Rousseau et la question juive sous l’Occupation .
Rousseau tient une place importante dans la France de l’Occupation. Celui que
Voltaire qualifiait de « faux frère », de « Judas de la confrérie » lui vole la mise. Jean-Jacques,
comme à l’accoutumée, déchaîne les passions et provoque la colère des uns et des autres.
L’ Action française et une partie des collaborateurs souhaitent en finir avec ce névrosé
mégalomane et paranoïaque, inventeur de la démocratie, du totalitarisme et précurseur du
romantisme. La « gauche » acquise à la collaboration se fait l’avocate d’un des principaux
inspirateurs de la Révolution française tandis que la Résistance se tourne vers celui qui fut
persécuté par ses contemporains pour son indépendance d’esprit et sa tendresse pour Jésus.
Les textes de Rousseau, hormis Du Contrat social , ne sont pas republiés. Cependant, les deux
ouvrages critiques, la thèse d’André Ravier sur l’ Emile et l’essai d’Henri Guillemin, Cette
affaire infernale , qui relate la rupture entre le genevois et l’anglais David Hume, font couler
beaucoup d’encre dans la presse de l’époque et relancent le débat sur Jean-Jacques alors que
la droite nationaliste espérait en finir avec cette figure diabolique. Et voilà qu’il reparaît là où
on ne l’attendait pas, à l’intérieur du domaine religieux. Rousseau devient, sous l’Occupation,
à la fois l’ami des Juifs et une figure sémitique, celle d’un homme traqué à la recherche d’un
asile qui rappelle la condition des Juifs durant la guerre.
On considère habituellement que les Lumières apportèrent les premières pierres qui
permirent l’émancipation des Juifs dans la plupart des pays d’Europe au cours du XIX è siècle.
La sécularisation de la société d’Ancien Régime et son individualisation constituèrent les
deux éléments fondamentaux de rupture avec la tradition. L’image du Juif que la Révolution
française reconnaîtra comme citoyen à part entière focalise au XIX è siècle cette césure avec
l’ordre monarchique traditionnel, naturellement hiérarchisé. Comme l’écrit Enzo Traverso,
« la vision du juif comme incarnation de la modernité abstraite et impersonnelle traverse toute
la culture occidentale depuis la moitié du XIX è siècle. 1 » C’est cette nouvelle place des Juifs
dans la société qui alimente en grande partie l’antisémitisme racial qui intègre dans son rejet
l’antijudaïsme chrétien. L’idéologie nazie fondée sur l’antisémitisme a rendu les Lumières
1 Enzo Traverso, La violence nazie , une généalogie européenne , la fabrique éditions, p. 142.
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responsables de la Révolution française et de l’émancipation des Juifs. Si Rousseau est rendu
responsable de la chute de l’Ancien régime, il est également l’artisan de l’émancipation des
Juifs. Pour l’Action française, l’émancipation des Juifs, peuple apatride et inassimilable, est ni
plus ni moins une illustration du chaos révolutionnaire et le symbole par excellence de la
gueuse, « la République » qui a détruit la cohésion du royaume et entraîné l’effondrement du
sentiment national. Les rapports des Lumières au judaïsme ou à la culture juive occupent par
conséquent une place non négligeable dans les textes de la Collaboration. Particulièrement
celle qui vient de l’extrême-droite nationaliste, de l’ Action française dont l’antisémitisme
virulent a toujours constitué l’un des principaux fonds de commerce. L’Affaire Dreyfus avait
provoqué au tournant du siècle une guerre civile intellectuelle entre les partisans du droit et de
la justice et les thuriféraires de l’ordre et de l’armée salis par la démocratie républicaine
coupable d’avoir innocenté le traître juif. Les griefs contre la République, contre la gueuse,
ont été fortement alimentés par la révision du procès et la réhabilitation de Dreyfus. La
démocratie bourgeoise est devenue l’alliée des Juifs dénoncés comme des ploutocrates
apatrides aux ordres du libéralisme à la mode anglo-saxonne et du capital international, des
parasites qui s’enrichissent, qui pillent les ressources matérielles et culturelles de la nation
française, des vermines qui contaminent les Français et les européens de souche. Ils
deviennent pour beaucoup les responsables de la crise économique de 1929. La Révolution
bolchevique est de plus sentie comme une émanation de l’internationale juive et le concept de
« judéo-bolchevisme » connaît une vogue sans précédent en France. L’antisémitisme va de
pair avec le rejet de cette démocratie parlementaire issue de la Révolution française qui a
émancipé les Juifs et qui a préparé celle de 1917 en Russie.
