La clef épigraphique
Aperçu du Contrat social par le trou de sa serrure
ou ce que Virgile fait chez Rousseau
D ANIEL
N EICKEN
rousseaustudies.free.fr
 
 
 
 
AVERTISSEMENT
Le Contrat social ne commence pas vraiment par
l’ avertissement qui précède son premier livre. Il
commence dûment par son gros titre ( que tel ou
tel érudit dirait tiré de Grotius ), par son sous-
titre ( que la même érudition relierait à un autre
Jean-Jacques, nommé Burlamaqui ), par le nom
de Rousseau ( précédé des initiales sans tiret de
son prénom ), par J. J. se (sous-)titrant citoyen
de Genève , et… je ne vois pas pourquoi ce com-
mencement finirait juste avant la courte citation
de Virgile, Aeneid. XI. D’où cet article écrit, où
les quatre mots cités du poète ouvrent le dense
traité de quatre livres dont ils sont l’épigraphe
et la clef des lectures principales.
« ÉPIGRAPHE n. f. XVII e siècle. Emprunté
du grec epigraphê , "inscription, maxime",
de epigraphein , "s’inscrire", composé de
epi- , et graphein , "écrire". […] 2. Courte
sentence, courte citation placée en tête d’un
ouvrage ou d’un chapitre pour en indiquer
l’objet ou l’esprit. Prendre pour épigraphe
un vers […] de Virgile . »
Dictionnaire de
l’ Académie Française
Arrivées au seuil
Clos à la porte : Derathé & Co
L’inscription romaine : Masters
L’épigraphe empoignée : Bernardi
Le frontispice et sa Minerve
Traduction maison
La clef tournée vers le passé
La forte loi du plus fort
Le pacte léonin
La clef du présent
La marche manquée : Philonenko
L’échelle d’Émile
La clef tournée vers l’avenir
L’extrême loi du plus fort
Le pacte terminal
Entrée entre les lignes
L’importance charnière
L’ignorance en trompe-l’œil
Le chapitre du pacte
Les mathématiques peu frappantes
La porte ouverte à l’éducation
La CLEF ÉPIGRAPHIQUE
Aperçu du Contrat social par le trou de sa serrure
ou ce que Virgile fait chez Rousseau
D ANIEL N EICKEN
L E traité classique du Contrat social apparaît extraordinairement
inabordable en vérité. Le lire dans l’ordre de ses livres n’a encore
guère abouti. L’érudition de Derathé a réussi à voir que l’« ordre
d’exposition adopté dans le Contrat social n’est pas celui dans le-
quel les idées se sont présentées à l’esprit de l’auteur 1 », mais ce
type de vue n’a pu réussir à éradiquer le désordre des lectures qui
vont parfois jusqu’à conclure que l’œuvre principale de Rousseau
est carrément bordélique. Des érudits ont bien essayé de prendre
pied dans le texte imprimé du Manuscrit de Genève … mais leurs
essais ne se sont point transformés en réussite. — Par ces lignes
où j’entreprends de creuser une citation latine et d’en sillonner un
champ quasi inaperçu de la pensée rousseauiste, je vais exposer
que les Principes du droit politique s’abordent vraiment d’après
deux moments forts du second Discours .
Arrivées au seuil
Clos à la porte : Derathé & Co
Pour entrer du bon pied dans le traité qui succède au manuscrit
du Contrat social , il est indiqué de prendre sa première page pour
une porte d’entrée. Comme Saint-Thomas, je ne crois que ce que
je vois, et j’en vois d’abord ( en gros caractères ) un célèbre titre
sous-titré ; ensuite, j’en vois les initiales du prénom, le nom et la
qualité la plus avancée de l’auteur ( mais pas son âge ). Comme
Saint-Simon, je crois surtout ce que je vois à travers le trou de la
serrure ( d’où la forme réputée de son œil ). Pour scruter ainsi, il
faut commencer par trouver l’endroit troué, mais la page « 347 »
de mon volume III de la Pléiade est dénué d’un tel défaut. Avec
un brin de réflexion mais sans miroir en vue, je réalise que Jean-
Cet article est dédié à Virgile, né 2078 ans après Virgile.
1 : D ERATHÉ in : R OUSSEAU , 1964, p. CII .
5
 
Jacques n’a point symbolisé la serrure par une virgule ( symbole
inutile qui n’ouvrirait sur rien ), mais par une citation de Virgile
qui pourrait bien être une clef de lecture utilisable partout dans
les quatre livres du Contrat social .
Plutôt que d’alourdir la description littérale de cette porte de
papier, il est indiqué de la reproduire et de faire figurer sa fidèle
reproduction ci-dessous. Puisque la page « 347 » reproduit ( en la
recopiant comme si elle la photographiait ) la moitié supérieure
de la page « 1 » de la première édition ( datant de « MDCCLXII » ),
autant produire cette figure avec un cachet ancien :
Le frontispice et les trois mentions alignées sous sa Minerve ont
été amputés d’un coup, de telle sorte que, en blanchissant le verso
de cachet et le jauni de ci-dessus, puis en modernisant les carac-
tères d’imprimerie, on obtient une image exacte de la 347 ème page
( non-introductive ) du 3 ème cinquième des O.C. de « J. J. ».
Même si Derathé est plus qu’un tel reproducteur, ayant l’art et
la science de consteller son édition du Contrat social ( datant de
1964 ) de notes érudites, il n’éclaire aucunement cette porte sertie
de deux morceaux de vers ( XI, 321-322 ). En fin de volume, là
où sont les « NOTES ET VARIANTES », on passe de la « P. 346 » à
la « P. 349 » 2 ; aucune traduction n’y figure.
2 : R OUSSEAU , 1964, pp. 1430-1431.
6
 
La prime page établie par Burgelin est proche de celle due à
Derathé : un point-virgule, une virgule puis un point y sont omis,
et l’« AEneid. XI » s’y traduit par « É NÉIDE XI » ; aucun appel de
note n’est à noter 3 . — Chez Mairet, par rapport à chez Burgelin,
le titre et le sous-titre sont mis sur trois lignes ( au lieu de six ) et
l’on omet les deux lignes suivantes ; les deux fois deux mots de
Virgile sont justifiés à droite… et l’on revient à l’« AEneid., XI »
avec une virgule en prime ; un « 1 » renvoie aux « NOTES » : « 1.
Traduction : "Proposons un traité dont les clauses soient justes"
( Virgile, Énéide , XI, 321-322 ). » ; aucun éclairage notable n’est
ensuite apporté 4 .
L’inscription romaine : Masters
Le premier interprète de "Jean J. Rousseau" à profondément
creuser la formule-clef du Contrat social est Roger D. Masters,
dans sa Political Philosophy of Rousseau . En un chapitre dont le
titre et le sous-titre ont la profondeur d’être le sous-titre et le titre
du « traité »
( « Les principes du droit politique
Le contrat social » ),
ce profond lecteur a bien observé que, toutes les « lois de justice
susceptibles d’être données dans l’état pré-politique » n’ayant pu
exister à temps pour que l’« état politique » soit bon dès le début,
et que la « fondation de la société humaine » en « a été […] un
acte accompli au mépris de toute loi » 5 .
« L’épigraphe de Rousseau, tirée de l’ Énéide de Virgile, le ré-
vèle au premier venu, dès qu’il considère le contexte d’où elle est
extraite :
Foederis aequas
Dicamus leges
Coupée de son contexte, cette phrase semble renvoyer à un contrat
social historique. Mais en réalité elle provient d’un discours tenu
par le roi âgé du Latium, dont les sujets viennent d’être défaits
dans une bataille qui les opposait aux Troyens commandés par
Énée. Le Roi propose que la paix soit restaurée par une fédération
des peuples en guerre, mais son discours n’a absolument aucun
effet. Le sentiment du peuple, c’est qu’il faut un combat singulier
3 : R OUSSEAU , 1992, p. 21.
4 : R OUSSEAU , 1996, p. 43 et p. 189.
5 : M ASTERS , 1968 ; 2002, pp. 349-350.
7
 
