Persée
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Jean-Jacques Rousseau ou l'absolutisme de la volonté générale
Jean-Jacques Chevallier
Revue française de science politique, Année 1953, Volume 3, Numéro 1
p. 5 - 30
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Jean -Jacques Rousseau
ou
L'Absolutisme de la Volonté Générale
J.- J. CHEVALLIER
O N peut assurer, après une épreuve de près de deux siècles, que
le dernier mot ne sera jamais dit sur la pensée politique du
génial Genevois. Il est d'ailleurs infiniment probable que ce
dernier mot, Rousseau ne se l'est pas dit à lui-même. On aura
toujours des déboires à vouloir traiter un écrivain, un littérateur
de profession en philosophe de profession, et à lui demander ce
qu'il n'est pas fait exactement polir donner. Croyons-en l'observa-
tion suivante de Bertrand de Jouven~1 dans son essai sur la poli-
tique de Rousseau : " L'écrivain ne choisit pas délibérément un
système d'idées, mais sa pensée procède par bourgeonnements
successifs, qui peuvent laisser à l'état de branche divergente ce
qui parut un moment devoir être le tronc. Il y a dans cette démar-
che quelque chose qui échappe à l'analyse intellectuelle. 1 " Cepen-
dant, l'analyse intellectuelle appliquée à cette pensée captivante
et mystérieuse vient de produire plus récemment encore l'ouvrage
de R. Derathé (J.-J. Rousseau et la Science politique de son temps,
P.U.P., 1950) qui s'est immédiatement imposé au monde savant 2.
Dans ces conditions, il est peut-être présomptueux d'essayer
de présenter au lecteur une interprétation synthétique, en quelque
pages - je dis bien une interprétation puisque la nature même
1. B. DE JOUVE.NEL, Essai sur la politique de Rousseau, étude qui précède
l'édition de Du Contrat social parue en 1947 chez Constant Bourquin à Genève.
L'édition dont on s'est servi dans cet article est celle de M. HALBWACHS
(Aubier, Editions Montaigne, 1943)
2. Voir dans Revue Française de Science Politique, n° 3, juillet 1951, le
compte rendu de J. LACROIX (p. 386) - t't dans Le Monde du 22 juin 1951
celui de R. LABRDUSSI!.
Jean-Jacques Ohevallier
de l'œuvre du grand écrivain se refuse aux affirmations dogma-
tiques - mais, après tout, c'est là un moyen de relancer une
discussion jamais épuisée, et de faire relire. pour y trouver confir-
mation ou infirmation de ce qui est présenté ici sans prétention.
tant de récentes pages analytiques ingénieuses ou profondes.
1
le., fondements de la doctrine politique de Rou•• eau
fameux Discours sur r origine et les fondements de l'inégalité parmi
les hommes. Dans cet ouvrage paru en 1755, sept ans avant le
Contrat, six ans après le Discours sur les sciences et les arts, on
trouverait, à en croire Faguet, « tout Rousseau ». La vérité est
assez différente: le Discours, médiocre ,mais brûlant roman pseudo-
historique sur les origines et le développement de l'humanité, réqui-
siti>ire passionné" d'une âme plébéienne froissée contre la société
existante; le Discours. si l'on se donne la peine de le bien lire,
apparaît comme une sorte de repoussoir du Contrat, déjà annonce
le Contrat - cette apologie de la société politique légitimement
constituée, cette exaltation du lien social et de la loi, expression
de la" volonté générale.
1. «0 homme L.. Voici ton histoire telle q'ue rai cru la lire.
non dans les livres de tes semblables, qui sont menteurs, mais dans
la nature, qui ne ment jamais. " Ainsi Rousseau présente-t-il, aux
premières pages. ce tissu de conjectures qu'est le Discours, con-
jectures plus éloquentes que convaincantes touchant le passage de
l'état de nature à l'état de société, de l'homme naturel à rhomme
artificiel.
'Hobbes, qui fascine" Rousseau comme tant d'autres, avait menti,
nous dit l'auteur, e'n peignant l'homme naturel avide de puissance.
dévoré d'appétits. loup pour l'homme, et en décrivant J'état de
nature comme un état de guerre de tous contre tous. Hobbes n'avait
pas su voir chez l'homme naturel. à côté de « l'amour de soi »
6
Depuis Platon et Aristote. nul sans doute n'a, plus lortement
que Rousseau, éprouvé et exprimé le sentiment du caractère sacré
du lien social" ai~si que de la loi par où 'il se manifeste. Et pour-
tant Rousseau incarne ençoteaujourd'hui. pour la majorité de
l'opinion française cultiv'ée, l'individualisme le plus anarchi~ue et
le naturisme le plu~ an ti-social : ceci sur la foi essentiellement du
Jean-Jacques Rousseau
qui l'intéresse ardemment à son bien-être et à sa propre conser-
vation, cette pitié ou sentiment intérieur qui modère en chaque
individu l'activité de l'amour de soi, qui « concourt à la conser-
vation mutueHe de toute l'espèce ", et qui tient lieu « de lois, de
mœurs et de vertus, avec cet avantage que nul n'est tenté de
désobéir à sa douce voix ». L'erreur de Hobbes et de ses pareils
avait été en somme de transporter chez l'homme naturel les pas~
sions, la méchanceté (<< les hommes sont méchants - écritRous~
seau - une triste et continueHe expérience dispense de la preuve»)
qu'on peut observer chez l'homme artificiel. produit des dévelop-
pements successifs de la vie sociale. Produit, l'homme artificieL
de lâ multiplication des besoins, allant de pair avec la redoutable
faculté de perfectionnement, la perfectibilité presque illimitée qui
à la fois sépare l'homme de l'animal et est à la source de tous
ses malheurs. Produit, l'homme artificieL de l'invention des arts
- au premier rang la métallurgie et l'agriculture -,- d'où l'inévi-
table apparition de la propriété privée, tombeau de l'égalité natu-
relle. Chacun connaît le fameux passage du Discours, inspiré d'une
pensée de Pascal (<< ce chien est à moi ») :
« Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire Ceci
est à moi,· et trouva des gens assez simples pour le croire, fut
le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes. de guerres
et de meurtres. que de misères et d'horreurs n'eût point épar-
gnés au genre humain celui qui. arrachant les pieux ou com-
blant le fossé, eût crié à ses semblables: gardez-vous d'écouter
cet imposteur, vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits
sont à tous et que la terre n'est à personne ".
(On connaît moins généralement. et c'est fâcheux, la suite :.
« Mais il y a grande apparence qu'alors les choses en étaient déjà
venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ")
Concurrence et rivalité, opposition d'intérêts entre le riche qui
usurpe et le pauvre exploité par le riche; désir secret de chacun
de faire son profit aux dépens d'autrui; disparition de la pitié ori-
ginelle, que vient remplacer la guerre sourde ou déchaînée de tous
contre tous, des pauvres contre les riches et des riches entre eux :
ce noir tableau ressemble singulièrement à celui que Hobbes avait
peint! Mais ce n'est pas celui de l'état de nature dans sa pureté,
c'est au contraire celui du perfectionnement, donc de la perversion
de l'état originel par la propriété, par l'inégalité et paf le dévelop-
pement consécutif de toutes les facultés humaines : développement
7
J ean-Jaeques Ohevallier
qui vient pousser au paroxysme l'amour-propre (bien différent de
« l'amour de soi ») et l'activité dangereuse de la raison. Encore
n'avons ..nous là qu'un premier terme de la perversion, de l'inéga-
lité : l'inégalité entre riches et pauvres. Vient ensuite en effet
un deuxième terme, avec l'institution des gouvernants, qui était
sans doute nécessaire pour échapper à un état devenu intenable,
m~is qui s'est opérée à l'instigation et dans l'intérêt des riches,
soucieux d'assurer à leur propriété un caractère moins précaire. Ce
deuxième terme consacre une nouvelle inégalité : celle des puis-
sants et des faibles. Vient enfin un troisième et dernier terme avec
la transformation des gouvernants en maîtres arbitraires, en des-
potes : transformation inéluctable, « car les vices qui rendent
nécessaires les institutions sociales sont Jes mêmes qui en rendent
l'abus inévitable ". On aboutit alors à la distinction entre maîtres
et esclaves, suprême degré de l'inégaJité. Tel est, conclut Rousseau,
le développement de ceJ1e~ci, tel est l'établissement et l'abus des
sociétés politiques.
