LES MONTAGNONS SELON JEAN-JACQUES ROUSSEAU :

modèle de la bonne répartition de la population sur le territoire

GRAY Vincent

 

Dans la Lettre à d’Alembert[1], Rousseau fait une description des « Montagnons », terme qui désigne aux XVIIe et XVIIIe siècles les habitants des « Montagnes » neuchâteloises, c’est-à-dire du haut Jura neuchâtelois. Cette description écrite en 1758 s’appuie sur un souvenir qui, comme le note Jean Rousset, « remonte à l’hiver 1730-1731 » lorsque, résidant à Neuchâtel, Rousseau donnait des leçons de musique[2]. C’est pourquoi Frédéric S. Eigeldinger peut écrire : « On a reproché à Rousseau d’être victime de son imagination, mais il ne faut pas oublier qu’il décrit les Montagnons qu’il a vus en 1731, et non ceux de 1758. En effet, pendant ce temps, l’économie neuchâteloise s’est développée à un tel point que, lorsqu’il retrouve ce pays en 1762, il avoue ne plus reconnaître les industrieux paysans d’autrefois »[3]. Rappelons qu’il retrouve ce pays lorsque, après la parution de l’Émile, il doit quitter la France et s’exile en Suisse, d’abord à Yverdon, puis dans le Val-de-Travers à Môtiers, qui se trouve dans la principauté prussienne de Neuchâtel, d’où il écrit deux lettres au maréchal de Luxembourg, dans lesquelles il décrit la Suisse, Neuchâtel et le Val-de-Travers. Ainsi, dans la « Prémiére Lettre à M. le Mareschal de Luxembourg » écrite à Môtiers et datée du 20 janvier 1763, il dit : « J’y croyois retrouver ce qui m’avoit charmé dans ma jeunesse ; tout est changé ; c’est un autre paysage, (…) d’autres hommes, et ne voyant plus mes Montagnons avec des yeux de vingt ans, je les trouve beaucoup vieillis »[4]. Nous voyons ici que, pour Rousseau, le changement a moins eu lieu chez les Montagnons que dans son propre regard : « On regrette le bon tems d’autrefois (…) : nous attribuons aux choses tout le changement qui s’est fait en nous (…). D’autres voyent les choses comme nous les avons vues, et les verront comme nous les voyons aujourdui »[5]. Or, il ne s’agit pas d’opposer Rousseau à l’érudition de son critique ou de déterminer si les Montagnons ont effectivement changé, bien que la question ait un intérêt historique. Les deux ont raison : le sujet et l’objet ont changé, le temps a modifié le regard de Rousseau et les bouleversements économiques survenus en Suisse ont transformé les Montagnons. Rousseau devait d’ailleurs probablement savoir que des changements effectifs avaient eu lieu chez les Montagnons et par quels mécanismes ils avaient été produits. Mais peu importe, car il n’en parle pas, les rapporte à sa personne et en endosse la responsabilité. Et tout l’intérêt est là. Les Montagnons sont un paradigme du présent pour le présent et il s’agit de les sauver de toute accusation de corruption, ce qui implique de ne pas avouer qu’ils ont effectivement changé. S’ils ne sont plus les mêmes que dans le passé, c’est à cause de Rousseau, si ce pays appartient au passé, c’est qu’il a cessé d’exister comme il avait pu exister pour lui. Ainsi, la question que Rousseau se posait dans la Lettre à d’Alembert contenait déjà la réponse trouvée lors de son exil : « Aujourdui que j’y porterois d’autres yeux, faut-il ne revoir plus cet heureux pays ? »[6] ; la réponse étant : alors qu’il y porte « d’autres yeux » « tout est changé »...

Que retient Rousseau des Montagnons ? Du « peu d’observations » qu’il fit et qui « depuis trente ans (…) se sont effacées de [sa] mémoire », Rousseau se souvient pourtant de deux éléments, qui permettent de caractériser ce peuple d’« heureux paysans »[7] : le premier concerne le territoire et le second les habitants de ce territoire.

 

 

Le territoire

Rousseau se « souvien[t] d’avoir vu dans [sa] jeunesse aux environs de Neufchâtel un spectacle (…) peut être unique sur la terre », celui du territoire des « Montagnons ». Sa première caractéristique, à l’échelle macroscopique, est qu’il s’agit d’« une montagne entiére couverte d’habitations », donc d’un territoire rural austère mais densément habité et densément peuplé, puisque chaque maison renferme une « nombreuse famille ». Sa deuxième caractéristique, à l’échelle microscopique, est qu’il est organisé à partir d’une cellule domestico-agricole, ou plus précisément de la cellule économique qu’est le terrain agricole, dont le noyau est la famille, puisque chaque habitation « fait le centre des terres qui en dépendent », c’est-à-dire de son « domaine particulier ». La dernière caractéristique, qui a deux aspects, permet de faire le lien entre les deux échelles, c’est-à-dire de décrire comment se disposent les différentes cellules domestico-agricoles dans ce territoire rural densément peuplé. D’une part, les distances entre les maisons sont égales et donc les habitations sont réparties de manière homogène sur le territoire, puisque chaque maison est au centre du terrain agricole et qu’il y a une égalité entre les richesses des propriétaires et donc entre les dimensions des propriétés agricoles. D’autre part, les distances entre les maisons et donc les dimensions des propriétés sont médiocres : ces « maisons, à distances aussi égales que les fortunes des proprietaires offrent à la fois (…) le recueillement de la retraite et les douceurs de la Société », c’est-à-dire permettent d’éviter à la fois une trop grande proximité sociale et un trop grand isolement. Ceci a pour présupposé non seulement une égalité mais une médiocrité économique, « ces heureux paysans » étant « tous à leur aise »[8]. Notons que Rousseau, dans sa lettre écrite de Môtiers au maréchal de Luxembourg du 20 janvier 1763, fera de cette dispersion de l’habitat un caractère général des cantons suisses : « (…) la distribution de leurs habitations, beaucoup moins réunies en villes et bourgs qu’en France, mais éparses et dispersées ça et là sur le terrain avec beaucoup plus d’égalité (…). Voila le plus grand avantage de la Suisse (…) »[9]. Pour résumer : un territoire rural austère peuplé, organisé à partir de cellules économiques domestico-agricoles, et une population également répartie sur le territoire grâce à une égalité et une médiocrité économiques.