entre Turnus ( le valeureux combattant des Latins ) et Énée. Mais
les délibérations sont interrompues par une nouvelle offensive
troyenne. Finalement Énée vainc Turnus, et la déroute qui s’ensuit
chez les Latins permet à Énée d’établir ses exilés troyens sur le
site du Latium. Rome fut fondée à l’origine sur "le droit du plus
fort", et non pas sur un contrat social. Quant à ceux qui pourraient
objecter que l’épigraphe vient d’un récit poétique, Rousseau four-
nit un autre indice qui montre que la force fut antérieure à la loi
dans la fondation de Rome. 6 » A. Philonenko pensera a contrario
que la bonté politique « aurait pu être » ab initio .
L’épigraphe empoignée : Bernardi
L’excellente édition récente de Bernardi s’ouvre d’abord sur
une page « 37 » très proche de la « 347 », mais qui en diffère par
la mise en italique des « PRINCIPES » et par l’accent ( grave ) mis
sur le deuxième « e » de « Genève » ; plus important, pas moins
de trois notes y sont appelées… dont la troisième concerne notre
chère épigraphe 7 . Éclaire-t-elle ? Tout d’abord, elle apporte une
traduction tiède… et une erreur sans importance : « 3."Énonçons
les clauses d’une convention équitable." Virgile, Énéide , ch. XI,
v. 320-321 ( sic ). 8 » Et il ajoute, déjà éclairant : « Par ces mots,
le roi Latinus exprime devant son conseil la nécessité de cesser la
guerre entre Troyens et Latins et de conclure un traité avec Énée.
Sur foedus , voir l’Introduction, p. 21. »
Les propos introductifs de Bernardi ont de la poigne et sont du
meilleur tonneau : il y commence par « noter que l’expression de
contrat social est en permanence tenue pour équivalente de celle
de pacte social » ( qui l’emporte en « occurrences », treize contre
neuf ), puis il note soigneusement que « Rousseau a pris soin, par
l’épigraphe mis en tête de son traité, de donner le terme latin cor-
respondant : foedus » décliné en « foederis ». Sa traduction trop
conventionnelle édulcore ce don : « "convention" » est moins fort
et plus neutre que « pacte », qui est proche de « pax » en latin et
de « paix » en français. B. Bernardi n’en perd pas la force de voir
que la « référence à l’ Énéide est éclairante : deux puissances en
guerre [ les « Latins » et les « Troyens » ] décident de régler par
une convention leur conflit ». L’idée de « pacte » ne « renvoie »
qu’à des « puissances » belligérantes, et les « hommes dans l’état
6 : R OUSSEAU , 1964 cs , IV-4, p. 444 ( note * ). « Le nom de Rome qu’on prétend venir
de Romulus est Grec, et signifie force ; le nom de Numa est grec aussi, et signifie Loi .
Quelle apparence que les deux premiers Rois de cette ville aient porté d’avance des
noms si bien rélatifs à ce qu’ils ont fait ? »
7 : R OUSSEAU , 2001, p. 37.
8 : B ERNARDI in : R OUSSEAU , 2001, p. 182 ( note 3 ).
8
 
de nature sont bien […] comme des puissances » ; autrement dit
par Bernardi, il s’agit de « faire cesser » un « état de guerre » qui
« règne » comme il peut en régner un selon le Hobbes ( utile ) de
Rousseau 9 . Au seuil de la vérité, cette lecture ne s’aventure pas
plus loin, craignant peut-être de sortir de ses gongs.
Le frontispice et sa Minerve
Le fabuleux « Frontispice » du premier des Discours est, selon
« le Citoyen de Geneve » qui a opté pour lui, une « allégorie […]
claire » où le « Prométhée » se nomme Rousseau… et prend « les
Sciences » pour « flambeau » 10 ! Une note de ce Discours insiste
même sur la portée de cette « fable » 11 . Quid du « frontispice »
du Contrat social ? Je pense à coup sûr que jamais « J. J. »
n’aurait autorisé l’amputation pratiquée au cours du chapitre
précédent, et que cette manière de coller à une page définie par
Derathé nous a fait perdre des informations ou ( à tout le moins )
une confirma-tion des propos de Bernardi. Il a fallu trouver un
moyen de faire revenir la simple Minerve que ne remplacent ni
un Rousseau en sage as de trèfle, ni tel détail en dentelle d’un
Rigaud, ni un gros bâtiment de blocs bleus. Et la voici…
9 : B ERNARDI in : R OUSSEAU , 2001, p. 21.
10 : R OUSSEAU , 1964, p. 102.
11 : R OUSSEAU , 1964 dsa , II, p. 17.
9
 
Qu’elle soit d’origine " italique " ou « étrusque », avant d’être
« assimilée à Athéna », Minerve était la patronne des « métiers »
et des « artisans » ; après, hellénisée à Rome, elle verra s’ajouter
un « rôle artisanal » à son « rôle guerrier » ; en son temple sur la
colline de l’Aventin, elle « recevait notamment un culte de la part
des poètes, groupés en association » ; en la « ville qu’Énée aurait
fondée lors de son débarquement au Latium », des archéologues
ont récemment retrouvé une « statue de terre cuite qui représente
Minerve casquée », portant un « bouclier » à « tête de Méduse »,
ceinturée de « serpents » et « accompagnée d’un Triton » 12 . — Il
ne faut pas être un dieu de l’archéologie pour voir que la formule
épigraphique de Virgile et la déesse immobile de Rousseau sont
un peu comme le journal télévisé et la dame qui "gesticule" dans
un coin pour les sourds et les malentendants : dans un cadre dont
on ne peut qu’entendre le naturel et la paix bucolique, Minerve a
bien fait « cesser » l’« état de guerre » avec la balance de l’équité
et le chapeau de la simplicité ( porté plus haut que le casque de la
guerrière, au bout d’une lance dont la pointe est au sol ) ; la corde
qui enchaînait l’oiseau est brisée, et ce bris le libère dans le ciel
paisible ; au pied de la divinité, un félin de compagnie ronronne
paisiblement, sans même décoller en chasseur sous l’envol équi-
tablement libéré. Par ce « frontispice » allégorique, la version
de Bernardi est confirmée dans ses grandes orientations.
Traduction maison
Si je sautais jusqu’au vers 323 du livre XI du poème précité, je
pourrais lire que le « pacte » du vers précédent invite les Troyens
à construire des « "remparts" » ; j’irais certes trop loin en y lisant
une référence ingénieuse à Vauban ( savant ingénieur qui savait
faire s’entredétruire des « plus » et des « moins » avant que Jean-
Jacques ne pense énigmatiquement aux « plus » et aux « moins »
qui « s’entre-détruisent » pour construire une sorte de « volonté
générale » réaliste et sans errance 13 / 14 ). — Sans trop m’éloigner
du Virgile de Rousseau, j’ose traduire le latin de Latinus en tenant
compte du contexte scientifique : « — foederis aequas / Dicamus
leges » se traduit au mieux par « — d’un juste pacte / Formulons
les principes » ; les « vrais principes du droit politique 15 » pardi,
ceux que le Contrat social énonce en vérité ! Tout le contraire des
"faux" dénoncés par le Discours historique qui le précède…
12 : D UBOURDIEU in : L ECLANT , 2005, pp. 1424-1425 ( v° Minerve ).
13 : R OUSSEAU , 1964 cs , II-3, p. 371.
14 : D ESROSIÈRES , 2000, pp. 93-94.
15 : R OUSSEAU , 1964 cs , IV-9, p. 470.
10
 
La clef tournée vers le passé
La forte loi du plus fort
Tourner la clef virgilienne vers le passé revient à se retourner
sur l’histoire du second Discours et à y chercher le premier « état
de guerre » à clore en pactisant. Il ne se trouve certes pas dans la
première partie préhistorique, où l’indépendance naturelle « rend
vaine la Loi du plus fort » ( déjà sourdement présente ) et apaise
ainsi en la neutralisant 16 . Le commencement de la seconde partie,
où ce « état » se trouvera premièrement, est plaisamment raconté
par A. Philonenko. — « L’histoire commence avec un escroc et
des imbéciles », note-t-il « justement » avec « H. Gouhier » 17 : le
« premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à
moi , et trouva des gens assés simples pour le croire, fut » cet « es-
croc », et tous ces « gens » qui le crurent furent les « imbéciles »
annoncés 18 . Ce « mensonge » est « l’acte fondateur de la Société
civile » 19 et porte le monde naturellement égalitaire à son point
de rupture. Rousseau l’a su : « l’égalité rompüe fut suivie du plus
affreux désordre », d’un « conflict » qui « s’élevoit entre le droit
du plus fort et le droit du premier occupant », ou encore du « plus
horrible état de guerre » 20 . D’un épisode gore où, loin de pouvoir
être déforcée jusqu’à la neutralité, la « Loi du plus fort » atteignit
une forte intensité, dirait-on bien pour le faire savoir de nos jours
au plus grand nombre…
Le pacte léonin
Pour s’en sortir avant d’en mourir, les « riche[s] » ( forcément
nouveaux ) font offre d’un « pacte mensonger 21 » : le « projet le
plus réfléchi » dont les "pauvres" « coururent au devant de leurs
fers » et qui fixa « la Loi de la propriété et de l’inégalité » 22 . J’en
tais la richesse mathématique, mais pas le plaisant mot de Philo-
nenko : « C’est en somme le scénario de l’escroc et des imbéciles
qui se reproduit, mais sur une plus grande échelle. 23 » — Cette
escroquerie du malin « PACTE D ASSOCIATION 24 » s’affaiblit vite
et en arrive à nécessiter un réel renfort gouvernemental que Jean-
16 : R OUSSEAU , 1964 di , I, p. 162.
17 : P HILONENKO , 1984, I-10, p. 210.
18 : R OUSSEAU , 1964 di , II, p. 164.
19 : P HILONENKO , 1984, I-9, p. 203.
20 : R OUSSEAU , 1964 di , II, p. 176.
21 : P HILONENKO , 1984, I-10, p. 226.
22 : R OUSSEAU , 1964 di , II, pp. 177-178.
23 : P HILONENKO , 1984, I-10, p. 226.
24 : G OLDSCHMIDT , 1983, p. 567.
11
 