Eh quoi ! fal1ait~il donc détruire les sociétés, anéantir « le
tien et le mien » et retourner vivre dans les forêts « avec les
ours" ? C'est Rousseau lui-même (dans une des Notes qu'il ajouta
à son Discours) qui prévient par cette raillerie l'objection devinée
dans la bouche de ses adversaires. A travers sa critique corrosive
et toute négative, par laquelle visiblement il s'est libéré d'une
révolte intérieure, on doit remarquer combien il a' pris soin de
réser~er et de faire prévoir pour plus tard une justification ration~
nelle des « sacrés liens des sociétés ", un exposé constructif des
« vrais fondements du corps politique », de « la nature du pacte
fondamental de tout gouvernement ». On pourrait croire que c'est
là simple feinte, de la part d'un individualiste forcené, d'un prê-
cheur d'anarchisme (entendu comme refus des liens sociaux) :
nul1ement, . puisque, de fait" Rousseau a écrit ensuite le Contrat
social : sans compter qu'à l'époque même de la publication du
Discours, en 1755, il donnait à l'Encyclopédie son article sur
J'Economie politique, première mise en forme des idées principales
du futur Contrat. Il est probable que, comme ce dernier ouvrage,
l'article en question a été tiré de ces « Institutions politiques »
dont Rousseau avait, nous dit-il, conçu l'idée dès 1743 à Venise
et auxquelles il dut renoncer, prisonnier de ses succès littéraires.
L'ampleur de 1'lŒuvre, si l'auteur eût persévéré, aurait égalé ou
dépassé cel1e de L'Esprit des lois. Ce seul dessein prouve que l'in-
térêt profond porté paf Rousseau à la politique (au sens le plus
élevé du mot) n'était pas chez lui chose accidentelle; mais tenait
Jean-Jacques Rousseau
à ses fibres mêmes. Cet autodidacte nourri des anciens, de l'his-
toire idéalisée des républiques antiques, était par surcroît citoyen
de Genève, d'atavisme calviniste et républicain, et on le sent
constamment fasciné par l'Etat-Cité de sa naissance autant que
par les Etats ..Cités de l'Antiquité 3.
Rien ne vaut, pour pénétrer jusqu'au tréfonds de Rousseau
politique, la lecture de la page du Contrat où l'auteur, prenant
exactement le contrepied de sa thèse du Discours désormais hors
de saison, célèbre les bienfaits incomparables de l'état social (dès
l'instant, doit ..on sous ..entendre, que ses fondements sont vrais et
justes) C'est, lisons-nous, l'état social qui substitue dans la con-
duite de l'homme la justice à l'instinct et qui donne à ses actions
« la moralité qui leur manquait auparavant ». Cessant de ne regar-
der que lui-même et de n'écouter que ses penchants, l'homme se
met à consulter sa raison. à céder à la voix du devoir, à faire
passer le droit avant l'appétit:
« Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il
tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés
s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses senti-
ments s'ennoblissent. son âme tout entière s'élève à tel point
que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient
souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans
cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui,
d'un animal stupide et borné, fit un être inteIIigent et un
homme »;
On ne saurait exprimer plus fortement que le lien social est
de l'ordre de la moralité avant d'être de l'ordre de la puissance.
et que l'homme ne peut réaliser son plein épanouissement moral
qu'à l'intérieur.du cadre social. C'est à ce double égard que l'au-
teur du Contrat, par delà l'individualisme de Hobbes e.t de Locke,
par delà l'amoralisme de Machiavel, se trouve rejoindre l'enseigne-
ment fondamental de Platon et d'Aristote. " Avec Rousseau
.s·ouvre effectivement dans la philosophie politique une nouvelle
ère d'influence classique ... plus authentiquement grecque que le
pseudo-classicisme du XVIII" siècle » : ce frappant commentaire est
de G.-H. Sabine. qui, d'une façon non moins frappante, intitule
le chapitre consacré paT lui à Rousseau dans sa classique History
of Political Theory : « La redécouverte (rediscolJery) de la com-
3. Cf. B. DE JOUVENEL. Essai. pp. 120 et suiv., avec DERATHÉ. pp. 9 et
suiv.. et' J.S. SPINK, '.-1. Rousseau et Genève. Paris, 1934, cité- par Derathé.
Jean-Jacques Chevallier
munauté ". La communauté ou corps politique redevient en effet,
avec l'auteur du Contrat, le « plus grand tout" dont l'individu _
ce « tout parfait et solitaire » de l'état de nature - reçoit, dès
qu'il s'en est fait membre, « en quelque sorte sa vie et son être ».
L'unité individuelle se trouve par là transportée dans l'unité com-
mune, le moi individuel dans ce « moi commun" qu'est le corps
politique, r homme dans le citoyen, c!est-à-dire le membre de ce
corps, de ce " plus grand tout· » : transformation, dénaturation
de l'individu par le lien social pour son plus grand bien. C'est
ainsi que, par glissements successifs, non sans contradictions de
détails, le Rousseau du Discours se transforme, se dénature lui
ausi en ce Rousseau du Contrat, qui ne craint pas d'écrire que
« l'ordre social est un droit sacré " servant de base à tous les
autres droits.
3. La manifestation par exceIIence du lien social, la régulatrice
auguste de l'ordre social et des mille relations organiques entre
citoyens dont cet ordre est issu - c'est la loi. Comme Aristote,
comme Montesquieu, comme tout politique digne de ce nom,
Rousseau a de la loi l'idée la plus haute, la plus religieuse. A
ses yeux, elle relève eIIe aussi du sacré, elle est le reflet ici-bas
d'un ordre transcendant,. eIIe relève de la moralité avant de relever
de la puissance. Le caractère propre et la beauté propre de la
loi, c'est sa généralité, son impersonnalité, qui excluent l'arbitraire
et l'instabilité des volontés particulièr~s, bêtes noires de Rousseau.
La loi permet à l'homme d'imiter dans sa sphère les décrets immua-
bles de la divinité; c'est à elle seule que sont dues la justice
et la liberté; c'est elle qui rétablit dans le droit social l'égalité
natureIIe : car, lorsque les chefs ordonnent, c'est eIIe qui parle
par leur bouche.; et ainsi, grâce à, eIIe, les hommes servent et
-n'ont point de maîtres. les hommes obéissent et pourtant sont
libres. Voilà pourquoi le grand problème en politique. selon Rous-
seau (qui le compare à celui de la quadrature du cercle en géo-
métrie) -consiste à trouver une forme de gouvernement qui « mette
la loi au-dessus de l'homme ". Et le meilleur gouvernement est
celui qui, paf sa nature même, se tient « toujours le plus près de
la loi ».
Par loi, d'ailleurs, Rousseau (comme Montesquieu) entend non
seulement les prescriptions générales d'ordre politique, civil. cri-
minel, mais aussi les mœurs, les coutumes, r opinion : tout ce qui.
bien plus que la loi au sens usuel du terme, " conserve un peuple
dans l'esprit de son institution et substitue insensiblement la force
10
J ean-J acques R0'U8seau
de l'habitude à' cêlle de l'autorité ». La force de l'habitude: nulle
idée mieux -ancrée chez Rousseau que celle-là. Il est convaincu
qu'un peuple' « à là longue" est ce que le font être ses institutions
politiques, dont les mœurs sont l'inébranlable clé de voûte; que,
« s'il est bon de' savoir employer les hommes. tels qu'ils sont, il
vaut beaucoup' ,mi~ux encore les rendre tels qu'on a besoin qu'ils
soient » : ce, qui ne se peut faire qu'en pénétrant à « l'intérieur »
même de l'homme, en agissant sur sa volonté, en fortifiant en lui.
selon l'expression de B. de. Jouvenel. cette nouvelle nature civique,
issue de la dénaturation de l'homme en citoyen précédemment
décrite. " Le plus grand ressort de l'autorité publique - écrit
Rousseau dans ·l'~rtkle sur l'Economie politique - est dans le
cœur des citoyens et rien ne peut suppléer aux mœurs pour le
maintien du gouvernement. Le gouvernement se fera difficilement
obéir s'il se' borne' à l'Qbéissance ».
La loi, ainsi entendue dans toute sa plénitude, comment la
mettre au-dessus de l'homme? Et comment donner au gouver~
nement une nature telle qu'il se tienne toujours le plus près de
la loi ? Ici 'intervient la notion de la volonté générale, qui est
au centre de la doctrirH~ politique de Rousseau.