Si la première règle pour juger de la « bonté rélative du gouvernement »[10] est l’augmentation de la population[11], la seconde règle « se tire aussi de la population, mais d’une autre maniére ; c’est à dire, de sa distribution et non pas de sa quantité » : de « deux Etats égaux en grandeur et en nombre d’hommes », « le plus puissant » est « celui dont les habitans sont le plus également répandus sur le territoire »[12]. Rousseau ajoute que la bonne répartition de la population sur le territoire est plus importante que l’augmentation de la population, et inversement que « le peuple mal distribué (…) est plus ruineux que la dépopulation »[13]. Pour comprendre l’accent mis par Rousseau sur l’importance de la répartition de la population sur le territoire, il faut passer par le Discours sur l’économie politique, dans lequel il énumère « les causes les plus sensibles de l’opulence et de la misere, de l’intérêt particulier substitué à l’intérêt public (…), de la corruption du peuple, et de l’affoiblissement de tous les ressorts du gouvernement », ou autrement dit « les maux » « qu’une sage administration doit prévenir » si elle veut conserver « le respect pour les lois », c’est-à-dire la liberté, « l’amour de la patrie » et « la vigueur de la volonté générale », bref les maux qu’elle doit prévenir si elle veut conserver les fondements d’une bonne association politique, les fondements de la patrie. Or, dans cette énumération, il met l’inégale distribution des hommes sur le territoire en tête de liste : « Les hommes inégalement distribués sur le territoire, et entassés dans un lieu tandis que les autres se dépeuplent ; les arts d’agrément et de pure industrie favorisés aux dépens des métiers utiles et pénibles ; l’agriculture sacrifiée au commerce ; (…) enfin la vénalité poussée à tel excès (…) que les vertus mêmes se vendent à prix d’argent »[14]. Cette première place ne peut se comprendre que dans la mesure où il ne s’agit pas d’une liste de causes isolées mais liées entre elles, emboîtées les unes dans les autres telles des poupées russes, la première cause les contenant toutes en son sein : l’inégale distribution des hommes sur le territoire implique l’entassement des hommes dans les villes aux dépens des campagnes qui se dépeuplent, ce qui implique que les arts inutiles du luxe se développent aux dépens des métiers utiles, ce qui implique l’essor du commerce aux dépens de l’agriculture qui est délaissée, ce qui implique le développement de la vénalité aux dépens de la bonne médiocrité, ce qui implique l’inégalité, ce qui implique la perte de la liberté, ce qui implique la mort de la patrie. On comprend alors mieux le sens de la remarque, dans laquelle Rousseau, filant la métaphore médicale, dit qu’il ne s’agit pas « de chercher (…) un petit reméde à chaque mal particulier », « de traitter séparément chaque ulcére qui vient sur le corps d’un malade », mais « de remonter à leur source commune », « d’épurer la masse du sang qui les produit tous », car on ne peut les « guérir que tous à la fois »[15]. Ainsi, tous les maux précédemment décrits (de la désertification des campagnes au profit des villes jusqu’à la mort de la patrie) trouvent leur source commune dans l’inégale répartition de la population et il ne s’agit pas de trouver un remède à chacun d’eux isolément, mais de les guérir tous en agissant à leur source. Voilà pourquoi l’égale répartition de la population sur le territoire a une telle importance aux yeux de Rousseau.

Celle-ci n’est donc pas simplement un signe de bon gouvernement, mais le moyen de réaliser un territoire comme patrie. Par conséquent, le territoire des Montagnons constitue un modèle moderne de bonne répartition de la population sur le territoire, vers lequel il faut tendre pour réaliser une patrie. Or, la bonne répartition de la population passe par une valorisation de l’agriculture dans le cadre d’une économie autarcique.

            Céline Spector, dans son article intitulé « Rousseau et la critique de l’économie politique »[16], montre d’une part que la « défense » rousseauiste de l’agriculture n’est pas « celle des Physiocrates », dans la mesure où il ne s’agit, pour lui, « ni de développer une agriculture marchande en favorisant la grande culture où la classe des propriétaires fonciers afferme leurs terres, ni de maximiser le produit net, ni d’intégrer l’agriculture au marché international en permettant l’exportation du grain », et d’autre part qu’« en s’opposant aux propositions physiocratiques », Rousseau ne revient pas pour autant à la « position mercantiliste », qui prône également l’autarcie. En effet, les mercantilistes conçoivent l’autarcie uniquement au niveau de la nation. Son but étant « l’hégémonie commerciale », le commerce intérieur y a sa place, puisque c’est « la diversité des échanges au sein du pays [qui] garantit l’autosuffisance qui permettra d’accroître les gains à l’égard de l’étranger ». Rousseau, lui, exclut « à l’intérieur comme à l’extérieur, le commerce comme échange du nécessaire contre le superflu » et conçoit donc l’autarcie non seulement « au niveau de la nation » mais également « au niveau des familles (ou des individus) », son but étant « l’indépendance politique ». C’est pourquoi il conseille aux Corses et aux Polonais de « revenir au stade primitif de l’autosuffisance familiale »[17] et souhaite « que chacun se suffise à lui-même autant qu’il se peut »[18]. En effet, comme le souligne Céline Spector, « c’est parce que l’agriculture contribue aux bonnes mœurs et à la discipline martiale, à l’enracinement civique de la liberté politique, c’est parce qu’elle permet d’éviter la corruption auquel le commerce et le luxe mènent inéluctablement, qu’il convient de privilégier la culture des terres – seul moyen, en outre, de maintenir un pays indépendant pour sa subsistance » ; « l’argumentation de Rousseau, en un mot, est une argumentation républicaine ». Bref, « le véritable avantage de l’agriculture, malgré la critique du second Discours » est qu’elle entretient « l’amour de la patrie »[19] et assure la liberté. La « vie rustique » est marquée par « l’égalité » et « la simplicité », l’égalité étant obtenue par la vertu que constitue la frugalité. De plus, « la culture de la terre forme des h[ommes] patiens et robustes tels qu’il les faut pour devenir bon[s] soldats » alors que « ceux qu’on tire des villes sont mutins et mous » : « la véritable éducation du soldat est d’être laboureur ». L’agriculture offre donc aux hommes les deux vertus nécessaires à la liberté : la frugalité, qui permet l’égalité, est nécessaire à la liberté comprise comme indépendance à l’égard des autres hommes par l’obéissance aux lois, et la valeur guerrière est nécessaire pour défendre sa liberté contre les puissances étrangères. Ce que confirme Rousseau en écrivant que « le commerce produit la richesse mais l’agriculture assure la liberté » et qu’il faut choisir, car « elles sont incompatibles ». A cela s’ajoute le fait que « le seul moyen de maintenir un Etat dans l’indépendance des autres est l’agriculture », car même avec « toutes les richesses du monde si vous n’avez de quoi vous nourrir vous dépendez d’autrui ». Enfin, « les paysans sont attachés à leur sol beaucoup plus que les citadins à leurs villes », « de là l’amour de la patrie »[20]. Ainsi, l’agriculture forge les deux vertus nécessaires à l’effectuation de la liberté, liberté qui est nécessaire à l’existence de la patrie.

