Alain Grosrichard.
Ornicar, n°26-27 (été 1983)

Le prince saisi par la philosophie

Monsieur, j'aime passionnément la vérité. Ce sentiment se trouve naturellement dans toutes les âmes qui ne sont pas entièrement corrompues, et vous devez sentir, par conséquent, que vous êtes, après elle, l'homme du monde que j'aime et que j'honore le plus, car de tous les philosophes dont les ouvrages me sont tombés entre les mains, vous êtes le seul qui me paraissez mériter le titre auguste d'ami de la vérité. Cependant, ne croyez pas que ce soit une curiosité indiscrète ou une vanité plus ridicule encore qui m'engage à vous écrire. Non, Monsieur, j'ose dire que le motif qui m'y détermine est plus digne et de vous et de moi, et que j'ai hésité longtemps avant que de me livrer à ce plaisir. J'ai le bonheur d'être à la fois époux et père. Pour ce qui est des obligations que le premier de ces états m'impose, je n'ai besoin que de consulter mon coeur pour les remplir avec ardeur et avec joie; mais il n'en est pas de même de l'autre, car, quel que soit l'amour que je porte à mon enfant, cet amour seul ne suffit pas, et cela est si vrai, que la tendresse des parents a plus souvent gâté les enfants que leur indifférence même, parce que l'une peut dégénérer en faiblesse et que l'autre ne me paraît pas pouvoir exister dans la nature... (25 Septembre 1763)

Le destinataire de cette lettre, dont je viens de vous lire le début, vous l'aurez probablement reconnu: il s'agit de Jean-Jacques Rousseau, qui vient de publier, déchaînant les passions, son Emile, ou de l'éducation. Quant à l'auteur de la lettre, ce n'est pas n'importe qui, puisqu'il s'agit du Prince Louis-Eugène de Wurtemberg, alors âgé de 32 ans, heureux époux de Sophie-Albertine Dietrich von Rechlingen, et père depuis trois mois d'une petite fille qu'il a choisi de prénommer Sophie. En l'honneur de sa femme, sans doute. Mais plus encore en hommage à cette autre petite fille qui, dans le livre V d'Emile, intitulé Sophie, ou la femme, est éduquée pour faire un jour la paire idéale avec Emile, devenu lui-même, au terme d'une éducation dont les quatre premiers livres ont détaillé les principes, l'Homme selon la nature.

Comme époux de Sophie, ma femme, déclare donc le Prince de Wurtemberg, je sais ce que j'ai à faire. Mon amour ici, suffit à me guider. Mais me voici père d'une autre Sophie, ma petite fille, que j'aime comme il est naturel. Et pourtant, cet amour-là m'inquiète. Car je ne sais pas comment, en vérité – vérité dont j'ai comme vous et grâce à vous la passion –, me conduire avec elle pour être un père digne de ce nom. Or, c'est pour bien remplir un devoir si sacré et si cher que j'ai besoin d'un guide éclairé. Et à quel autre aurais-je recours si ce n'est au sublime et vertueux instituteur d'Emile?

Qu'est-ce qu'un père?

Etrange demande, surprenante à l'époque, de la part de cet homme, appelé par son rang, et préparé par son éducation à gouverner les autres, mais désemparé à l'idée d'avoir à éduquer un petit enfant. On s'attendrait, à la rigueur, qu'il offre à Rousseau un poste de gouverneur auprès de cette Sophie nouvelle née. Mais c'est pour lui, et pour l'autre Sophie, la mère, qu'il réclame les secours du sublime et vertueux instituteur, supposé savoir la loi qui doit régler sa conduite, et qu'il ignore lui-même, comme s'il était devenu plus enfant que son enfant. En quoi il montre en fait qu'il a bien lu l'Emile jusqu'à la dernière ligne: Souffrez, Monsieur, continue-t-il en effet, que pour vous porter à une oeuvre si charitable, je vous rappelle les paroles touchantes que vous placez dans la bouche de votre élève et par lesquelles vous terminez si heureusement votre ouvrage.

Reportez-vous à la dernière page d'Emile. Vous y verrez, suavement dépeinte, l'image d'un couple en rapport parfait: celui d'Emile et de Sophie enfin appariés. On pourrait croire que la tâche du gouverneur d'Emile, qui suit son élève depuis plus de vingt ans sans le lâcher d'un pas, sans le quitter une minute, s'arrête là. Erreur, car voici l'épilogue: quelque temps après la consommation du mariage, Emile entre dans la chambre de son gouverneur, et, en l'embrassant, lui dit ces « paroles touchantes » auxquelles le prince de Wurtemberg fait allusion dans sa lettre:

Mon maître, félicitez votre enfant; il espère avoir bientôt l'honneur d'être père. 0 quels soins vont être imposés à notre zèle, que nous allons avoir besoin de vous! A Dieu ne plaise que je vous laisse encore élever le fils, après avoir élevé le père. A Dieu ne plaise qu'un devoir si saint et si doux soit jamais rempli par un autre que moi, dussai-je aussi bien choisir pour lui qu'on a choisi pour moi-même: mais restez le maître des jeunes maîtres. Conseillez-nous, gouvernez-nous, nous serons dociles: tant que je vivrai j'aurai besoin de vous. J'en ai plus besoin que jamais, maintenant que mes fonctions d'homme commencent. Vous avez rempli les vôtres; guidez-moi pour vous imiter, et reposez-vous: il en est temps.

C'est cette ultime demande d'Emile, devenu père, à l'adresse de son vieux gouverneur, que le Prince de Wurtemberg reprend à son compte, pour l'adresser à Rousseau. Il ne sera pas le seul. D'un peu partout en Europe, Rousseau en recevra de telles, émanant de jeunes pères et mères, fervents adeptes des thèses éducatives nouvelles développées dans l'Emile.

Or il y a, dans cette demande même, dont nous verrons quelle mutation fondamentale dans les moeurs conjugales et dans le rapport à l'enfant elle enveloppe et révèle, quelque chose de paradoxal, qui semble contredire, du moins à première vue, le projet même du livre.

