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Volume 2, été 2002
Le problème du rapport à Dieu chez Montaigne et Rousseau
Marc-André Nadeau, Université Laval
Ce texte vise à examiner le problème du rapport de l’homme à Dieu à la lumière de l’« Apologie de
Raymond Sebond » de Montaigne et de la « Profession de foi du vicaire savoyard » de Rousseau. Qu’est-
ce que l’homme sait ou peut savoir au sujet de Dieu ? comment doit-il s’en remettre à Dieu ? et, plus
généralement, comment articuler foi et raison ? , telles sont les questions que nous essaierons
d’approfondir en prenant Montaigne et Rousseau pour guides. Cette présentation se fera en quatre temps :
nous exposerons tout d’abord le problème du rapport à Dieu, puis nous nous attarderons successivement
sur la façon dont Montaigne et Rousseau l’envisagent et le développent, et, enfin, nous terminerons en
évoquant les similitudes et les divergences de leurs analyses.
Problème
Dans l’« Apologie de Raymond Sebond » comme dans la « Profession de foi du vicaire savoyard », la
question du rapport de l’homme à Dieu se pose dans un cadre que nous qualifierions de sceptique, car
Montaigne et Rousseau s’interrogent sur les capacités de l’homme à connaître et sur les limites des
connaissances rationnelles : que connaît-on ? à quel savoir peut-on parvenir ? et que vaut notre
connaissance du monde et de nous-mêmes ? Cette réflexion épistémologique n’est certes pas neuve —
Platon et Aristote, entre autres, l’ont menée avec force et nuance dans leur Théétète et Seconds
Analytiques — mais, nous semble-t-il, elle prend chez Montaigne et Rousseau un tournant quelque peu
différent, puisqu’avec l’héritage du christianisme et de l’apologétique chrétienne, la question du savoir
humain se trouve désormais nécessairement liée à celle du rapport de l’homme à Dieu. De fait, s’il est
vrai que Dieu est plus grand, plus puissant et plus parfait que l’homme, alors il faut en quelque sorte
mesurer toute notre connaissance à l’aune de cette connaissance plus grande et plus parfaite; il faut faire
valider nos vérités par la vérité, car les nôtres sont susceptibles d’être imparfaites, incomplètes, voire tout
à fait fausses en comparaison de la vérité divine. Dans une optique chrétienne traditionnelle, c’est la grâce
qui rend possible le passage de Dieu à l’homme : la vérité divine est directement donnée à l’homme et lui
indique la valeur de son savoir et l’utilisation qu’il doit en faire. Or, ce rapport de l’homme à Dieu se
complique évidemment lorsque l’homme n’a pas la grâce et qu’il ne connaît pas de façon immédiate la
volonté et la vérité divines, car comment mesurer sans connaître la mesure ? Est-il possible de parvenir à
une certaine connaissance de Dieu par la seule raison ? Ou faut-il plutôt soumettre sa raison à la
révélation médiatisée par l’Église et la Bible ? Ou encore, faut-il tenter d’effacer complètement sa raison
pour être pénétré du mystère de la foi ?
Montaigne
C’est donc dans cette perspective sceptique que Montaigne et Rousseau abordent la question du rapport
de l’homme à Dieu. Penchons-nous tout d’abord sur le cas de Montaigne en nous attardant un peu sur
son « Apologie de Raymond Sebond », puisque c’est vraisemblablement au cœur de ce gigantesque essai
qu’il est le plus loquace au sujet de Dieu, se demandant ce que la raison humaine peut connaître de Dieu
par elle-même, sans le secours de la révélation : peut-on dire qu’il y a un Dieu ou qu’il n’y en a pas ?
peut-on se représenter Dieu et cerner certains de ses attributs ? peut-on, en somme, dire quelque chose de
Dieu ? L’approche à laquelle il a recours pour répondre à ces questions est essentiellement critique : il
déconstruit tous les discours rationnels sur Dieu, non seulement toutes les représentations que les hommes
s’en sont faites à travers les siècles, mais aussi tous les attributs qu’ils lui ont donnés, tels la bonté, la
justice, la puissance, l’intelligence et même l’être. Certes, il ne dit pas que ces notions sont incompatibles
avec l’idée de Dieu. Cependant, il signale qu’en les utilisant, les hommes projettent de l’humain sur Dieu,
 
 
avec l’idée de Dieu. Cependant, il signale qu’en les utilisant, les hommes projettent de l’humain sur Dieu,
c’est-à-dire qu’ils attribuent à Dieu leurs propres qualités. Comment les hommes pourraient-ils en effet
dire ou concevoir quelque chose de non humain, quelque chose qui est au-delà des capacités humaines ?
