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«Postures» d’auteur
et poétique
(Ajar, Rousseau, Céline, Houellebecq)
par Jérôme Meizoz
Universités de
Lausanne et Genève
Comment formuler des propositions de méthode cumulant
les acquis de la poétique et ceux de la sociologie de la culture sans
retomber d’une part dans le déterminisme des théories du reflet, ni, de
l’autre, reconduire le schisme théorique prononcé par Barthes dans
«Histoire ou littérature ?» en 1960 ?.
La notion de posture d’auteur semble ouvrir une
voie en ce domaine. Parions qu’elle peut offrir un nouvel interface commun
aux poéticiens, rhétoriciens et sociologues de la culture. En effet, il s’agira
de montrer ici, à l’aide de divers exemples, que cette notion permet une
complexe mise en relation du champ littéraire, de l’auteur et de la
singularité formelle des textes.
Position vs posture
Mais qu’entend-on ici par «posture» ? Elle constitue selon
Alain Viala — qui reformule une notion utilisée au passage par
Bourdieu (1992) — une manière singulière d’occuper une «position» objective
dans un champ, balisée quant à elle par des variables sociologiques (Viala
& Molinié 1993 : 216). Une façon personnelle d’investir ou
d’habiter un rôle voire un statut: un auteur rejoue ou renégocie sa
«position» dans le champ littéraire par divers modes de présentation de soi
ou «posture».
Exemple : Romain Gary réinvente son identité
auctoriale sous le pseudonyme d’Emile Ajar. Il se dote ainsi d’une nouvelle
posture et signe dans les années 1970 quatre romans aux motifs et au style
très distincts de ceux de Gary, caractérisés notamment par une stylisation
du langage familier, jeune et urbain (La Vie devant soi, 1975) :
«J’étais un auteur classé, catalogué… J’étais las de
l’image de Romain Gary qu’on m’avait collée sur le dos une fois pour toutes
depuis trente ans.».
Le pseudonyme autorise une auto-création, sur le modèle
du Phénix renaissant : le mot “ajar” est censé signifier “braise” en
russe (ce qui est faux), et “gary“ désignant l’impératif du verbe russe
“brûler”... Lorsque en 1912 Freddy Sauser veut renaître par la littérature,
il s’invente aussi un pseudonyme qui file la même métaphore (braise et
cendres) : Blaise Cendrars. Pensons aussi à Beyle et Brûlard. Le
pseudonyme, si fréquent dans la tradition littéraire, apparaît comme un
indice postural.
Dans la notion de «posture» d’auteur telle que je l’ai
utilisée lors de plusieurs travaux (Meizoz 2001, 2003d), j’inclus
inséparablement deux dimensions:
1- une dimension
non-discursive (l’ensemble des conduites non-verbales de présentation de
soi: vêtements, allures, etc.).
2- une dimension discursive (l’ethos
discursif).
Ainsi, pour
le dire sous forme synthétique, la posture inclut les conduites
non-verbales de présentation de soi et l’ethos discursif. Etudier une
posture d’auteur dans le champ littéraire suppose alors un double terrain
d’observation simultané :
1— L’aspect comportemental et non-verbal de la posture,
à savoir la présentation de soi de l’auteur (les «airs» qu’il se donne ou
le «look», un ethos au sens weberien, etc.) dans les contextes où il
incarne sa fonction (entretiens aux médias, discours de réception, etc.).
Le terrain de recherche serait alors constitué par les variations sur les
statuts auctoriaux inscrites dans l’histoire du champ : l’académicien, le
poète-lauréat (au double sens de lauréat d’un prix, et de poet laureate, stipendié par la
couronne anglaise, aujourd’hui encore, pour tresser ses louanges) le
galant, l’honnête homme, le dandy, etc. (Bénichou 1973 ou Heinich 2000). Ceux-ci peuvent être considérés comme un
répertoire historique de conduites auctoriales affichées, détournées voire
singées par laposture.