L’objectif de Rousseau est donc défini : il s’agit de réaliser, dans la modernité, une patrie, c’est-à-dire un territoire moral et politique, dans lequel les principes du droit politique sont réalisés, au moyen notamment d’une réforme du territoire physique permettant une bonne répartition de la population grâce à une valorisation de l’agriculture dans le cadre d’une économie de type autarcique. Or, le territoire des Montagnons constitue, pour Rousseau, un modèle moderne du territoire physique présentant ces caractéristiques.

 

 

Les Montagnons : mélange de simplicité et de finesse

 

Le second élément dont Rousseau se souvient est qu’il admirait « en ces hommes singuliers un mélange étonnant de finesse et de simplicité qu’on croiroit presque incompatibles, et [qu’il n’a] plus observé nulle part »[21]. Ce mélange est d’abord celui de la simplicité économique et de la finesse culturelle. Mais ce mélange ne peut exister que parce qu’il y a déjà un mélange de simplicité et de finesse d’une part au niveau économique, puisque la simplicité économique ne va pas sans une certaine finesse, et d’autre part au niveau culturel, puisque la finesse culturelle reste simple.

 

            Simplicité économique

 

La simplicité économique des Montagnons est directement liée à la nature de la cellule de base domestico-agricole composant le territoire, qui fonctionne sur une économie autarcique. Premièrement, ces paysans « cultivent (…) des biens dont le produit est pour eux », ce qui signifie d’une part que ce produit est destiné à leur propre consommation, mais également qu’ils sont « francs (…) d’impots », c’est pourquoi ils cultivent leurs terres « avec tout le soin possible ». Deuxièmement, il n’y a aucune division du travail au sein de la communauté, c’est pourquoi chaque paysan est aussi son propre artisan : « Jamais Menuisier, Serrurier, Vitrier, Tourneur de profession n’entra dans le pays ; tous le sont pour eux-mêmes aucun ne l’est pour autrui ». Ainsi, ils « employent le loisir que cette culture leur laisse à faire mille ouvrages de leurs mains », ce qui n’est possible que parce que leur travail agricole, n’étant réservé qu’à leur consommation et n’étant pas soumis au poids des impôts, n’est destiné qu’à produire le nécessaire et par suite laisse du loisir au paysan, « l’hiver surtout (…) où (…) renfermé (…) avec sa nombreuse famille, dans sa (…) maison de bois qu’il a bâtie lui-même, [il] s’occupe de mille travaux amusans, qui chassent l’ennui (…) et ajoûtent à son bien-être »[22].

Il faut ici s’arrêter sur l’idée de « travaux amusans », qui renvoie à la « laborieuse oisiveté » spartiate, l’identité du travail et du loisir étant, selon Rousseau, une constante chez les peuples bien constitués. Yves Vargas montre que, pour Rousseau, « l’émergence du travail » se fait à un « stade de l’humanité (…) prémoral, où les rapports avec les hommes sont de l’ordre des choses », c’est pourquoi elle se fait non par une « volonté intersubjective », mais par « la force des choses » : « le travail procède d’un excès, d’un superflu (…) de forces ou d’activité, il naît quand l’homme ne se borne plus à son besoin autocentré, à sa suffisance »[23]. Ainsi, Rousseau écrit : « Tant qu’on ne connoit que le besoin physique, chaque homme se suffit à lui-même ; l’introduction du superflu rend indispensable le partage et la distribution du travail »[24]. Or, rappelle Yves Vargas, cette « distribution du travail », due au superflu, produit la distinction du travail et du loisir, et ceci à deux titres. Premièrement, cette distinction peut « diviser les hommes et se manifester sous la forme de l’inégalité sociale entre les hommes du travail et ceux du loisir »[25], car « il faut que le concours des bras de ceux qui travaillent supplée au travail de ceux qui ne font rien »[26]. En effet, une fois sorti de l’état de nature, un homme qui ne travaille pas doit sa survie au travail des autres : « Hors de la société, l’homme isolé ne devant rien à personne, a droit de vivre comme il lui plaît ; mais dans la société, où il vit nécessairement aux dépens des autres, il leur doit en travail le prix de son entretien » . C’est pourquoi, « travailler est (…) un devoir indispensable à l’homme social » et que « riche ou pauvre, puissant ou foible, tout citoyen oisif est un fripon »[27]. Et deuxièmement, cette distinction du travail et du loisir peut « diviser le temps du même homme »[28] en « travail » et « amusement »[29]. Les Montagnons, eux, ne connaissent pas cette distinction du travail et du loisir, précisément parce qu’il n’existe pas dans leur société de « distribution du travail », dans la mesure où ils ignorent le superflu et où chaque cellule familiale se suffit à elle-même selon une économie autarcique. En effet, il n’y a pas dans leur société de division entre travailleurs et oisifs, puisque tous travaillent et aucun n’est oisif, ou plus précisément puisque aucun ne travaille et aucun n’est oisif : en constituant une société sans « distribution du travail », où chacun doit se suffire à lui-même, où chacun doit produire ce qu’il consomme et où chacun est son propre artisan, les Montagnons empêchent, de fait, que l’oisiveté de certains se développe aux dépens des autres, dans la mesure où si un membre de la société ne travaille pas, il n’est pas un fripon mais un homme mort. Cette institution sociale d’une obligation vitale de travailler, remplaçant le simple devoir social de travailler, n’est-elle pas, pour Rousseau, l’ultime et radical rempart (la mort à l’horizon) contre le mal ultime et radical qu’est l’esclavage ? Et il n’existe pas non plus, chez eux, de division du temps d’un même homme en travail et loisir, puisque comme il n’y a pas de « distribution du travail », il n’y a pas de travail proprement dit, ni d’ailleurs de loisir proprement dit, mais seulement « travaux amusans » ou « laborieuse oisiveté », leur travail étant un amusement et inversement, ce qui explicite ce que nous venons de dire sur le fait que le Montagnon ni ne travaille ni n’est oisif.