1-. Dès l'article sur rEconomie politique, Rousseau définissait la
volonté générale et faisait d'elle le « premier principe " du droit
public, la « règle ·fon'damerrtale » du gouvernement. Comparant.
à la suite de Hobbes, le corps politique au corps de l'homme -
comparaison' grossière 'et peu exacte. il l'avouait, mais commode
- il insistait sur la « se~sibiHté réciproque » de toutes les parties
de l'un et de l'autre, sur' cette espèce de « moi commun au tout "
qu'était la vie de l'un et de l'autre. Il en arrivait à trouver dans
le corps politique' comme chez l'homme une volonté, qu'il appelait
générale :' « Cette volonté générale, qui tend toujours à la con~
servation et au bien-être du tout et de chaque partie, et qui est
la source des lois, est. pour tous les membres de l'Etat, par rap-
port à eux et à lui. la règle du juste et de l'injuste "4.
, En tant que générale, cette volonté du corps politique s' oppo·
sait aux volontés particulières toujours suspectes; elle tendait néces-
sairement au bien commun· du corps; elle choisissait toujours le
parti le plus favorable à· l'intérêt public. autrement dit le plus
4. Lire dans DERATHÉ. pp. 156 à 168, la discussion fouillée de la question
de savoir quelle portée attribuer à ,la formule : règle du juste et de l'injuste.
en face des exigences de la loi naturelle, proclamées par ailleurs par Rousseau.
·11
Jean~Jacque8 Chevallier
équitable : de sorte qu'il ne fallait « qu'être juste » pour être
assuré de suivre cette volonté générale. La vertu (principe, selon
Montesquieu, des démocraties) consistait dans la conformité de
la volonté particulière à la générale; la volonté la plus générale
était « aussi toujours la plus juste », ce qui permettâit de dire
que la voix du peuple était en effet la voix de Dieu. Cependant,
le peuple assemblé pouvait ètre séduit par des intérêts particuliers
substitués adroitement aux siens; d'éloquents démagogues, d'ha-
biles ententes partielles, « scissions secrètes », parvenaient parfois
à éluder sa disposition naturelle à ne vouloir que le bien général :
alors autre chose était, on devait en convenir, la délibération publi-
que, « et autre chose la volonté générale " .
.Rousseau dès 1755 tenait ainsi l'essentiel de cette notion mys-
térieuse, de ce mythe inédit (Diderot avait bien employé l'expres-
sion de volonté générale dans un article de l'Encyclopédie sur
le Droit naturel, mais avec un sens tout différent : celui de volonté
du genre humain conforme au droit naturel universel) O. Les formu-
les bien connues du Contrat ne font que reprendre et perfectionner
l'ébauche qui précède :
« La volonté générale est toujours droite et tend toujours à
l'utilité publique mais il ne s'ensuit pas que les délibérations
du peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours
son bien, mais on ne le voit pas toujours. JamaiS on ne corrompt
le peuple, mais souvent on le trompe, et c'est alors seulement
qu'il paraît vouloir ce qui est mal... Ce qui généralise la volonté
est moins le nombre des voix que l'intérèt commun qui les unit...
Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous
et la volonté générale; celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt com-
mun; l'autre regarde à l'intérèt privé et ce n'est qu'une somm~
de vo1ontés particulières... Quand il se fait des brigues, des
associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de
chacune de ces associations devient générale par rapport à
ses membres et particulière par rapport à l'Etat... 11 importe
donc pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale qu'il n'y
ait pas de société partielle dans l'Etat -et que chaque citoyen
n'opine que d'après lui ».
En somme, selon l'analyse de B. de Jouvenel dans son Essai
sur la politique de Rousseau, la consultation générale du peuple
aurait la merveilleuse vertu de mettre au jour, en annulant et
5. Cf. B. DE JOUVENEL. ESSBi, p. 105 : « La triple racine de la volonté
générale >.
Jean-Jacques Rousseau
éteignant les passions particulières si fortes en chacun des hom:",
mes, cette « volonté du meilleur ", purgée de « tout élément sub-
jectif », qui existe au fond de chacun mais masquée précisément
par les passions. Aussi la volonté est-elle générale ou particulière,
non pas, comme on le croit si souvent faute d'avoir su lire Rous ..
seau, par le nombre de ceux qui veulent, mais par son objet : le
tout ou la partie, l'intérêt du tout ou l'intérêt de la partie, la
gênéralité ou la particularité. Il n'y a donc de volonté générale,
souligne le même commentateur pénétrant, « qu'en tant que les
membres, totalement oublieux de leur particularité, ne sentent que
relativement au tout ". Au fond si l'on écarte les subtilités quasi-
métaphysiques des développements du Contrat pour n'en retenir,
très largement, que l'esprit, on découvre qu'à l'abri d'un décor
individualiste hérité de Hobbes et de Locke, Rousseau s'est efforcé
de restaurer et de rajeunir, par sa complexe et obscure volonté
générale, la vieille, simple et claire notion de bien commun. Bien
commun inconnu de Hobbes tout autant que la volonté générale
(Hobbes ne connaissait que des volontés individuelles - bien com-
mun rétabli par Locke, mais au prix de quelle ambiguïté et avec-
quelle fragilité. Au fond la notion de volonté générale recouvre
l'idée - W.T. Jones 6 l'a très bien vu - « qu'il existe un
bien commun dans la création duquel tous les hommes peuvent-
et doivent entrer, parce que c'est en lui qu'ils trouvent aussi leur
plus grand bien en tant qu'individus ». Leur plus grand bien,
avant tout moral. Le « meilleur " pour la communauté, et le
« meilleur» pour chacun de ses membres, c'est la même chose.
Reconnaissons ici, pour le dire une fois de plus. l'essentiel de
l'enseignement de Platon et d'Aristote.
Il faut bien admettre que Rousseau ne démontre nulle part la
vertu morale de la volonté générale, son adéquation merveilleuse
au bien commun. Il affirme, il pose comme un postulat que le
peuple en corps, à condition d'être préservé de' toute intrusion
du particulier, veut nécessairement le bien de la communauté et
de chacun. Postulat de la démocratie comme il y avait le postulat
de la monarchie ! Mystère (en langage moins rationaliste) de la
démocratie comme il y avait le « mystère de la monarchie » !
Cette vertu morale de la volonté générale, Rousseau la sent, il
la sent en lui, à travers lui, en tant que citoyen de Genève, en
tant qu'admirateur fanatique des Etats-Cités de l'Antiquité : de
même que, lors de « l'illumination " de Vincennes en 1749, il
6. Masters of Politiea!. Thought. Machiavelli to Bentham, Boston. 1947.
1!
Jean-J acques Ohevallier
avait senti, senti en lui, à travers lui, que l'homme étaif-«bon
naturellement » et que seule une société mal faite rav~it, rend",
méchant. Et Rousseau, le Rousseau du Contrat - pour: forider
légitimement, puis protéger l'édifice social juste, qu'il dresse en
face de la société vicieuse et abusive condamnée par le Rousseau.'
du Discours - a besoin de placer en son centre cette' forteresse' .
de moralité, ce réservoir de moralité qu'est et que· doit êtré,.la -
volonté générale.
Fonder légitimement l'édifice social : non sans faire. appêl, -
conformément à l'individualisme initial de l'auteur, à la notion' sup~
plémentaire de contrat, d'accord librement consenti entre indi-
vidus libres ...
Protéger l'édifice social, en le confiant, contre tous assauts
insidieux des volontés particulières, à la garde vigilante, de la
loi : la loi qui, précisément, exprime la volonté générale, seule
vraie souveraine reconnue en fin de compte par Rousseau.'
.
Il
Fondation l'gltlme de l'inatitution aoclal.
1. L'ordre social, s'il est pourTauteur du Contrat un droit sacré,
qui sert de base à tous les autres droits y compris celui de pro-,
priété, ne vient cèpendant pas de la nature. La nature' n'a, désigné, "
personne pour commander aux autres. Cet ordre ne saurait davan,~- -
tage être fondé sur la force : il n'existe pas de droit du plus fort
(<< Qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse? 7 ") - d'où
l'inéluctable nécessité, pour légitimer l'ordre social, de remonter à
une première convention, à un premier contrat. Cette convention
initiale a dû do~ner naissance à une forme d'association réalisant
le double résultat que voici : d'une part, mettre la personne et
les biens de chaque associé sous la protection commune; d'autre
part, faire que" chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à
lui-même et reste aussi libre qu'auparavant ». Ce double résuitat
ne peut être atteint qu'à une condition, qui est que chaque associé
s'aliène totalement « avec tous ses droits à toute la communauté »,
ou, en termes plus rigoureux. mette « en commun sa personne et
toute sa puissance sous la suprême direction de la lJolonté géné-
7. Alain admirait profondément cet aspect de la pensée de Rousseau;
cf. Politique, P.u.P., 1952. p. 227.
