humaine que de compter parmi ses auteurs Émile Zola dont le «J'accuse» est un des pamphlets, un des actes de parole les plus élevés et efficaces du XIXe siècle. Pour un engagement, une cause doit exiger un accord absolu ; pas des bribes d'accords. C'est une affaire spécifique entre lui et lui-même qu'aucun autre libertaire ne s'autoriserait à juger. C'est en ce sens que je comprends l'homme libre et que je puis dire que j'en suis un.

C'est dans Terre Humaine particulièrement que j'ai souhaité en extérioriser mes marques propres. C'est mon vaisseau — la preuve que j'ai bien pris la mer —, ma contribution spécifique à la liberté d'être, et Michel Ragon ne pouvait me faire plus d'honneur que de me dédier en hommage son grand livre la Mémoire des vaincus, où j'ai retrouvé la haute figure du prince Kropotkine, une des admirations de ma vie.

Terre Humaine a construit, livre après livre, une anthropologie à part entière, au regard global, où toute pensée ne s'élabore que sur une expérience vécue. A l'écart d'idéologies aujourd'hui dépassées et parfois déconsidérées, de diktats corporatistes si pédants, de débats dogmatiques sur l'objectivité et la subjectivité — une fois pour toutes, que l'on convienne que le regard est le plus souvent subjectif ; il projette —, Terre Humaine est, depuis 1955, année où l'intelligentsia subissait les bruyantes exclusives des néo-positivistes de tous bords, un puissant courant de renouveau de la recherche et de la littérature dans la tradition française de la «littérature du réel».

Les auteurs les plus connus (Zola, Lévi-Strauss, Ramuz, Agee, Segalen, Hélias), les plus anonymes et de culture orale (témoignages en direct), se rejoignent comme dans une société parentale pour faire prendre conscience au lecteur tout à la fois de sa propre intelligence des problèmes et de la complexité des civilisations. Dans une vivante interdisciplinarité que nous recommandent les Hautes Études et qui est à la source de toute créativité, dans un brassage de milieux et de classes, sans condition de grade et de nationalité, dans la lignée de penseurs admirables laissés délibérément dans l'oubli, tels Gaston Bachelard, le visionnaire André Suarès, Emmanuel Berl, George Steiner..., Terre Humaine n'assène pas des thèses ; ses témoignages aux styles aussi divers que sont les cultures du monde et ses acteurs proposent; les lecteurs, eux, disposent.

Toujours d'avant-garde, cette collection pionnière de 64 livres, qui comporte de nombreux best-sellers traduits dans le monde entier, se veut être un appel à la liberté de connaître et de penser. Que le souffle de la liberté continue longtemps à l'inspirer !
 
 
 

Jean MALAURIE
Juin 1991

 





Scan et corrections : L'Idée Noire, 5/02/07
© Plon, 1991

1 Charles-Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835.

2 A l'appui de sa thèse, Pierre Leroux invente ce nouveau mot : socialisme, qui apparaît pour la première fois en 1834, dans cet article.

3 Édouard Peisson (1896-1963), ancien marin et romancier de la mer, a participé à toutes les entreprises de Poulaille. Il est l'auteur notamment de Hans le Marin.

4 André Sévry était reporter dans un des grands journaux d'après la Libération. Il avait publié en 1937 un beau livre de ses souvenirs d'adolescence prolétarienne, les Mains.

5 Jean Prugnot collabora à Maintenant et aux Cahiers du peuple. Il mourut en 1980, quatre mois après le décès de Poulaille qui l'avait vivement affecté.

6 Michel Ragon, les Écrivains du peuple, éditions Jean Vigneau, 1947.

7 Mon troisième roman, Une place au soleil, publié en 1955, fut dédié à Henry Poulaille «pour le dixième anniversaire de notre amitié et en reconnaissance pour le premier coup de pouce».

8 Edouard Dolléans (1877-1954) avait donc soixante-neuf ans lorsque je le rencontrai au début de 1946.

9 Un jeune militant libertaire, Gaetano Manfredonia, a soutenu en novembre 1990, une thèse de doctorat à l'Institut d'études politiques, à Paris: Études sur le mouvement anarchiste en France, 1848-1914.

10 Alain Sergent et Claude Harmel, Histoire de l'anarchie, Le Portulan, 1949. Alain Sergent, Un anarchiste de la Belle Époque : Alexandre Jacob, Éd. du Seuil, 1950. Alain Sergent, les Anarchistes, Amiot-Dumont, 1951. Gilbert Guilleminault et André Mahé (véritable nom de A. Sergent), l'Épopée de la révolte. Le roman vrai d'un siècle d'anarchie, 1862-1962, Denoël, 1963.

11 Jean Maitron, le Mouvement anarchiste en France, Maspero, 1983.

12 André Reszler, l'Esthétique anarchiste, PUF, 1973.

13 Cf. les Pardaillan, préface d'Aline Demars, Michel Zévaco, Robert Laffont, Bouquin, 1988.

14 Georges Bernanos, la Grande Peur des bien-pensants, 1931.

15 G. Bernanos, op. cit.

16 Maurice Joyeux, Sous les plis du drapeau noir, Éditions du Monde Libertaire, 1988.

17 Armand Robin, Ma vie sans moi, Gallimard, 1940.

18 Daniel Guérin, Pour un marxisme libertaire, 1969 ; Ni Dieu ni maître, Maspero, 1970 ; l'Anarchisme, Gallimard, 1965.

19 Michel Ragon, l'Accent de ma mère, Terre Humaine, Plon ; les Mouchoirs rouges de Cholet, Albin Michel ; la Louve de Mervent, Albin Michel.