Que l’on souhaite, comme Maurras, un retour au système monarchique ou que l’on
rêve, comme Drieu La Rochelle, d’une nouvelle révolution spirituelle qui mette à bas le
capitalisme et le socialisme parlementaire, l’on se place dans une perspective nationale qui
fustige l’internationalisme juif. L’invasion de la France par les nazis et l’arrivée au pouvoir du
maréchal Pétain sonnent la fin de la démocratie et vont permettre la persécution puis la
destruction des Juifs. Les grandes figures de la philosophie des Lumières tiennent, quant à la
question juive, une place contrastée pendant l’Occupation. Si les collaborateurs tentent de
récupérer Voltaire, ils dénigrent Rousseau. Ils s’en prennent au philosophe de Genève à
double titre : sa théorie du contrat social est à l’origine de la démocratie qu’ils exècrent et
qu’ils associent à sa position sur les Juifs dans la Profession de foi du vicaire savoyard . Une
fois de plus démocratie et philosémitisme leur semble indissociables. Ce Rousseau déiste
passionné par le texte évangélique est infréquentable. Ils lui préfèrent la compagnie du
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mécréant Voltaire qui tourne en dérision les absurdités du texte biblique et les traditions
juives.
Si les textes de Voltaire, après maints charcutages, sont voués à cautionner
l’antisémitisme et la politique d’extermination du peuple juif, ceux de Rousseau provoquent
l’effet inverse. En outre la persécution du philosophe orchestrée par Voltaire et ses acolytes
apparente le citoyen de Genève au Juif errant à la recherche d’un asile. C’est Henri Guillemin,
démocrate-chrétien proche de la Résistance, qui, dans son ouvrage, Cette affaire infernale ,
dessine un portrait de Rousseau qui l’identifie au juif français de 1942. Le Rousseau de
Guillemin dessine un chrétien hostile au pouvoir ecclésiastique, fidèle à la parole du Christ,
porteur du message évangélique, incarnation de ce christianisme primitif englué dans ses
origines sémitiques : tout ce que détestent l’extrême-droite nationaliste et les nazis. Rousseau
n’est-il pas ce proscrit, chassé d’Europe, poursuivi parce qu’il a plaidé pour une foi dégagée
de son carcan institutionnel, une foi libre d’interpréter les textes bibliques, qui prône la
tolérance à l’égard des autres religions mais réfute l’athéisme ?
Le 16 avril 1942, dans l’ Action française , Charles Maurras reprend, dans une note d’un de ses
articles, les propos tenus par Henri Guillemin qui, dans la Gazette de Lausanne du 12 avril
1942, s’était fait contre lui le défenseur de Jean-Jacques. Guillemin s’en était pris à Maurras
et à un de ses articles daté du 15 octobre 1899 qui attaquait Rousseau « possédé d’une rage
mystique, aventurier nourri de révolte hébraïque, […] un de ces énergumènes qui, vomis du
désert […] promenaient leurs mélancoliques hurlements dans les rues de Sion. » Maurras
compare Rousseau aux prophètes juifs. Dans sa réponse à Guillemin du 16 avril 1942, il
revient sur son article de 1899 : « J’ai comparé Rousseau et les roussiens aux prophètes juifs.