Quel est en effet l'objectif déclaré de Rousseau, lorsqu'il entreprend d'écrire l'Emile? C'est de proposer une réforme radicale de l'éducation qui permettrait, sinon de faire disparaître, du moins d'atténuer les effets déchirants d'un « malaise dans la civilisation » que ses malheureux contemporains travaillent à aggraver chaque jour davantage. Les causes ultimes de ce malaise sont politiques: il n'y a plus d'Etat, ni de citoyens, ni par conséquent de sujets libres comme l'étaient autrefois les spartiates ou, plus récemment, les genevois. Mais Rousseau ne croit pas à une solution politique. La régénération par une révolution, qui rétablirait la société sur les fondements du droit politique tels qu'ils sont établis par le Contrat Social est à ses yeux définitivement impossible. Reste la solution individuelle: produire, par un nouveau type d'éducation, au coup par coup, des individus régénérés capables à leur tour, de proche en proche, de régénérer la société pervertie. Mais comment faire? Car, de même qu'il n'est plus de citoyens, il n'est plus de pères ni de mères dignes de ce nom, qui sont pourtant les seuls éducateurs naturels, donc légitimes. Les pères, qui ne savent même plus ce que c'est que la Loi, se déchargent de leurs devoirs sur des précepteurs aussi pervertis qu'eux, et les mères, devenues sourdes à la voix de la nature, délèguent le soin de nourrir leur progéniture à des nourrices mortifères et elles-mêmes dénaturées, en ce qu'elles privent leurs propres enfants de leur lait pour le donner à d'autres.

Il faudrait donc commencer par éduquer les éducateurs. Ce qui suppose de former des enfants propres à devenir un jour des pères et des mères conformes à ce que veut la nature, c'est-à-dire capables d'élever seuls leurs enfants sans recourir à ces suppléments, à ces simulacres de pères et de mères que sont les précepteurs et les nourrices. Tâche à quoi s'emploie l'auteur d'Emile. Mais il ne peut le faire que par le biais d'une fiction d'allure romanesque.

Cette fiction s'ouvre, et ce n'est pas par hasard, par une sorte de meurtre symbolique des parents naturels. Emile, en effet, est supposé orphelin. De mère, il n'en aura pas d'autre que la nature ellemême, cette campagne nourricière dans laquelle il vivra durant vingtans. Quant à son père selon le sang, il est proprement mis à mort, d'emblée, pour laisser place à ce gouverneur, omniprésent, omnivoyant, étrange figure qui s'apparente au Législateur du Contrat Social, et dont le rôle n'est pas de commander en tyran, d'imposer à coups de trique des règles absurdes, d'inculquer un inutile savoir, comme le font les précepteurs ordinaires, mais de révéler à l'enfant la bonne Loi qu'il porte en lui-même sans le savoir (comme les peuples non encore institués), de lui permettre de s'y assujettir sans violence, bref de devenir un homme heureux et libre. Ce qui n'est pas facile, surtout au moment où cet enfant, parvenu à maturité, se découvrira être sexué et rencontrera l'énigme de son désir. Ce désir, le gouverneur aura pour tâche de le fixer sur un objet: une femme, bien sûr, mais pas n'importe quelle femme. Aussi la fiction de l'éducation d'Emile, destinée à exhiber dans toute sa pureté le concept d'Homme selon la nature, se complète-t-elle d'une autre fiction, celle de l'éducation de Sophie, conçue comme la femme qui conviendra à cet homme, qui fera couple avec lui, rendant enfin possible et heureux – du moins Rousseau y croit-il – le rapport sexuel. Alors tout pourra recommencer, ou plutôt commencer sur de nouvelles bases, avec la naissance d'un enfant qui sera, lui, nourri au sein par sa vraie maman, et initié à ses devoirs d'homme par un vrai papa, heureux époux dont l'harmonie se maintiendra du seul fait qu'ils joueront, l'un et l'autre, le rôle de parents que leur prescrit la nature, et que nul autre qu'eux ne peut tenir.

C'est ce rôle de vrai papa qu'Emile revendique fièrement devant son gouverneur, à la fin du livre: je ne suis ce que je suis – heureux et libre – lui dit-il en substance, que parce que vous avez pris la place de mon père mort, ou comme mort. C'était nécessaire pour me faire sujet de la loi, et guider mon désir vers l'unique objet qui le satisfasse: Sophie, où il trouve la seule fin qui lui soit naturelle: la reproduction de l'espèce. Mais à Dieu ne plaise que je vous laisse encore élever le fils, après avoir élevé le père. A Dieu ne plaise qu'un devoir si saint et si doux soit jamais rempli par un autre que moi, dussai-je aussi bien choisir pour lui qu'on a choisi pour moi.

Et pourtant ajoute-t-il, (voilà le paradoxe), c'est maintenant, au moment ou je vais accomplir le doux devoir que me prescrit la nature, c'est maintenant que j'ai le plus besoin de vous. C'est au moment où je vais être père que je me sens plus que jamais un fils, et que je reconnais en vous le père que je ne saurais jamais être tout seul.

Qu'est-ce à dire, sinon que Rousseau place ici dans la bouche d'Emile une vérité inouïe à l'époque, que Freud nous a depuis peu accoutumés à entendre: à savoir que tout père, même le mieux disposé, le plus éclairé, le plus attentif au bonheur de son enfant, et peut-être par ces qualités mêmes, est nécessairement comme tel aveugle, essentiellement débile. Que nul ne peut venir occuper cette place ni tenir ce rôle sans errer, parce que c'est comme fils toujours qu'il y est appelé, un fils suspendu depuis toujours et pour la vie à un Autre, installé au lieu de la Vérité sur quelque mont Sinaï.

La fin d'Emile, avec ce jeune couple qui va se pencher avec amour sur le berceau d'un enfant qui sera l'objet de tous les soins de ses parents parce qu'il est le support de tous leurs rêves, c'est, sans doute, l'acte de naissance théorique de la famille nucléaire moderne. Des historiens comme Philippe Ariès, Edward Shorter ou Jean-Louis Flandrin ont analysé comment, depuis le milieu du XVIlème siècle, cette mutation avait commencé à opérer dans les faits, et j'y reviendrai. En ce sens, Rousseau n'invente rien, il prend acte, et rend raison d'un processus historique dont il est un effet, voire un symptôme, au moins autant qu'une cause. Il légitime, sous couvert de légiférer.