Même la plus pure idée de perfection que nous pouvons avoir demeure une idée humaine, basée sur des
concepts humains, exprimée dans des mots humains : « Étirons, élevons et grossissons les qualités
humaines tant qu’il nous plaira; enfle toi, pauvre homme, et encore, et encore, et encore : [...] chacun
rapporte les qualités de toutes autres choses à ses propres qualités : lesquelles nous pouvons bien étendre
et raccourcir, mais c’est tout : car, hors de ce rapport et de ce principe, notre imagination ne peut aller, ne
peut rien diviner autre, et est impossible qu’elle sorte de là, et qu’elle passe au-delà [1] . » Si Dieu est plus
qu’humain, toute parole est donc inadéquate, impropre et imparfaite : elle semble en effet toujours rater
Dieu dans ce qu’il a de proprement divin, le tachant, pour ainsi dire, des imperfections humaines [2] .
Dès lors, la meilleure conception de Dieu est-elle celle qui se contente de dire que Dieu est une puissance
incompréhensible, indéfinie, indicible et parfaitement autre ? celle qui constate qu’il y a « une distance
infinie [3] » entre Dieu et l’homme ? celle qui est simplement ouverte à la grâce qui vient de « la main
expresse de Dieu [4] » ? Montaigne donne en effet l’impression de valoriser cette approche fidéiste, car
elle humilie l’homme et limite les prétentions de la raison à pouvoir cerner Dieu [5] . Le fidéisme veut que
la raison s’efface devant la foi, qu’elle mine toutes ses prétentions à connaître Dieu. Mais, en même
temps, Montaigne semble critiquer ce fidéisme au nom même de ce qu’il tend à valoriser, à savoir
l’effacement de la raison. En effet, pour que la raison puisse s’effacer devant la foi, il faut au moins
reconnaître à la raison la capacité de savoir qu’elle ne vaut rien au sujet de Dieu. Dans une perspective
fidéiste, la raison n’est donc pas complètement écartée du rapport de l’homme à Dieu : la raison se
connaît, connaît ses limites et connaît suffisamment Dieu pour savoir qu’il ne fait pas partie des limites
humaines. Le fidéisme n’est donc possible que s’il présuppose ce premier savoir sur l’homme et sur
Dieu, c’est-à-dire le savoir de leur écart absolu. Or, au nom de quoi peut-on présupposer cette
connaissance de nos limites et du caractère illimité de Dieu ? Et qu’est-ce qui nous justifie de dire que la
raison vaut davantage lorsqu’elle s’efface que lorsqu’elle affirme ? Il semble bien que, comme tous les
autres discours sur Dieu, le fidéisme repose finalement, lui aussi, sur ce que nous appellerions un acte de
foi, c’est-à-dire un acte de confiance, un pari, ou pour le dire plus simplement une opinion, une croyance.
Le fidéiste parie en effet sur ce qu’est Dieu par rapport à l’homme et c’est justement parce qu’il parie
qu’on peut le coincer philosophiquement en lui demandant de rendre compte de son acte de foi.