J’ai eu tort. J’aurais dû dire aux faux prophètes. Un quart de siècle plus tard, réimprimant le
même morceau […] j’ai écrit « faux prophètes ». […] Ce que je voulais ainsi montrer dans
Rousseau, c’était le cas-type de l’insurgé contre toutes les hiérarchies, le cas essentiel de
l’individualisme anarchique. […] Les faux prophètes ( et le diable sait s’ils furent nombreux
en Israël !) exprimaient contre les pouvoirs réguliers leurs passions, leurs fantaisies, leurs
intérêts ou leurs pitoyables raisonnements, tout comme Rousseau, avec qui leur ressemblance
est constante, quant à la frénésie, aux rêveries, aux révoltes, tout l’esprit révolutionnaire de
l’Orient. »
Maurras dénonce en Rousseau « l’aventurier nourri de révolte hébraïque 2 », le précurseur des
révolutions de l’Est. Entre la première mouture de son article en 1899 et son commentaire en
2 Cité par Raymond Trousson, Défenseurs et adversaires de J.-J. Rousseau , D’Isabelle de Charrière à Charles
Maurras , Champion, 1995, p. 317.
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1942, une grande révolution a bien eu lieu à l’est, conduite en partie par des Juifs. Maurras, à
travers Rousseau, Maurras attaque le « judéo-bolchevisme ». On découvre chez le philosophe
les caractéristiques propres au peuple sémite dévoré par la passion égalitaire et
révolutionnaire. Rousseau, névrosé, de santé précaire, éternel voyageur, possède toutes les
caractéristiques du juif 3 . Marc Duconseil, dans son ouvrage sur Montesquieu paru en 1943 4 ,
rattache le Contrat social à la halakha rabbinique, l’ensemble des obligations religieuses
auxquelles doivent se soumettre les juifs durant leur existence dans leurs rapports sociaux
comme dans leur relation à Dieu. : « Par Calvin et Paul le Contrat social est cousin du
Talmud. 5 » Ces « caractères intellectuels qui accusent la parenté sémitique de Rousseau »
trouvent leur source dans « son mépris pour le réel » digne d’un théologien talmudiste qui ne
considère que le droit, qui énonce des abstractions sans tenir compte de la réalité et de
l’expérience vécue. « Mais à côté de cette part raisonneuse et dogmatique, poursuit Duconseil,
[…] il y a en lui une autre force, qui, elle, le joint aux prophètes hébreux et l’apparente à la
vieille agada. C’est une force qui n’est plus de raison, mais de passion. » Le « véritable juif
errant […] rêve, comme Esaïe, de nouveaux cieux et d’une terre nouvelle où habitera la
justice naturelle, amie de Jean-Jacques. […] Il n’est pas que système, et c’est ce qui fait sa
force dangereuse. 6 »
Le grand crime de Rousseau, celui qui le rattache fondamentalement à la tradition juive, c’est
d’avoir établi une synthèse entre l’idée, le concept, et sa passion prophétique qui risque de
séduire les hommes ou selon le vieil adage marxiste de s’emparer des masses, et quand les
idées s’emparent des masses, comme chacun sait, elles deviennent des forces matérielles.
Pendant plus d’une page, sous couvert d’une analyse rigoureuse relayée par un vocabulaire
savant emprunté à la culture juive, Duconseil, tout comme Maurras, fait le procès du « judéo-
bolchevisme » dont Rousseau est en quelque sorte le premier représentant. Il termine son
paragraphe sur Rousseau par une évocation de la Terreur: « Après les bûchers de
l’Inquisition, ce sera à la guillotine de 93 de faire suite aux lapidations sémites. Jean-Jacques
Rousseau est la grande figure sémite qui domine notre époque. […] Voilà le père des dogmes
démocratiques modernes. 7 » Dominique Sordet, dans les Derniers jours de la démocratie 8
paru en 1944, revient sur l’ouvrage de Duconseil, cite et en commente, sans détours, la phrase
3 Voir Enzo Traverso, La violence nazie , op cit, p. 131.
4 Marc Duconseil, Machiavel et Montesquieu , Recherche sur un principe d’autorité , Denoël, collection
Perspectives, 1943.
5 Ibid, p. 121.
6 Ibid, p. 126.
7 Ibid, p. 127.
8 Dominique Sordet, Les derniers jours de la démocratie , Inter-France, 1944.
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centrale : « Jean-Jacques Rousseau est la grande figure sémite qui domine notre époque. »
Définition inédite et, à première vue, surprenante. Je suis frappé pour ma part de sa justesse.