Mais aux trois éléments constitutifs de la famille moderne – papa, maman, l'enfant – Rousseau en attache un quatrième, dont il laisse entendre que, sans lui, les autres ne tiendraient pas ensemble. Cette triade, qu'il présente comme allant de soi, comme toute naturelle, semble à ses yeux ne se soutenir, ne faire noeud familial qu'en tant qu'elle reste suspendue à une instance d'un autre ordre, qui en détient la loi. Après avoir déclaré sur tous les tons que seuls le père et la mère naturels sont les vrais éducateurs, Rousseau laisse entendre qu'ils sont, par fonction, incapables de l'être. Ici, dans ce paradoxe, Rousseau fait plus que sanctionner le fait accompli. Il éclaire ce qui sera l'avenir de la famille. Car vous voyez bien que la fin d'Emile, avec ces deux parents pleins de bonne volonté contrôlés en silence par le vieux gouverneur qui les connaît depuis vingt ans, et l'implorant de les conseiller sur ce qu'il faut faire comme père et comme mère, pour que leur enfant soit heureux, c'est, mutatis mutandis, le début du petit Hans. Durant les 150 ans qui séparent les deux textes, on n'assistera, somme toute, qu'à des réaménagements d'un même dispositif. A la place de la vérité, réservée au sage et sublime gouverneur, se succéderont, ou plutôt se juxtaposeront en foule de plus en plus serrée, tous les prétendants à la succession, – le médecin de famille, le gynécologue, le pédiatre, le psychologue, etc... bref toutes les figures, plus complices que rivales de l'ex-père.

Certes, tout va changer avec Freud, et ses thèses sur la sexualité infantile. Mais le changement n'apparaît si radical, et ne causera un tel scandale, que parce qu'il surgit à l'intérieur de ce dispositif mis en place au milieu du XVIIIème siècle, et menacera de le faire éclater. On sait qu'en fait il n'en a rien été. Et, à voir quelles ont été, depuis un demi siècle, les tendances dominantes de la psychanalyse d'enfants, on peut dire que, loin de ruiner les antiques bases du familialisme, elles ont fini par les renforcer. Voyez, sur ce point, la police des familles, de Jacques Donzelot. Plus que jamais, dans la demande des parents qui viennent consulter pour leur enfant, s'exprime leur propre angoisse sur eux-mêmes, qu'entretiennent et renforcent une littérature spécialisée ou des voix radio-diffusées qui leur répètent sur tous les tons qu'ils ont à assumer seuls le doux et beau devoir de pères et de mères, tout en les persuadant qu'ils en sont incapables, et que, quoi qu'ils fassent, ça tournera mal.

Qu'est-ce qu'un enfant?

Mais revenons aux origines de ce dispositif, pour l'examiner de plus près. Vous avez entendu parler des travaux récents des historiens de la famille, qui tendent tous à montrer que la représentation moderne de l'enfant, dont héritera Freud pour la subvertir, – cet enfant innocent, parce qu'ignorant la sexualité, ce centre rayonnant d'une famille réduite au père et à la mère, est une invention, relativement récente.

Jusqu'au milieu du XVIlème siècle à peu près, le petit enfant n'est pas intéressant. Philosophiquement, il n'est qu'une figure parmi d'autres de la déraison (voyez Descartes), version laïque de ce qu'il est aux yeux des théologiens: l'être le plus abject, parce que né du péché et marqué par lui (du moins tant qu'il n'a pas été lavé par l'eau du baptême). Aussi n'éprouve-t-on pas de douleur excessive lorsqu'il meurt en bas âge, ce qui a toutes chances d'arriver, chez une de ces nourrices de campagne à qui on l'a confié dès sa naissance. S'il survit, l'objectif éducatif sera de le mettre sans tarder à la raison, de l'arracher le plus vite possible à cet état d'enfance, de le transformer en petit adulte. Ce qui s'effectue d'autant plus facilement qu'il vit dans une famille fort différente, par sa taille, sa composition, les liens entre ses éléments, de celle que nous connaissons aujourd'hui, et dans une maison (je parle des hautes classes, celles qui dominent socialement et idéologiquement), où le seul lieu « privé » était justement ce qu'on appelait « les privés », c'est-à-dire les cabinets; où les pièces, mise à part la cuisine, n'étaient pas spécialisées; où n'existaient pas les cloisonnements actuels entre chambre des parents, des enfants, des domestiques; où l'on dressait des tables ou des lits tantôt ici, tantôt là; où allaient et venaient, mêlés aux proches parents, des parents éloignés, des collatéraux, des alliés (voyez, par exemple, la maison d'Orgon, dans le Tartuffe). Au milieu de tout ce monde, quoiqu'un peu en marge et nouant des complicités avec les valets et les chambrières, partageant avec eux des secrets sur la vie et les amours des adultes, l'enfant, dans sa livrée d'adulte, apprenait vite à répéter et à jouer le rôle social auquel sa naissance le prédestinait.

Les choses commencent à changer dans la seconde moitié du XVIlème siècle, et d'abord dans les milieux de la bourgeoisie aisée, chez ceux qui n'ont généralement d'autre patrimoine que le capital financier ou marchand accumulé par leur industrie. Pour la haute noblesse, détentrice d'un patrimoine foncier et indivisible, le seul enfant vraiment important, celui que sa mère nourrissait au sein et dont son père s'occupait, était l'aîné des garçons, en tant que futur héritier de la terre ancestrale dont il porterait le nom. Mais pour des parents bourgeois, chacun des enfants méritait considération. L'héritage financier, une fois partagé, pouvait grossir, si chaque héritier savait bien gérer sa part. L'enfant bourgeois est riche de promesses d'avenir, il porte les rêves d'ascension sociale de ses parents, tandis que l'autre est simplement le continuateur d'un illustre et lointain passé.

Conséquences: c'est, par exemple, dans ces familles bourgeoises qu'est mise en pratique, de façon plus ou moins systématique, la contraception, avec les moyens du bord, qui sont fort hétéroclites: il s'agit en effet d'avoir des enfants, mais point trop, pour pouvoir les éduquer convenablement.

Autre conséquence (qu'on peut aussi bien, d'ailleurs, interpréter comme cause): le développement d'une médecine spécialisée dans les maladies des femmes, d'une hygiène de la grossesse et de l'allaitement (la femme doit-elle ou non avoir des rapports sexuels lorsqu'elle est grosse, ou nourrice?), ainsi que d'une médecine du nourrisson et du petit enfant.

Il est important et très éclairant de noter que ces transformations sociales, pratiques, techniques, cet intérêt nouveau pour l'enfant, ce pouvoir naissant de l'expert qui se fait reconnaître comme détenteur d'un savoir scientifique sur son salut, et qui vient relayer le confesseur et le directeur de conscience, ont leur répondant au plan philosophique.