Jacques présente, « [s]ans entrer […] dans les recherches qui sont
encore à faire », comme une sorte de « Pacte 25 » : le « PACTE DE
GOUVERNEMENT 26 ». À la dernière extrémité du Discours , il rap-
pellera que « les Gouvernements […] ont […] commencé » pour
contrer la « Loi du plus fort » fortement intense « dont ils furent
d’abord le reméde » 27 . Ce qui témoigne du fait que P ACTISER et
"remédier" sont fortement et extrêmement liés.
Le double « Pacte » du second Discours formule richement et
non chichement ce que peut être l’inverse des « vrais principes du
droit politique ». N’est-il pas tel que les « riche[s] » s’y taillent la
"part du lion" ? — Ah, si Virgile avait eu l’art d’anticiper toute la
science de Rousseau, il aurait évincé « Aristot . 28 » ( comme dans
la poésie de Dante ) à l’entrée de ce Discours en latinisant ces
mots longtemps avant que j’en traduise le sens : « — d’un injuste
pacte / Dénonçons la fausseté ».
La clef du présent
La marche manquée : Philonenko
Le Discours sur l’inégalité formule historiquement les « vrais
principes » de l’"injustice politisée" parce que, malheureusement,
l’histoire a bien fait preuve de leur application. Faire de l’ history
if n’en est que plus éprouvant, comme va le prouver la pensée du
malheur que Philonenko associe médicalement à Rousseau. Si le
« PACTE D ASSOCIATION » avait été BON , que se serait-il passé au
lieu de ce mixte d’"escroquerie" et d’"imbécillité" dont le gros du
cours historique est comme constitué ? Quel bonheur régnerait à
la place de ce qui règne à présent ? Le Contrat social répond –
fermement à la première de ces deux questions et recèle de quoi
répondre à la deuxième. — Philonenko en pense que « le second
Discours nous montre l’homme tel qu’il est devenu, tandis que le
Contrat social nous instruit sur l’homme tel qu’il aurait pu être
29 » si … L’« homme » devenant « tel qu’il est devenu », dirais-je
même en m’appuyant sur l’épigraphe aristotélicienne : « Non in
depravatis, sed in his quae bene secundum naturam se habent
considerandum est quid sit naturale. [ Aristot. Politic. L. 2. ] 30 » ;
en partant de sa "non-dépravation" naturelle et en le "dépravant"
25 : R OUSSEAU , 1964 di , II, p. 184.
26 : G OLDSCHMIDT , 1983, p. 666.
27 : R OUSSEAU , 1964 di , II, p. 184.
28 : R OUSSEAU , 1964 di , p. 109.
29 : P HILONENKO , 1984, III-1, p. 23.
30 : R OUSSEAU , 1964 di , p. 109. Sans "coqui l e" : A RISTOTE , « L. 1. », chap. 5, § 5,
1991-1993, p. 14. Confer : M ASTERS , 1968 ; 2002, p. 149 ( note 22 ).
12
 
graduellement par la société dont les méfaits se trouvent chez les
historiographes, Rousseau est arrivé à le faire devenir tel qu’il se
présentait au milieu du XVIII ème .
Cette interprétation subtile de Philonenko peut s’interpréter à
partir de son esprit de deux escaliers, l’un descendant du mauvais
"pacte" et l’autre montant du bon pacte , mais pas pour de bon, le
devenir historique ne se passant pas bien…
L’« homme tel qu’il est devenu » descend l’escalier di car il a
le malheur d’avoir manqué la bonne marche en pactisant mal au
départ, et l’on peut suivre son parcours "pentu" en lisant la partie
correspondante du Discours sur l’inégalité . L’« homme tel qu’il
aurait pu être » monte l’escalier cs , construit suivant les « princi-
pes » du Contrat social . Pour le premier des deux, lever les yeux
vers l’"image" de celui « qu’il aurait pu être » et mesurer l’écart
entre leurs « vrais » niveaux de vie s’avère vite vertigineux… et
désespérant ; de quoi vouloir se descendre en se jetant de là où le
« projet » a mené les « hommes tels qu’ils sont 31 »… sauf si l’on
jette ses dernières forces dans l’« ÉCRITURE POÉTIQUE » qui seule
sauva le Rousseau de Philonenko juste avant sa « MORT » 32 , com-
me un « Pacte » ( asocial ) avec lui-même.
31 : R OUSSEAU , 1964 cs , I, p. 351.
32 : P HILONENKO , 1984, III-12, pp. 285-301.
13
 
Interprétant l’épigraphe de Virgile avec la haute subtilité que
je lui reconnais, "mon" Philonenko penserait que d’un juste pacte
Rousseau formule les principes pour dénoncer leur inapplicabilité
accablante, et donc avant tout pour accabler "son" temps présent.
Interprétée de la sorte, elle devrait bondir de sa serrure et marteler
un nouveau titre au « traité » : le Contraste social . En effet, après
avoir eu pour but d’« établir les fondements d’une humanité régé-
nérée » et buttant sur le constat que l’« humanité [dégénérée] » ne
pouvait faire marche arrière pour repartir du bon pacte , ce « trai-
té » s’en serait détourné, tournant « à la critique de l’homme » et
assombrissant irrémédiablement le « diagnostic » 33 .
Des formules du second Discours et du Manuscrit de Genève
font toutefois subtilement penser, contre la pensée interprétative
de Philonenko, que « l’homme tel qu’il aurait pu être » n’avait en
réalité aucune chance de devenir "l’homme réel" ( "historique" )
juste après la forte « Loi du plus fort ». — Discourant contre les
viles inégalités, Rousseau a fortement formulé que « les vices qui
rendent nécessaires les institutions sociales, sont les mêmes qui en
rendent l’abus inévitable 34 » ; je souligne : « inévitable ». « Avant
que l’experience eût montré, ou que la connoissance du cœur hu-
main eût fait prevoir les abus inévitables d’une […] constitution »
telle qu’on ne pouvait mieux la faire ou l’établir en sortant "stupi-
dement" des lents débuts naturels, il a bien fallu constituer, avec
les moyens du bord, un « Corps politique » qui, inévitablement, a
pris un tour "abusif" et s’est ainsi mis à tourner mal 35 . La main
de Rousseau a formulé que, en ce temps-là, le ( double ) " pacte "
constitutionnel est nécessairement sorti de l’« art commencé 36 »,
pauvre en "perfectionnement" ; l’« art perfectionné » que constitue
principalement la science du Contrat social ne peut être enfermé
dans cet anachronisme. — R. Masters l’a observé avec « force »
à travers l’épigraphe du Contrat social 37 , et Leibniz observerait
que l’on ne pouvait mieux faire avant que la « justice » soit faite.
Piaffons : "Non, rien de rien, non J.-J. ne regrette rien."
L’échelle d’Émile
Le grand « traité » de l’ Émile présente le Contrat social sous
un angle différent, mais complémentaire : « Avant d’observer, il
faut se faire des régles pour ses observations : il faut se faire une
33 : P HILONENKO , 1984, III-4, pp. 81-82.
34 : R OUSSEAU , 1964 di , II, p. 187.
35 : R OUSSEAU , 1964 di , II, p. 185.
36 : R OUSSEAU , 1964 mg , I-2, p. 288.
37 : M ASTERS , 1968 ; 2002, p. 350.
14
 