Nous voudrions faire ici un parallèle entre la société des Montagnons, société où chacun est agriculteur et artisan pour lui-même et les textes consacrés au choix d’un métier pour Émile. Yves Vargas montre qu’« à travers la recherche du métier d’Emile », Rousseau cherche « la caractérisation des premiers métiers que les hommes à l’entrée dans la société des besoins ont exercé sans heurter leur nature sensible », « le choix du métier » étant une « condensation de la question du métier » comme l’épisode du jardinier est une condensation de celle de la propriété[30]. Rousseau écrit que « de toutes les occupations qui peuvent fournir la subsistance à l’homme, celle qui le rapproche le plus de l’état de Nature est le travail des mains », ce qui laisse le choix entre l’agriculture et l’artisanat. Mais il tranche en faveur de l’artisanat, car la condition de l’artisan est « la plus indépendante de la fortune et des hommes », l’artisan étant « aussi libre que le laboureur est esclave ». En effet, l’agriculteur « tient à son champ », est dépendant de son champ, « dont la récolte est à la discrétion d’autrui », tandis que l’artisan « ne dépend que de son travail » et que « par-tout où l’on veut [le] vexer » « il emporte ses bras et s’en va ». Reste à comprendre pourquoi Rousseau soutient que « l’agriculture est le premier métier de l’homme », « le plus honnête », « utile », « noble », « qu’il puisse exercer ». La réponse est la suivante : « Je ne dis pas à Emile : apprends l’agriculture ; il la sait. Tous les travaux rustiques lui sont familiers ; c’est par eux qu’il a commencé ; c’est à eux qu’il revient sans cesse »[31]. Yves Vargas fait l’hypothèse que « le rejet du métier d’agriculteur » se comprend par le fait que bien qu’il soit « le premier apparu dans l’humanité et celui dont elle ne pourra jamais se passer », il ne s’agit pas « généalogiquement » d’un métier, ni du premier métier, « car l’agriculture existe avant le surplus, avant la division des métiers » : le fait qu’il la sache signifie que « l’agriculture est présociale, arrimée aux besoins pressants des époques les plus archaïques » et le fait qu’il y revienne sans cesse signifie qu’elle est « infrasociale, soutien de toutes les activités ». Par conséquent, elle « n’a pas sa place à côté des autres métiers mais au-dessus d’eux, elle les couvre tous, comme une condition permanente, un présupposé sine qua non »[32]. Mais nous voudrions ajouter que, si l’agriculture n’est pas un métier mais la condition des métiers, elle est également une condition de la citoyenneté : tout citoyen doit être agriculteur, et il doit l’être à deux titres. Premièrement, si tout citoyen doit être agriculteur c’est en tant qu’il doit être propriétaire terrien. En effet, si pour Rousseau, contrairement à Locke par exemple, le droit de propriété ne peut être un droit naturel, puisque l’idée de propriété dépendant « de beaucoup d’idées antérieures » ne peut se situer dans le pur état de nature, mais seulement dans son « dernier terme »[33], il met cependant l’invention de l’idée de propriété à l’origine de la société civile : « Le premier (…) ayant enclos un terrain (…) fut le vrai fondateur de la société civile »[34]. Ainsi, si l’on peut trouver sous sa plume que « celui qui (…) eût crié à ses semblables (…) que les fruits sont à tous, et que la Terre n’est à personne » aurait épargné bien des « miséres » au « Genre-humain », il ne s’agit pas de vouloir revenir à l’état de nature en bannissant la propriété, comme le pensent ses contemporains Meslier, Morelly ou Dom Deschamps, puisqu’il reconnaît la société comme nécessaire, car « les choses en étoient déjà venües au point de ne pouvoir plus durer comme elles étoient »[35]. Bien au contraire, Rousseau soutient que comme « la propriété est le vrai fondement de la société civile », elle est « le vrai garant des engagemens des citoyens »[36]. Par conséquent, pour que l’engagement du citoyen soit garanti, il faut qu’il soit propriétaire, sous entendu d’une terre, l’attachement à la terre que l’on cultive et dont on est propriétaire faisant germer l’amour de la patrie. Et deuxièmement, si tout citoyen doit être agriculteur, c’est en tant qu’il doit être agriculteur pour lui-même, parce que le fait de produire soi-même sa subsistance empêche, comme nous l’avons vu, que l’oisiveté de quelques-uns se développe au dépens d’autres, qui bientôt deviendront esclaves, la liberté étant la première condition de l’existence de la patrie et donc de la citoyenneté. Rousseau, loin de condamner l’agriculture, la conçoit donc à la fois comme condition des métiers proprement dits et comme condition de la citoyenneté, et par suite soutient que chaque citoyen devrait être agriculteur, non de profession mais pour lui-même, afin de garantir son engagement envers la patrie et la liberté au sein de celle-ci. Ainsi, se comprend le fait que les Montagnons sont tous agriculteurs pour eux-mêmes.