Exemple : les choix vestimentaires de Jean-Jacques
Rousseau. Les Confessions racontent la première représentation,
devant le Roi, du Devin du Village, le 18 octobre 1752. Le Roi et la
Pompadour y assistent à Fontainebleau, en présence de Rousseau installé aux
loges. En ce lieu de haute sociabilité, où tout est fait pour voir et être
vu, Rousseau prend conscience de sa tenue vestimentaire inadéquate et fait
l’expérience étrange d’imposer à la sphère publique régie par la convention
d’«honnêteté», des éléments appartenant à la sphère privée. C’est alors que
l’obsédante question de la “place” (sociale), centrale dans sa pensée, se
pose pour être résolue par un décret décisif pour l’avenir :
“J’étais ce jour-là
dans le même équipage négligé qui m’était ordinaire ; grande
barbe et perruque assez mal peignée. Prenant ce défaut de décence pour un acte
de courage, j’entrais de cette façon dans la même salle où devaient arriver
peu de temps après le Roi, la Reine, la famille royale et toute la Cour.
J’allais m’établir dans la loge où me conduisit M. de Cury, et qui était la
sienne. C’était une grande loge sur le théâtre vis-à-vis une petite loge
plus élevée, où se plaça le Roi avec Madame de Pompadour. Environné de
Dames et seul d’homme sur le devant de la Loge, je ne pouvais douter qu’on
ne m’eût mis là précisément pour être en vue. Quand on eut allumé, me
voyant dans cet équipage au milieu de gens tous excessivement parés, je
commençai d’être mal-à-mon-aise : je me demandai si j’étais à ma
place,
si j’y étais mis convenablement ? et après quelques minutes
d’inquiétude, je me répondis, oui, avec une intrépidité qui venait
peut-être plus de l’impossibilité de m’en dédire que de la force de mes
raisons. Je me dis, je suis à ma place, puisque je vois jouer ma pièce, que
j’y suis invité, que je ne l’ai faite que pour cela, et qu’après tout
personne n’a plus de droit que moi-même à jouir du fruit de mon travail et
de mes talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux ni pis. Si je recommence à
m’asservir à l’opinion dans quelque chose, m’y voilà bientôt asservi
derechef en tout. Pour être toujours moi-même je ne dois rougir en quelque
lieu que ce soit d’être mis selon l’état que j’ai choisi ; mon
extérieur est simple et négligé, mais ni crasseux, ni mal propre ;
la barbe ne l’est point en elle-même puisque c’est la nature qui nous la
donne et que selon les temps et les modes elle est quelquefois un
ornement. On me trouvera ridicule, impertinent : eh que
m’importe ? Je dois savoir endurer le ridicule et le blâme, pourvu
qu’ils ne soient pas mérités.” (Je souligne)
Le jeune musicien arbore en public un vêtement et un port
(tenue d’intérieur, barbe non rasée) en décalage avec attentes de Cour:
celui censé dire son authenticité, son naturel, sa modestie. Une telle
posture correspond à l‘ethos discursif que Rousseau manifeste dans
plusieurs de ses écrits: celui de l’homme simple et sincère.
Dans ce récit rétrospectif, la posture surgit par
défaut : d’abord gêné, le jeune compositeur finit par assumer ce qui
n’était pas à l’origine pensé comme un choix, et il renverse l’ordre
symbolique de l’apparence sociale. Il fait du vêtement et du corps privé le
lieu de la nature authentique, et renvoie les conventions de la sphère
publique au rang d’aliénations.
Rousseau remet en cause une autre échelle de valeurs
propre à ce milieu : son «travail» individuel d’auteur (selon une
éthique du mérite) prime la convention collective d’apparence vestimentaire
(l’étiquette).
Après le grand succès du Devin, convoqué le
lendemain pour une audience royale, Rousseau prolonge son parti pris de
simplicité : il ne s’y rend pas et renonce de fait à la pension royale
qui lui était destinée, à la grande colère de son ami Diderot qui sait
qu’une pension royale, cela ne se refuse pas, à moins d’arrogance extrême.
De même, en 1756, Rousseau refuse les invitations à la Cour et leur préfère
la retraite de l’Ermitage : un tel repli campagnard apparaît aux
contemporains comme une forme d’insolence. Rousseau se soustrait là encore
aux conventions d’honnêteté, pour leur substituer un lieu d’élection, la
fameuse «nature», aux antipodes des valeurs de cour. Le recours au monde
naturel comme lieu électif de la vie et comme motif privilégié de
l’écriture, apparaît chez Rousseau comme un autre indice postural.