En relisant l’autre jour le Contrat social et le Discours sur l’Inégalité , je retrouvais dans le
style, mais surtout dans le mécanisme du raisonnement, une curieuse similitude de démarche
entre l’esprit de Rousseau et celui de Léon Blum. […] Ce pilpoul est bien juif. Mais Rousseau
est juif aussi par certaines des idées qui sont les siennes et qui sont destructives non pas
seulement de l’ordre établi, ce qui ne serait rien, mais de tout ordre social hiérarchique, et par
conséquent aryen. 9 » Dans un des chapitres intitulé « Les origines historiques de la démocratie
moderne, l’esprit juif », Sordet rattache les états modernes démocratiques à la tradition
juive : « L’Etat démocratique moderne […] descend du judaïsme. L’égalité est une passion
juive. Aux antipodes de l’esprit égalitaire, la notion de hiérarchie est au contraire
essentiellement aryenne. 10 » Puisque tous les hommes sont égaux devant Dieu, le messianisme
juif est par essence égalitaire et révolutionnaire : « Voilà le terrain sur lequel vont pousser les
prophètes et leur démagogie furieuse qui invective les rois et menace les riches. 11 » Sordet
n’opère pas de rupture entre le christianisme primitif, la figure de Jésus et ses origines
juives : « Tous les hommes sont égaux, admet le christianisme primitif, imprégné de
judaïsme. Ce christianisme originel épouse l’esprit de revendication et de subversion d’Israël.
Certes, il adoucit son expression et la spiritualise. […] Jésus n’en est pas moins un orateur
révolutionnaire. 12 » Jésus est un juif et les texte évangéliques restent fortement imprégnés du
prophétisme de l’Ancien Testament dont Rousseau aime tant la lecture, qui le console et
apaise ses souffrances dans les moments douloureux de son existence où pourchassé, il est
voué à l’exil pour échapper à l’arrestation.
Henri Guillemin, dans son ouvrage sur l’affaire Hume-Rousseau, cite plusieurs extraits de
lettres de correspondants contemporains de Rousseau qui ne sont pas tendres à l’égard du
citoyen de Genève et qui sonnent étrangement en 1942. On lit dans une lettre de Johnson, un
ennemi des philosophes, à Boswell : [Rousseau] « devrait être exclu de la société, comme il
l’a été en effet. Trois ou quatre nations l’ont chassé, et il est honteux qu’il soit protégé dans ce
pays-ci. […] je signerais plutôt un décret de déportation contre lui que contre n’importe quel
individu sorti de la prison d’Old Bailey. 13 »
9 Ibid, p. 47.
10 Ibid, p. 23.
11 Ibid, p. 25.
12 Ibid, p. 29.
13 Cité par Henri Guillemin, Cette affaire infernale , Les philosophes contre Jean-Jacques , Plon, 1942, p. 138.
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Rousseau, après avoir dû quitter le territoire français puis la Suisse, avait accepté l’invitation
de Hume de partir pour l’Angleterre en 1766. Mais il est en proie là-bas aussi à une campagne
de calomnie orchestrée par Voltaire. Ce dernier écrit à Damilaville le 16 octobre
1765 : « l’infâme Jean-Jacques est le Judas de la confrérie. 14 » Le nom de Judas pour qualifier
Rousseau revient à plusieurs reprises dans la bouche de Voltaire. Rousseau est à la fois le
traître, l’ingrat qui offense ses protecteurs et qui les exploite. C’est un ami du patriarche,
Charles Bordes, « qui déclare que Rousseau le métèque « abuse de la douceur naturelle de ce
peuple [les Français] pour lui dire des injures. 15 » Guillemin ne se contente pas de citer, il
emploie lui-même des termes tel celui de « métèque » qui apparente Rousseau au Juif.