Mais Rousseau ajoute que l’on doit également apprendre un métier artisanal afin de garantir son indépendance : « Je lui dis donc : cultive l’héritage de tes peres ; mais si tu perds cet heritage, ou si tu n’en as point (…) apprends un métier » et deviens artisan[37]. C’est dans cette perspective que Rousseau propose « un prototype, un métier qui condense tous les caractères propres au commencement du travail » : celui de menuisier[38]. Ainsi, Rousseau écrit : « Il est propre, il est utile, il peut s’éxercer dans la maison ; il tient suffisamment le corps en haleine, il éxige dans l’ouvrier de l’addresse et de l’industrie, et dans la forme des ouvrages que l’utilité détermine, l’élégance et le goût ne sont pas exclus »[39]. Il est propre, car on peut supposer que les hommes ont d’abord refusé « les métiers mal-sains », car « qui peut choisir doit avoir égard à la propreté (…) : sur ce point les sens nous décident »[40]. Il est utile, c’est-à-dire utile en lui même, contrairement aux métiers malhonnêtes, « archers », « espions », « bourreaux », qui ne sont utiles que relativement aux pouvoirs politiques, et dont « il ne tient qu’au gouvernement qu’ils ne le soient point »[41]. Il se pratique dans la maison, car, comme le rappelle Yves Vargas, il s’agit d’une « société non organisée, où le seul besoin commande la nécessité des relations » et donc où les hommes sont « encore repliés sur eux-mêmes, centrés sur leur lieu de vie comme Emile est centré sur lui-même »[42], contrairement aux ouvriers modernes qui « pour exercer un seul art (…) sont asservis à mille autres » et à chacun desquels « il faut une ville »[43]. Il tient le corps en haleine, ce qui contrairement aux métiers « mal-sains » ne repousse pas les hommes, car « les métiers pénibles » voire « périlleux » « exercent à la fois la force et le courage »[44], deux vertus masculines, ce qui implique que Rousseau cherche ici un prototype de métier masculin. En effet, comme le soutient Yves Vargas, « la division du travail (…) est d’abord une distinction des sexes »[45] : « ce fut alors que s’établit la premiére différence dans la maniére de vivre des deux Séxes (…). Les femmes devinrent plus sedentaires et s’accoutumérent à garder la Cabane et les Enfans, tandis que l’homme alloit chercher la subsistance commune »[46]. Cette distinction n’est pas due au sexe lui-même mais aux « caractères extérieurs du sexe », c’est-à-dire à la « faiblesse » des femmes[47], de sorte que « tout homme foible (…) est condanné par [la nature] à la vie sédentaire ; il est fait pour vivre avec les femmes ou à leur maniére » et donc doit exercer « un des métiers qui leur sont propres »[48]. C’est donc la nature qui fait que les hommes et les femmes doivent exercer des activités distinctes, c’est pourquoi il faut donner « à l’homme un métier qui convienne à son séxe », « toute profession sédentaire et casaniére qui effemine et ramollit le corps » ne pouvant lui convenir[49]. Il exige de l’adresse et de l’industrie, Rousseau supposant que ce n’est que tard que les hommes ont accepté « ces stupides professions dont les ouvriers, sans industrie et presque automates, n’éxerçent jamais leurs mains qu’au même travail »[50]. Enfin, la présence de l’élégance et du goût sous le primat de l’utilité dans ce prototype s’explique, selon Yves Vargas, par le fait que « les métiers sont les vrais fondateurs du goût car ils s’associent à l’usage, au contraire des goûts mondains fondés sur le luxe et la distinction symbolique. La beauté de l’art vient de la maison artisanale et non des salons »[51]. Or, nous voyons que les six caractéristiques de ce métier condensant les caractères propres au commencement du travail (propreté, utilité, s’exerçant à domicile, physique, exigeant adresse et industrie, demandant du goût), se retrouvent dans la pratique de l’artisanat des Montagnons, qui rejoint la pratique des premiers métiers que les hommes, à l’entrée dans la société des besoins, ont exercé sans heurter leur nature sensible.

Mais au sein même de cette simplicité économique, fondée sur l’autarcie économique, jaillit la finesse, puisqu’« il leur reste encore du loisir », pour « mettre à profit le genie inventif que leur donna la nature » et « inventer et faire mille instrumens divers (…) qu’ils vendent aux étrangers », notamment des « horloges » et des « montres », chacun réunissant « toutes les professions (…) dans lesquelles se subdivise l’horlogerie » et fabriquant « ses outils lui-même »[52]. Par suite, comme leur simplicité économique, leur finesse est directement liée à l’organisation de leur territoire. Ainsi, Frédéric S. Eigeldinger relève que, pour Rousseau, « la dispersion des demeures est (…) un des facteurs essentiels de l’autonomie et par suite de l’ingéniosité des Montagnons »[53]. Remarquons, par ailleurs, que lorsque sporadiquement ils commercent en vendant leurs ouvrages artisanaux, ceux-ci sont le fruit d’un travail autarcique et le commerce se réduit à l’exportation ou à la vente aux étrangers : l’économie des Montagnons ne laisse aucune place au commerce ou à l’échange intérieur ou intracommunautaire.

                       Finesse culturelle

 

Les Montagnons sont donc un composé de simplicité et de finesse, simplicité économique et finesse culturelle, dans la mesure où ils ont des sciences et des arts.