Vous savez que la philosophie qui dominera tout le XVIllème siècle est l'empirisme,. qui s'impose d'abord en Angleterre, avec l'Essai sur l'Entendement humain de John Locke, publié à la fin du XVIIème siècle, et diffusé en France, à travers Voltaire, puis repris et diversement développé par Condillac, Diderot, La Mettrie, Helvétius, d'Holbach, et, dans une large mesure, Rousseau. Or, la thèse fondamentale de l'empirisme est le refus de la théorie cartésienne des idées innées. L'entendement, au lieu d'être déjà informé par un Dieu créateur de la vérité, n'est, au départ, qu'une table rase, une cire vierge, où nul savoir ne se trouve préalablement imprimé. Toutes nos connaissances, pratiques et théoriques, viennent donc de la seule expérience sensible. Mais pour que ces connaissances soient utiles, fécondes, communicables sans malentendu, il faut que l'expérience soit bien conduite, donc par un éducateur philosophe, capable de se situer lui-même au point d'origine. L'enfant, dès lors, n'apparaît plus comme un provisoire brouillage des vérités éternelles qu'il détient mais comme une figure de l'origine, une page blanche et vierge où l'éducateur philosophe peut rêver de voir s'inscrire un savoir nouveau, utile aux progrès et au bonheur de tout le genre humain. Il devient objet d'expérience lui-même, mais précisément en tant qu'il est sujet supposé d'un savoir à produire. Modèle de l'origine, l'enfant peut faire alors office de miroir révélant où l'adulte est invité à reconnaître sa propre image idéalisée, débarrassée des préjugés qui la défigurent. Ce qui veut dire que, si l'enfant a à apprendre de l'adulte, l'adulte a plus encore à apprendre sur lui-même de l'enfant, qui détient, sans le savoir, la vérité perdue de l'adulte.

C'est aussi ce que dira Freud, pour qui l'enfant détient aussi une vérité – quoique d'une toute autre nature – sur laquelle les adultes s'aveuglent. Rousseau le déclare déjà avec force, au début d'Emile sanctionnant le renversement de perspective qui s'est accompli progressivement depuis le début du XVIllème siècle:

On ne connaît point l'enfance, écrit-il: sur les fausses idées qu'on en a, plus on va, plus on s'égare. Les plus sages s'attachent à ce qu'il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d'apprendre. Ils cherchent toujours l'homme dans l'enfant, sans penser à ce qu'il est avant que d'être homme. Voilà l'étude à laquelle je me suis le plus appliqué, afin que quand toute ma méthode serait chimérique et fausse, on pût toujours profiter de mes observations. je puis avoir très mal vu ce qu'il faut faire, mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élèves; car très assurément, vous ne les connaissez point. Or, si vous lisez ce livre dans cette vue, je ne le crois pas sans utilité pour vous...

C'est donc, autant qu'une méthode éducative nouvelle, un nouveau sujet que Rousseau propose à ses contemporains. Un sujet qui, si ils ont l'audace de l'observer tel qu'il est, et non tel qu'ils veulent qu'il soit – leur triste copie – leur en apprendra beaucoup sur euxmêmes. Il y a là de quoi, vous le percevez, ébranler les vieilles certitudes de l'éducateur. Car, si cet enfant est un modèle, c'est à nous de nous plier à sa règle. Comment dès lors se soutenir comme père ou mère? Comment ne pas sentir à tout instant qu'intervenir sur lui, c'est risquer de brouiller, de pervertir cette pure image de la bonne nature originaire, en y superposant celle, grimaçante, dont la société nous a contraints de nous masquer.

Cette angoisse, dira-t-on, n'est pas tout à fait neuve. Elle étreignait déjà le coeur des femmes enceintes, au XVIlème siècle, à l'idée que le fruit de leurs entrailles naîtrait nécessairement marqué de leur désir de pécheresses (les « envies », empreintes parfois sur la peau de l'enfant en étaient à leurs yeux la preuve suffisante), et serait, plus ou moins, mais irrémédiablement, une espèce de monstre. Mais cette angoisse affecte maintenant la nouvelle accouchée, dont le lait est censé véhiculer les funestes passions, pour transir enfin la mère dans toutes ses fonctions d'éducatrice. Il en va de même pour le père, déchiré entre son devoir conjugal et ses responsabilités paternelles: si, par exemple, il ne satisfait pas sexuellement son épouse enceinte ou allaitante, le sang ou le lait de cette dernière, aigri, nuira au foetus. Mais s'il la satisfait, ce même sang et ce même lait, trop échauffé, cette fois, ne lui nuira pas moins. Comment échapper à l'angoissant dilemme? Comment concilier le désir et le devoir, mais comment les satisfaire séparément? Comment être à la fois épouse et mère, mari et père? Mais comment ne pas l'être? Comment, donc, ne pas se sentir à tout coup coupable, devant ce vivant reproche que menace d'être un jour ou l'autre l'enfant, produit chéri d'un rapport sexuel nécessaire, en même temps que symptôme de l'impossible de ce rapport? Fruit d'un amour dont les effets ne se distinguent pas de ceux de la haine?

Ce qui nous ramène à la lettre du Prince de Wurtemberg, et à la demande qu'il adresse à Rousseau: cette enfant qui m'est donnée par mon épouse chérie, cette seconde Sophie, je l'aime autant que l'autre, mais je ne sais que faire de cet amour. Il me fait peur. Conseillez-moi, guidez-moi, soutenez ma débilité, aidez-moi, dans mon aveuglement, à être un père qui ne soit pas le corrupteur de son enfant.

Rousseau accepte, cède à la demande, et une correspondance régulière va s'ensuivre pendant quelques années. je voudrais, à présent, en examiner avec vous quelques passages. Ce cas – c'en est un, une sorte de début d'histoire du petit Hans, et ce sera ma manière à moi de ne pas trop détonner dans cette « section clinique » –, ce cas, dis-je, éclaire exemplairement quelques-unes des considérations auxquelles je me suis livré jusqu'ici.

Le cas Sophie

Donc Rousseau accepte d'occuper la place du gouverneur en face de ce nouvel Emile et de sa Sophie de femme. Non sans quelques réticences. Il se prétend brisé, vieux, victime déjà d'un sinistre complot. Mais ne faut-il pas être un peu paranoïaque pour entreprendre de se faire le gouverneur d'un Prince, et jouer les pères en face d'un maître?