Dernier investissement postural de Rousseau: en mars
1752, quelques mois avant l’affaire de la pension royale, il opte pour le
métier de copiste de musique indépendant. Cette activité confirme le rang
artisanal de l’auteur et son ancrage volontariste dans un peuple laborieux,
que corrobore la liaison entretenue dès 1745 — malgré la nette
désapprobation de ses amis — avec la lingère Thérèse Levasseur.
Par ces options, Rousseau impose une posture
d’humilité vertueuse, nouvelle dans le champ littéraire, et propre à choquer
les attentes de la société de Cour (Meizoz 2003 c). Cette posture,
paradoxalement, retourne le handicap de la position sociale de Rousseau
(étranger, pauvre, issu d’un rang modeste d’artisans, condamné à des
métiers subalternes, locuteur d’un français impur, etc.). La posture
inverse les stigmates de la position et la renégocie publiquement en vue. C’est
de cette humble posture que Rousseau tire paradoxalement tout son orgueil
d’auteur.
L’ethos
discursif
Second terrain de recherche et seconde face inséparable
d’une posture auctoriale : la dimension discursive de la posture, ici
l’ethos discursif, étudié notamment par Dominique Maingueneau (2002) et
Ruth Amossy (1999) dont je m’inspire ici. Dans la rhétorique antique,
l’orateur doit, pour agir sur l’auditoire, disposer d’arguments valides
(maîtriser le logos), produire un effet puissant sur lui (le pathos), mais aussi
«affirmer son autorité et projeter une image de soi susceptible d’inspirer
confiance.» Selon Barthes, «l’orateur énonce une
information et en même temps il dit : je suis ceci, je ne suis pas
cela.». Autrement dit, ce sont les «airs» que se donne le locuteur par son
discours (Barthes 1970 : 212 et 315). Une manière de dire qui
renseigne sur une manière d’être. Comme le rappelle Maingueneau (2002),
l’ethos n’est pas «dit» explicitement, du moins en général, il est «montré»
ou impliqué par l’attitude de l’orateur. Dans les termes
ethnométhodologiques de Goffman, cela correspondrait à la dimension verbale
du «travail de figuration» (face work) de l’acteur. L’ethos tient donc à l’image
de soi que le locuteur projette dans son discours afin d’emporter
l’adhésion de l’auditoire.
L’orateur doit donc se présenter comme un homme de bien
parlant bien, et en persuader son auditoire. Dans la Rhétorique (sect. 1378), Aristote
distingue plusieurs ethè : la «phronesis» (avoir l’air pondéré),
l’«eunoia» (donner une image agréable de soi) et l’«arétè» (se présenter
comme un homme simple et sincère). L’«arétè» se manifeste par exemple dans
le célèbre topos rhétorique du «paysan du Danube», en vogue au XVIe siècle,
notamment chez Agrippa d’Aubigné.
On peut également repérer un ethos collectif à un groupe
littéraire, qui, excédant les contenus explicites défendus par ce groupe,
contribue à en définir toutefois l’identité : l’ethos discursif
surréaliste, en 1924, est revendicateur, péremptoire, violent mais aussi
ludique et ironique. L’ethos discursif galant, comme le montre Alain Viala,
se caractérise par l’esprit, la légèreté, le bon goût, etc (Viala in Amossy
1999).
Cette construction de l’image de l’auteur se décline
dans une dramaturgie corporelle, s’exprime par un ton, et s’analyse comme
un style individuel, voire une «écriture» référée à un groupe social
(Barthes).
Le terrain couvrirait alors les postures
d’énonciation auctoriale, à lire également comme des prises de
position dans le champ littéraire, médiatisées par un genre et des formes.
Même peu conceptualisée, la notion de «ton» semble le
lieu verbal où s’articulent le locuteur, sa position et sa posture
(discursive et non-discursive). Peu théorisée, cette notion appartient en
fait au discours indigène des écrivains, qui y recourent abondamment pour
expliciter leur projet. Les sens de la notion de «ton» (Stimmung) ont évolué au gré
de l’histoire des poétiques : de Buffon, où elle relevait d’une
esthétique de la convenance socialement partagée (le «ton» est l’adéquation
du style et du sujet traité), elle renvoie depuis le Romantisme à une
esthétique de l’émotion singulièrement éprouvée : pour Flaubert,
Péguy, Céline ou Ramuz, le ton est un parti pris unique et unifiant, une
manière d’investir le discours d’une émotion centrale du sujet capable de
colorer l’ensemble de ses énoncés.