échelle pour y rapporter les mesures qu’on prend. Nos principes
de droit politique sont cette échelle. Nos mesures sont les loix
politiques de chaque pays. 38 » — Au prix d’une petite escalade
philosophique située dans le cadre d’un parallèle entre Rousseau
et Kant, Philonenko retrouvera cette « échelle » principale sous le
nom d’« horizon nouménal 39 ». Douze ans plus tôt, cet historien
de la philosophie avait déjà bien trouvé qu’il y avait « non pas un
Contrat social , mais deux » : « L’un au niveau de la spéculation
pure, qui montre ce que l’homme devrait être et l’autre plus con-
cret, si l’on tient compte des résurgences des premiers Discours ,
qui exhibe ce que l’homme aurait pu être . 40 » Seize pages plus
tard, dans le même « troisième volume » où la « notion de volonté
générale » est étudiée « moins pour montrer ce que les hommes
doivent être, que pour souligner que l’homme n’est pas ce qu’il
aurait pu être 41 », il allait manquer la « démarche du Contrat so-
cial » d’une façon « surprenante » : à le suivre, « l’immense effort
spéculatif pour établir le concept pur de la volonté générale n’[y]
about[it] qu’à conforter la pensée du malheur dans la mesure où
son sens […] exact se concentr[e] dans l’amère constatation que
l’homme n’[est] pas ce qu’il aurait pu être 42 » ; il s’ensuit l’ajout
de « béquilles », dont celle du « Législateur » 43 .
Quelle dégringolade cela doit être, pour que ce « Rousseau »
s’accroche désespérément à la "béquille" du « Législateur »… au
risque de ( mal ) tomber entre les ( mauvaises ) mains d’un « anti-
Législateur 44 », pense Philonenko ! Toujours est-il que, entre les
bonnes mains d’un « Législateur » bien comme il faut et non d’un
faux, la pure « volonté générale » se met à fonctionner comme la
« quatrième formule de l’Impératif catégorique » : le « Magistrat
suprême […] prenant sa décision peut l’éprouver en se demandant
si elle aurait été reçue par le peuple assemblé » ; « [a]lors, le cont-
rat social devient moins un pacte, qu’un critère et la référence à
la volonté générale effectuée par le Législateur est […] éthique »
45 . Si toute cette interprétation est vraie et complète, Jean-Jacques
devrait mettre de côté l’épigraphe de Virgile…
En vérité, les « vrais principes du droit politique » ne font pas
qu’une "belle jambe" aux malheureux ou la "morale" d’une laide
histoire : il existe un troisième Contrat social ( « extrême » ), et
38 : R OUSSEAU , 1969 e , V, p. 837.
39 : P HILONENKO in : R AYNAUD et R IALS , 1996 k , p. 326.
40 : P HILONENKO , 1984, III-3, p. 65.
41 : P HILONENKO , 1984, I, p. 10.
42 : P HILONENKO , 1984, III-3, p. 64.
43 : P HILONENKO , 1984, III-4, p. 81.
44 : P HILONENKO , 1984, III-3, p. 63.
45 : P HILONENKO , 1984, I-11, p. 250.
15
 
même un quatrième ( voué au « bien-être » ordinaire ) pourvu que
l’on puisse ainsi formuler ses fonctions utiles. « L’ HOMME est né
libre, et par-tout il est dans les fers 46 » ; autrement dit : derrière
des "barreaux" dont la visibilité s’échelonne et qui transforment
en cage son malheureux escalier… capable de descendre jusqu’à
la cave de l’écrasement inégalitaire ! Avec ou sans « reméde » à
la clef ? Là est la question, et la citation de Virgile ne serait pas
dans sa serrure si la véritable réponse de Rousseau était désespé-
rément négative.
La clef tournée vers l’avenir
L’extrême loi du plus fort
La forte « Loi du plus fort » appartient au passé… qui suit de
près l’invention bluffante de la propriété dans le second Discours
et son histoire . Au « terme » de cette histoire , « tout se ramene à
la seule Loi du plus fort » : « tous […] redeviennent égaux » sous
le joug de "Maîtres" qui n’ont plus que la force de tomber sous le
coup de « fréquentes révolutions » 47 . « Maître » et « Esclaves »
n’y sont plus que des « puissances » en « état de guerre » civile,
ce qui renvoie au genre de situation auquel le mot « foedus » ne
manque pas de renvoyer selon Bruno Bernardi 48 . Mais, tout bardé
qu’il soit d’excellentes idées, B. B. n’en a rien écrit de renvoyant
au « nouvel Etat de nature 49 » : voyant les seuls « hommes dans
l’état de nature » primitif et ayant vu que « [l’]acte par lequel ils
passent à l’état civil est un pacte », il a manqué de voir que leurs
pires descendants pactiseront quand le « mal » inégalitaire entrera
dans sa phase terminale.
« Ce passage de l’état de nature à l’état civil » AURAIT PU être
un « instant heureux »… « si les abus de cette nouvelle condition
ne […] dégradoient souvent [« l’homme » civilisé] au dessous de
celle [« stupide »] dont il est sorti » 50 . L’ histoire ne s’en serait
pas ouverte sur un "pur contrat contre la stupidité" ( la neutralisa-
tion naturelle de la « Loi du plus fort » rendant « vaine » la conc-
lusion d’un « pacte » ) : un "état de nature de la sortie de l’état de
nature" a existé après la « pureté » primordiale, et le Discours sur
l’origine de l’inégalité montre que c’est par la force de la « Loi
du plus fort » que l’on entre dans l’ « état civil ». Pour entrer dans
46 : R OUSSEAU , 1964 cs , I-1, p. 351.
47 : R OUSSEAU , 1964 di , II, p. 191.
48 : B ERNARDI in : R OUSSEAU , 2001, p. 21.
49 : R OUSSEAU , 1964 di , II, p. 191.
50 : R OUSSEAU , 1964 cs , I-8, p. 364.
16
 