Les disgrâces et les maux, répond-il donc à son prince, m'ont affecté le coeur et affaibli la tête. Il ne me reste de vie que pour souffrir, je n'en ai plus pour penser. A Dieu ne plaise toutefois que je me refuse aux vues que vous m'exposez dans votre lettre. Elle me pénètre de respect et d'admiration pour vous. Vous me paraissez plus qu'un homme, puisque vous savez l'être encore dans votre rang. Disposez de moi, Monsieur le Duc; marquez-moi vos doutes, je vous dirai mes idées; vous pourrez me convaincre aisément d'insuffisance, mais jamais de mauvaise volonté. (29 septembre 1763)

L'autre ne se le fait pas dire deux fois. Cinq jours plus tard, Rousseau reçoit une longue lettre – presque une lettre d'amour – de son noble correspondant:

Je ne répondrai pas aux choses obligeantes dont vous m'honorez, je vous dirai seulement, Monsieur, qu'elles m'animent encore davantage à devenir ce qu'il faut être pour mériter votre attention et votre estime. Mais ce que je ne puis assez vous exprimer, c'est la joie que je ressens de la permission précieuse que vous voulez bien m'accorder d'oser vous communiquer mes doutes, non sur Emile et encore moins sur votre suffisance, mais sur moi-même, ou plutôt sur ma suffisance à élever Sophie, ma fille bien-aimée et que je désire si fort de rendre ressemblante à l'aimable original dont elle porte le nom Après avoir mûrement pensé à la forme sous laquelle je me hasarderai de vous la présenter, il m'a semblé, Monsieur, qu'en vous la dépeignant d'abord telle qu'elle est, et ensuite en vous faisant parvenir chaque semaine un journal détaillé des changements divers que je remarquerai en elle, il vous sera plus facile de suivre les développements de ses petits progrès et de me donner des conseils dont l'effet sera plus sensible et pourra vous être communiqué plus promptement, vu le court espace de temps qui s'écoulera d'une lettre à l'autre. (4 octobre 1763)

La lettre est accompagnée d'un premier long rapport très détaillé, sur l'« état de l'enfant ». Son père la présente comme en excellente santé, très éveillée pour son âge, très douce et joyeuse. On y apprend cependant que le Prince s'est attaché les services du fameux docteur Tissot, dont le livre sur l'Onanisme est en passe de devenir le best-seller qu'il restera pendant plus d'un siècle. La petite Sophie, qui n'a pas quatre mois, est, on le voit, entre de bonnes mains! Mais ce rapport contient aussi de nombreuses indications qui témoignent d'une application scrupuleuse des nouveaux principes éducatifs prônés par Rousseau: l'usage des bains glacés, le refus du maillot, l'accoutumance au froid, aux douleurs inévitables, comme celles des premières dents:

Tous les matins nous baignons la petite dans l'eau de fontaine la plus froide, on la laisse nue pendant une bonne partie de la matinée; nous la promenons de la sorte au grand air, quelque temps qu'il fasse, et elle y est déjà tellement accoutumée que la bise même ne l'éprouve plus. Nous ne lui couvrons jamais la tête et elle ne porte ni gants ni bas. Une petite chemise fort ample et ouverte sur la poitrine lui sert de vêtement. Son lit est composé d'une paillasse et d'un patain (un lange), et elle ne se trouve jamais mieux que quand nous étendons son petit lit sur l'herbe, car elle aime prodigieusement le grand air; aussi nous étonnons-nous chaque jour du progrès de ses forces. Elle se tourne déjà fort librement sur le côté, et change souvent, et même elle est déjà parvenue à se lever sur son séant.

Je ne vous impose cette lecture, qui vous semblera peut-être banale et sans grand intérêt, que pour attirer votre attention sur le caractère tout nouveau, à cette époque, de cette manière d'observer un enfant, de tenir registre de ses moindres faits et gestes, comme si, en chacun d'eux, il en allait de son avenir. Le père note aussi l'éveil des premiers goûts de la petite Sophie. Celui des fleurs, par exemple: elle prend un grand plaisir d'appuyer sa petite tête contre elles et de recevoir de la sorte l'eau de la rosée qui découlait de leurs calices. Ou son plaisir à la musique, particulièrement aux danses allemandes.

En ce moment, continue le Prince, elle est en train d'apprendre à coordonner les mouvements de son petit corps, et à accorder les informations que lui transmettent ses organes des sens:

Qui que ce soit qui l'aborde, elle sourit, et puis elle fixe attentivement les personnes et finit toujours par sourire encore. Quand elle entend du bruit, ses yeux se portent tout de suite là d'où il vient, et cette correspondance qui règne entre son ouie et sa vue, et entre ce dernier organe et l'emploi qu'elle fait de ses petites mains, est le progrès qui m'a le plus frappé en elle.

Vous voyez que le Prince sait observer. On dirait qu'il écrit à René Spitz. Pour un peu, il serait même lacanien avant la lettre, comme Mme Lefort. Ecoutez plutôt ce qu'il dit, dans un autre rapport, daté du 21 octobre:

Pour en revenir à l'enfant que vous daignez appeler heureux et qui l'est parce qu'il croit vos auspices, j'avouerai naturellement, Monsieur, que ses petites facultés se développent plus tôt que je ne l'aurais pensé; je puis dire avec vérité que ma fille est hâtive.

En voici à ses yeux le témoignage:

Quand on la place devant un miroir, elle fixe d'abord l'objet que la glace réfléchit, ensuite elle porte ses regards et un sourire charmant sur la personne représentée.

A quatre mois, c'est en effet bien tôt pour accéder au « stade du miroir », que Lacan situe entre 6 et 18 mois. Mais n'en faisons pas trop dire au Prince. S'il juge son enfant « hâtive » en notant la jubilation qu'elle manifeste à se reconnaître dans le miroir, cette précocité est signalée comme tout à fait normale, dans le livre V de l'Emile, chez n'importe quelle petite fille. Nul doute que, s'il s'était agi d'un petit garçon, Rousseau, en lisant la même observation, se fût inquiété, et eût répondu par retour du courrier au jeune Prince d'ôter de l'environnement de son fils tous les miroirs. Emile, enfant, vit tout seul à la campagne, lui, et sans contact avec des semblables, des alter ego. Dans sa chambre, pas de miroir. Car il est néfaste, et peut-être même fatal, pour un petit garçon, de rencontrer trop tôt sa propre image en miroir et de s'y complaire. L'« amour de soi », bon et droit mouvement naturel qui le pousse à conserver son être, risque de se pervertir en « amour-propre », c'est-à-dire en amour de l'image de lui-même censée plaire aux autres. Le voilà pourvu d'un moi idéal, ce qui suppose la référence aliénante à un Idéal du moi, ou du moins à un autre (le gouverneur en l'occurrence) posé comme modèle, support d'identification imaginaire. Ce que Rousseau condamne, comme il condamne tout ce qui ouvrirait à Emile, qui ne doit avoir rapport qu'aux choses, au réel, le registre sans repère de l'imaginaire. Une des conséquences serait en effet que, cherchant à plaire à l'autre, à se faire objet d'amour, voire à s'identifier à l'objet du désir de l'autre, le petit garçon entrerait alors dans la dépendance, non de la Loi impersonnelle et impassible, mais de cet autre, et de son désir. Autrement dit, il s'installera dans une position qui, pour Rousseau, est proprement féminine.