Notre question initiale n’en ressort donc que plus complexifiée : dans la mesure où et la parole et le
silence à propos de Dieu — silence qui, en fait, n’est qu’une parole plus douce — sont problématiques,
comment l’homme peut-il se rapporter à Dieu ? Montaigne ne solutionne évidemment pas le problème,
mais s’il y a, chez lui, une réponse à cette question, c’est dans la façon dont il se rapporte lui-même à
Dieu à travers les Essais, et tout particulièrement dans l’« Apologie de Raymond Sebond », que nous
pouvons la trouver. Quelle est donc la conduite religieuse de Montaigne ? On peut, semble-t-il, la
ramener à deux pôles principaux [6] . D’une part, on le voit à de nombreuses reprises faire profession de
foi à l’Église et à la religion catholiques et les défendre contre les critiques des protestants et des
hérétiques, comme s’il y avait dans cet acte de foi une plus grande vérité. Mais d’autre part, comme nous
venons de le souligner, on voit également Montaigne critiquer assez durement tous les discours qui
portent sur Dieu ainsi que toutes les manières anthropomorphiques de s’y rapporter (ce qui inclut aussi la
religion catholique et le fidéisme). Qu’est-ce à dire ? L’une de ces positions est-elle plus vraie que
l’autre ? L’une doit-elle être subordonnée à l’autre ? Notre hypothèse est plutôt que la position de
Montaigne à l’égard de Dieu se trouve dans ce double mouvement. Montaigne a une certaine confiance
dans l’Église, la religion, la tradition et les coutumes qui ont forgé sa personne et qui sont, en quelque
sorte, constitutives de son identité. Et de fait, tant qu’à devoir parier, quoi de plus naturel que d’opter
pour ce qui nous est le plus familier ? Toutefois, cette confiance n’est pas un aveuglement : au contraire,
Montaigne est extrêmement conscient des problèmes du christianisme et des coutumes en général, et,
surtout, il est conscient du fait que sa confiance est une croyance et non pas une certitude. Montaigne
s’essaie donc au sujet de Dieu comme il s’essaie au sujet de la philosophie, de la politique, de la morale,
etc., c’est-à-dire qu’il tente de se rapporter à Dieu du mieux qu’il le peut, tout en étant conscient de ses
faiblesses et de sa faillibilité [7] .
Rousseau
Rousseau, de son côté, aborde principalement la question du rapport de l’homme à Dieu dans la
« Profession de foi du vicaire savoyard », au cœur du quatrième livre de l’ Émile . Ce texte a cependant un
statut un peu plus problématique que l’« Apologie de Raymond Sebond », en raison du contexte dans
lequel il apparaît (Rousseau l’inscrit dans le processus de la moralisation d’Émile [8] ), et en raison de la
forme qu’il prend (Rousseau dit retranscrire l’écrit de quelqu’un, qui lui-même rapporte le récit du vicaire
savoyard, qui lui-même met en scène une série de fictions [9] ). Un certain écart entre le récit du vicaire et
la position profonde de Rousseau nous est donc suggéré par Rousseau lui-même et, en toute rigueur, il
faudrait s’y attarder pour saisir le rapport exact de l’homme à Dieu pour Rousseau. Toutefois, nous avons
fait le pari [10] que cet écart ne jouait pas un rôle déterminant pour notre présente question et, par
conséquent, nous avons identifié indistinctement la théologie du vicaire savoyard à celle de Rousseau.
Quel rapport de l’homme à Dieu ressort-il donc de cette profession de foi ? Une première distinction
s’impose. De fait, Rousseau montre d’emblée la difficulté de connaître Dieu par l’intermédiaire de la
raison, car celle-ci ne semble produire « qu’incertitude, obscurité, contradictions [11] ». Si connaissance
de Dieu il peut y avoir, c’est un autre guide qu’il faut prendre, à savoir le sentiment, le cœur . Pour
reprendre une expression de Pascal : « C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison [12] . » Guidé par le
cœur, Rousseau découvre ainsi une série d’attributs de Dieu qui demeuraient incertains à la simple
lumière de la raison : il sent en effet que Dieu est une volonté intelligente, toute-puissante, unique,
éternelle, bonne et juste; une volonté à l’origine du mouvement, de l’ordre, de l’animation, de la pensée,
de la moralité et de la liberté; une volonté que l’on aime et honore naturellement, sans besoin
d’intermédiaire ni de culte aucun. Rousseau semble donc construire toute une théologie sur la base du
sentiment. Pourtant, ces connaissances de Dieu ne sont pas tant présentées comme des dogmes solides
que comme des articles de foi ne pouvant dépasser la validité du sentiment : « J’aperçois Dieu partout
dans ses œuvres; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi; mais sitôt que je veux le contempler en