Jean-Jacques RoU88e.au
tale », et devienne une « partie indivisible » du tout. 'L'union
ainsi réalisée est aussi parfaite que possible. puisqu'elle a pour
base l'aliénation sans réserve de chacun. Et elle produit l'effet
suivant:
« A l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque
contractant, cet acte d'association produit un corps moral et
collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de
voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun,
sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi
par l'union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de
Cité et prend maintenant celui de République ou de Corps
politique... A l'égard des associés ils prennent collectivement
le nom de Peuple ".
La convention initiale ou contrat social se présente donc
comme le moyen juridique nécessaire pour opérer légitimement
la dénaturation de l'homme en citoyen; pour substituer à l'égalité
et à la liberté naturelles, à titre d'équivalents, une égalité et une
liberté " conventionnelles » ou « civiles », en réalité bien supé-
rieures. On a padé ici de « novation » (DeI Vecchio) mais ce
n'est peut-être pas assez dire.
Egalité. - La condition du contrat (l'aliénation totale) est
égale pour tous. Chacun acquiert sur tout autre exactement le
même droit qu'il lui cède sur soi. Tous les citoyens « s'engagent
sous les mêmes conditions et doivent jouir des mêmes droits ".
Le souverain ne peut jamais charger un sujet plus qu'un autre.
Il est dans J'esprit de cette égalité que l'Etat s'efforce d'éviter
chez les citoyens l'extrême pauvreté comme l'extrême opulence,
qui toutes deux facilitent le trafic de la liberté publique (<< que nul
citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre.
et nul assez pauvre pour être contraint de se, vendre ») Cette
égalité civile, bien loin de détruire l'égalité naturelle, aboutit au
contraire à la compléter, à la perfectionner, à la moraliser. La
nature avait pu mettre entre les hommes une certaine inégalité
physique : voici que la société lui substitue une égalité « morale
et légitime ", et les hommes, « pouvant être inégaux en force ou
en génie, deviennent tous éga~x par convention et de droit ".
Liberté. - Chacun se donnant à tous ne se donne à personne
en particulier. Chacun, obéissant à la volonté générale dont il est
un participant égal à tout autre et qui est la sienne autant que
celle de tout autre, n'obéit qu'à lui-même et reste aussi libre qu'au-
15
J ean-Jacque8 Ohevallier
paravant (voilà donc résolu le difficile problème précédemment
posé, grâce au dédoublement de l'homme social en citoyen, « mem-
bre du Souverain », et en sujet soumis aux lois émanées du Sou-
verain) La liberté du citoyen, en laquelle s'est transformée. déna-
turée la liberté de l'homme naturel, s'analyse finalement en une
participation ininterromp{te à la volonté générale. D'où il suit. en
bonne logique, que lorqu'un citoyen, dominé par sa volonté par-
ticulière, . refuse d'obéir à la volonté. générale; il fait tout le con-
traire d'un acte de liberté puisqu'il s'insurge contre une volonté
qui est la sienne autant que celle de tout autre, puisqu'il s'insurge
en somme contre sa propre volonté « du meilleur ». Par consé-
quent. ramener cet insurgé à l'obéissance par la force n'est pas·
faire violence à sa liberté, c'est tout simplement « le forcer à être
libre ». Sophisme, paradoxe? Nullement. Toutes les idées de
Rousseau, comme lui-même l'affirme non sans un naïf orgueil.
« se tiennent ». Se tiennent, convient-il cl' ajouter, dans la mesure
où elles tournent toutes autour de cet axe central qu'est la volonté
générale.
3. De même. si la souveraineté légitime tire sa source du contrat
social, elle ne prend de sens qu'en fonction de la volonté générale.
Car le corps politique, ou peuple en corps, est en réalité souve-
rain dans la seule mesure où il manifeste cette volonté générale.
La vraie souveraine, c'est elle.
De là découle que les caractères de la souveraineté selon Rous-
seau _. infaillibilité, inaliénabilité, indivisibilité, absolutisme
sont précisément ceux de la volonté générale.
Infaillibilité. - La volonté générale, sous réserve de certaines
précautions (dont l'exclusion de toute association partielle ou parti
en langage moderne) 8 tend toujours en effet à l'utilité publique,
elle est par définition « toujours droite ». Parallèlement, le Sou-
verain n'étant formé « que des particuliers qui le composent »
ne peut avoir d'intérêt contraire au leur; il est impossible que
le corps veuille nuire à tous ses membres, et il ne peut non plus
nuire à aucun en particulier, il veut nécessairement" le meilleur»
pou'r tous et pour chacun. Formule lapidaire : le Souverain. par
cela seul qu'i! est. est toujours ce qu'il doit être.
Inaliénabilité. - Un pouvoir peut se transmettre, une volonté
non. Dès l'instant où le peuple aurait cédé sa volonté, il cesserait
d'être un peuple, le corps politique serait détruit, et avec lui la
8. Voir ci-dessus. p. 13.
16
J ean-Jaoques Rou8seau
souveraineté, au profit du titulaire de l'aliénation qui deviendrait
le maître. Et dès « qu'il y a un maître, il n'y a plus de Souve-
rain ". Par la même raison qu'elle ne peut être aliénée, la souve-
raineté ne peut être représentée. Elle « consiste essentieI1ement dans
la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est
la même ou eIle est autre. il n'y a point de milieu» ; le Souverain,
qui n'est qu'un être coIlectif, ne peut être représenté que « par
lui~même ». Sans doute la volonté particulière d'un soi~disant
représentant peut s'accorder avec la volonté générale sur quelques
points, mais .il est impossible qu'un tel accord soit durable et cons-
tant. « car la volonté particulière tend par sa nature aux préfé~
rences et la volonté générale à l'égalité ». Le Souverain peut bien
dire : « Je veux actuellement.. ce que veut un tel homme ou du
moins ce qu'il dit vouloir :t; mais, comme il est absurde qu'une
volonté se donne des chaînes pour l'avenir et consente « à rien
de contraire au bien de l'être qui veut », le Souverain ne peut
pas dire : « Ce que cet homme voudra demain, i.e le voudrai
encore ». En un mot, le peuple peut bien désigner des députés
chargés de proposer et de rédiger des lois, mais ces députés ne
sont ni ne peuvent être ses représentants mandatés pour décider
en son nom. Ils ne sont que ses commissaires dont le travail pré~
pare sa décision; ils ne peuvent rien conclure dé6nitivement;
tout ce qu'ils font est sous réserve de rati6cation par le Souve-
rain. « Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est
nulle. ce n'est point une loi »9.
Indivisibilité. - La souveraineté est indivisible par la même
raison qu'elle est inaliénable. Ou la volonté est générale,' est celle
de tout le peuple en corps, « toutes les voix comptées "; ou elle
est seulement ceIle d'une partie du peuple, c'est-à-dire une volonté
particulière. Il ne faut pas - avertit Rousseau, qui ne vise pas
ici Montesquieu (la récente qémonstration de R. Derathé est déci~
sive) mais Barbeyrac et Burlamaqui - prendre les « émanations »
de la souveraineté pour des « parties " de celle-ci. Comme si
la souveraineté pouvait se découper en morceaux à volonté, et
se reconstituer de même : ce sont là tours de passe-passe, prestiges
dignes de la foire - et de ces charlatans du Japon qui, dit-on.
après avoir dépecé un enfant aux yeux des spectateurs, le rassem-
blent tout vivant - mais indignes de politiques sérieux! « Toutes
les fois qu'on croit voir la souveraineté partagée, on se trompe, les
9. Voir cependant Les Considérations sur ... Pologne, et « l'attitude plus
conciliante et surtout plus réaliste » de Rousseau; cf. DBRATHÉ, p. 280.
17
droits qu'on prend pour des parties de cette souveraineté lui sont
tous subordonnés, et ~upposent toujours des volontés suprêmes
dont ses droits ne donnent que r exécution ».