Car, à l'inverse du petit garçon, une petite fille, est, elle, en tant que future femme, faite pour plaire à l'homme. Et il est bon, dès le plus jeune âge, de la laisser suivre les impulsions de sa nature. C'est pourquoi le Prince parle si volontiers et si fièrement des mimiques de sa petite Sophie devant le miroir, sachant qu'elle est conforme à son homonyme idéal et qu'elle confirme brillamment les thèses que le sage Rousseau, la voix de la vérité, expose au livre V de son livre:

Les enfants des deux sexes ont ( ... ) des goûts propres qui les distinguent. Les garçons cherchent le mouvement et le bruit; des tambours, des sabots, de petits carrosses. Les filles aiment mieux ce qui donne dans la vue et sert à l'ornement; des miroirs, des bijoux, des chiffons, surtout des poupées; la poupée est l'amusement spécial de ce sexe; voilà très évidemment son goût déterminé sur sa destination.

En quoi le jeu avec la poupée est-il un signe non équivoque de la destination de cette moitié de la gent enfantine? En ceci qu'on peut y reconnaître, non point tant la manifestation précoce de l'instinct maternel, que, plus radicalement, l'essence de la féminité. Dans la poupée, c'est elle-même que la petite fille cajole, c'est sa propre image qu'elle cherche à rendre plaisante et dont elle enchante ses yeux, s'oubliant dans sa fascination narcissique:

Voyez une petite fille passer la journée autour de sa poupée, lui changer sans cesse d'ajustement, l'habiller, la déshabiller cent et cent fois, chercher continuellement de nouvelles combinaisons d'ornements, bien ou mal assortis, il n'importe: les doigts manquent d'adresse, le goût n'est pas formé, mais déjà le penchant se montre; dans cette éternelle occupation le temps coule sans qu'elle y songe, les heures passent, elle n'en sait rien, elle oublie les repas mêmes, elle a plus faim de parure que d'aliment mais, direz-vous, elle pare sa poupée et non sa personne; sans doute elle voit sa poupée et ne se voit pas, elle ne peut rien faire pour elle-même, elle n'est pas formée, elle n'a ni talent ni force, elle n'est rien encore; elle est toute dans sa poupée, elle y met toute sa coquetterie, elle ne l'y laissera pas toujours; elle attend le moment d'être sa poupée elle-même.

Choix d'objet puéril, qui est inséparablement choix de son propre sexe. Ce qui n'est pas le cas du garçon, asexué psychiquement, lui, jusqu'à l'âge de la puberté, qu'il est d'ailleurs bon de reculer au maximum. Seule la petite fille s'inscrit presque dès la naissance dans le tableau de la sexuation.

Il y a là une contradiction criante avec cette autre thèse fondamentale qui, renversant ce qui était admis un siècle plus tôt, dénie toute sexuation et toute sexualité à l'enfant. L'auteur d'Emile, l'affirme au début du livre IV: les enfants sont, par nature, neutres sexuellement. Ce sont les adultes qui leur imposent arbitrairement de prendre parti entre deux sexes:

Jusqu'à l'âge nubile les enfants des deux sexes n'ont rien d'apparent qui les distingue; même visage, même figure, même teint, même voix, tout est égal; les filles sont des enfants, les garçons sont des enfants; le même nom suffit à des êtres si semblables.

Pourquoi Rousseau a-t-il besoin de soutenir en même temps ces deux thèses contradictoires? C'est une question dont j'ai parlé naguère, et dont nous pourrons reparler dans la discussion. Revenons pour l'heure au Prince de Wurtemberg, et à la grande question qui le tourmente.

Une chose en effet, assombrit un peu les propos optimistes de ce père enthousiaste: bien malgré elle, sa femme n'a pu nourrir ellemême son enfant. On a donc eu recours à une nourrice, qu'on a choisie du mieux possible. Mais y a-t-il, par essence, de bonnes nourrices? Non, puisque tout intermédiaire entre l'enfant et sa mère est en soi mauvais: nourrices, mais aussi domestiques, qui sont en nombre au service du Prince. D'où son inquiétude:

Un objet d'une bien grande importance, vraiment digne de vous être proposé, sur lequel je me suis entretenu avec M. Tissot et qui nous embarrasse beaucoup tous deux, est que je suis environné d'un assez grand nombre de domestiques. Si ma situation me permettait d'isoler mon enfant, je serais moins en peine, car je vous suivrais de point en point, mais la difficulté la plus grande est de ne pas s'écarter d'un plan si sage dans des circonstances entièrement opposées à celles que vous avez choisies. (21 octobre)

Là Rousseau y va, dans sa réponse, d'une lettre de 13 pages, car l'affaire est d'importance. Vous me demandez des conseils sur le choix des intermédiaires, commence-t-il par rétorquer avec quelque humeur, mais il ne faut pas vouloir des choses contradictoires. Il ne faut pas vouloir être et n'être pas », c'est-à-dire vouloir être prince ou princesse, avec la domesticité que cela suppose, et père ou mère qui ne doivent souffrir nul intermédiaire entre eux et leur enfant. Mettez-vous une bonne fois dans la tête qu'« il n'y a point d'oeil paternel que celui d'un père, ni d'oeil maternel que celui d'une mère. je voudrais employer vingt rames de papier à vous répéter ces deux lignes, tant je suis convaincu que tout en dépend.

Pourtant, les choses étant ce qu'elles sont, essayons qu'elles ne soient pas pires. Suit alors l'énoncé de ce que doit être et faire la moins mauvaise nourrice, appelée à doubler la mère. Il en ressort qu'elle doit être l'ombre, le plus neutre possible, de cette vraie mère. Mais, même ainsi, peut-on se fier à ce doublet maternel? Non, car on ne sait jamais à quelles catastrophes peut conduire une femme, fût-elle la meilleure des mères, lorsqu'on la laisse sans autre guide que son imagination: Le jugement des femmes n'est pas reconnu assez sûr, et l'amour maternel est aveugle. Aussi Rousseau énonce-t-il pour elle des règles strictes, qu'il conseille au Prince de leur faire suivre à la lettre, et si possible d'apprendre par coeur.