20 Georges Palante, l'Individu en détresse, textes choisis, présentés et annotés par Yannick Pelletier, Éditions Folle Avoine, 1987.

21 Autour de Michel Ragon, catalogue bio-bibliographique édité par le Musée de Nantes et le Paris Art Center, en 1984.

22 Un Comité pour l'attribution du prix Nobel 1964 à Louis Lecoin fut formé à l'insu de ce dernier. Il réunissait René Dumont, Jean Paulhan, Maurice Nadeau, Jean Cassou, Claude Bourdet, etc.

23 Michel Ragon, Jean Dubuffet, paysages du mental, Skira-J. Bucher, 1989.

24 Notamment : «Un logement fait pour l'homme» (printemps 1969), «La grande crise de l'architecture» (hiver 1969), «Urbanisme et anarchie» (n°2, 1971). En juin 1976, dans le Monde libertaire: «Pour un contrôle populaire de l'espace urbain», et, en janvier 1977, dans la Révolution prolétarienne: «Vers un syndicalisme de l'habitat.»

25 José Pierre, Surréalisme et anarchie, Plasma, 1983. José Pierre m'écrira le 21 mars 1990, après avoir lu la Mémoire des vaincus : «Enfin j'ai trouvé le temps de lire ton livre. Et là, je ne l'ai pas lu, je l'ai dévoré... C'est absolument passionnant. Et tu sais communiquer une telle vie à des personnages qui, bien sûr, ont compté aussi pour moi mais dont j'avais une représentation assez abstraite que soudain on les voit bouger, on les entend parler, on pénètre leur pensée... C'est si étonnant que l'on doit se retenir de chercher dans le Petit Larousse si ce Fred Barthélemy n'y figure pas...»

26 Georges Fontenis, né en 1920, secrétaire général de la Fédération anarchiste et directeur du Libertaire à vingt-six ans, fonde en 1953 la Fédération communiste libertaire, qui conduit à une scission dans la Fédération anarchiste. Fontenis a raconté cette mésaventure dans un ouvrage : l'Autre Communisme. Histoire subversive du mouvement libertaire, Acratie, 1990.

27 Ronald Creagh, Histoire de l'anarchisme aux États-Unis d'Amérique, 1826-1886, La Pensée Sauvage, 1981. Laboratoires d'Utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, Payot, 1983.

28 André Reszler, l'Esthétique anarchiste, PUF, 1973.

29 Ursula Le Guin, romancière des Dépossédés (Laffont, 1975), représente l'anarchisme dans une société réalisable. Elle dit avoir pris ses sources dans l'Entraide de Kropotkine et chez le théoricien anarchiste américain actuel, Murray Bookchin, auteur de Pour une société écologique, Bourgois, 1976.

30 Lire aussi, de Chomsky: les Problèmes du savoir et de la liberté, 1973, Dialogues avec Mitsou Ronat, 1977.

31 Ce qui ne m'empêchait pas de conserver une certaine lucidité puisque je notais à la même date, dans un carnet : «Attaquer la société de consommation est facile pour qui est né dans la ouate, qui possède bagnole et petite pépée. Mais les smicards et les petits paysans sont plus “intéressants” que les étudiants, tout comme les travailleurs portugais expulsés sont plus “intéressants” que Julio Le Parc.»

32 Michel Ragon, Jean Dubuffet, paysages du mental, op. cit.

33 Le livre de Joyeux a bénéficié d'une nouvelle édition, en 1977 sous le titre : l'Anarchie dans la société contemporaine, Casterman.

34 Avec pour sous-titre: «Dictionnaire des idées, des faits, des actes, de l'histoire et des hommes anarchistes.»

35 Que l'on me permette de signaler qu'en 1959 je publiai une petite biographie critique de Karl Marx (La Table Ronde). Sans prétendre approcher de la documentation énorme de Rubel, ce livre avait au moins le mérite, dix ans avant les déchirantes révisions post-68, de faire une lecture libertaire des idées de Marx. Ce qui fut alors fort mal pris.

36 Pascal Ory, l'Anarchisme de droite, Grasset, 1985. François Richard, l'Anarchisme de droite dans la littérature contemporaine, PUF, 1988.

37 Le Pâle-Ici, «Journal idiot-actif des Hurons et des Francs-Tireurs», n°5, «Repères pour l'anarchisme de droite», Parthenay 79200.

38 Magazine littéraire, Jean-Paul Sartre, entretien avec Michel Rybalda et Gruenhack, n°182, mars 1982.

39 Le remarquable journal belge Alternative libertaire (2, rue de l'Inquisition, 1040 Bruxelles) et l'hebdomadaire français le Monde libertaire (Librairie Publico, 145 rue Amelot, Paris 75011) nous ont fourni la plupart de ces informations.

40 Michel Ragon, la Mémoire des vaincus, roman, Albin Michel 1990.

41 Francis Jammes.