Absolutisme, enfin. - Pour mouvoir et disposer chaque partie
de la manière la plus convenable au tout. le corps politique a
besoin d'une force « universelle et compulsive » : cette force, le
contrat social la lui donne sous forme d'un « pouvoir absolu "
sur tous ses membres - pouvoir dirigé par la volonté générale.
A cet absolutisme le contrat n'assigne, en droit· strict, aucune
limite : l'aliénation de chacun est totale. Pourtant Rousseau, si
sincèrement épris de liberté et qui écrit : « Renoncer à sa liberté,
c'est renoncer à sa qualité d'homme ", recule devant sa propre
affirmation. Dans le chapitre si subtil et si embarrassé qui s'in-
titule précisément Des bornes cJu pouvoir souverain 10, il concède
pour commencer que chacun n'aliène de sa puissance. de ses biens,
de sa liberté, que « la partie de tout cela dont l'usage importe à
la communauté ». Mais il se hâte d'annuler pratiquement cette
concession en rappelant que « le Souverain seul est juge de cette
importance· ». Non sans rassurer ensuite les individualistes, en
soulignant que le Souverain ne peut charger les sujets d'aucune
chaîne i~utile à la communauté et qu'il « ne peut pas même le
vouloir » (puisque, par cela seul qu'il est, il est toujours ce qu'il
doit être) Si le Souverain était un particulier, un monarque
animé d'une volonté particulière. il pourrait certes abuser d'un
pouvoir si absolu et des limites rigoureuses devraient lui être
assignées. Mais ce qui vaudrait pour un Souuerain illégitime ne
vaut plus quand il s'agit du seul Souverain légitime selon Rous-
seau : le peuple en corps, société d'hommes en droit égaux et
libres. qu'anime et guide l'infaillible. volonté générale. Car ce Sou-
verain-là est en quelque sorte bon par essence et ne saurait jamais
mésuser ni abuser de son pou(1oir absolu. Dans un pareil cas,
« demander jusqu'où s'étendent les droits respectifs du Souverain
et des citoyens, c'est demander jusqu'à quel point ceux-ci peuvent
s'engager avec eux-mêmes. chacun envers tous et tous envers
chacun d 'eux ».. .
On voit comment à L'Etat c'est moi. Le Souverain c'est moi
du monarque absolu selon Hobbes et Bossuet, Rousseau substitue
L'Etat c'est nous, Le Souverain c'est nous de l'ensemble des
10. On en trouvera l'analyse la plus fouillée dans DERATHê, pp. 344 et suiv ..
qui croit pouvoir assigner au souverain selon Rousseau « ce double caractère
d'être à la fois absolu et limité ,..
18
'J ean-J acqt«33 Rou.3seau
citoyens ou peuple en corps. Nouvel absolutisme non moins majes-
tueux que celui qu'il remplace. et qui de plus. lui, est légitime, qui.
lui, est sans danger: cal il se ramène à l'absolutisme de la volonté
gén.érale, qui veut toujours le meiJleur. qui est « toujours droite ».
fil
Protection de l'Institution sociale l'glUme
Cet édifice social légitimement fondé. par quels moyens le
conserver et le conserver légitime, autrement dit le protéger? Ici
intervient la loi, expression de la volonté gé.nérale (et. subsidiaire-
ment. on le verra, la religion)
1. La loi est l'acte par essence généraL impersonnel. et inflexi-
ble; eUe ne peut jamais considérer un homme comme individu ni
une action particulière. Son objet est toujours Jénéral. comme
est toujours générale la volonté qui l'édicte. Il n'y a loi que lors-
que « la matière sur laquelle on statue est générale comme la
volonté qui statue ". Cette double condition de généralité permet
seule de pallier la plupart des maux inhérents pour l'homme au
fait de dépendre des hommes; permet seule de restaurer dans
l'état social une dépendance analogue à celle où l'homme se trouve
vis-à-vis de la nature physique. vis-à-vis des choses. La dépendance
des choses. à l'opposé de la dépendance des hommes, n'altère pas
la liberté car elle n'est que « la soumissiç>n à la nécessité, à des
lois stables derrière lesquelles on n'aperçoit pas une volonté
humaine individuelle capricieuse et instable " (Halbwachs, p. 50.
Cf. aussi Derathé, pp. 150, 228)
Emanant du Souverain. c'est~à~dire en somme de chacun de
nous en tant qu'il veut le bien commun. la loi ne peut être injuste :
« Nul n'est injuste envers lui-même ». La soumission à la loi, de
même. nous laisse libres, puisque la loi n'est que le « registre »
de notre volonté.
On pourrait objecter que dans la réalité, si la consultation
du peuple est générale. toutes les voix étant comptées (ainsi que
Rousseau y insiste) le vote de la loi proposée est rarement una~
nime, et qu'il faut bien se contenter du procédé très imparfait de
la majorité. consécration de la force du nombre. Comment sou-
tenir que la minorité a consenti à la loi contre laquelle elle a voté;
que cette loi ne peut être injuste envers elle; que la soumission à
19
J ean-J acques Chevallier
cette loi la laisse libre? C'est pourtant ce que Rousseau soutient
imperturbablement, en toute logique : la logique de la volonté
générale. Le vote, dit-il, d'une proposition de loi n'a d'autre but
que de déterminer si elle est conforme ou non à la volonté géné ...
raIe; or, celle-ci ne sera connue qu'après le vote : « Quand donc
l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon
que je m'étais trompé, et que ce que j'estimais être la volonté
générale ne I"était pas. Si mon avis particulier l'avait emporté.
j'aurais fait autre chose que ce que j'avais voulu, c'est alors que
je n'aurais pas été libre ».
Car on n'est libre, et citoyen, que pal la volonté générale, que
grâce à' cette volonté « du meilleur» en nous tous et en chacun
de nous. Le citoyen consent donc aux lois qu'on passe malgré lui,
de même que, paradoxalement mais logiquement, il consent à celles
qui le punissent « quand il ose' en violer quelqu'une ». A Gênes,
nous rapporte Rousseau, le devant des prisons et les fers des
galériens portaient inscrit le mot Libertas : cela, bien qu'inattendu,
était beau et juste !
On voit comment Rousseau parvient à résoudre la difficulté
inhérente à la règle de la majorité, que Grotius, Puffendorff.
Locke avaient éludée, et à éliminer de son système tout appel
même détourné à la force. On voit comment par le jeu, ou mieux
par le miracle, de la volonté générale. la loi. expression de cette
volonté, peut à la fois émaner de l'homme et pourtant être au-
dessus de l'homme, au-dessus de toute volonté humaine individuelle.
capricieuse. instable, arbitraire.
Traduite en termes de fonctionnement pratique, cette concep-
tion complexe et savante aboutit à l'aménagement constitutionnel
suivant. Le Souverain, au rp.oins visible. apparent. est le peuple
en corps. Il ,vote directement la loi, expression de cette volonté
gênérale dont il n'est au fond que l'organe et qui est la vraie
souveraine. Il exerce directement la fonction législative, il possède
le monopole de la puissance législative. Il est, et lui seul à I"ex-·
cIusion 'de toute assemblée partielle pseudo-représentative, peut
être pouvoir Jégislatif : c'est là, selon Rousseau, la condition pre-
mière, et sine qua non de la légitimité de toute constitution poli-
tique.
2. Cependant trois difficultés pratiques se présentent, qui
n'ont pas échappé au bon 'sens de Rousseau. Deux d'entre elles
tenaient à la nécessité dans certaines hypothèses d'un individu
exceptionnel - ,le Législateur, le Dictateur au. sens antique de ces
20
Jean·Jacques RoU8seau
termes - pour urie tâche exceptionnelle. La troisième tenait à la
nécessité, quotidienne celle-là, du gouvernement, au sens étroit et
technique d'exécutif donné par l'auteur à ce mot qui, dit-il, « n'a
pas encore été fort bien expliqué ». De quelle façon tenir compte
de ces nécessités ~ans ouvrir une voie à l'invasion des volontés
particulières avec leurs caprices et leur instabilité; sans réintro-
duire cette dépendance " des hommes " qui, grâce à lq loi, devait
redevenir celle « des choses ": sans mettre en péril la souverai-
neté du peuple en corps, organe exclusif de la volonté générale,
et seul pouvoir législatif légitime ? Problème épineux, que Rous-
seau, de toute sa vigueur logique et de toute sa subtilité, s'est
employé à résoudre.