Même défiance à l'égard des domestiques. Leur présence auprès de l'enfant était déjà fort mal vue par Locke, dans son traité d'éducation. Rousseau renchérit dans l'Emile. En 1769, il déclarera, faisant allusion à Mr et Mme de Golowkin, autre jeune couple converti à ses idées, et qui lui ont demandé son contrôle:

Je les exhorte, puisqu'ils ont osé commencer, d'achever sans se rebuter des difficultés croissantes qu'ils ne manqueront pas d'éprouver jusqu'à la fin, surtout de la part des domestiques sur lesquels on ne peut veiner avec trop de soin: car le mal viendra d'eux infailliblement.

C'est par les domestiques – tous des séducteurs potentiels, des êtres à la sexualité débridée ou perverse, qui en savent et en disent toujours trop – que le mal arrive. Cette bougresse de Nania en sera la preuve 150 ans plus tard: sans elle l'homme-aux-loups eût-il fait cas, pour Freud? Ah, si son père et sa mère avaient suivi les mises-en garde que Rousseau donne à son Prince! Si vous voulez préserver votre enfant d'inévitables calamités lui écrit-il, surveillez vos domestiques, faites qu'ils ne l'approchent que sur votre ordre exprès.

Que si, malgré toutes vos précautions, vous croyez devoir vous défier de ce qu'ils pourront dire ou faire en sa présence, la règle alors sera plus simple et se réduira à n'en approcher jamais, sous quelque prétexte que ce soit.

Beau principe, mais d'application difficile dans une maison princière. Voici, en tout cas, ce que vous devez faire:

Un jour vous assemblez vos gens, et, dans un discours grave et simple, vous leur direz que vous croyez devoir en bon père apporter tous vos soins à bien élever l'enfant que Dieu vous a donné: Sa mère et moi (leur direz-vous) sentons tout ce qui nuisait à la nôtre (notre éducation). Nous l'en voulons préserver, et, si Dieu bénit nos efforts, nous n'aurons point de compte à lui rendre des défauts ou des vices que notre enfant pourrait contracter. Nous avons pour cela de grandes précautions à prendre: voici celles qui vous regardent, et auxquelles j'espère que vous vous prêterez en honnêtes gens, dont les premiers devoirs sont d'aider à remplir ceux de leurs maîtres. Après l'énoncé de la règle dont vous prescrirez l'observation, vous ajoutez que ceux qui seront exacts à la suivre peuvent compter sur votre bienveillance et même sur vos bienfaits. Mais je vous déclare en même temps, poursuivez-vous d'une voix plus haute, que quiconque y aura manqué une seule fois, et en quoi que ce puisse être, sera chassé sur-le-champ et perdra ses gages. Comme c'est là la condition sous laquelle je vous garde, et puisque je vous en préviens tous, ceux qui n'y veulent pas acquiescer peuvent sortir.

D'ailleurs, conclut Rousseau, qui décidément est en forme dans son rôle de Moïse sur le Mont Sinaï, je vous exhorte à continuer

d'examiner toujours l'enfant avec le plus grand soin, et de suivre attentivement les progrès de son corps et de son coeur. S'il se fait quelque chose autour de lui contre la règle, l'impression s'en marquera dans l'enfant même. Dès que vous y verrez un signe nouveau, cherchez-en la cause avec soin: vous la trouverez infailliblement.

Le Prince s'exécute. Il réunit ses domestiques, leur transmet la règle venue d'en haut, divise soigneusement le travail, donnant, dit-il,

à chacun d'eux une tâche particulière, afin que l'un ne puisse rejeter sur l'autre les fautes qui naîtraient de son incurie, inconvénient qui arrive ordinairement quand plusieurs personnes sont chargées de la même besogne. Quel que soit le motif qui les engage, il me semble que cet arrangement entraînera nécessairement l'exécution plus exacte de leurs devoirs, à laquelle ils seront poussés par l'émulation ou par le désir de récompenses, et je croirai avoir beaucoup fait si je les arrache au désoeuvrement, car l'oisiveté est la mort de l'âme et la source de la plupart des vices. (19 novembre 1763)

Ainsi cette petite princesse de 4 mois (sa majesté l'enfant), tout sourire dans son berceau, ou plutôt sur sa paillasse, devient-elle à son insu, au lieu d'une victime innocente de la dépravation des classes populaires où se recrute la domesticité, la source d'une rédemption morale de ces mêmes classes, l'instrument d'une nouvelle économie de la vie domestique, typiquement « bourgeoise ». En même temps qu'elle continue, plus que jamais, d'être l'objet d'une minutieuse observation de la part du Prince, qui ne souhaite maintenant qu'une chose: c'est d'avoir la chance de ne pas être appelé à monter sur le trône, pour se consacrer tout entier à son exaltant métier de père. Même s'il accédait, bien malgré lui, au pouvoir politique,

cela même m'attacherait encore plus, s'il était possible, à l'éducation de mes enfants, car je sens que j'aurais assez d'amour pour le peuple, qui m'aurait confié ses destins, pour m'efforcer d'ajouter à l'exactitude et aux soins que je lui devais l'exemple dans une partie qui intéresse l'humanité entière, je veux dire l'éducation.

Ah, si, de tous les petits Wurtembourgeois il pouvait faire autant d'Emile et de Sophie!

Enfin, ne fût-ce que de vingt, que de cinquante et même que de quatrevingt-dix, l'avantage en serait toujours très grand. Il est certain que votre système procurerait à l'Etat des hommes plus forts et plus robustes, et par conséquent plus courageux et plus propres à toutes sortes de travaux. je n'en dirai pas davantage, le reste saute aux yeux.

Ce qui saute aux yeux, c'est que ce petit père du peuple, tout éclairé qu'il soit par la lumière de la vérité, fût devenu un insupportable despote, et eût probablement perdu, dans l'affaire, son trône et sa tête. Mais le sort n'en a pas voulu ainsi, et l'a cantonné dans son rôle de père expérimental, déjà suffisamment éprouvant (ainsi est-il accablé de critiques par son entourage, qui trouve scandaleuse la manière qu'il a d'élever son enfant (cf. lettre du 2 janvier 1764).)