Ethos et
position
Mais demeure le problème des anciennes théories du
reflet : un ethos discursif reflète-t-il passivement la «position» du
locuteur réel ? La réfracte-t-il de manière prévisible ou aléatoire ?
Ruth Amossy décrit un processus dialectique :
«On ne peut pas couper l’ethos discursif de la position
institutionnelle du locuteur.» (1999: 147).
Encore faut-il ajouter avec Amossy que leur relation n’est pas
de conséquence immédiate : la «position» institutionnelle du locuteur
cadre certes l’ethos discursif, mais en retour elle peut être modifiée par
lui au cours de l’interaction (Amossy 1999: 131). Autrement dit, le
discours travaille à créer et asseoir des légitimités qui ne sont pas
toujours déjà inscrites dans la «position». L’exemple des prises de parole
de Rousseau dans le champ intellectuel de 1750 est particulièrement
éloquent.
Si l’on adopte cette perspective, l’autorité du locuteur
n’advient donc pas seulement au discours du dehors, par le social, comme
l’affirme Bourdieu (1982) contre Austin, mais elle se négocie simultanément
dans le social et dans la performance discursive, qui tous deux contribuent
à générer ou détruire cette autorité.
La notion de «posture», conduite simultanément verbale et
non-verbale, permet d’affiner les interrelations entre l’ethos discursif
d’un locuteur et sa position dans un champ (littéraire, politique,
religieux), sans en faire un simple reflet, ou les réduire à une relation
causale unilatérale. L’agir humain ne découle pas d’une position ni ne s’en
déduit: même précontraint, il se joue également dans l’interaction et la
performance.
En fin de compte, on fera l’hypothèse suivante :
une position se convertit en option et en action (par exemple, une option
esthétique : d’un genre, d’un style, etc.) par la médiation d’une
posture.
Rousseau
en prophète
Lorsqu’il se présente en homme du commun, étranger,
indépendant de tout maître, obscur par origine et par choix, Rousseau
adopte une posture d’humilité vertueuse, relevant de l‘«arèté»
aristotélicienne. Son ethos discursif est paradoxal, car Rousseau s’accorde
grâce à lui un pouvoir supplémentaire : il autorise sa prise de parole
publique et fonde la crédibilité de son discours sur le monde social. Dans
une lettre à Jean Perdriau, à Genève, Rousseau se justifie ainsi :
“Si le détachement
d’un cœur qui ne tient ni à la gloire ni à la fortune, ni même à la vie
peut le rendre digne d’annoncer la vérité, j’ose me croire appelé à cette
vocation sublime : C’est pour faire aux hommes du bien selon mon
pouvoir que je m’abstiens d’en recevoir d’eux et que je chéris ma pauvreté
et mon indépendance.”
La posture renvoie ici à un modèle christique
— le bon pasteur sacrifié par ses brebis même !—. Le «ton» et
l’ethos discursif relèvent ici d’un discours prophétique (au sens de Max
Weber) qui met en relation la pauvreté, la solitude et le désintéressement
(c’est à dire l’indifférence à la réussite mondaine) avec l’aptitude à dire
le vrai. La vocation au retrait extra-mondain (“vocation sublime”, “j’ose
me croire appelé”), contribue à singulariser définitivement Rousseau sur un
mode de sainteté, largement inspiré des catégories théologiques.
Ajoutons que ces allusions prennent d’autant plus de sens que le
destinataire de la lettre est… un pasteur !
Le lien qui s’établit entre l’humble condition sociale
assumée de Rousseau, sa rupture avec les milieux du pouvoir et l’autorité
dévolue à sa parole (“digne d’annoncer la vérité”), me semble inédit dans
le champ politique français de ce siècle.