3. Quand et pourquoi y a-t-il nécessité du Législateur, cet indi-
vidu extraordinaire, véritablement inspiré, tels qu'avaient été Moise,
Solon, Lycurgue, Numa dans l'Antiquité, et Calvin pour Genève
dans les temps modernes? Le Législateur est nécessaire au moment
de la formation (et aussi de la réformation) d'un corps politique,
d'un peuple, alors que celui-ci a besoin d'être institué, de recevoir
ses lois fondamentales, autrèment dit tout le système de législation, ,
de coutumes et de mœurs appelé à régler pour. un long avenir sa
vie collective. Nécessité du Législateur, parce 'qu'une entreprise
aussi difficile que celle-là, aussi auguste, presque au-dessus de' la
force humaine, quasi divine - « il faudrait des, dieux pour donner
, des lois' aux hommes » -, ne peut être confiée directement au
Souverain, au peuple en corps. ,Certes la volonté générale est
toujours droite, mais - avoue Rousseau - le jugement qui la
guide n'est pas « toujours éclairé ", et, si le peuple ne veut évi-
demment jamais que son bien, il s'en faut qu'il le voie toujours.
C'est au Législateur "de le lui faire voir, de l'éclairer des lumières
de son propre génie, et de l'entraîner vers ce bien en ne craignant
pas de se présenter, s'il juge le subterfuge nécessaire, comme l'in-
terprète de la volonté des dieux. '
Mais notons bien que ce Législateur selon Rousseau, à la diffé-
rence de celui qu'évoquait Machiavel dans les Discorsi et qui avait
tout le pouvoir,' n'a aucun pouvoir. Il est dépourvu de toute auto-
rité contraignante; il ne commande pas' aux hommes (et c'est
heureux, sinon « jamais il ne pourrait éviter que des vues parti-
culières n'altérassent la sainteté de son ouvrage») Lui qui rédige
les lois par excellence, celles qui sont vraiment « les conditions
de l'association civile »: lui qui met, sur pied tout le système
moral et juridique. destiné à maintenir la nécessaire dénaturation
'1
J ean-Jacques ChevaUier
de l'homme en citoyen sous l'égide de la volonté générale, ne peut
donner aucune force exécutoire à rien de ce qu'il établit. S'iJ
éclaire et guide la volonté générale, il ne saurait se substituer à
elle; car elle seule est souveraine par l'organe du peuple en corps:
elle seule, aux termes du contrat social, peut obliger les sujets.
" Et on ne peut jamais s'assurer qu'une volonté particulière est
conforme à la volonté générale qu'après l'avoir soumise aux suf-
frages libres du peuple. " Le Législateur propose, mais c'est le
peuple en corps qui dispose, par son indispensable ratification.
La loi. expression de la volonté générale, reste ainsi au-dessus de
r homme, cet homme fût-il le Législateur, et de toute volonté par-
ticulière, celle-ci exprimât-elle la sagesse supérieure d'un inspiré
(mais jamais la subtile construction de Rousseau n'a été plus en
danger qu'avec cette apparition en coup de théâtre de l'individu
exceptionnel. d'une grande âme s'il en fut, assumant la plus Qrande
des missions !)
4. Quand et pourquoi y a-t-il nécessité du Dictateur? Ici Rous-
seau reprend en tout et pour tout les Discorsi de Machiavel. L'hy-
pothèse est celle de l'Etat en proie à un mal aigu et pressant qui
menace son existence même. Alors l'inflexibilité des lois, qui en
temps normal fait leur vertu, peut les rendre pernicieuses.
« L'ordre et la lenteur des formes demandent un espace de temps
que les circonstances refusent quelquefois. » II faut bien, comme
le voulait Machiavel. que l'Etat puisse se défendre contre les
événements extraordinaires. C'est pourquoi « dans ces cas rares
et manifestes on pourvoit à la sûreté publique par un acte parti-
culier qui en remet la charge au plus digne ». Ce dernier, autorisé
faire taire les lois et à suspendre la souveraineté pendant un
temps strictement limité, s'appelle selon le terme hérité de Rome:
Dictateur. A Rome il était nommé par l'un des deux consuls. et
Rousseau fait remarquer que la nomination avait lieu secrètement
et de nuit. comme si l'on avait eu « honte » de mettre un homme
au-dessus des lois. Mais est-il même vrai de dire qu'on le mettait
au-dessus des lois ? Rousseau lui-même précise que le Dictateur
peut uniquement agir par des. actes particuliers; que s'il fait
« taire » les lois, il ne peut les laire « parler»; qu'il ne saurait
se substituer à la volonté générale ni la représenter car on sait
qu'elle ne se représente pas: qu'enfin il peut tout faire « excepté
des lois ". De celles-ci la dictature suspend provisoirement le
pouvoir sacré mais ne l'abolit pas. Rien ni personne ne pourrait
légitimement l'abolir.
J ea:n,.Jacq'Ue8 R0'U38eaU
5. Reste la plus ardue des difficultés annoncées : celle qui tient
à la nécessité quotidienne du gouvernement.
L'exécution de la loi ne peut être procurée que par des actes
particuliers visant des objets particuliers et individuels. Ces actes
ne peuvent émaner que de la volonté particulière d'un corps spécial
et restreint, « corps intermédiaire établi entre les sujets et le
Souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de l'exécu-
tion des lois ». C'est à ce corps spécial, à ce groupe d'hommes
particuliers 11 que l'auteur du Contrat réserve le nom de « gouver-
nement ». Il donne ainsi un sens étroit, celui de simple exécutif,
à un mot pris jusqu'alors dans une acception bien plus large.
C'est que la logique de son système l'oblige d'établir une distinc-
tion radicale entre le Souverain, seul pouvoir législatif, et tout
autre organe de l'Etat. Le Souverain, le peuple en corps veut,
d'une volonté générale, il vote directement la loi. Le gouvernement
n'est et ne peut être que l'instrument, le bras au service de la
volonté générale : c'est pour le compte de celle-ci et en toute
obéissance à celle-ci qu'il agit concrètement pal voie de mesures
particulières.
On comprend pourquoi Rousseau écarte, de même que Hobbes
avant lui mais pour des raisons inverses, toute hypothèse d'un
« contrat de soumission " qui. eût logiquement/ suivi le contrat
originel de société. Quand le peuple souverain se donne un gou-
vernement. il ne se soumet point à des maîtres, même sous con-
ditions: il se borne à désigner des employéS, des « officiers », des
commis, pour exercer en son nom un certa'in pouvoir, l'exécutif.
« qu'il peut limiter, modifier et reprendre quand il lui plaît ".
Comment concevoir un contrat sur pied d'égalité entre le Sou-
verain et ses commis? Il ne peut être question pour ceux-ci que
« d'obéir ».
Cette distinction capitale entre le Souverain et le gouvernement
constitue dêjà par elle-même un premier et considérable obstacle
aux usurpations éventuelles du gouvernement sur la souveraineté:
usurpatio~s que Rousseau a pour préoccupation majeure d'empê-
cher autant que faire se peut. Rousseau sait trop que, « comme
la volonté particulière agit sans cesse contre la volonté générale.
ainsi le gouvernement fait un effort continuel contre la souve-
raineté »; que tout corps particulier, toute société partielle tend
à accroître sa force propre aux dépens de la grande société et
11. Réduit. dans le cas de monarchie (voir ci~dessous). à un seul homml'.
Jean-Jacques OhevaUier
avec bien des chances de succès; que, selon le commentaire de
B. de Jouvenel (dans Du Pouvoir) «: les hommes du Pouvoir
forment corps, que ce corps est habité par une volonté de corps
et qu'il vise à s'approprier la souveraineté» 12. Cet effort continuel
du Prince (nom collectif donné, à l'époque, aux gouvernants)
contre le Souverain apparaît à l'auteur du Contrat comme « le vice
inhérent et inévitable qui, dès la naissance du corps politique-;
tend sans relâche à le détruire,· de même que la vieillesse et la
mort détruisent enfin le corps de l'homme ».