lui-même, sitôt que je veux chercher où il est, ce qu’il est, quelle est sa substance, il m’échappe et mon
esprit troublé n’aperçoit plus rien [13] . » Le cœur sent Dieu, il y croit, il y adhère, mais puisque la raison
ne peut rendre compte de ce sentiment et de cette croyance sans les perdre du même coup, il semble bien
que la foi de l’homme soit incapable de prendre appui sur autre chose qu’elle-même. Est-ce à dire que
l’homme est condamné à une foi silencieuse, sans religion, sans culte, sans parole ? Ce serait certes le
rapport à Dieu le plus pur, mais Rousseau est conscient que cette façon d’envisager Dieu est
insatisfaisante et de nul usage, et c’est pourquoi il met de l’avant, dans la « Profession de foi », une sorte
de religion naturelle , par laquelle les hommes peuvent honorer Dieu, penser à lui, le concrétiser au moins
un minimum [14 . Certes, cette religion naturelle n’est pas tant mise de l’avant comme une vérité que
comme un pis-aller : Rousseau critique en effet toutes les extériorisations de la croyance de l’homme en
Dieu (les cérémonies, les gestes, les intermédiaires), ainsi que tous les appuis extérieurs à la foi (les
révélations, les écritures, les miracles), qui sont autant de façon de rater Dieu, de le dégrader, voire de
l’injurier [15] . Cependant, en comparaison des religions révélées, la religion naturelle est tellement moins
prétentieuse qu’elle acquiert, semble-t-il, une certaine légitimité : même si elle ne peut éviter que Dieu se
dérobe à elle, la religion naturelle réussit, plus que toutes les autres religions, à s’enraciner dans
l’expérience plutôt que dans les divers témoignages, dans le jugement plutôt que dans la soumission, dans
l’humilité de l’homme plutôt que dans son zèle.
Comparaison et conclusion
Que faut-il en tirer pour ce qui est du rapport que Rousseau entrevoit que l’homme a à Dieu et comment
ce rapport s’apparente-t-il ou diffère-t-il de celui que nous avons identifié chez Montaigne ? Comme
Montaigne, Rousseau semble voir le rapport de l’homme à Dieu comme étant une sorte de mouvement
entre les deux pôles que sont l’adhésion religieuse et la remise en question de cette adhésion : l’homme
tente constamment de dire, de penser ou de cerner Dieu, car c’est la seule façon pour lui de s’y rapporter,
mais il est capable de prendre une distance avec son discours et d’en mesurer les failles et les faiblesses.
Ainsi, l’expérience religieuse de l’homme serait celle d’un va-et-vient entre le dogme et la critique, entre
un contenu sans forme et une forme sans contenu. Cependant, leur rapport à Dieu n’est pas tout à fait le
même, parce qu’ils ne conçoivent ni le dogme ni la critique du dogme de la même façon.
D’une part, alors que la religion par laquelle Montaigne se rapporte à Dieu est celle de son pays, de son
éducation et de ses coutumes, la religion par laquelle Rousseau se rapporte à Dieu est principalement la
religion naturelle [16] . Certes, Rousseau rattache finalement sa religion naturelle à la religion
traditionnelle du pays [17] . Nous croyons néanmoins qu’il persiste un écart entre Montaigne et lui sur ce
point, écart qu’on pourrait résumer ainsi : l’acte de foi de Montaigne est plutôt envers la tradition et
l’acte de foi de Rousseau plutôt envers ses lumières intérieures. Pour le dire autrement, Rousseau est plus
méfiant que Montaigne de la véracité de ce qui est rapporté par le témoignage des hommes et de ce qui
lui est imposé, et il est plus confiant que Montaigne de la véracité de ce qui provient de lui-même et de
ce qu’il sent être vrai.
D’autre part, la démarche critique de Rousseau n’est pas non plus la même que celle de Montaigne.
Rousseau entrevoit le scepticisme comme quelque chose de violent et de temporaire [18] : une fois dans
sa vie, il faut faire table rase de toutes ses connaissances, afin de pouvoir cerner celles qui sont les plus
vraisemblables; mais ensuite, il n’est plus question de réexaminer ces connaissances vraisemblables. Le
« bon sens [19] » et la bonne foi sont donc irréductibles au scepticisme, et c’est pourquoi Rousseau ne va
jamais plus loin que la position du fidéisme dans sa critique des dogmes [20] . Montaigne, au contraire,
voit le scepticisme comme quelque chose de moins violent et de plus commun : ce n’est ni une méthode
ni un simple point de départ, mais un regard réflexif qui suit les actions ou les jugements que l’on pose.
La recherche de la vérité ne s’arrête donc pas avec la vraisemblance, Montaigne prenant cette
vraisemblance même comme prétexte à s’essayer.