L’emploi du terme métèque dans la bouche de Guillemin, n’est certes pas innocent. Il
appartient, depuis l’affaire Dreyfus, au vocabulaire en vogue de l’extrême-droite xénophobe,
antisémite qui dénigre tout étranger d’aspect méditerranéen. Et Guillemin nomme très souvent
Rousseau l’Arménien en raison de la tenue vestimentaire que le philosophe a adoptée depuis
sa fuite de Môtiers. Ce rapprochement entre le Juif et l’Arménien n’est pas vain car il est
souligné par les collaborateurs eux-mêmes qui essaient de fonder une science raciale. Georges
Mauco, auteur d’une thèse sur l’immigration, écrit en 1942 dans la revue l’ Ethnie française ,
dirigée par Georges Montandon, directeur depuis 1943 de l’Institut d’études des questions
juives et ethno-raciales :
« Les Arméniens vivent depuis des générations dans une situation infériorisée et
chroniquement terrorisée. Par là s’est façonnée, sauf exceptions individuelles, une âme
adaptée à la contrainte, où le caractère le cède à l’obséquiosité sournoise […]. Une semblable
altération du caractère se trouve chez le Juif 16 ».
Les attaques contre le citoyen de Genève relevées par Guillemin résument assez fidèlement le
contenu du Voltaire antijuif de Labroue et font écho au ton des journaux antisémites. Pour
Labroue, les Juifs ne se contentent pas d’être des vagabonds de l’univers, ils se comportent
comme de vraies sangsues. Il faut donc les éliminer. Le terme de déportation cité par
Guillemin prend alors tout son sens. Nul doute que le défenseur de Rousseau ait voulu
signifier autant qu’il le pouvait son refus de la politique d’extermination du peuple juif. Son
essai traduit un refus profond de l’antisémitisme. Il ne cite aucun texte de Rousseau sur les
14 Ibid, p. 24.
15 Ibid, p. 27.
16 Cité par Gérard Noiriel, Les origines républicaines de Vichy , Hachette, 1999, p. 216. Il faut faire remonter ce
besoin de classification des classes sociales et des peuples étrangers au milieu du XIXème siècle avec l’essor des
science sociales et médicales. L’anthropologie raciale d’un Georges Vacher de Lapouge et la psychologie des
foules d’un Gustave Le Bon ont, entre autres, ouvert la voie aux pratiques des nazis. Voir également Zeev
Sternhell, Ni droite ni gauche , Seuil, 1983, pp. 46-51.
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Juifs mais il nous reste à supposer que les positions du philosophe ont nourri ses réflexions.
Dans la Profession de foi du vicaire savoyard , Jean-Jacques exprime sa sympathie pour le
peuple juif et dénonce le sort qui leur est réservé en Europe. C’est sans doute la raison pour
laquelle Rousseau influença de façon non négligeable le courant de la Haskalah, les Lumières
juives 17 . Sa conclusion témoigne d’une profonde intelligence géo-politique et d’une grande
honnêteté : pour entendre la parole des juifs, encore faut-il qu’ils puissent la prendre
librement dans des états dominés par la religion chrétienne. Ce que Rousseau juge
impossible :
« Si quelqu’un osait publier parmi nous des livres où l’on favoriserait ouvertement le
Judaïsme, nous punirions l’Auteur, l’Editeur, le libraire. Cette police est commode et sûre
pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter des gens qui n’osent parler. 18 »
La solution préconisée est la constitution d’un état juif qui mettrait ses habitants à l’abri des
persécutions :
« Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, qu’ils n’aient un Etat libre, des
écoles, des universités où ils puissent parler et disputer sans risques. Alors, seulement, nous
pourrons savoir ce qu’ils ont à dire. 19 »
Le prophétisme de Rousseau a fait ses preuves au vingtième siècle et la modernité du
philosophe force l’admiration.
A l’encontre de Voltaire qui ridiculise le peuple hébreu, Rousseau, dans le Contrat social , au
chapitre VII du livre II, rend hommage à la loi hébraïque qui a su imposer une structure
politique à son peuple et à ses descendants grâce à la force de la foi divine :
« La grande âme du législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission. De vains
prestiges forment un lien passager, il n’y a que la sagesse qui le rende durable. La loi judaïque
toujours subsistante, celle de l’enfant d’Ismaël qui depuis dix siècles régit la moitié du monde,
annoncent encore aujourd’hui les grands hommes qui les ont dictées ; et tandis que
l’orgueilleuse philosophie ou l’aveugle esprit de parti ne voit en eux que d’heureux
imposteurs, le vrai politique admire dans leurs institutions ce grand et puissant génie qui
préside aux établissements durables.