Dù moins est-il possible, grâce à une bonne constitution, de
retarder cette destruction inévitable, de conserver - légitime -
l'Etat le plus longtemps possible : et c'est là toute l'ambition
.- limitée et émouvante - de Rousseau. Une bonne constitution
saura cantonner le gouvernement, les « hommes du Pouvoir », dans
la stricte exécution des lois, faire en sorte qu'ils exécutent \~ tou ...
jours la loi ... et jamais que la loi» ; que le Souverain soit maître
de les établir et de les destituer à son bon plaisir. Une bonne
constitution fera appel à divers moyens concrets de maintenir ce
difficile équilibre entre Souverain et gouvernement. Le principal
de ces moyens consiste en de fréquentes assemblées du peuple,
puisque la souveraineté ne se manifeste pratiquement que de cette
façon : assemblées d'autant plus fréquentes que le gouvernement
est plus fort et par conséquent l'équilibre plus menacé. Dès l'ins-
tant, que le peuple. est légitimement assemblé, cesse tout pouvoir
du gouvernement; l'exécutif. est suspendu: la voix du Souverain,
puissance législative, « cœur de l'Etat ", seule peut se faire enten-
dre; elle est « la voix de Dieu sur la terre ». De telles assemblées
sont à la fois le frein du gouvernement et l'égide de la souve-
raineté : c'est pourquoi, de tout temps « les chefs » les ont eues
en horreur.
C' est ici le lieu de remarquer que la terminologie spéciale
adoptée par Rousseau vient transformer du tout au tout la ques ...
tion classique de savoir quelles sont les diverses formes de gouver~
nement et quelle est la meilleure. Cette question se trouve singu~
Iièrement rétrécie. Il-·ne s'agit plus que d'examiner quelles sont
les diverses modalités de t exécutif; et quelle est ,cellè qui, par sa
nature, se tient toujours le plus près de la loi, celle qui apparaît
la moins menaçante pour la souveraineté du peuple en corps :
premier et peut~tre Je seul qui ait gratté le pouvoir jusqu'à r os >, p. 226.
12. Cf. ALAIN (Politique, P.U.F.. 1952) voyant en « Jean-Jacques... le
...
Jean-Jacques Rousseau
étant entendu que le pouvoir législatif ne peut jamais appartenir
légitimement qu'à ce dernier. Dans cette perspective propre à
Rousseau, la monarchie se définit comme le régime où l'exécutif
appartient non plus à un corps proprement dit mais à un seul
homme: l'aristocratie celui où J'exécutif appartient à un corps de
plusieurs; la démocratie. enfin, celui où l'exécutif appartient au
peuple tout entier en corps, lequel est déjà, en tant que Souvèrain,
pouvoir législatif.
Quelle est la meilleure de ces trois formes de gouvernement,
autrement dit de ces trois modalités de l'exécutif ? Rousseau con-
damne - ô surprise! - la démocratie! Au vrai, ce n'est une
surprise que pour qui ne tient pas compte de la terminologie spé-
ciale du Contrat. Mauvaise, selon Rousseau, la démocratie, telle
qu'elle vient d'être définie, parce que souveraineté et gouvernement
y sont confondus, confondus législation et exécution, « vues géné-
rales » et « objets particuliers»; or, au contact des objets parti-
culiers. le législatif ne peut que se corrompre; sans compter qu'il
est « contre l'ordre naturel » que le grand nombre gouverne,
c'est .. à.. dire exécute. Voilà comment l'auteur du Contrat est amené
par la double logique de son système et de sa terminologie à
condamner le gouvernement démocratique, à le proclamer un gou ...
vernement irréalisable sur la terre et fait seulement pour « un
peuple de dieux ! ». Quant à l'aristocratie héréditaire, il l'accable,
s'il a quelque indulgence pour l'élective. Il rend hommage à la
vigueur du gouvernement monarchique où « tout marche au même
but », mais il se hâte d'ajouter qu'il n'est pas de gouvernement
où la volonté particulière ait plus d'empire. Toutefois Rousseau,
s'il a horreur de la monarchie héréditaire, témoigne (au moins
dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne) une
certaine estime à la monarchie élective. Sans doute l'élection
ébranle l'Etat à chaque règne, mais elle « maintient la liberté ».
La vérité est que Rousseau refuse de donner une fois pour toutes
à une forme d'exécutif déterminé la palme du meilleur gouver-
nement. Retrouvant dans cette mesure l'Esprit des lois 13, il avoue
que c'est là une question de climat, de dimensions. Il rend un
hommage exprès à Montesquieu en observant à sa suite que la
liberté « n' étan t pas un fruit de tous les climats n'est pas à la
13. Et aussi les Principes du droit politique du Genevois Burlamaqui parus
en 1751; notons le sous-titre du Contrat : Principes du droit politique (voir
DBRATHt, pp. 85 et suiv., sur l'influence, très limitée, que Rousseau en a
pu subir)
.6
J ean-Jacques Oheoo1lier
portée de tous les peuples ». Il conclut que la question du meil-
leur gouvernement comporte « autant de bonnes solutions qu'il
y a de combinaisons possibles dans les positions absolues et re1a-'
tives des peuples ».
6. ,Cet ordre social, en lui-même sacré, reposant sur la loi expres-
sion de la volonté générale, que le Contrat s'efforce si passion-
nément de protéger contre les usurpations des volontés particu~
Hères, ne devait-il pas recevoir le renfort supplémentaire et inap-
préciable de la religion, lien moral et social si puissant ? La reli-
gion du citoyen antique n'avait-elle pas, en réunissant le culte
divin et l'amour des lois et de la patrie, singulièrement fortifié
l'Etat-Cité ?
Ce grand problème, le profond Rousseau n'était pas sans
l'avoir médité. Mais il faisait à la religion antique le reproche
d'attenter à la liberté intérieure de l'homme, et d'être fausse en
même temps qu'exclusive et intolérante. Depuis la révolution chré-
tienne, qui avait distingué Dieu et César, la religion antique n'était
plus possible; il fallait désormais séparer la religion « de l'homme»
et la religion " civile ». celle du citoyen moderne.
La religion de l'homme, c'est le christianisme de l'Evangile :
croyance sainte, sublime, mais qui n'attache pas suffisamment les
cœurs à cette chose terrestre qu' est l'Etat - pour tout dire reli-
gion anti-sociale. C' est pourquoi une religion civile, laissant entiè-
rement libre la croyance individuelle, doit intervenir pour rap-
peler le lien social et l'obéiss~nce au Souverain, pour approfondir
chez le citoyen ses sentiments de sociabilité, sa ferveur envers la
société légitimement constituée. Les dogmes positifs de cette reli-
gion civile, peu nombreux. simples, énoncés avec précision, sans
explications ni commentaires, sont les suivants : « L'existence de
la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pour-
voyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des
méchants, la sainteté du contrat social et des lois. » Un dogme
« négatif» s'y ajoute : la tolérance. L'auteur précise que le Sou-
verain ne peut obliger personne à croire à ces dogmes. Mais il
précise également que le Souverain a le droit de bannir de l'Etat
quiconque ne les croit pas : non comme impie, mais comme « inso-
ciable .». Il va jusqu'à ajouter, dans son fanatisme civique: « Que
si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes,
se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a
commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois. »
'6
L'orlglnall16 d. Rou••• au
Selon Mme de Staël, Rousseau aurait « tout enflammé ~ mais
rien inventé. C'est inexact : on ne peut refuser à la construction
savante et complexe du Contrat une authentique originalité, qui
se résume dans l'expression magique de volonté générale.
1. On voit bien, certes, ce que cette construction emprunte aux
prédécesseurs de Rousseau, Hobbes et Locke au premier rang :
son point de départ individualiste, utilitariste, volontariste. artin-
cialiste. L'Etat n'est pas, comme le voyait Aristote, naturel; il est
conventionnel, il résulte de l'art, de l'artifice humain : des indivi-
dus isolés, mus pal un calcul d'utilité, se sont constitués en société
politique à la suite d'un acte volontaire.
On voit bien que cette construction doit essentiellement à
Hobbes son contenu absolutiste (y compris la religion civile) et
qu'elle doit surtout à Locke son contenu moral de justice. de liberté,
d'égalité - ces deux contenus étant d'ailleurs mutuellement incom-
patibles, sauf intervention d'une mystérieuse équation qui est pré-
cisément la volonté générale. Mais la volonté générale, telle que
Rousseau l'entend, était parfaitement étrangère à Hobbes (on la
trouve au contraire à J'état embryonnaire chez Spinoza 14) De
même la dénaturation de l'homme en citoyen sous la direction de
la volonté générale, où certains ont pu voir une mort complète- à
la nature et une naissance à une « nouvelle nature » toute sociale,
était parfaitement étrangère à Locke : tout comme l'absolutisme
de la souveraineté selon Rousseau, en dépit de toutes les subtiles
atténuations proposées. était parfaitement étranger au théoricien
anglais de la limitation du pouvoir par les droits naturels de l'indi-
vidu. innés et inaliénables. Si Rousseau a largement utilisé Hobbes
et Locke, on peut dire qu'ils sont sortis. de ses mains ingénieuses,
eux aussi dénaturés.