1 . Montaigne, Essais , II, 12, Paris, P.U.F., Quadrige, 1992, pp. 530 et 532. Nous avons modernisé l’ortographe.
2 . Voir les formules très fortes de Montaigne : « S’il y a quelque chose du mien, il n’y a rien de divin ». Et surtout : « Or
rien du nôtre ne se peut assortir ou rapporter, en quelque façon que ce soit, à la nature divine, qui ne la tache et marque
d’autant d’imperfection. Cette infinie beauté, puissance et bonté, comment peut-elle souffrir quelque correspondance et
similitude à chose si abjecte que nous sommes, sans un extrême intérêt et déchet de sa divine grandeur. » Ibid. , pp. 518
et 523.
3 . Roger Aulotte, Montaigne, Apologie de Raimond Sebond , Paris, Sedes, 1973, p. 116.
4 . Montaigne, op. cit. , p. 516.
5 . Voir ibid. , p. 527 : « Il m’a toujours semblé qu’à un homme Chrétien cette sorte de parler est pleine d’indiscrétion et
d’irrévérence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut dédire, Dieu ne peut faire ceci ou cela. Je ne trouve pas bon
d’enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole. Et l’apparence qui s’offre à nous en ces propositions, il
la faudrait représenter plus révéremment et plus religieusement. »
6 . Pour être tout à fait rigoureux, il faudrait dire que la conduite religieuse de Montaigne se ramène à trois pôles pour
inclure également le fidéisme. Ces trois pôles correspondent grosso modo à la tripartition de la philosophie apparaissant
dans l’« Apologie de Raymond Sebond », p. 502 : tous les discours correspondent au dogmatisme, le fidéisme à
l’académisme et la critique des discours théologiques au scepticisme.
7 . Montaigne est certes moins porté, sur cette question, à multiplier autant le doute et l’examen philosophique qu’il ne l’est
habituellement; il a « un ton de prédicateur ou de sermonnaire qui tranche sur [son] ton, d’ordinaire plus souple. » Roger
Aulotte, op. cit. , p. 134. Mais nous ne croyons pas que Montaigne veut clore la question une fois pour toute. Cette
différence s’explique peut-être parce qu’il y a peu de choses à dire sur Dieu; peut-être parce la question de Dieu est
moins urgente (à son époque, c’est plutôt de la freiner qui semble urgent); peut-être tout simplement parce que la
confiance est un peu plus fragile sur cette question et la méfiance moins à propos.
8 . Rousseau insiste sur le fait que la « Profession de foi » a un but pédagogique plutôt que discursif : « J’ai transcrit cet
écrit, non comme une règle des sentiments qu’on doit suivre en matière de religion, mais comme un exemple de la
manière dont on peut raisonner avec son élève, pour ne point s’écarter de la méthode que j’ai tâché d’établir. »
Rousseau, Émile , Paris, GF-Flammarion, 1966, pp. 409-410.
9 . Rousseau déploie donc tout un arsenal d’artifices autour et à l’intérieur de la « Profession de foi du vicaire savoyard »,
comme s’il voulait nous indiquer de ne pas prendre tout ce qui y est dit au pied de la lettre.
10 . Ce pari est en partie basé sur le fait que Rousseau a écrit ce texte, qu’il l’a défendu contre de nombreuses attaques
(entre autres dans sa Lettre à Christophe de Beaumont ) et qu’il a fait siennes, dans d’autres écrits, plusieurs des thèses
qui y sont développées : « Fixons une bonne fois mes opinions, mes principes, et soyons pour le reste de ma vie ce que
j’aurai trouvé devoir être après y avoir bien pensé. [...] Le résultat de mes pénibles recherches fut tel à peu près que je
l’ai consigné depuis dans la profession de foi du Vicaire savoyard , ouvrage indignement prostitué et profané dans la
génération présente, mais qui peut faire un jour révolution parmi les hommes si jamais il y renaît du bon sens et de la
bonne foi. Depuis lors, resté tranquille dans les principes que j’avais adoptés après une méditation si longue et si
réfléchie, j’en ai fait la règle immuable de ma conduite et de ma foi, sans plus m’inquiéter ni des objections que je
n’avais pu résoudre ni de ce l es que je n’avais pu prévoir et qui se présentaient nouvellement de temps à autre à mon
esprit. » Id ., Les rêveries du promeneur solitaire , troisième promenade, Paris, GF-Flammarion, 1964, pp. 53 et 55.