Il ne faut pas de tout ceci conclure […] que la politique et la religion aient parmi nous un
objet commun, mais que dans l’origine des nations l’une sert d’instrument à l’autre. 20 »
17 Voir Valéry Rasplus, « Les judaïsmes à l’épreuve des Lumières – Les stratégies critiques de la Haskalah » ds
Contretemps , éditions Textuel, n°17, septembre 2006, p. 58.
18 Rousseau, O.C ; IV, p. 620.
19 Ibid,
20 O.C ; III, p. 384.
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Les institutions du peuple juif, mises en place sous le règne de David et de Salomon malgré
un environnement hostile, se sont perpétuées jusque dans le monde chrétien. Cette
pérennisation constitue aux yeux de Rousseau la marque du génie politique des Hébreux. On
remarquera au passage le coup de patte contre Voltaire et contre ses anciens amis de la coterie
holbachique. Dans les Fragments politiques publiés en partie par Streckeisen-Moultou en
1861, dont Robert Derathé a donné une édition plus complète dans la Pléiade, Rousseau ne
cache pas sa profonde admiration pour le peuple juif qui offre ce « spectacle étonnant et
vraiment unique d’un peuple expatrié n’ayant plus ni lieu ni terre depuis près de deux mille
ans, un peuple altéré, chargé, mêlé d’étrangers depuis plus de temps encore, […] un peuple
épars, dispersé sur la terre, asservi, persécuté, méprisé de toutes les nations, conserver
pourtant ses coutumes, ses lois, ses moeurs, son amour patriotique et sa première union
sociale quand tous les liens en paraissent rompus. [...] Quelle doit être la force d’une
législation capable d’opérer de pareils prodiges 21 ». Dans le chapitre « De la religion civile »,
au livre IV du Contrat , contredisant une fois de plus Voltaire qui n’a de cesse de pourfendre
le fanatisme juif, Rousseau affirme la tolérance du peuple hébreu à l’égard de ses voisins :
« Que si l’on me demande comment dans le paganisme où chaque Etat avait son culte et ses
Dieux il n’y avait point de guerres de Religion ? Je réponds que c’était par cela-même que
chaque Etat ayant son culte propre aussi bien que son Gouvernement, ne distinguait point ses
Dieux de ses lois. La guerre politique était aussi Théologique : les départements des Dieux
étaient, pour ainsi dire, fixés par les bornes des Nations. Les Dieux des payens n’étaient point
des Dieux jaloux ; ils partageaient entre eux l’empire du monde : Moïse et le Peuple Hébreu
se prêtaient quelquefois à cette idée en parlant du Dieu d’Israël. Ils regardaient, il est vrai,
comme nuls les Dieux des Cananéens, peuples proscrits, voués à la destruction […] ; mais
voyez comment ils parlaient des divinités des peuples voisins qu’il leur était défendu
d’attaquer ! La possession de ce qui appartient à Chamos votre Dieu, disait Jephté aux
Ammonites, ne vous-est-elle pas légitimement due ? Nous possédons au même titre les terres
que notre Dieu vainqueur s’est acquises. » Une note de Rousseau indique que la traduction
française est mauvaise puisque « Jephté reconnaît positivement le droit du Dieu Chamos, et
que le Traducteur, le P. de Carrières affaiblit cette reconnaissance par un selon vous [les
Ammonites] qui n’est pas dans le latin. » 22
Ce texte, loin de représenter, à la manière voltairienne, les Hébreux comme une tribu féroce et
sanguinaire, prouve que les notions de droit et de respect de l’autre n’étaient pas absentes des
21 Ibid, p. 499.
22 Ibid, p. 461.
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institutions hébraïques. L’intérêt de Rousseau à l’égard du peuple juif est à mettre peu ou prou
en parallèle avec sa double conception de la religion, à la fois religion universelle et nationale.