la bonne histoire , encore eût-il fallu conclure le bon « pacte » que
le Contrat social exposerait quasi vainement, au lieu de l’injuste
« pacte » dont le moment fixe historiquement le « malheur » des
« imbéciles », des « escrocs », des premiers « gouvernants » et de
toute leur descendance… jusqu’à ce que la « Loi du plus fort » se
ramène le plus "extrêmement" du monde.
Le pacte terminal
Tout son « traité » durant, Jean-Jacques a raisonné pour « que
le pacte social ne soit pas un vain formulaire 51 »… et raisonner
avec le même noyau de « principes » fait penser que l’on se situe
aux antipodes d’une telle "vanité" lorsque la « Loi du plus fort »
s’extrémise en un « état de guerre » atomistique où l’inégalité est
devenue si volatile qu’elle se volatilise fatalement. Non seulement
il se trouve alors que la « justice et l’utilité » ne fissionnent pas à
s’en trouver « divisées » 52 , mais aussi et surtout qu’elles fusion-
nent à un « point extrême » : l’« utilité » démultipliée s’en égalise
à la "nécessité" et la « JUSTICE CIVILE 53 » en devient "nécessaire".
Du fait que, au « terme extrême de la corruption 54 », les « hom-
mes » soient « tous » "pourris", il faut tirer qu’« un juste pacte »
pousse forcément comme un champignon médicinal.
Mais où est le péril, là
Croît aussi ce qui sauve.
H ÖLDERLIN , IV, 190.
L’ histoire a montré que la « nécessité » ne suffit pas pour que
les "puissants atomes" pactisent justement, et non injustement :
en finir avec la forte « Loi du plus fort » a nécessité un « pacte »,
puis le renfort de sa politisation, mais pas de "bonté" justicière !
Face au « nouvel Etat de nature » authentiquement présenté com-
me étant le « fruit d’un excès de corruption 55 », un pessimisme
excessif ferait penser que – hélas ! – « tous » vont finir subjugués
par un nouveau fauteur d’« injuste pacte », et succomber d’avoir
nécessairement succombé à cette ultime « fausseté ». Après mûre
réflexion, de l’optimisme est permis. « [L]oin de penser qu’il n’y
ait ni vertu ni bonheur pour nous, et que le ciel nous ait abandon-
nés sans ressource à la dépravation de l’espéce [que démontre le
51 : R OUSSEAU , 1964 cs , I-7, p. 364.
52 : R OUSSEAU , 1964 cs , I, p. 351.
53 : R OUSSEAU , 1964 mg , II-4, p. 326.
54 : R OUSSEAU , 1964 di , II, p. 189.
55 : R OUSSEAU , 1964 di , II, p. 191.
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Discours dont l’épigraphe est d’« Aristot. »] ; efforçons nous de
tirer du mal même le reméde qui doit le guérir. Par de nouvelles
associations, corrigeons, s’il se peut, le défaut de l’association
générale », formule Rousseau ; et il se permet d’ajouter : « Que
nôtre violent interlocuteur juge lui même du succés. Montrons lui
dans l’art perfectionné la réparation des maux que l’art commencé
fit à la nature 56 ». Ces mots peuvent bien être lus ordinairement
ou ( encore mieux ) "extrêmement" ( en pensant au pire ). Dans la
violence du « nouvel Etat de Nature », le "perfectionnement" ne
manquera pas… et les « hommes tels qu’il s[er]ont » à "nouvelle-
ment associer" viendront d’être "violemment" vaccinés contre les
fausses « paix » de l’ injustice .
Les « principes » du « reméde » tirant leur force du « PRINCIPE
DE LA CONSERVATION DE SOI 57 », ils deviennent "extrêmement"
actifs quand le « mal » devient « extrême ». À l’extrémité future
de l’escalier de « m a l h e u r » qui descend de la "marche man-
quée" et dont l’humanité dégringole, au niveau de la cave qui ne
peut devenir un caveau, le résultat de leur activité ne pourra que
prendre la forme d’un escalier remontant…
Si la forte « Loi du plus fort » nécessitait un « pacte » pour ne pas
contredire le « PRINCIPE DE LA CONSERVATION DE SOI » dans sa
version forte ( visant la " SURVIE " ) mais autorisait qu’il contredise
ce « PRINCIPE » dans sa version faible ( visant le « bien-être 58 » )
– d’où la longue vie du "pacte" ou la longueur de son escalier – ,
l’extrême « Loi du plus fort » nécessitera un « juste pacte » en ce
que la moindre contradiction subie par le même « PRINCIPE » ne
pourrait avoir que la mort pour conséquence – d’où la "nouvelle
56 : R OUSSEAU , 1964 mg , I-2, p. 288.
57 : G OLDSCHMIDT , 1983, p. 311.
58 : R OUSSEAU , 1964 di , p. 126.
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vie" du pacte et son escalier qui remonte – ; autrement dit, toute
injustice commise, que ce soit fortement ( en contredisant d’abord
la " SURVIE " ) ou faiblement ( en contredisant d’abord le « bien-
être » ), ne conserverait aucun survivant. Le PACTE TERMINAL en
est soit réellement « juste » soit absurdement suicidaire, et Jean-
Jacques l’a pensé logiquement… non sans aligner une captivante
logique cachottière dont les lignes de force peuvent être aperçues
dès à présent, par le trou de la serrure.
Entrée entre les lignes
L’importance charnière
« J’entre en matiere sans prouver l’importance de mon sujet »,
avance l’auteur du Contrat social avant le premier « CHAPITRE »
du premier « LIVRE » de son « traité » soi-disant « petit » et sans
« reste » 59 . Cette petite phrase n’en est pas moins précédée d’une
série d’indices : sur la même page, le même Rousseau a indiqué
que sa recherche se situait « dans l’ordre civil » et se menait « en
prenant les hommes tels qu’ils sont » : ni « tels qu’ils auraient pu
être » ni « tels qu’ils doivent être », mais bien « tels qu’ils sont »
vraiment dans la réalité, donc non sans « mal »… ni « reméde » à
en « tirer » ; etc. Et tout prouve que l’"« extrême » importance"
du « sujet » dont il traite se trouve indiquée par l’épigraphe dont
j’aligne ici un commencement de preuve par écrit. Ainsi donne-t-
il une indication "extrêmement importante" sans que ses lecteurs
en soient trop avancés.
Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité peut
tout d’abord être interprété à la Philonenko, comme formulant la
« fondation rigoureuse et génétique du diagnostic 60 » posé par le
Discours sur les sciences et les arts ; encore faut-il l’approfondir
au point de diagnostiquer, en lui, la présence de deux "remédes"
qui font survivre et rendent malade : le "renfort gouvernemental"
( présenté comme tel ) et, auparavant, le " pacte léonin " ( présen-
table comme une "escroquerie" du genre "piège à cons" ) ; leurs
effets de "mal-être" sont secondaires, face au fait que l’humanité
survit effectivement grâce à eux. Les « hommes tels qu’ils sont »
en sont des malheureux survivants gravement inégaux… dont la
situation s’aggravera jusqu’au pire, mais pas désespérément ! Le
Contrat social n’est pas un « traité du désespoir 61 » qui ferme la
porte en faisant preuve de décohérence : il cache un « reméde » et
59 : R OUSSEAU , 1964 cs , I, p. 351 ; p. 349.
60 : P HILONENKO , 1984, I-3, p. 79.
61 : P HILONENKO , 1984, III-3, p. 64.
19
 
ouvre ainsi la porte, dans l’œuvre systématique de Jean-Jacques,
à un ESPOIR parfaitement cohérent mais paradoxalement sombre,
personnellement éprouvant… et si important à cacher avec le plus
grand « art d’écrire 62 » !
L’ignorance en trompe-l’œil
Si l’on en croit Léon Duguit, constitutionnaliste et sociologue
du droit, « [t]out le monde connaît le passage célèbre par lequel
débute le Contrat social : "L’homme est né libre et partout il est
dans les fers. Tel se croit le maître des hommes qui ne laisse pas
d’être plus esclave qu’eux. Comment ce changement s’est-il fait ?
Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pou-
voir résoudre la question." » Il n’en méconnaît pas moins le sens
dès la ligne suivante : « Le but de l’ouvrage est ainsi clairement et
nettement formulé : montrer comment il est légitime que l’hom-
me qui est né libre soit partout dans les fers » 63 . — Que ce grand
connaisseur de Bordeaux passe des pages ( dont celle "de garde"
de l’épigraphe ) pour faire débuter le « traité » de Rousseau après
quatre paragraphes et davantage d’indications m’importe peu, et
je puis fermer les yeux sur cette approximation qui ne constitue
pas une tromperie. Par contre, je ne puis passer sa lecture buttée,
qui mérite une correction.
Reprenons – "en trois temps" – les mots de Jean-Jacques afin
de corriger cette fausse note : « L’ HOMME est né libre, et par-tout
il est dans les fers. […] Comment ce changement s’est-il fait ? Je
l’ignore. » Étrange "ignorance" de la part de l’auteur du Discours
sur l’origine […] de l’inégalité ! Aurait-il perdu connaissance de
son histoire raisonnée de « ce changement » en devenant l’auteur
du Contrat social ? Je n’en crois rien. Qu’en une ligne l’« HOMME
[…] né libre » se soit "changé" en l’« HOMME […] par-tout dans
les fers » indique définitivement la « pente » que déterminent les
deux parties du second Discours . Que la réponse à la question de
savoir « [c]omment ce changement s’est […] fait » soit "ignorée"
n’indique pas que Rousseau ne sait pas répondre, mais qu’il a déjà
répondu. Qu’il « ignore » ce « [c]omment » et l’écrive relève du
"double langage" : ceux qui n’ont pas su lire son Discours fonda-
mental le croiront "ignorant" en débutant leur lecture du « traité »
principal, et ceux qui l’ont su sauront que les renvoie à ce qu’ils
savent. « Je l’ignore » = « Je passe » ! Et, longtemps, les lecteurs
sont passés à côté… Leur répondant au lieu de les leurrer, Jean-
Jacques leur aurait répété que le « changement » malheureux est
62 : S TRAUSS , 1952 ; 2003.
63 : D UGUIT , 1918, p. 180.
20
 