Cette finesse culturelle vient directement de leur simplicité, c’est-à-dire du fait qu’ils sont tous artisans. En effet, c’est le travail artisanal qui permet l’émergence du jugement (nécessaire aux sciences) et du goût (nécessaire à l’art). Nous l’avons vu pour ce qui est du goût, lorsqu’il était question des caractéristiques du métier condensant les caractères propres au commencement du travail : la beauté de l’art vient de l’artisanat, qui est le véritable fondateur du goût. Reste à préciser en quoi l’artisanat est le véritable fondateur du jugement. Yves Vargas, dans son Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau[54], rappelle que c’est à la fin du livre III qu’est développé le passage des « sensations » aux « idées », du sentir au juger, et donc la naissance de la raison, « l’art de juger », c’est-à-dire de comparer des sensations, étant la même chose que « l’art de raisoner »[55]. Il précise que cette naissance de la raison « concerne donc la naissance de la science (…), mais suppose aussi (…) la naissance du travail artisanal », puisque « l’homme dont on décrit la raison naissante est géomètre, géographe, astronome et physicien ; mais il est aussi (…) un ouvrier qui travaille de ses mains »[56]. La naissance de la raison suppose donc le travail artisanal. En effet, Rousseau soutient que l’erreur ne se trouve pas dans les sensations mais dans le jugement et que « pour corriger ou prévenir l’erreur, il a besoin de l’expérience »[57]. Mais, il ne s’agit pas ici, contrairement à l’étape précédente, de comparer un sens à un autre, par exemple « la vüe au toucher pour accoutumer le prémier de ces deux sens à nous faire un raport fidelle des figures et distances »[58], mais de « vérifier les rapports de chaque sens par lui-même »[59]. Rousseau donne l’exemple du « bâton brisé » dans l’eau[60], qu’il faut « redresser » non en le touchant, « mais en variant les points de vue », ce qui « entraîne des modifications de torsion que le jugement refusera »[61]. Or, selon Yves Vargas, cette méthode ne repose pas sur « un raisonnement nu » et, contrairement à celle de Descartes, elle « introduit une connaissance préalable de la matière, ou – plus précisément – des matériaux », Rousseau supposant « une pratique des matériaux sur laquelle s’appuie tout le raisonnement »,  « ici (…) de l’eau, de sa fluidité (…) en même temps que du bois et de sa rigidité »[62]. C’est pourquoi Rousseau écrit que « ses mains travaillent au profit de son esprit, il devient philosophe et croit n’être qu’un ouvrier »[63], ce qui fait dire à Yves Vargas que l’on ne peut « être philosophe si on n’a d’abord été ouvrier » et que « la philosophie (…) est née sur l’établi, à la forge… ». Cette idée permet à Yves Vargas d’asseoir une de ses thèses majeures concernant Rousseau, à savoir que ce dernier est « matérialiste » : il n’est ni empiriste, dans la mesure où il « ne tire pas la connaissance des sensations simples », ni idéaliste, dans la mesure où « il refuse la toute-puissance de la raison », mais il est matérialiste, puisqu’il « refuse à la fois le primat de la pensée sur la matière et celui de la matière sur la pensée, pour poser le primat de la pratique transformatrice, laborieuse, sur toute chose, matière et pensée », et il est « radicalement matérialiste », puisqu’il « ne pose pas la question de la matière mais celle des matériaux concrets dans leur diversité et occurrence ». C’est pourquoi, « le progrès de la sensation brute (raison sensitive) au jugement (raison intellectuelle) se fait par un accroissement des forces investies dans l’observation utilitaire et le travail »[64].

Mais, de la même manière que la simplicité économique contient en son sein une certaine finesse, leur finesse culturelle est marquée par la simplicité. Ainsi, en qui concerne les sciences, les Montagnons « ont des livres », ils sont « instruits », « ils raisonnent (…) de toutes choses », mais leur science reste simple, c’est-à-dire qu’elle est modérée dans ses objectifs et ne court pas après un savoir universel, car ils sont instruits « passablement », cette modération étant guidée par l’utilité, dans la mesure où leurs livres sont « utiles » et où ils raisonnent de toutes choses mais « sensément ». Cette science aux objectifs modérés par la recherche de l’utilité prend la forme d’une science non pas abstraite mais instrumentale et expérimentale, puisque fabriquant « des syphons, des aimans, des lunettes, des pompes, des barométres, des chambres noires ; leurs tapisseries sont des multitudes d’instrumens de toute espéce », et que l’on pourrait prendre « le poële d’un Paysan », c’est-à-dire la chambre où se situe le « poële », « pour un atelier de mécanique et pour un cabinet de physique expérimentale ». De même, ils ont un art, mais un art simple : « Tous savent un peu dessiner, peindre (…) ;  la pluspart joüent de la flute, plusieurs ont un peu de musique et chantent juste »[65]. Il faut insister sur le modalisateur « un peu » et sur le fait qu’ils jouent d’un instrument rudimentaire, la flûte, voire naturel, la voix. La simplicité des sciences et des arts résulte du fait que ce sont deux activités à la fois démocratiques et autarciques. Démocratiques, car, de la même manière qu’ils n’ont pas d’artisans de profession, ils n’ont ni savants ni artistes de profession, mais le sont « tous ». Et autarciques, car ils le sont tous « pour eux-mêmes et non pour autrui », c’est-à-dire qu’ils pratiquent la science et l’art au sein même de la cellule de base domestico-agricole. Nous l’avons vu pour les sciences qui se pratiquent dans chaque maison de paysan. Qu’en est-il des arts ? Premièrement, ils « ne leur sont point enseignés par des maitres, mais leur passent (…) par tradition »[66], ce qui fait dire à Jean Rousset : « Parallèlement à l’autarcie économique, Rousseau prête à ses Montagnons une autarcie culturelle : on apprend seul comme on produit seul »[67]. Remarquons au passage que Rousseau pense ici un modèle autre que l’éducation publique spartiate, en l’occurrence une éducation privée, mais dans le cadre d’un peuple organisé à partir de cellules domestico-agricole. Deuxièmement, les arts se pratiquent exclusivement dans le cadre familial, ce qui devrait nous faire ajouter à la remarque de Jean Rousset : on crée « seul » comme on produit « seul ». Mais il faut immédiatement préciser que s’il existe bien chez les Montagnons de Rousseau une « autarcie culturelle » au même titre qu’une autarcie économique, en aucun cas on y produit, apprend, ou crée « seul », à moins de considérer improprement que « seul » signifie « en famille », dans la mesure où la famille est pour Rousseau une société. Rousseau prend l’exemple de la musique : soit les Montagnons l’apprennent par un membre de leur famille soit ils « croyoient l’avoir toujours süe » et elle se pratique en famille puisque « un de leurs plus fréquens amusemens est de chanter avec leurs femmes et leurs enfans les Pseaumes à quatre parties ».[68] Ce texte nous permet de réfuter toute lecture superficielle du Discours sur les sciences et les arts, qui ferait de Rousseau un adversaire des sciences et des arts. En effet, non seulement Rousseau considère les sciences et les arts comme un divertissement efficace face aux vices dans les sociétés corrompues, mais encore il envisage une bonne pratique de ceux-ci, une pratique à la fois fine et simple, qui précisément est celle de ceux qui semblent en être dépourvus.