11 . Id. , Émile , p. 347.
12 . Pascal, Pensées , L424, dans œuvres complètes , Paris, Seuil, L’intégrale, 1963. Pour une analyse plus nette de cette
dichotomie entre le cœur et la raison, voir Ibid ., L110.
13 . Rousseau, op. cit. , p. 360.
14 . Cette religion nature l e ressemble à bien des égards à la religion civile du Contrat social : tolérance de culte,
soumission aux lois naturelles, insistance sur la moralité, etc.
15 . Ibid. , pp. 360 et 385. N’est -ce pas en effet outrager la justice de Dieu que de dire qu’il peut laisser un homme de
bonne foi souffrir de peines éternelles ? N’est -ce pas aussi outrager sa toute-puissance que de dire qu’il peut s’être
manifesté sans qu’il y ait des signes certains et sensibles partout, toujours et universe l ement ? Par ce type de
questionnement, issu d’une conception rationnelle ou naturelle de Dieu, Rousseau veut faire ressortir les défauts des
religions révélées. Le dialogue entre L’inspiré et Le raisonneur en est probablement l’exemple le plus frappant.
16 . Pour Rousseau, la religion naturelle est claire par l’ordre inaltérable de la nature; elle est cohérente et en conformité
avec la raison; elle est à la portée de tous les hommes, puisque chacun la trouve en lui-même, dans un langage qui lui est
intelligible, et sans avoir à voyager, à étudier les textes ou à se fier au jugement d’autrui. Rousseau a donc refermé tous
les livres, pour ne regarder que dans celui de la nature telle qu’elle se manifeste à son cœur.
17 . Rousseau affirme avoir une « juste défiance de [lui -même] » : il « ne [se] croit pas infaillible. » Ibid. , pp. 382-383.
Ainsi, même s’il trouve plusieurs raisons de rejeter la révélation, il se heurte en même temps à des objections qu’il ne
peut résoudre. En outre, il admet que la sainteté des Écritures ainsi que la vie et la mort divines de Jésus-Christ parlent à
son cœur : « [...] l’Évangile a des caractères de vérité si grands, si frappants, si parfaitement inimitables, que l’inventeur
en serait plus étonnant que le héros. » Ibid. , p. 403. Il en reste donc, selon lui, à un scepticisme conscient de ses limites,
ouvert à la vérité, et respectueux et humble devant le grand Être qui sait tout. Dans la pratique, surtout, il exhorte à la
prudence : les dogmes des religions révélées peuvent être bons et salutaires selon le climat, le gouvernement, le génie du
peuple, les temps ou les lieux. Par conséquent, mieux vaut ne pas bouleverser l’ordre public, mais inciter plutôt les
hommes à suivre les dogmes religieux du pays où ils sont nés, « car nous ne savons point certainement si c’est un bien
pour eux de quitter leurs opinions pour d’autres, et nous savons très certainement que c’est un mal de désobéir aux
lois. » Ibid. , p. 406.
18 . Voir ibid ., p. 347 : « Comment peut-on être sceptique par système et de bonne foi ? je ne saurais le comprendre. Ces
philosophes, ou n’existent pas, ou sont les plus malheureux des hommes. Le doute sur les choses qu’il nous importe de
connaître est un état trop violent pour l’esprit humain : il n’y résiste pas longtemps; il se décide malgré lui de manière ou
d’autre, et il aime mieux se tromper que ne rien croire. »
19 . Id. , Institutions chimiques , II, 1, Paris, Fayard, 1999, p. 59 : « Un Être intelligent est le principe actif de toutes choses.
Il faut avoir renoncé au bon sens pour en douter, et c’est perdre son temps que de donner des preuves d’une vérité si
claire. »
20 . Voir id. , Émile , p. 372 : « Enfin, plus je m’efforce de contempler son essence infinie, moins je la conçois; mais elle
est, cela me suffit; moins je la conçois, plus je l’adore. Je m’humilie, et lui dis : Être des êtres, je suis parce que tu es;
c’est m’élever à ma source que de te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir devant toi :
c’est mon ravissement d’esprit, c’est le charme de ma faiblesse, de me sentir accablé de ta grandeur.»
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