sorti de "faits" semblables au "pacte" et des "faits" antérieurs qui
les ont rendus possibles. — « Tel se croit le maître des autres, qui
ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux », lit-on entre les « fers »
et le « Comment ». Dans le « progrès de l’inégalité » dont « J. J. »
a fondamentalement discouru, l’« Epoque » où se trouve l’« état
[…] de Maître et d’Esclave » est la « troisiéme » ; autrement dit,
le « dernier » des trois « terme[s] » : celui du « changement […]
en pouvoir arbitraire » qui, avec ceux de l’« établissement » de la
« Loi » civile et de l’« institution de la Magistrature » ( qui sont
les « premier » et « second » ), "aboutit" « à ce que de nouvelles
révolutions dissolvent tout à fait le Gouvernement, ou le rappro-
chent de l’institution légitime » 64 . — Revenons enfin, avec Jean-
Jacques, au si vil « changement » de l’« HOMME […] né libre » en
l’« HOMME […] par-tout dans les fers » : « Qu’est-ce qui peut le
rendre légitime ? », se questionne-t-il. « Je crois pouvoir résoudre
cette question », répond-il aussitôt. N’allons pas penser mal com-
me Duguit : il ne s’agit aucunement de le couvrir de légitimations
trompeuses qui – telles « les Sciences, les Lettres et les Arts » du
premier des deux Discours – « étendent des guirlandes de fleurs
sur les chaînes de fer » 65 et ne font qu’enjoliver les jougs, mais,
quand elles ne se sont pas doucement "rapprochées" de la "légiti-
mité", de "légitimement" renouveler les "institutions" en pactisant
contre leur "dissolution révolutionnaire". De nouveau, l’épigraphe
prise par Rousseau chez Virgile s’avère extrêmement indicatrice,
civilement située… et en phase avec l’"horizon phénoménal" des
événements terminaux.
Le chapitre du pacte
Le chapitre du Contrat social qui traite du « contract social »
en tant que tel s’intitule : « DU PACTE SOCIAL 66 ». Bernardi pense
que, dans tout le « traité », « l’expression de contrat social est en
permanence tenue pour équivalente de celle de pacte social » et
soutient même que « [l]e contrat social est un pacte » avant de le
voir « double » ( « à la fois […] pacte et […] contrat » ) ou « plus
exactement […] pacte constitutif d’un contrat » ; dire que « l’ex-
pression […] de pacte social » est « dominante » 67 reviendrait
alors à préciser, en cas de carnage autoroutier n’impliquant aucun
corbillard… chargé d’un corps sans vie, que le nombre de morts
"domine" le nombre de tués . Ma pensée est que Jean-Jacques n’a
64 : R OUSSEAU , 1964 di , II, p. 187.
65 : R OUSSEAU , 1964 dsa , I, p. 7.
66 : R OUSSEAU , 1964 cs , I-6, p. 360.
67 : B ERNARDI in : R OUSSEAU , 2001, p. 21.
21
 
pas ignoré le fait que « pacte social » est une « expression » plus
forte que « contrat social », et qu’il l’a précisément utilisée quand
il s’agissait de " contracter " contre la « Loi du plus fort » ; quand
il ne s’agissait que de " contracter " pour le PRINCIPE MAJORITAIRE
en situation moins conflictuelle, la plus faible « expression » était
de rigueur. — L’inéquivalence des termes penche-t-elle ou non ?
Si oui, pour quoi son penchant est-il ? Malgré le grand titre « DU
CONTRACT SOCIAL ; », l’épigraphe de Virgile, l’intitulé « DU
PACTE SOCIAL », la « dominante » de Bernardi et d’autres indices
clairsemés par Rousseau me font même penser à une prévalence
de l’« extrême » : le terme de « PACTE » en prévaut, et pas tant au
passé… car un pacte digne de ce nom aura bien à prévaloir contre
la « Loi du plus fort » à venir.
Pour commencer son chapitre du « PACTE », Rousseau « sup-
pose les hommes parvenus à ce point les obstacles qui nuisent à
leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résis-
tance sur les forces que chaque individu peut employer pour se
maintenir dans cet état » : « Alors cet état primitif ne peut plus
subsister, et le genre humain périroit s’il ne changeoit sa maniere
d’être » ; « pour se conserver », ils n’en peuvent plus que « former
par aggrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la
résistance » et correctement la "mobiliser" ; « mais la force et la
liberté de chaque homme étant les premiers instrumens de sa con-
servation », il ne peut les "engager" que « sans se nuire », c’est-à-
dire en « une forme d’association qui défende et protege de toute
la force commune la personne et les biens de chaque associé, et
par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-
même et reste aussi libre qu’auparavant » 68 . Dans le Manuscrit
où le « PACTE » est « FONDAMENTAL », Jean-Jacques avait parlé
de la nécessité de « se donner un nouvel être » plein de « ressour-
ces » et du fait que « l’institution de l’état donne la solution » de
ce « problême fondamental » 69 . Dans le texte définitif du Contrat
social , il laissera tomber une phrase et remplacera « l’institution
de l’état » par « le contract social ».
Pour parvenir à entendre ce commencement de chapitre, il est
amusant de se tourner vers les appareils de notes de R. Derathé et
de B. Bernardi. — Le premier, qui est passé à côté de l’épigraphe
sans vraiment la regarder, estime pourtant que « l’auteur se place
d’emblée au moment où, selon le Discours sur l’inégalité , "la so-
ciété naissante fit place au plus horrible état de guerre" », c’est-à-
dire à la forte « Loi du plus fort » ; ensuite, il précise à raison que,
68 : R OUSSEAU , 1964 cs , I-6, p. 360.
69 : R OUSSEAU , 1964 mg , I-3, p. 289-290.
22
 
« [c]hez Rousseau comme chez Hobbes, c’est l’état de guerre qui
rend nécessaires le gouvernement et les lois pour la conservation
du genre humain » ; enfin, il a raison de préciser que « Rousseau
refuse […] d’assimiler l’état de guerre à l’état de nature, comme
l’avait fait Hobbes », en ce que, « [p]our lui, l’état de guerre n’est
pas primitif » 70 . Mais la précision des formules rousseauistes ne
corrobore guère son estimation "dans le sens du pacte " : en effet,
l’« auteur » y commence par "supposer" que les « hommes » sont
au bord de "périr" « dans l’état de nature », puis il ne pense texto
qu’à leur sortie de « cet état primitif ». — Le second, qui – lui ! –
a posé un vrai regard sur l’épigraphe, porte à la connaissance que
la « supposition » de départ du chapitre VI « renvoie précisément à
l’ignorance affichée au chapitre I » et « se réduit » à un « modèle
[…] précisément mécanique » composé ( « condition essentiel-
le » ) du « principe de la conservation de soi » et ( « condition
factuelle » ) des « obstacles à cette conservation » 71 . Selon… lui,
« [r]ien ne permet de penser, comme le suggère, après d’autres,
[R.] Derathé ( OC III, p. 1443 ), que R. vise ici particulièrement
un "état de guerre" survenu entre les hommes » quand « [i]l s’agit
[…] généralement de l’ensemble des modifications, produites par
la perfectibilité humaine et toute une série de causes contingentes,
qui ont dénaturé la condition originelle de l’homme » ; dès lors,
« [e]n surdéterminant par la référence à l’état de guerre, absente
du texte même, la formation du pacte social, on s’expose à en
gauchir la compréhension » 72 . En précisant de la sorte, on colle
fortement au texte du chapitre… mais cela ne colle pas avec son
intitulé, qui devient inutile et incompréhensible quand l’« état de
guerre » est "absent" même entre les lignes.
Entre les mots de « pacte » et de « contract », la synonymie est
synonyme d’inutilité… et Rousseau utilise les deux mots dans le
chapitre qui nous retient encore. Au risque de "surinterpréter" ce
qu’il a eu l’"art d’écrire", je pense qu’une triple « référence » est
à trouver. Primo : comme l’indique clairement la « rédaction pri-
mitive du Manuscrit de Genève ( OC III, p. 289 ) », « "[s]itôt que
les besoins de l’homme passent ses facultés et que les objets de
ses désirs s’étendent et se multiplient, il faut qu’il reste éternelle-
ment malheureux" » 73 ( à en mourir ) ou qu’il "change" de mode
de vie par la voie du « contract social » sensu stricto . Secundo : il
est certes moins indiqué mais tout aussi clair que le premier « état
de guerre » est tellement plein d’« obstacles qui nuisent à la con-
70 : D ERATHÉ in : R OUSSEAU , 1964, p. 1443 ( note 360/1 ).
71 : B ERNARDI in : R OUSSEAU , 2001, p. 195 ( note 43 ).
72 : B ERNARDI in : R OUSSEAU , 2001, pp. 195-196 ( note 43 ).
73 : B ERNARDI in : R OUSSEAU , 2001, p. 196 ( note 43 ).
23
 