                      

 

La société des Montagnons et la « Société commencée »

 

Jean Rousset note que « égalité des biens, dispersion de l’habitat, chaque famille formant une petite société » « sont des caractères communs à la description idéalisée des Montagnons et à la vision du premier stade de passage vers l’état civil tel que le présente le Second discours »[69]. En effet, on ne peut s’empêcher de penser, concernant la société des Montagnons, à la « Société commencée » ou « Société naissante »[70] décrite dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes[71], qui constitue une sorte d’optimum pour l’homme, dans la mesure où, selon nous, elle est un état médiocre. Si dans cette « société commencée » les hommes ne sont plus dans l’état primitif de dénuement, puisque leur « esprit » s’est éclairé et leur « industrie » s’est perfectionnée (ils ont des outils simples et ne dorment plus « sous le premier arbre » ou « dans des Cavernes » mais dans des « huttes »), ils mènent cependant « une vie simple », dans la mesure où ils ont « des besoins très bornés » et donc des « instruments (…) inventés pour y pourvoir » simples. De plus, les hommes ne sont plus dans l’état primitif d’isolement, puisque « ce fut-là l’époque d’une premiére révolution qui forma l’établissement et la distinction des familles, et qui introduisit une sorte de propriété », chaque famille devenant « une petite Société »[72]. Victor Goldschmidt rappelle que la « distinction des familles », « suppose des rapports entre elles (…) qui vont se resserrer (…) de manière à joindre les familles en nations »[73] : « Les hommes (…) se rapprochent (…), se réunissent en diverses troupes, et forment enfin dans chaque contrée une Nation particuliére, unie de mœurs et de caractéres, non par des Réglemens et des Loix, mais par le même genre de vie et d’alimens, et par l’influence commune du Climat »[74]. Mais il n’en reste pas moins que les hommes mènent une vie « solitaire »[75] et jouissent « entre eux des douceurs d’un commerce independant », dans la mesure où ils ne s’appliquent « qu’à des arts qui n’[ont] pas besoin du concours de plusieurs mains », la société étant donc composée de foyers indépendants et autarciques, c’est pourquoi les hommes y sont « libres, sains, bons, et heureux »[76]. La « société commencée » constitue donc un état médiocre, car caractérisé d’une part par un développement de l’esprit et de l’industrie mais marqué par la simplicité de la jeunesse, et d’autre part par un développement de la sociabilité mais marqué par l’indépendance. Ainsi, Rousseau soutient que cette période, « tenant un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de nôtre amour propre, dut être l’époque la plus heureuse, et la plus durable » et que « l’exemple des Sauvages qu’on a presque tous trouvés à ce point semble confirmer que le Genre-humain étoit fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse du Monde, et que tous les progrès ulterieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l’individu, et en effet vers la décrépitude de l’espéce »[77].

Or, comme nous l’avons montré, la société des Montagnons, peuple d’« heureux paysans », constitue également un état médiocre, puisque d’une part leur économie, reposant sur des cellules domestico-agricoles autarciques, n’implique ni division du travail ni échange au sein de la communauté et par suite reste simple (ce qui n’exclut pas une finesse culturelle), et puisque d’autre part l’égalité et la médiocrité économiques permettent une égale répartition des habitations séparées par des distances médiocres, évitant ainsi à la fois une trop grande proximité sociale et un trop grand isolement. Mais le rapprochement s’arrête ici, car la société des Montagnons ne peut être une « société commencée », puisque cette dernière ne connaît pas les deux arts, la métallurgie et l’agriculture, dont l’invention a produit la « grande révolution », avec le partage des terres, la propriété proprement dite etc.[78], alors que la société des Montagnons est une société d’agriculteurs-artisans, qui, bien qu’économiquement égalitaire, connaît la propriété. Il n’en demeure pas moins que ces deux sociétés offrent toutes deux une certaine félicité aux hommes, par le seul fait qu’elles constituent un juste milieu, un état médiocre, qui est caractérisé au niveau économique par la simplicité et au niveau social par une certaine indépendance.

 

Le territoire des Montagnons constitue donc un modèle moderne de bonne répartition de la population sur le territoire, vers lequel il faut tendre pour réaliser une patrie. Cette bonne répartition de la population est réalisée, chez les Montagnons, car il s’agit d’une société organisée à partir de cellules domestico-agricoles autarciques et caractérisée par un état de bonne médiocrité alliant simplicité économique, finesse culturelle et indépendance sociale. Il resterait à déterminer comment, selon Rousseau, il est possible de tendre vers ce modèle, c’est-à-dire par quel moyen il est possible d’arrêter la dépopulation des campagnes au profit des villes voire de repeupler les campagnes[79].

 

 

 

 

 

 

 

 

GRAY Vincent

Université de Toulouse II – Le Mirail

2010

 



[1] Sauf précision de notre part, les références aux textes de Jean-Jacques Rousseau sont données dans l’édition suivante : ROUSSEAU, Jean-Jacques, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, « coll. Bibliothèque de la Pléiade », 5 tomes, 1995-2003 (édition sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond). Nous donnerons uniquement le titre de l’œuvre suivi des références abrégées. Lettre à d’Alembert, O.C. V, p. 55-57.

[2] Voir note 2 de la page 55, O.C. V, p. 1341.

[3] Voir ROUSSEAU, Jean-Jacques, De la Suisse – Jean-Jacques Rousseau – suivi du Journal (septembre 1764) de J.C. von Zinzendorf ; Édition critique par Frédéric S. Eigeldinger, Paris, Honoré Champion, 2002, note 4 de la page 33, p. 64.