Rousseau/Voltaire
A partir de ce socle argumentatif justifiant le droit à
énoncer des vérités sur le monde social, la longue querelle entre Rousseau
et Voltaire apparaît sous un jour discursif nouveau. En effet, dans sa
lettre adressée à Voltaire le 18 août 1756, dite Lettre sur la Providence, en réplique au Poème
sur le désastre de Lisbonne, Rousseau commence par arborer le même
ethos que dans la lettre à Jean Perdriau. Pour contester la source et le
fondement du point de vue de Voltaire, il propose un nouveau référent
argumentatif :
“D’ailleurs,
Monsieur, qui dois-je croire que vous avez consulté sur cela ? Des
riches, peut-être ; rassasiés de faux plaisirs, mais ignorant les
véritables ; toujours ennuiés de la vie, et toujours tremblant de la
perdre : peut-être, des gens de Lettres, de tous les ordres d’hommes
le plus sédentaire, le plus malsain, le plus réfléchissant, et par
conséquent le plus malheureux. Voulez-vous trouver des hommes de meilleure
composition, ou du moins, communément plus sincères, et qui formant le plus
grand nombre doivent, au moins pour cela, être écoutés par
préférence ? Consultez un honnête bourgeois qui aura passé une vie
obscure et tranquille, sans projets et sans ambition ; un bon artisan
qui vit commodément de son métier ; un paysan même [...] J’ose poser
en fait qu’il n’y a peut-être pas dans le haut Valais un seul montagnard mécontent
de sa vie presque automate, et qui n’acceptât volontiers, au lieu même du
paradis, le marché de renaître sans cesse, pour végéter ainsi
perpétuellement.”
Quel groupe de la population peut prétendre parler valablement
et universellement du monde comme il va ? A cette question, Rousseau répond
en opposant un groupe de référence détenteur infondé de l'autorité (les
“riches” et les “gens de Lettres”) à un groupe traditionnellement considéré
comme illégitime sur le terrain philosophique. Celui-ci est décliné du plus
haut au plus bas du futur tiers-état (“un honnête bourgeois”, “un bon
artisan”, “un paysan même”). C'est par l'invocation d'un principe neuf
qu’il parvient à retourner le handicap de ce second groupe :
pré-démocratique, l’argument consiste à faire appel au “plus grand nombre”,
et donc à un public considéré dans sa représentativité plus que dans sa
qualité.
Afin de s'associer à ce groupe émergeant, Rousseau doit
de son côté échapper à la figure dévaluée de l‘homme de lettres (ou du
moins à son ethos préalable), ce que lui permet la posture singularisant de
l’humble “artisan” ou “ouvrier”.
Achevant sa lettre à Voltaire, Rousseau tire les
conclusions de ce plaidoyer pour la représentativité : il explique alors
leurs “différentes manières de penser” à l'intérieur d'un paradigme
sociologique et non plus simplement par une divergence intellectuelle ou de
tempérament. Rousseau associe ainsi chaque idée de Voltaire à son ancrage
social le plus concret. Il réfute le modèle qui verrait des idées en libre
dialogue dans un ciel abstrait de toute médiation sociale :
“Rassasié de gloire, et désabusé des vaines
grandeurs, vous vivez libre au sein de l’abondance ; bien sûr de l’immortalité,
vous philosophez paisiblement sur la nature de l’âme, et si le corps ou le
cœur souffre, vous avez Tronchin pour médecin et pour ami. Vous ne trouvez
pourtant que mal sur la terre. Et moi, homme obscur, pauvre, seul,
tourmenté d’un mal sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite
[...].” (Ibidem, p. 50)
Selon ce critère nouveau que Rousseau oppose à la parole
extérieure et surplombante de Voltaire, la pensée philosophique demande à
être jugée à l'aune de l’expérience qui lui tient lieu de source.
Plusieurs années plus tard, dans Les Confessions, au moment où il
raconte l’installation de Voltaire à Ferney, Rousseau tient à se
distinguer, socialement, de l’écrivain qu’il a tant admiré dans sa
jeunesse. Leur écart est mis en scène à travers leurs ethè discursifs
respectifs, présenté comme des indices ou des stigmates sociaux. Une fois
encore, la scénographie instituée par Rousseau tend à retourner son
stigmate verbal en indice de vertu :
“Mais qu’eussai-je
fait seul, timide et parlant très mal, contre un homme arrogant, opulent,
étayé du crédit des Grands, d’une brillante faconde, et déjà l’idole
des femmes et des jeunes gens.”