servation » qu’il n’a pu « subsister » et que « le genre humain » a
dû « chang[er] sa maniere d’être » par la voie d’un « pacte », si-
non il « périroit » 74 , mais justement pactiser ne se pouvait alors
pas ; le second Discours en a décrit une "impro d’escrocs"… et le
Contrat social en est un croquis « perfectionné » des "manieres"
de ne pas pouvoir être injuste en pactisant . Tertio : il faut se sou-
venir que, dans un futur dont « J. J. » a esquissé la description, un
« Etat de nature » – le « nouvel » – ne sera authentiquement autre
qu’un « état de guerre » pire que « le plus horrible » dont Derathé
a fait mention au passé . L’« auteur » du chapitre s’intitulant « DU
PACTE SOCIAL » n’en a pas entendu le seul « Etat de Nature dans
sa pureté » quand il a écrit « dans l’état de nature », mais aussi et
même surtout l’« Etat de Nature » résultant d’un « excès de cor-
ruption » : « d’ailleurs », malgré l’écart moral qui vient d’être re-
marqué, n’avait-il pas écrit qu’« [i]l y a si peu de différence […]
entre ces deux états » 75 ? Si l’on remplace l’« état de nature » par
le « nouvel Etat de Nature » et l’« état primitif » par le « dernier
terme de l’inégalité », la cohérence ne devient-elle pas "extrême-
ment" plus forte qu’elle ne l’était primitivement et secondement ?
Un tel remplacement ne soulignerait-il pas qu’il y a beaucoup de
correspondance entre le fond si cohérent du paragraphe commen-
çant ce chapitre et l’épigraphe du foedus ?
Les mathématiques peu frappantes
En regardant le Contrat social par le trou de sa serrure… et à
travers sa clef épigraphique, ou même de son seuil… par la porte
que nous venons d’entrouvrir, il faut se garder de s’arrêter au fait
que les mathématiques y paraissent à la fois rares, décoratives et
sommaires. Sans trop frapper, elles ne le sont pas.
Par le petit bout de la lorgnette, sans entrer dans les Principes
du droit politique , M. Françon n’y a entendu que du « Langage
mathématique […] ( Isis , vol. 40/4, 1949, pp. 341-344 ) » ou « al-
gébrique […] ( Annales Jean-Jacques Rousseau , t. XXXIII, 1956,
pp. 243-246 ) » ; cela seulement dans les chapitres I et II du livre
III du Contrat social » 76 . Introduisant aux textes scientifiques de
« J. J. Rousseau » en 1995, dans l’ultime volume de la Pléiade , P.
Speziali souscrit encore à ses « conclusions » : « Rousseau mêle
les termes scientifiques et les termes du langage vulgaire ; il em-
ploie des expressions mathématiques en usage à l’époque où il
écrit, mais de nos jours tombées en désuétude ; enfin, il fait appel
74 : R OUSSEAU , 1964 cs , I-6, p. 360.
75 : R OUSSEAU , 1964 di , II, p. 191.
76 : S PEZIALI in : R OUSSEAU , 1995, p. CCLVIII .
24
 