[4] Ibid., p. 33.

[5] Ibid.

[6] Lettre à d’Alembert, O.C. V, p. 57.

[7] Ibid., p. 57 et p. 56.

[8] Lettre à d’Alembert, O.C. V, p. 55-56.

[9] ROUSSEAU, Jean-Jacques, De la Suisse – Jean-Jacques Rousseau – suivi du Journal (septembre 1764) de J.C. von Zinzendorf ; Édition critique par Frédéric S. Eigeldinger, op. cit., p. 34-35.

[10] Émile, l. V, O.C. IV, p. 851.

[11] Voir SENELLART, Michel, « La population comme signe du bon gouvernement », in : CHARRAK, André et SALEM, Jean (Dir.), Rousseau et la philosophie, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 189-212.

[12] Émile, l. V, O.C. IV, p. 851.

[13] Ibid., p. 852.

[14] Discours sur l’économie politique, O.C. III, p. 258-259.

[15] Émile, l. V, O.C. IV, p. 851.

[16] SPECTOR, Céline, « Rousseau et la critique de l’économie politique », in : BENSAUDE-VINCENT, Bernadette et BERNARDI, Bruno (Dir.), Rousseau et les sciences, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 237-256.

[17] Ibid., p. 250-253. Souligné par l’auteur.

[18] Fragments politiques, VIII, « [Economie et Finances] », O.C. III, p. 526.

[19] SPECTOR, Céline, « Rousseau et la critique de l’économie politique », op. cit., p. 250.

[20] Projet de constitution pour la Corse, O.C. III, p. 905.

[21] Lettre à d’Alembert, O.C. V, p. 57.

[22] Lettre à d’Alembert, O.C. V, p. 56.

[23] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, Paris, PUF, 1995, p. 96-97.

[24] Émile, l. III, O.C. IV, p. 456.

[25] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 97.

[26] Émile, l. III, O.C. IV, p. 456.

[27] Émile, l. III, O.C. IV, p. 470.

[28] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 97.

[29] Émile, l. III, O.C. IV, p. 444.

[30] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 101-102.

[31] Émile, l. III, O.C. IV, p. 470.

[32] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 102-103.

[33] Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, O.C. III, p. 147 et 164. En effet, il a fallu de nombreux et lents progrès pour que s’introduise « une sorte de propriété » à « l’époque d’une premiére révolution qui forma l’établissement et la distinction des familles », et il a fallu encore une autre étape caractérisée par la réunion des familles en « nation », avant qu’enfin une causalité étrangère produise, avec la découverte de la métallurgie et de l’agriculture, la « grande révolution », qui introduit le partage des terres et le droit de propriété et fera éclater la guerre de tous contre tous, jusqu’à ce que la conclusion d’un pacte mette fin à l’état de nature. Voir aussi p. 167, 169, 171-172. Et voir GOLDSCHMIDT, Victor, Anthropologie et politique, Les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1983, en particulier p. 417-418.

[34] Discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, O.C. III, p. 164.

[35] Discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, O.C. III, p. 164.

[36] Discours sur l’économie politique, O.C. III, p. 263. Voir aussi Fragments politiques, III, 5, O.C. III, p. 483 : « Tous les droits civils étant fondés sur celui de propriété, sitôt que ce dernier est aboli aucun autre ne peut subsister ».

[37] Émile, l. III, O.C. IV, p. 470.

[38] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 102.

[39] Émile, l. III, O.C. IV, p. 478.

[40] Ibid., p. 476-477.

[41] Ibid., p. 473.

[42] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 102.

[43] Émile, l. III, O.C. IV, p. 460.

[44] Ibid., p. 476.

[45] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 100.

[46] Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, O.C. III, p. 168. 

[47] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 100.

[48] Émile, l. III, O.C. IV, p. 476.

[49] Ibid., p. 475-476.

[50] Ibid., p. 477.

[51] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 102.

[52] Lettre à d’Alembert, O.C. V, p. 56.

[53] ROUSSEAU, Jean-Jacques, De la Suisse – Jean-Jacques Rousseau – suivi du Journal (septembre 1764) de J.C. von Zinzendorf ; Édition critique par Frédéric S. Eigeldinger, op. cit., note 10 de la page 35, p. 70.

[54] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 93-96.

[55] Émile, l. III, O.C. IV, p. 481 et 486.

[56] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 94.

[57] Émile, l. III, O.C. IV, p. 482.

[58] Ibid., l. II, O.C. IV, p. 396.

[59] Ibid., l. III, O.C. IV, p. 484.

[60] Ibid., p. 484-485.

[61] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 94.

[62] Ibid., p. 95.

[63] Émile, l. III, O.C. IV, p. 443.

[64] VARGAS, Yves, Introduction à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 96.

[65] Lettre à d’Alembert, O.C. V, p. 56-57.

[66] Ibid., p. 57.

[67] Voir note 2 de la page 57, O.C. V, p. 1342.

[68] Lettre à d’Alembert, O.C. V, p. 57.

[69] Voir note 3 de la page 55, O.C. V, p. 1341.

[70] Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, O.C. III, p. 170.

[71] Sur cette question de la « Société commencée » voir GOLDSCHMIDT, Victor, Anthropologie et politique, Les principes du système de Rousseau, op. cit., chapitre V « La Jeunesse du Monde », p. 441-457

[72] Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, O.C. III, p. 167-168.

[73] GOLDSCHMIDT, Victor, Anthropologie et politique, Les principes du système de Rousseau, op. cit., chapitre V « La Jeunesse du Monde », p. 442. Souligné par l’auteur.

[74] Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, O.C. III, p. 169.

[75] Ibid., p. 168.

[76] Ibid., p. 171.

[77] Ibid.

[78] Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, O.C. III, p. 171.

[79] Voir GRAY, Vincent, « Territoires des anciens et territoires des modernes chez Jean-Jacques Rousseau », Mémoire de Master II, sous la direction de Mme Éliane Martin-Haag, Université de Toulouse II-Le Mirail, 2006, 80p.