C'est qu'en réalité la construction du Contrat dans son esprit
profond (et au-delà sans doute des intentions conscientes de J'au-
teur) dément toute la conception où elle a puisé son point de
H. Jean LACROIX notait (Rev. Fr. de Sc. Pol., n" 3. juillet 1951, p. 389)
l'intérlt d'une étude comparée de Spinoza et de Rousseau. - Voir dans Je livre
récent de R. POLIN, Politique et Philosophie chez Thomas Hobbes (P.u.P.,
1953) une interprétation différente, p. 232; cf. p. 217. n. l, sur religion
civile.
Jean-Jacques Ohevallier
départ. Elle traduit authentiquement une autre conception bien
différente, celle de Platon et d'Aristote. La thèse de Rousseau
implique que' l'individu ne se réalise véritablement que dans et
par la communauté politique, puisque c'est en elle qu'il trouve
« la moralité qui lui manquait auparavant » (alors que pour Locke
la moralité préexistait à l'état social) Rousseau, parti de l'indivi-
dualisme contractuel, finalement exalte la communauté 'politique
aux dépens de l'individu; exalte un bien commun qui est tout
autre chose qu'une addition d'intérêts individuels présupposée en
harmonie avec l'intérêt général; exalte la participation continû-
ment consentie du citoyen à ]a vie communautaire. L'union sociale
chez Rousseau devient, au vrai, comme l'a bien vu B. de Jouvenel.
une « communion » de nature affective; elle revêt un caractère
réellement mystique que d'ailleurs « rend aussi mal que possible ...
le mot de contrat »la. C'est une des ironiës les plus saisissantes
de l'histoire des idées politiques, que l'aüteur qui passe d'ordi ..
naire pour avoir donné de la doctrine contractuelle une expression
achevée et définitive se trouve, au contraire, avoir puissamment
contribué, à consommer la ruine de cette doctrine paT l'invention
du mythe de la volonté générale.
2. Mythe, on l'a déjà dit et il faut le redire, car Rousseau
transfigure la réalité politique au lieu de la traduire, lorsqu'il postule
que le peuple en corps manifeste nécessairement (certaines précau-
tions étant prises) une volonté " du meilleur» ; lorsqu'il confère
à la généralité une miraculeuse vertu d'infaillibilité. Et eJles ne
semblent guère moins mythiques, ces précautions qu'il exige pour
_éliminer du peuple en corps toute intrusion, du particulier, qui
figure en quelque sorte le péché. W.E. Jones fait observer que la
réalité politique ne se conforme à ce schéma idéal que bien rare~
ment et pour bien peu de temps (par exemple dans le cas d'une
grave crise nationale où l'intérêt du salut de l'Etat passe plus ajsé~
ment avant les intérêts particuliers, qui presque tous sombreraient
si l'Etat sombrait) Et il ajoute que ces cas de conformité ont
d'autant plus de chance de se produire et de se prolonger. que la
communauté est plus petite. Plus petite et aussi mieux liée, mieux
unie par une sorte d'intimité sensible entre ses membres. Car tout
cela se tient :'« Pour aimer un groupe plutôt que soi-même, pour
sentir relativement au groupe plutôt que relativement à soi, il faut
15. Cf. les remarquables suggestions de R. LABROUSSE (Le Monde~ 22 juin
1951) : « Plans moins rationalisés... religion immanentiste de la cité. dont la
volonté générale est le verbe fnfal11fble:..
18
J eati·J acques R0U88eaU
nécessairement que le groupe ne soit pas très vaste " (B. de Jou-
venel)
Rousseau d'ailleurs a parfaitement vu cela et n'a pas craint de
le dire ni de le répéter. Le Contrat n'est pas écrit à l'échelle des
grands Etats-Nations 16. Il peint l'institution sociale légitime à
l'usage des Etats-Cités (tels que Genève) qui sont encore capables
de retarder. moyennant certaines réformes. la corruption inévitable.
Rousseau savait que l'austérité qu'exigeait son système pouvait
avoir quelques chances de se rencontrer dans les Etats restreints.
jamais dans les autres : pour ces derniers il était même possible
que le « hobbisme " despotique fût assez bon.
Mais ces réserves, si graves fussent-elles. et de la plume même
de l'auteur. importent au fond assez peu. Le mythe de la volonté
générale. déformé, simplifié. caricaturé à gauche et à droite: saisi
et repensé par de grandes et subtiles métaphysiques, utiljsé au ser-
vice des passions collectives et des ambitions individuelles, allait
rouler et rebondir à travers l'histoire, selon la forte expression de
B. de Jouvenel. comme une « avalanche ".
3. Tel est l'apport original et capital de Rousseau: le Rousseau
du Contrat. Toutefois n'oublions pas qu'un autre mythe (rajeu-
nissement d'une très vieille idée) également dû à Rousseau, le
Rousseau du Discours sur lïnégalitê (et plus tard de l'Emile. 1762)
devait courir une carrière non moins glorieuse. Il s'agit du mythe
de l'homme « naturellement bon » et heureux, mais corrompu et
rendu malheureux par les institutions sociales : le mal n'était pas
dans l'homme. mais dans la société; il n'était pas dans la nature
humaine, foncièrement mauvaise ou du moins déchue à la suite
du péché originel: il était dans la situation 17 r état social avait
plaCé l'homme, il était dans « toutes les contradictions du système
social ».
Nulle idée n'était davantage dans le cour?lnt du siècle. Rous-
seau pensait à contre-courant de la " philosophie ». lorsque. dans
les deux Discours, il dénonçait les ravages du progrès et faisait
l'éloge des sociétés simples et sans besoins; lorsque dans toute
son œuvre il dressait au nom du sentiment l'étendard d'une révolte
déjà romantique contre la raison de Voltaire et des Encyclopédistes.
16. Se reporter à OERATHÉ, op. cit., p. 280. sur l'assouplissement ultérieur
des principes de Rousseau.
17. Cf. B. DE JOUVENEL, Essai (p. 65). sur « le mal tenant à la situation »
et sur l'œuvre « disculpatrice » de Rousseau.
19
J 60,'tt. .. Jacques· Oh.eva.lUer
Au contraire, lorsque, semblant parler comme Diderot. il élevait
aux nues la nature, l'homme naturel, le bonheur naturel (il s'agis-
sait d'ailleurs, pour lui, d'une nature et d'un bonheur baignés de
moralité) il Rattait l'une des tendances les plus fortes de l'époque
des lumières, en même temps qu'un anarchisme et un naturisme
éternels.
La vérité, répétons ..le, c'est qu'on faussait radicalement - et
que l'on continue trop souvent de fausser de nos jours - l'ensei-
gnement du grand Genevois, en isolant et opposant artificiellement
les deux Rousseau, celui du Discours sur lïnégalité (qui est aussi
celui de l'Emile) et celui du Contrat (comme des Considérations
sur le gouvernement de Pologne) La 'vérité, c'est que le premier.
apologiste de l'état de nature contre les tares de l'état social tel
qu'il existait, autrement dit dépourvu de bases légitimes, débou-
chait en définitive dans le second 18. Moins attirant, mOÎns connu.
méconnu même; ce second Rousseau! Fervent apologiste, ce second
Rousseau, de l'ordre social. par lui revêtu d'un caractère sacré :
mais s'agissant alors d'un ordre social légitimement institué et
juste par essence, dans lequel « toutes les contradictions du sys-
tème social» tel qu'il existait, avec son illégitimité foncière, seraient
par hypothèse résolues ! Grave. profond et prudent théoricien poli-
tique, ce second 'Rousseau, en qui brûlait une vocation de Légis-
lateur et de Réformateur - de médecin à son tour (à la suite
d'un Aristote, d'un Bodin, d'un Montesquieu) des Cités ou des
Nations malades!
18. Cf. Jean GOTTMANN, dans son Amérique (Hachette. 1949, p. 429). sur
l'éducation américaine où les enfants jouissent d'une liberté qui évoque l'Emile.
en attendant d'être, adolescents au collège et à l'université, « initiés au Contrat
social, imprégnés de solidarité humaine » : pas d'opposition ici, une continuité.