au langage mathématique plus qu’au contenu de cette science » ;
pour lui ( et il n’est pas le seul ), « [c]ela est clair et net » au point
d’y « souscri[re] sans réserve » 77 . L’espace intérieur du « traité »
n’en demeure pas moins « obscur » : des meubles matheux y sont
placés dans une pièce, afin de la décorer mathématiquement, et le
temps les a rendus désuets ; à l’extérieur de cette pièce, dans les
autres pièces, de nombreuses formules semblent clocher… Mais
n’est-ce pas le balayage littérairement érudit qui cloche ? Dans la
brève histoire des rapports entre Rousseau et les maths qu’il a pu
esquisser, onze ans après le chapitre sur la « bonne intégration »
de Philonenko, un spécialiste tel que Speziali a omis de mention-
ner « les plus et les moins qui s’entre-détruisent » et la « somme
des différences 78 ». Comme si ces mots n’étaient que des bibelots
négligeables , quand ils servent d’interrupteur à qui sait les saisir !
Je m’interromps ici… pour ne pas devoir illuminer tous les quar-
tiers du Contrat social dans le cadre limité d’un aperçu.
La porte ouverte à l’éducation
Au fond du Contrat social , il y a une grande porte : pas celle
de Kiev Moussorgski n’y est pas au piano , ni celle de Genève
ni celle de Nice ; celle de l’ Émile ou de l’éducation . Près du port
d’Amsterdam, ces deux "traités" – le « petit » et le "grand" – ont
été jusqu’à partager la même Minerve…
77 : S PEZIALI in : R OUSSEAU , 1995, p. CCLIX .
78 : R OUSSEAU , 1964 cs , II-3, p. 371.
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Cette photo n’est certes pas punaisée à la porte que nous devons
apercevoir. Elle traîne peut-être dans un tiroir verrouillé, ou dans
une boîte à malices clouée sous le lit d’un marin un peu porcin.
Qu’apercevons-nous vraiment par le trou de la serrure du Contrat
social , sur la porte de l’ Émile ? Plutôt que de nous lancer dans les
développements fastidieux d’une pâle description, mieux vaut la
photographier posément avec un appareil numérique… et ensuite
reproduire le cliché ci-dessous :
Un constat s’impose dès le premier coup d’œil : pas de Virgile
sur la page de garde de l’ Émile ; du « S ÉN [èque] ». Mais avant de
zoomer sur l’épigraphe latine qui saute à nos yeux d’une manière
floue, il faut plonger dans le « frontispice »… sans avoir peur de
se mouiller. — Le "grand traité" contient cinq « FIGURES » de ce
genre : une par « Livre » ; celle ci-dessus est la première ; toutes
ont fait l’objet d’« EXPLICATIONS » authentiques, réunies en page
869 du quatrième volume des Œuvres ( quasi ) complètes parues
à la Pléiade :
I. La Figure qui se rapporte au premier Livre et sert de
Frontispice à l’Ouvrage, représente Thétis plongeant son
Fils [Achille] dans le Stix, pour le rendre invulnérable.
26
II. La Figure qui est à la tête du Livre second, représente
Chiron , exerçant le petit Achille à la Course.
III. La Figure qui est à la tête du troisième Livre et du
second Tome, représente Hermès gravant sur des colon-
nes les élémens des Sciences.
IV. La Figure qui appartient au Livre quatre, et qui est à
la tête du Tome troisième, représente Orphée enseignant
aux hommes le culte des Dieux.
V. La Figure qui est à la tête du cinquieme Livre et du
quatrieme Tome, représente Circé [// Sophie] se donnant à
Ulysse , qu’elle n’a pu transformer.
Pourquoi tremper l’Émile comme un « Achille » ? Pour être la
terreur d’une "nouvelle" guerre de Troie et d’un Énée nouveau ?
L’épigraphe répond en latin :
En clair :
« Sanabilibus aegrotamus malis ; ipsaque nos in rectum
genitos natura, si emendari velimus, juvat.
Sen : de irâ. L. II. c. 13. » 79
En français :
« Nous souffrons d’une maladie guérissable, et nés pour le
bien, nous sommes aidés par la nature, si nous voulons
nous corriger. 80 »
79 : R OUSSEAU , 1969 e , p. 239.
80 : M ASTERS , 1968 ; 2002, p. 41.
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Cette « maladie » appelle tout d’abord l’interprétation « médi-
cale » de Philonenko : selon ce grand historien de la philosophie,
le Contrat social ne guérit de rien – sauf, peut-être, de l’"espoir"
qui l’a fait naître – et l’ Émile comporte une « nouvelle » méthode
d’ éducation prophylactique individualisée, désespérément limitée
dans la perspective d’une "guérison" collective. Méthodiquement,
son Rousseau veut opérer une régénération maximale de « l’Etat
de nature » au niveau individuel, en raisonnant sur un individu de
sa naissance jusqu’à son envol dans le monde lourd de "villes" et
de "malheurs" ; ce qui se solde par un « quasi-échec » : quand le
pur « Etat de nature » n’était "catégoriquement" que « ( solitude,
force, innocence ) » 81 , « Émile n’est que quasi-innocent, quasi-
fort, quasi-solitaire » 82 . — Malgré sa fermeture au « petit traité »,
Philonenko pense ouvertement le "grand traité". Selon lui, « […]
l’innocence d’Émile est conditionnée par le travail » ; autrement
dit, en l’« état politique », la « bonté » exige un « bon métier » où
nous puissions « retrouver les catégories de l’État de nature » 83 .
La « théorie du métier » qu’il en observe s’avère "extrêmement"
orientée : si Jean-Jacques oriente son Émile vers le « métier » de
« menuisier », c’est parce qu’il s’agit tout bonnement d’un « mé-
tier qu’on emporte avec ses mains comme une assurance dans un
monde devenu faux, trompeur et prêt à s’effondrer sous la hache
de la Révolution » ; la société étant ce qu’elle est, il est impératif
de contracter une « assurance contre les tempêtes politiques » qui
se profilent 84 . Douze ans plus tard, cet Alexis rappellera que, en
vue de l’avenir, il a fallu « apprendre à l’enfant un métier qui lui
permettra de naviguer dans la Révolution 85 ». De « naviguer »
pour se « conserver » individuellement, s’entend : pour sa propre
"survie" et pour son « bien-être » exclusif en milieu « extrême »,
faut-il entendre. Et le « navire de [la] République 86 » ? Vraiment,
aucun "espoir" n’est-il permis ?
L’épigraphe de l’ Émile martèle, en mots de Sénèque, que les
"malades" peuvent "guérir". Cela a un tout autre impact que de la
prophylaxie à doses homéopathiques : une "guérison" massive est
davantage indiquée. Rousseau ne se borne pas à vouloir fortifier
un "îlot de bonté" : il cache et indique sa volonté de « corriger »
le monde dont « [n]ous souffrons » ; il donne du « nous », dans le
collectif ; il use du pluriel, pas seulement du singulier. Le malin
81 : P HILONENKO , 1984, I-10, p. 236.
82 : P HILONENKO , 1984, III-8, p. 165.
83 : P HILONENKO , 1984, III-8, pp. 162-164.
84 : P HILONENKO , 1984, III-8, p. 161.
85 : P HILONENKO in : R AYNAUD et R IALS , 1996 e , p. 187.
86 : B ODIN , 1993, p. 45.
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« reméde » étant le « pacte » ( poétiquement indiqué ) du Contrat
social , que vient faire l’Émile dans tout cela ? Quel est son rôle ?
Celui d’un « menuisier » ? Les fils de charpentier ont parfois fait
des miracles, alors se pourrait-il qu’il devienne prochainement un
réel "guérisseur" « de tous » : un « grand Législateur 87 » dont la
« grande ame » constitue un « vrai miracle » 88 et dont les bonnes
lois guérissent les « hommes » ?
« [N]és pour le bien » ( ou pour la « rectitude » ), « nous [le]
sommes » en l’épigraphe de l’ Émile comme au début du Contrat
social : « L’ HOMME est libre, et par-tout il est dans les fers. 89 »
Les premières lignes du « LIVRE I » du Traité de l’éducation sont
parallèles à cette « pente » importée du second Discours : « T OUT
est bien, sortant des mains de l’auteur des choses : tout dégénére
entre les mains de l’homme. 90 » Mais, l’« HOMME » étant « gué-
rissable », il est possible de le "libérer" de ses « fers »... s’il a la
volonté de se « corriger » ; et il voudra nécessairement de la sorte
quand ne pas vouloir effectuer une sortie "libératrice" le vouerait
à une mort « extrême ». Se prendre en « mains » pour se "régéné-
rer", telle sera la "dernière" chance de s’en sortir survivant, puis
vivant ; cela ne se pourrait pas sans l’"aide" de la « nature » ni le
"coup de main" d’un Émile… bien éduqué à cet effet.
À l’entrée de son Contrat social , « J. J. » a disposé un panneau
indicateur disant ceci : « J’entre en matiere sans prouver l’impor-
tance de mon sujet. 91 » En entrant dans le traité de l’ Émile , dès la
préface, on tombe sur ces mots : « Je parlerai peu de l’importance
d’une bonne éducation ; je ne m’arrêterai pas non plus à prouver
que celle qui est en usage est mauvaise ; […] 92 . » Le parallélisme
est… frappant ! — L’important, pour Rousseau, s’entraperçoit à
la lecture d’une phrase proche de la serrure dont la clef est étudiée
ici, au deuxième paragraphe du « LIVRE I » du « traité » principal,
et que les annotateurs n’éclairent jamais : « Si j’étois prince ou
législateur, je ne perdrois pas mon tems à dire ce qu’il faut faire ;
je le ferois, ou je me tairois. 93 » Et qu’a-t-il donc fait ? Il n’a pas
vraiment tu les « vrais principes du droit politique 94 » et il a dit
ce qu’il faut pour qu’Émile reçoive une bonne éducation ! En a-t-
il "perdu" son « tems » en faisant ces traités ? Oh que non ! Lors-
qu’il « regarde les nations modernes », il « y voi[t] force faiseurs
87 : R OUSSEAU , 1964 cs , II-7, p. 381.
88 : R OUSSEAU , 1964 cs , II-7, p. 384.
89 : R OUSSEAU , 1964 cs , I-1, p. 351.
90 : R OUSSEAU , 1969 e , I, p. 245.
91 : R OUSSEAU , 1964 cs , I, p. 351.
92 : R OUSSEAU , 1969 e , p. 241.
93 : R OUSSEAU , 1964 cs , I, p. 351.
94 : R OUSSEAU , 1964 cs , IV-9, p. 470.
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de loix […][,] pas un legislateur » 95 ET une « Loi du plus fort »
dont l’« extrême » intensité forge "naturellement" de "nouvelles"
possibilités de "guérison" post-moderne. S’il importe tant qu’un
Émile puisse « naviguer dans la Révolution », c’est pour qu’il en
émerge en "état" d’être un « Législateur » capable de proposer le
bon cap : celui qui part du « juste pacte » dont les « principes »
sont énigmatiquement " énoncés "… et qui arrive "lentement" mais
sûrement à transformer les derniers « Maître[s] » et « Esclave[s] »
de l’ère inégalitaire en autant d’"hommes nouveaux".
On m’objectera que je déraisonne, ou du moins que je pousse
mon raisonnement trop loin, que l’élève de Rousseau n’a pas fait
des études assez poussées pour bien légiférer en toute modernité,
à l’âge technétronique, et que son avenir est bouché si on entend
l’étendre en dehors de la "menuiserie". Philonenko a presque déjà
répondu à ce genre d’objection, en soulignant, chez Jean-Jacques,
le « primat de l’intelligence sur l’intellectualité » : « Émile, hom-
me intelligent, n’est en rien un intellectuel et peut-être trouverait-
on dans cette proposition la clef de toute l’éducation négative prô-
née par Rousseau. Qu’est-ce que l’intellectualité ? C’est l’intelli-
gence fourvoyée dans le masque de l’homme du monde. » [Celle
des « faiseurs de loix »] . « L’intellectualité est révolutionnaire et
ne vit que de révolutions […]. L’intelligence, chose si rare, n’est
pas révolutionnaire mais réformatrice […]. » Attention, après ces
bonnes paroles, Alexis P. va malheureusement passer à côté de la
plaque : « si l’ Émile est un livre paradoxal c’est que faute de pou-
voir appliquer la doctrine de l’intelligence au corps social avec
succès […], donc au niveau de la totalité, Rousseau l’a appliquée
à l’ individu » prénommé Émile 96 ; ce n’est certes pas faux, mais
il en a conclu que le « corps social » ne pouvait aucunement être
"intelligemment réformé" par un « individu » qui s’applique avec
« persuasion » ( « ( Ueberredung ) di[rai]t Kant » ) 97 , ce qui n’est
qu’une malheureuse erreur. En outre, la science des « principes
du droit politique » doit être appliquée avec « art » : prudemment
( dirait Masters ), pas mécaniquement ; et ce genre d’application
nécessite un "mec" comme Émile… avec, en amont, le bouquin
éponyme dont il pourra en sortir quelques-uns.
Moins imprudemment qu’il n’y paraît, je vais conclure… en
poète, mais non sans calcul. Émile, ça rime avec Virgile et avec
Achille. Avec Achille, car il a été trempé comme lui pour arriver
intact au « point culminant » de la "dernière" guerre civile. Avec
Virgile, car alors il devra oser un « pacte » comme celui proposé
95 : R OUSSEAU , 1964 cgp , II, p. 956.
96 : P HILONENKO in : R AYNAUD et R IALS , 1996 e , p. 187.
97 : P HILONENKO , 1984, III-3, p. 57.
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par le « Roi » Latinus pour assurer la paix civile. Jean-Jacques en
a conçu cette prose qui, sciemment placée dans le chapitre « DU
LÉGISLATEUR », ne rime pas à rien : « Celui qui ose entreprendre
d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi
dire, la nature humaine ; de transformer chaque individu, qui par
lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand
tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ;
d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer ; de substi-
tuer une existence partielle et morale à l’existence physique et in-
dépendante que nous avons tous reçue de la nature. 98 » Comment
ne pas s’en souvenir du chapitre « DU PACTE SOCIAL » au début si
difficile, des « puissances » de Bernardi 99 , du futur « nouvel Etat
de Nature » que Philonenko qualifie d’ « antinature 100 » et de ces
mots de l’anti-fin… qui ouvrent le Contrat social :
d’un juste pacte
Formulons les principes [:]
les
intitulés
98 : R OUSSEAU , 1964 cs , II-7, p. 381.
99 : B ERNARDI in : R OUSSEAU , 2001, p. 21.
100 : P HILONENKO , 1984, I-10, p. 223.
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