C’est une métaphysicienne en jupons, une créatrice mutine et douce de la lingerie fine, un ange tombé du ciel dans un tourbillon tendre et riant de mousseline, dentelles et rubans. Portrait de mon amie Fifi Chachnil, star des dessous féminins et filosophe méconnue qui, comme en un facétieux clin d’oeil au maître sévère de Genève, a élu domicile rue Rousseau …
L’art de Fifi Chachnil ? Une philosophie dans le boudoir, mais forgée bien loin des alcôves infernales de Sade. Une philosophie poudrée, rose et décente ; et s’écrivant, s’il lui faut un patronage philosophique, sous le signe de Rousseau.

Fifi
Quoi ! Rousseau Jean-Jacques ? Le sévère penseur du contrat social ? Le misanthrope paranoïaque de Genève, mauvais époux et père indigne ? Lui-même. Lui qui fut aussi l’inspirateur philosophique de la Révolution et donc des sans-culotte ( !). Et le chantre de la bonne nature – cette nature que les sous-vêtements savent si bien mettre en valeur. Ou encore l’un des premiers théoriciens de la libération de la femme, un opposant déclaré à la mode barbare du corset. Cet instrument d’oppression du beau sexe qu’il appelait « le pressoir des corps ».

Jean-Jacques - notez la veste de bonne coupe et l'élégante blancheur de la mousseline
Et puis Rousseau a donné son nom à la rue qui abrite la boutique de Fifi. N’a-t-il pas écrit dans ses Confessions : « Mon plus grand malheur fut toujours de ne pouvoir résister aux caresses » ? A croire que ce polisson avait visité la bonbonnière du 68 rue Jean-Jacques Rousseau dans le 1er arrondissement de Paris ! Ou qu’il pensait, en livrant cet aveu, à cette très belle femme qu’est Fifi Chachnil.
68 ! Ce numéro de rue est un manifeste politique. Le mouvement né en 68 a libéré la femme et son corps, la dame du 68 rue Rousseau (tout un programme !) poursuit le combat.
Je la vois comme une Coco Chanel new age. Elle a d’ailleurs commencé dans la création de mode. Voilà une femme de tête. Qui devine les tendances, hume l’air du temps, fait advenir de nouvelles formes pour magnifier la femme. Son nom d’artiste évoque celui de la grande couturière, et il est peut-être un hommage en forme de pastiche. Mais oui ! Regardez donc ce prénom, un diminutif familier et même un peu canaille (surtout si l’on pense à une certaine nouvelle de Maupassant …), ce prénom formé d’une syllabe tendre et répétée, et ce nom qui résonne comme celui de la grande couturière et joue avec ses lettres. Merveilles de l’onomastique et magie des pseudonymes !
Et comme mademoiselle Chanel, Fifi a des principes. Une éthique. Qui est aussi une esthétique, comme il se doit pour toutes ces poétesses du tissu et des bretelles. Elle déteste le string et sa vulgarité. Comme je la comprends !
Fifi d’abord fit fort dans la mode. Puis elle en fit fi. Plus exactement, elle réinvestit son don de confection dans le frou-frou. Au commencement furent robes, chapeaux et bustiers, avant de faire place à de plus petites et plus cachées pièces d’étoffe. Le corps a ses raisons.
La lingerie dite fine n’a certes pas attendu la dentellière de la rue Jean-Jacques Rousseau pour acquérir ses lettres de noblesse. Mais Fifi lui a donné un supplément d’âme, une distinction, une grâce souriante. Elle parle elle-même d’une « poésie de l’inutile ». La plus grande vulgarité n’est-elle pas de devoir être utile ?

La boutique de la rue Rousseau - l'idéal féminin par en dessous
Ce qu’il est inutile de dire, c’est que dans ses créations rien ne prête au mauvais goût, au grivois, à l’équivoque. Ennemie de toute vulgarité, Fifi prouve qu’une culotte, une guêpière, un porte-jarretelle, etc., peuvent atteindre à un idéal d’élégance. Et aussi de liberté.
La libération de la femme se joue dans le vêtement et les dessous tout autant que dans les esprits. Corsets, crinolines à lourdes baleines, Burqa : tout ce qui entrave la liberté de mouvement de la femme et altère la représentation de son corps est menace pour la liberté du beau sexe.
Mais il faut bien pourtant cacher quelques parties du corps : les dames ne vont pas nues comme des vers. La vérité elle-même ne se livre pas d’emblée toute nue ; elle doit être dévoilée et ne répugne pas à certains masques : c’est une femme, et qui, elle aussi, a des « dessous », comme ceux qu’on débusque dans des affaires obscures ou des roueries politiciennes mêlant souvent lucre et stupre, ballets roses et amas de métal doré.
Séduire en ne montrant pas tout ou en laissant voir à travers voiles, gazes et autres retranchements de la matière : cette ruse est vieille comme le monde. L’érotisme est un jeu de cache-cache, une dialectique entre la pudeur qui cache et l’audace qui révèle et suggère sans étaler. Tel est le sens et la saveur des dessous créés par Fifi.

La rouge et la noire, vision stendhalienne subliminale
Dans l’ombre des chairs intimes et dans les plis et replis de ses étoffes délicates, elle a donné le jour à une véritable stratégie de la lingerie qui, au-delà des seuls motifs de la séduction, permet aux femmes de conquérir de nouveaux espaces de liberté.
Car enfin, qu’est-ce donc, de nos jours, qu’un dessous féminin ? Pas seulement un objet de désir. C’est une finalité en soi. Je connais bien des femmes qui achètent des sous-vêtements pour elles seules. Pour se faire plaisir et se plaire à elles-mêmes et non pas pour plaire à leur partenaire et préparer son plaisir à lui. Elles revendiquent un acte d’achat solitaire, égoïste si l’on veut, et elles assument de porter des dessous uniquement pour façonner leur image et leur corps, devant la glace, en tête-à-tête avec elles-mêmes, sans témoin et surtout sans aucun regard masculin indiscret ayant idée par derrière la tête … Elles sont un peu comme ces gentlemen de jadis qui, même lorsqu’ils dînaient seuls, passaient un habit de soirée juste pour leur plaisir et leur dignité.
Le sous-vêtement avait à l’origine une fonction prosaïque et utilitaire (par exemple, soutenir un sein dans un soutien-gorge). Il s’est rapidement (immédiatement ?) mué en instrument de séduction. Enfin il s’est confondu avec un nouvel espace de liberté pour les femmes.
Notre Fifi est l’une des générales de cette guerre en dentelle pour l’égalité des sexes.
Mais que font les hommes ? Au lieu (ou avant) d’arracher les dessous des belles, ils leur en achètent. Et Quand Woody Allen dit : « Je ne crois pas en l’au-delà mais j’emmènerai quand même des sous-vêtements de rechange », pense-t-il à de braves caleçons masculins dont il ferait provision dans ce voyage posthume, ou bien à des dessous féminins que cet éternel chercheur de l’Eternel féminin continuera certainement à poursuivre et à célébrer après sa mort ?