Figaro littéraire. N° du 3 juillet 1948. p.2

 

 

Mystère et vérité de Jean-Jacques

                                                                      Par André Rousseaux

 

 

 

Les plus récents ouvrages publiés sur Jean-Jacques Rousseau tendaient à le réhabiliter et à le grandir. Je songe d’abord au maître livre de P. Ravier sur l’Emile, qui a rectifié de vieilles et profondes erreurs, et a fait du sentiment religieux de Rousseau l’étude la plus poussée, la plus exacte aussi, jusqu’à ce jour. Puis il y a eu les travaux d’Henri Guillemin. Ceux-là sont animés par une réaction passionnée contre les ennemis de Jean-Jacques. Comme un avocat d’assises se saisit d’un mot, d’un fait, d’un indice, pour monter un système qui démolit le système adverse, Guillemin, volant au secours de la victime des Encyclopédistes, révèle le complot contre l’homme traqué, analyse son mécanisme, dépiste les persécuteurs, nous lance aux trousses de Voltaire, de Hume, de Diderot, pourchasse les philosophes, les convainc de leurs crimes, isole enfin, au milieu de leur cercle infernal, un Jean-Jacques martyr, offert à notre compassion indignée.

            Or voici qu’un homme s’attache à Rousseau à son tour. En ami de l’homme et de sa vérité. Il ne pratique pas seulement son œuvre assidûment, il fait tout pour bien le connaître lui-même. Mais Jean-Jacques tout le premier ne nous a-t-il pas donné le moyen de cette connaissance véridique ? N’est-ce pas à cette fin qu’il a écrit les Confessions ? C’est vrai, sous réserve que ces mémoires exceptionnellement sincères ne soient pas aussi menteurs que les autres, peut-être même un peu plus. Le livre dont nous parlons entreprend de les réviser. La Correspondance de Rousseau, telle qu’elle est maintenant établie, permet de les contrôler d’un bout à l’autre. La vérité de Jean-Jacques était déjà double : il y a celle de sa pensée mise en œuvre, que ce soit dans l’Emile ou dans l’Héloïse ; et puis, celle de ses écrits intimes, Confessions et Rêveries. En voici une troisième : celle qu’on découvre malgré lui, parce qu’il l’a cachée parfois. Comme on regarderait un croquis surchargé de reprises, M. Jean Guéhenno, qui compose le livre en question, examine les trois traits qui tantôt se recouvrent et tantôt divergent. Il s’attache à retrouver le vrai « lui-même » de cet homme qui prétendait être fidèle à soi absolument. Il en peint toutes les nuances, tous les dessous, toutes les ombres mouvantes. Et il faut bien dire que plus ce portrait est poussé, moins il est flatteur. Il nous ramène souvent au pire Jean-Jacques, celui qui a encouru tant de sévérités. Nous sommes assez troublés, en ouvrant ce livre, qu’un effort conduit avec tant de sympathie, voire d’affection, pour approcher autant qu’il se peut une vie humaine, en produise une image aussi pitoyable.

            Je crois que Jean Guéhenno s’en est avisé lui-même. Arrivé aux trois quarts de son premier volume (l’ouvrage complet en aura trois), il suspend sa plume un instant, et il se prend à dire : « Je sens ici la vanité de ce long travail. Peut-être, quand il s’agit d’un homme de sa sorte, les événements de la vie ne sont-ils pas la vie même (…). La vie vraie est plus secrète et plus profonde. Elle vient de l’âme même que les événements ne soumettent jamais. Et ces aventures qu’avec tant de soin je suis et je rapporte, qui font toute la matière des vies communes, ne sont peut-être, dans le cas d’un Rousseau, qu’anecdotes et scandales de petite histoire (…). » C’est juste. La vie profonde d’un écrivain est dans les œuvres de son art, et c’est là qu’il faut la juger. Pour tout le monde d’ailleurs (et à cet égard il n’y a pas de vies communes), la vie vraie, si ténue que soit sa flamme, est sous-jacente à la relativité de l’événement. Non que l’événement lui soit étranger, comme Guéhenno tend à le dire. Ses rapports avec l’événement sont de l’ordre mystérieux de la providence et du destin. Mais il appartient à l’homme intérieur de faire avec tout ce qui lui arrive une vie qui n’est qu’à lui.