La catastrophe

Je pourrais continuer à analyser avec vous ses rapports cliniques. Où l'on verrait comment Sophie apprend à régler sa voix, à articuler, à se faire sujet du signifiant, à s'engager dans la dialectique du besoin, de la demande et du désir. C'est du moins presque dans ces termes que Rousseau interprète certaines observations du père sur les modifications de la voix de sa fille:

Elle a changé sa voix, (explique celle de la vérité), pour témoigner ses désirs: cela doit être. D'abord ses plaintes, ne marquant que l'inquiétude du malaise, ressemblaient à des pleurs. Maintenant l'expérience lui apprend qu'on l'écoute et qu'on la soulage. Sa plainte est donc devenue un Iangage; au lieu de pleurer, elle parle à sa manière. (15 décembre 1763)

Mais il est temps de terminer. Vous vous attendez, bien sûr, avec ce Prince un peu exalté, qui ne sait plus, saisi par la philosophie, à quelle Sophie donner de la tête (J'ai Sophie pour femme, j'ai Sophie pour fille, et j'ai l'instituteur de Sophie pour maître et pour ami jubile-t-il (18 avril 17 64)), et qui ne se sent plus de joie lorsqu'il entend Sophie (mais laquelle?) articuler, en lui souriant amoureusement: papa, papa, – vous vous attendez à quelque catastrophe. A une lettre affolée, rapportant l'apparition de quelque terrible symptôme, où vous reconnaîtriez l'hystérique, l'obsessionnelle, la phobique que serait devenue la petite Sophie. Et à une réponse de Rousseau, du style: « je l'avais prévu depuis longtemps, ça devait mal tourner... »

Eh bien, vous serez déçu. Rien de tel, du moins à ma connaissance. Ou plutôt, la catastrophe n'est pas là où on l'attendrait. Sa première expérience de père ne lui suffisant apparemment pas, le Prince récidive, et voici Sophie (sa femme) grosse une seconde fois de ses oeuvres. Rousseau, qui, bien entendu, est au courant depuis le début, reçoit un beau jour de juillet 1764 ce billet griffonné à la hate:

Oh! Quelle joie! ma pauvre petite femme vient d'être délivrée. Elle m'a donné une fille. je suis deux fois père, et je tiens à l'univers, à mon épouse et à vous par un lien de plus, et le plus doux de tous les liens.

Et tout va recommencer, la demande de contrôle, les rapports, les sages conseils. Mais cette fois les conditions sont idéales, puisque la jeune mère peut être la nourrice naturelle que son sein prématurément asséché ne lui avait pas permis d'être à sa première maternité. Or, voici le sombre drame, qui s'abat un mois plus tard:

L'épouse adorée et l'excellente mère subsistent toujours de même, mais il n'est plus de nourrice. Le lait a disparu, et ses larmes l'ont remplacé. C'est l'unique chagrin que nous ayons éprouvé depuis que nous avons le bonheur d'être époux. Il est bien singulier en effet qu'une mère si respectable et si tendre puisse avoir des seins si jolis et si marâtres. J'en suis fâché pour la petite, car je suis persuadé qu'elle aurait eu le même plaisir à les sucer que moi à les couvrir de mille baisers amoureux.

Que n'avait-il pas écrit, le malheureux!

J'apprends avec plus de chagrin que de surprise, se voit-il répondre sévèrement par l'homme de la vérité, expert en philosophie, l'accident qui vous a forcé d'ôter à votre second enfant sa nourrice naturelle. Ces refus de lait sont assez communs; mais ils ne sont pas tous sur le compte de la nature, les mères pour l'ordinaire y ont bonne part. Cependant, en cette occasion, mes soupçons tombent plus sur le père que sur la mère. Vous me parlez de ce joli sein en époux jaloux de lui conserver toute sa fraîcheur, et qui, au pis aller aime mieux que le dégât qui peut s'y faire soit de sa façon que de celle de l'enfant: mais les voluptés conjugales sont passagères, et les plaisirs de l'amant ne font le bonheur ni du père, ni de l'époux. (3 septembre 1764)

Au pis aller... Eh oui, voilà tout ce dont vous êtes capables, vous comme tous les autres, qui ambitionnez d'être père: aller au pis. Amants, époux, géniteurs, tout hommes que vous vous prétendiez, vous ne serez jamais que des enfants pervers, brûlant de désir pour un sein maternel, objet perdu dont vous êtes inconsolable. La voilà votre vérité, mon Prince, puisque vous me la demandez.

J'en ai terminé. Mais comme il serait injuste de ne pas laisser à ce père humilié le droit de répondre, voici sa lettre au père idéal, la plus jolie sans doute, où se mêlent la protestation d'innocence et le désir de châtiment.

Vous vous êtes trompé, le refus du lait a été total. Il a obligé une tendre mère à renoncer au plus saint des devoirs et au plus grand des plaisirs. Pourquoi me soupçonnez-vous, après cela, d'être capable de sacrifier à une lâche complaisance et à je ne sais quelle volupté plus criminelle encore le sort d'un enfant chéri, et pourquoi ajoutez-vous à cette première amerturne le déplaisir, et, j'ose le dire, l'injustice d'un soupçon, d'autant plus sensible de votre part que je vous estime et vous aime davantage?

Ah! que vous êtes éloigné de me connaître! Si je parviens jamais au bonheur de pouvoir vous dévoiler mon coeur, vous verrez que tout ce qui n'appartient pas à la vertu et à l'humanité n'a aucun droit sur lui. J'ai tout quitté pour elles: plaisirs, grandeurs, fortune, et je n'ai d'autres regrets que de n'avoir pu leur faire des sacrifices plus dignes de mon amour et de leur sublimité.

Mais n'importe! digne et vertueux ami, daignez continuer toujours de me dire des vérités car j'aime cent fois plus que vous m'accusiez quelquefois de fautes dont je ne suis pas coupable, que si vous gardiez silence sur mes véritables défauts. C'est mon coeur qui vous en convie, ce coeur si plein de zèle pour la vertu et de tendresse pour vous.
Ma chère petite femme, après avoir souri malicieusement à la lecture de votre lettre, m'a chargé de vous assurer de sa part qu'elle est plus abondante en sentiments distingués qu'elle ne l'avait été en lait, et Sophie m'interrompt sans cesse pendant que je vous écris, comme si cette petite rusée voulait m'engager à vous envoyer une de ses innocentes caresses. (5 Septembre 1764)

Edition: Ambroise Barras, 2003