Comme c’est le cas pour les jeunes héros de La
Nouvelle Héloïse (1761), leur maladresse verbale dénote la sincérité et
l’absence de fard du langage, alors que la “faconde” victorieuse n'est que
tromperie de puissant. Le Dictionnaire de l’Académie (1762), note
d’ailleurs que la “faconde”, vain verbiage, se distingue de l“éloquence”
véritable : celle-ci venue du cœur, échappe en quelque sorte aux propriétés
sociales, et Rousseau se la réserve habilement…
Nouvelle donne, il me semble : la situation concrète de
pensée à la source d’un argument est désormais prise en compte pour juger
de sa valeur (“vous philosophez paisiblement”). Sans ce recours, la pensée
— même “libre” — de Voltaire s'expose à une erreur intellectualiste qui la
rend inopérante, ou du moins invalide devant les hommes, ce “plus grand
nombre” en référence auquel se constitue peu à peu, au cours du siècle, un
premier espace public.
Encore un exemple, tiré d’un texte plus contemporain,
l’incipit du roman de L.-F. Céline, D’un château l’autre (1957):
«Pour parler franc,
là, entre nous, je finis encore plus mal que j’ai commencé…» (p. 7).
L’ethos discursif de L.-F. Céline relève également de
l‘«arèté», au sens où l’auteur travaille à se donner comme un homme
ordinaire, semblable au lecteur son frère, qui dit les choses sans ambages,
et dans leur vérité nue. La captation de bienveillance a pour but ici
d’entraîner malgré lui le destinataire dans la confidence.
Céline invente une énonciation peuple, volontiers
argotique, prétendument authentique», qui transpose la familiarité de
l’oral le plus commun et se place du côté du plus grand nombre (Meizoz
2001). Cet ethos discursif, et les faits de style qui en découlent, est
l’expression posturale de la place de Céline dans le champ
littéraire : il s’y dresse en effet contre les écrivains qu’il
stigmatise violemment comme «bourgeois» (Bourget, Claudel, Mauriac) ou/et
«juifs» (Proust). Il leur reproche l’absence de style due à la facticité
des émotions dans la bourgeoisie. Céline, lui, se donne comme un
non-raffiné, issu du peuple «franc» par excellence, le peuple français (le
jeu de mots est de lui !), et doté dans sa “viande” de la “poésie directe”
que seule la vraie vie peut susciter.
J’ai tenté de penser l’ethos discursif en
relation souple avec les conduites, la position et la trajectoire de
l’auteur dans le champ littéraire. Chaque posture, génératrice de formes
discursives, fait sens en relation avec une position, une trajectoire dans
un champ singulier. Ce qui revient à dire, comme Maingueneau en analyse du
discours, que la scénographie singulière d’un texte ne se comprend qu’en
relation avec la scène englobante dans laquelle il s’inscrit.
Ainsi, dans la mesure où les discours (littéraires ou
non) sont relatifs à des postures, leur spécificité formelle relève alors
non seulement de la poétique, mais aussi de la sociologie de la culture. Un
tel parti pris se rapproche d’ailleurs de la lecture dialogique des formes
que propose Bakhtine, dans la perspective sociologique qu’il adopte sur le
langage:
«L’utilisation de la
langue s’effectue sous forme d’énoncés concrets, uniques (oraux ou écrits),
qui émanent des représentants de tel ou tel domaine de l’activité humaine.
L’énoncé reflète les conditions spécifiques et les finalités de chacun de
ces domaines., non seulement par son contenu (thématique) et son style de
langue, autrement dit par la sélection opérée dans les moyens de la langue
— moyens lexicaux, phraséologiques et grammaticaux — mais aussi
et surtout par sa construction compositionnelle. Ces trois éléments
(contenu thématique, style et construction compositionnelle) fusionnent
indissolublement dans le tout que constitue l’énoncé, et chacun d’eux est
marqué par la spécificité d’une sphère d’échange.».
L’auteur
comme agir postural
La notion de posture invite à penser relationnellement
un agir linguistique (l’ethos discursif) et des conduites sociales
(vêtements, etc.).
Le fait de parler de «posture» permet de prendre en
charge les faits formels (celui, par exemple, de donner le ton), la construction
de l’orateur dans son discours, son répertoire et ses dispositifs
historiques) pour en déployer les effets dans la communication littéraire.
La posture déborde l’identité de l’homme civil: elle
renvoie à la face publique ou au «personnage» (persona renvoie au masque)
de celui qui se donne comme écrivain : Dimension constructiviste de la
notion de posture : Jean Starobinski montre ainsi que Rousseau ne
s’est pas contenté de vivre, mais qu’il a fait peu à peu de son existence,
par l’écriture, une «fiction vécue». L’œuvre autobiographique de Rousseau
s’avère une construction posturale dont les visées ont été étudiées :
l’image de soi donnée par le Rousseau-auteur prend tout son sens seulement
lorsqu’on la met en relation avec le champ littéraire et la hiérarchie des
genres.