            Jean-Jacques à ce sujet nous égare avec ses Confessions. Il nous lance sur une fausse piste : celle de la vérité humaine la moins certaine et la moins estimable. Il nous fait descendre à rebours du chemin qu’il a eu la faculté de monter. Il nous dévie à l’opposé de ses sommets. Quand Guéhenno à son tour poursuit cette pauvre vérité sur ces routes fuyantes, on conçoit qu’il craigne qu’elle se dérobe. Combien pourtant il la serre de près ! Je n’ai que trop tardé à le dire : j’ai lu peu de portraits littéraires plus vivants et plus pénétrants que celui-là.

            Il faudrait signaler tous les passages où une psychologie impitoyable décèle le trait révélateur de cette nature qui a toujours été située en porte à faux. Ceci dès le début, quand l’adolescent est encore à Genève : « L’inertie et le mensonge  ne sont souvent que la ressource des faibles orgueilleux. A lire cette histoire de son apprentissage, comme il est clair qu’il appartient d’emblée à cette espèce d’hommes dont Senancour devait dire un jour que l’idée qu’ils ont de leur être est plus grande que leur être. » Un peu plus loin : « Il est tout plein du sentiment de son innocence mais je devine en lui aussi une gentille et inconsciente fourberie, juste ce qu’il faut pour séduire et vivre. » Ceci encore, qui me paraît exprimer à merveille la condition qui a marqué cette âme d’un complexe de valet : « Il commença d’éprouver tout ce qu’il y a de fatalité dans la vie de tous ceux qui dépendent d’autrui, et d’avoir ce sens admirable où la moindre faute, la moindre inattention peut les faire tomber. Il sut comme tout est important et vain tout à la fois dans la destinée des gens qui ne vivent, si on peut dire, que de justesse. »

            Ajoutera-t-on que la maladie, non seulement pénible mais humiliante, a beaucoup fait pour entretenir cet état d’inquiétude en révolte ? Guéhenno l’affirme. « Toujours son esprit et son corps resteront mal accordés. C’est là sa plus profonde misère. » Et plus loin, ce trait un peu effrayant : « Sa mauvaise santé lui était une constante justification : on n’a jamais peut-être que le courage de son corps. » Mais est-ce là une vérité rigoureuse ? De grands malades, en littérature, ont témoigné que des âmes magnifiques dominent des corps fléchissants. Songez seulement à Pascal. Le corps visiblement chez Rousseau tire l’âme à soi avec toute la force que celle-ci lui cède par sa complaisance à la misère physique. Guéhenno, quelques détails qu’il rappelle, en dit encore moins là-dessus que les Confessions. Je crois qu’il va beaucoup mieux au centre de cette morale en détresse, quand il y plonge ce regard lucide : « Eut-il jamais conscience de son avilissement ? L’orgueil s’en doute l’en préserva. » Voilà, en quelques mots-clefs, dans une phrase qui est à elle seule un chef d’œuvre de critique, l’explication profonde de Jean-Jacques. Une nature basse ? Mais quelle nature ne l’est plus ou moins ? La faiblesse de ne point s’en relever ? Mais dans quelle vie humaine ne se joue pas le drame de cette faiblesse-là ? Seulement certaines âmes y fécondent une juste humilité par une active noblesse. Il semble que Jean-Jacques, lui, ait besoin de l’humiliation pour y enfermer son orgueil. Sa dignité se nourrit de ses abaissements. Là est le ferment des Confessions, là le registre d’une vie toute en équivoque.

            L’éclairage de la vérité fondamentale étant aussi bien donné, c’est merveille de voir l’équivoque déployer, par le talent du portraitiste, tous ses faux-jours et ses clairs-obscurs. On sait quel en fut le premier tableau : la vie chez Mme de Warens. La douteuse « maman » est peinte par Guéhenno à petites touches, légères et redoutables. « Elle n’était ni tout à fait bonne ni tout à fait mauvaise, seulement un peu vaniteuse, et contrainte par sa vanité de s’évertuer plus que les autres (…). Mais elle avait de la douceur, et cette indulgence un peu molle des gens résignés à leurs propres péchés autant qu’à ceux des autres. » Et plus loin : « Faut-il parler d’hypocrisie ? C’était seulement une âme molle et commune et une excellente comédienne (…). Mme de Warens savait découvrir dans la soumission à la Providence et le dédain des biens de ce monde une recommandation d’en assez bien user. » Un de ces usages fut celui qu’elle fit de ses charmes, pour s’assurer « la fidélité, la probité et le dévouement de ses successifs intendants. » Les mœurs du siècle sont pour beaucoup dans une telle conduite. Le malheur de Jean-Jacques fut qu’en y donnant comme les autres il voulut, en place de cynisme, y mettre de la vertu.