Il y a d’une part chez lui une notion fondamentalement politique de la religion qu’il expose au
chapitre VIII du livre IV du Contrat social , « De la religion civile », et qu’il faut également
rattacher à ses réflexions sur le législateur. Il s’agit pour Rousseau de fonder une société à
partir d’ « une profession de foi purement civile », une foi qui se rattache directement à la
patrie. Le prodige accompli par Moïse tient au fait que « Sion détruite n’a point perdu les
siens ; ils se conservent, ils multiplient, [...] ils n’ont plus de chefs et sont toujours peuple, ils
n’ont plus de patrie et sont toujours citoyens ». Seule la force et l’intelligence des institutions
du peuple juif peuvent expliquer un pareil miracle politique. Rousseau ne cache donc pas son
admiration pour les Hébreux, ce qui le distingue fondamentalement de Voltaire qui prend un
véritable plaisir à ridiculiser l’histoire biblique. Rousseau, d’un autre côté, reste profondément
attaché aux textes bibliques, au message évangélique, au christianisme primitif resté proche
de ses origines juives. Dans la Quatrième lettre de la Montagne , il martèle sa foi dans
l’Evangile et sa « vénération pour Jésus-Christ ». Mais cette admiration pour le Juif Jésus,
fondateur du christianisme, la seule religion universelle aux yeux de Rousseau, ne le conduit
pas à la haine contre le peuple hébreu qui n’a pas voulu reconnaître le nouveau prophète. Le
christianisme délivre un message d’amour et de tolérance trahi par l’Eglise et ses
représentants. Pour Rousseau, l’antijudaïsme est contraire à la parole du Christ, la seule qui
lui importe.
Par delà son sentiment religieux, Rousseau porte un vif intérêt à l’histoire des Hébreux
considérée sous un angle politique. Il interroge le rapport entre religion et Etat dans le
fondement des institutions qu’un peuple se choisit. Nous en voulons pour preuve ce passage
des Considérations sur le gouvernement de Pologne où Rousseau dit une fois de plus toute
son admiration pour le législateur Moïse, « le premier qui forma et exécuta l’étonnante
entreprise d’instituer en corps de nation un essaim de malheureux fugitifs, sans arts, sans
armes, sans talents, sans vertus, sans courage [et qui] osa faire de cette troupe errante et
servile un corps politique, un peuple libre, […] il lui donnait cette institution durable, à
l’épreuve des temps […] que cinq mille ans n’ont pu détruire ni même altérer ». Et les
conseils que Rousseau prodigue aux Polonais pour préserver leur indépendance, il en trouve
les sources dans la politique de Moïse qui surchargea son peuple « de rites, de cérémonies
particulières et le gêna de mille façons [pour] le rendre toujours étranger parmi les autres
hommes et l’empêcher de se mêler avec eux. C’est par là que cette singulière nation, si
souvent subjuguée, si souvent dispersée, et détruite en apparence, mais toujours idolâtre de sa
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règle, s’est pourtant conservée jusqu’à nous jours […] et que ses mœurs, ses lois, ses rites,
subsistent et dureront autant que le monde, malgré la haine et la persécution du genre
humain. 23 »
Dans le Contrat social , Rousseau explique que l’indépendance et la liberté des individus ne
peuvent se maintenir que dans leur isolement par rapport à leurs semblables. « Plus les
hommes s’assemblent, plus ils se corrompent » écrit-il dans l’ Emile . Le sort des nations obéit
à la même loi. Ce texte de Rousseau est d’autant plus intéressant qu’il retourne l’un des
arguments centraux de l’antisémitisme moderne, à savoir que les Juifs conservent leur
tradition et refusent de se mêler aux autres peuples. Rousseau y voit non seulement la raison
de leur survie à l’intérieur d’un environnement hostile mais un modèle de législation
admirable, une sorte de religion civile. Le terme idolâtre aurait de quoi faire pâlir un Voltaire.
Mais sous la plume de Rousseau, l’idolâtrie est une des conditions de la liberté et de la survie
d’une nation. Le philosophe de Genève est l’un des seuls à s’intéresser de près aux institutions
du peuple juif et ses analyses touchent par leur originalité et leur modernité. Curieusement,
personne, durant l’Occupation, ne s’est penché sur ses textes de Rousseau, ni du côté des
collaborateurs ni du côté des résistants. C’est la figure de Rousseau, vagabond vêtu d’un habit
d’arménien errant à travers l’Europe et non le contenu de ses textes qui intéressent les uns et
les autres.
Pascale Pellerin
23 Ibid, p. 957.
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