De même que celui d’Emile Ajar, le nom d’auteur Michel
Houellebecq, pseudonyme de Michel Thomas, constitue une posture, au même
titre que celui de L.-F. Céline (alias Destouches).
Les textes autobiographiques en général engagent tous
une posture. Mais celle-ci, parce qu’elle est construction de soi dans
et hors du discours, parce qu’elle rejoue une position dans la performance,
se donne comme le lieu de l’artifice, de la mise en scène. Elle sélectionne
des valeurs et des faits dans le matériau référentiel du social. On peut
ainsi prêter attention aux divers rapports qu’une posture entretient
avec :
— la position et la trajectoire qui la fondent (origine,
formation, etc).
— les groupes littéraires, réseaux d’écrivains
contemporains ou passés, auxquels elle se réfère.
— les genres qu’elle mobilise (selon une hiérarchie
générique en vigueur).
— les publics à qui elle s’adresse (instances
d’assignation de la valeur : critiques, etc.).
Enfin — et c’est là un trait capital —, la
notion de posture a aussi un effet rétroactif : adoptée
comme une mise en scène publique du soi-auteur, un choix postural peut
avoir un effet-retour sur l‘auteur, lui dictant alors des propos et des
conduites générées tout d’abord par son option.
Exemple : dans son roman Plateforme (2001), Houellebecq
invente un narrateur prénommé Michel, sexiste, raciste, qui insulte le
Coran et ses croyants (Meizoz 2003b). Mais ensuite, sur le plateau de télévision,
l’auteur-pseudonyme Michel Houellebecq, prend plaisir à répéter, en son nom
propre, tous les propos de ce personnage, qui porte le même prénom que
l’auteur ! Houellebecq reprographie donc les propos fictifs de Michel dans
l’espace social réel. Au même moment, il invite le public à ne pas
confondre les énoncés d’un roman avec ceux prononcés dans la réalité…
Scandale public, procès fin 2002, initié par des instances musulmanes, etc.
Houellebecq et Céline ont un point commun frappant : tous deux mettent
en scène dans leurs romans une posture énonciative à la première personne
qu’ils reconduisent ensuite comme conduite publique d’auteur : tout se
passe alors comme si la «posture» adoptée comme parti pris de départ,
dictait rétroactivement la conduite de l‘auteur civil… L’option d’une
posture littéraire interne à l’énonciation romanesque précède et commande
alors, en quelque sorte, le comportement social de l’auteur (pseudonyme) en
public... On peut ainsi penser, avec Julien Gracq (1986), que l’auteur civil
Louis Destouches a été «entraîné par le clairon qu’avait embouché» son
double postural, Céline. Ordre de phénomènes étonnant, inverse en tout cas
de ceux décrits par une sociologie marxiste…
Conclusions
Loin d’être un épiphénomène qui relèverait d’un régime
de communication médiatique de masse, l’adoption (consciente ou non) d’une
posture nous semble constitutive de la figue auctoriale : la posture serait
une façon singulière de donner le ton du discours.
Si toute posture, enfin, se donne comme singulière, elle
inclut simultanément en elle l’emprise du collectif : la posture de
Jean-Jacques Rousseau en «citoyen de Genève», étranger pur et pauvre
refusant les compromissions de Cour, est une réponse à l’ensemble de la
structure du champ littéraire français: hiérarchisé selon les faveurs de la
Cour et les demandes mécénales, celui-ci n’est pas prêt à intégrer sans
difficultés un auteur qui refuse les obligations de la sociabilité
littéraire sous la monarchie, et qui se donne publiquement comme un
républicain protestant, étranger d’obscure fortune (Meizoz 2002 et 2003c).
Pour interpréter un trait postural, il est donc nécessaire de connaître
l’ensemble de l‘espace littéraire (à production et réception).
Laissant à l’agir humain une marge de manœuvre au cœur de
ses déterminismes, le recours à la «posture» fait apparaître un espace
transitionnel entre l’individuel et le collectif, corroborant la fine
distinction de Gustave Lanson, pour qui l’écriture est «un acte individuel,
mais un acte social de l’individu».
Bibliographie
Adam, J.-M., Linguistique textuelle : des genres
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