            Jean Guéhenno montre très bien ce point capital. Même l’abandon de ses enfants, dont plusieurs générations de braves gens se sont indignés, n’a rien d’un crime exceptionnel : l’histoire, appuyée sur la statistique, révèle combien le fait est fréquent à l’époque. L’ennuyeux, c’est que le père des enfants abandonnés soit aussi l’auteur de l’Emile. « N’eût-il été toute sa vie qu’un amuseur comme tant d’autres, les fautes de Jean-Jacques n’auraient pas fait tant de bruit. Mais son œuvre a révélé un homme plus encore qu’un auteur et il nous a donné trop de leçons. » Jean-Jacques est deux fois victime de son siècle. D’abord, historiquement et positivement, de la manière que l’on sait, qui lui a fait tenir tête à ses contemporains ameutés contre lui. Et puis, ayant participé aux vices de l’époque bon gré mal gré, et souvent non sans complaisance, il lui faut s’en arracher, ou les dominer, ou les mépriser seulement, en tout cas en dégager sa vie, pour cultiver cette dignité de l’homme qui est la passion noble de sa nature troublée. De là son effort inlassable vers la vérité humaine. Et sans doute cet effort s’égare souvent, faute de bien savoir où la vérité de l’homme réside essentiellement. Dans les ténèbres morales du siècle des « lumières », Jean-Jacques tâtonne pour retrouver le soleil. Mais s’il trébuche parmi les obstacles de notre nature, c’est en sachant bien que la vocation de notre nature est splendide. Il s’enlise dans la quête trop humaine de notre vérité, mais en sentant bien que nous sommes obscurément détenteurs d’une vérité qui nous dépasse. Sa vie qui dans l’ordre temporel paraît descendre les degrés de l’égarement et de la dégradation, on verrait à la regarder mieux, esquisse de l’œuvre qu’elle accomplit, qu’elle suit une courbe d’élévation.

            N’est-ce pas dans ce sens, après tout que se développera le portrait commencé par Jean Guéhenno ? Ce premier volume ne nous conduit qu’au seuil de l’œuvre, au discours pour l’Académie de Dijon. Guéhenno soucieux de reconstituer la vérité de cet homme en suivant pas à pas le cours de sa vie comme elle s’est déroulée, nous avertit avec une loyauté touchante qu’il ne sait pas, qu’il ne peut absolument pas dire d’avance quelle figure fera finalement apparaître ce portrait. Il n’en choisira ni les traits ni les couleurs, il attend que la vérité revenue les lui donne. C’est là, disons-le en passant, la seule méthode qui conduise le critique  à la rencontre de l’homme même à travers les livres. Et pour ce qui est de Rousseau, nous voyons bien déjà, par les dernières pages de ce premier volume, qu’il grandira dans les suivants. L’impression si fâcheuse que laisse à ses débuts une biographie terriblement sincère s’estompera sans doute quand l’ensemble sera composé. Nous prévoyons que Guéhenno obtiendra de Jean-Jacques, pour une bonne part, la grandeur que le malheureux n’a jamais désespéré de trouver au fond de la vérité de l’être humain.

            De la misère à la grandeur de l’homme, il y aurait presque un chemin battu, après tout, si les problèmes étaient bien posés. Le malheur de Rousseau est qu’il les pose mal, alors qu’il ressaisit leur gravité. « Jean-Jacques redécouvrait le règne du cœur », écrit Guéhenno ; mais, ajoute-t-il, « il y a cœur et cœur (…). Le règne du cœur est plein de dangers et de surprises. » Il l’est quand les hautes vérités du cœur sont perdues. Car, si l’on y songe bien, Pascal relève du cœur et aussi Corneille. Et l’on fait à Rousseau un bien mauvais procès quand on lui reproche d’avoir instauré ce règne-là ; c’est mal restauré qu’il faut dire. Les failles de son œuvre sont toutes creusées par cette erreur, les lézardes de sa vie encore plus.

 

 

 

 

 

Texte numérisé par Pascale Pellerin