Une Eau-forte de Jean Métellus, ou la peinture en clair-obscur de l’histoire universelle

Par Marine Piriou




 

A l’occasion de l’année Senghor, le Centre International d’Etudes Francophones de l’Université Paris IV – Sorbonne organisa, le 12 mai 2006, en partenariat avec l’Association des Chercheurs en Littératures Francophones et la Nouvelle Pléiade, une rencontre poétique en hommage à Jean Métellus dont l’œuvre venait d’être couronnée par le grand Prix de la Poésie Léopold Sédar Senghor. Lors de cet événement, Métellus nous fit l’honneur de nous lire quelques uns de ses poèmes inspirés de sa chère terre natale, Haïti. Au bord des larmes car probablement ému par la réminiscence de souvenirs d’enfance au cours de sa lecture, l’écrivain nous transporta le temps de cette balade poétique au sein d’un univers artistique transcendant, à la fois enraciné dans la matrice originelle haïtienne et sublimé par la beauté et la puissance émotionnelle de la langue. Cet instant singulier qui nous révéla d’une façon si émouvante toute la sensibilité du poète suspendit alors la linéarité chronologique de notre réalité en nous projetant dans un autre monde, non plus éphémère mais éternel, celui de l’art en tant que témoignage d’une histoire constitutive de la mémoire universelle.

 

Or la portée atemporelle et interculturelle des écrits de Métellus ne saurait se limiter à sa production poétique. Son livre publié en 1983 et intitulé Une Eau-forte démontre en effet l’intégration de cette double dimension au cœur même de ses romans. Cependant, contrairement à l’anecdote que nous venons de décrire en introduction, le récit d’Une Eau-forte se détache du contexte haïtien pour investir un nouvel espace, la Suisse romande et le village de Môtiers en l’occurrence, dans lequel évoluent des personnages éclectiques, issus d’origines diverses, tant en terme de classe sociale, d’éducation, que de racine géographique proprement dite. Le personnage principal est ainsi un peintre nommé Hermann von Doreckstein qui, bien que de nationalité suisse et de religion juive, semble avoir été tout au long de sa vie autant attaché à Singapour où il passa son enfance tandis que son père y exerçait le métier d’architecte, qu’à Paris, ville qui l’accueillit alors qu’il était étudiant à l’école des Beaux Arts. Outre ce personnage migrant, le récit recèle de nombreuses figures représentatives des différents milieux socioprofessionnels comme l’illustre notamment la famille von Doreckstein : l’épouse du peintre y est présentée comme l’héritière d’un riche industriel ; quant à ses quatre fils, ils exercent respectivement les métiers de pasteur, d’éditeur, d’ingénieur et de pharmacien. De surcroît, l’écrivain fait de Môtiers une sorte de carrefour où se croisent une multitude de pensées et de cultures. Il nous apprend ainsi qu’en érigeant le Musée Jean-Jacques Rousseau, Hermann von Doreckstein rendit possible le dialogue entre le microcosme local et le macrocosme international, entre l’habitant de Môtiers et les touristes cubains, chinois et africains attirés par ce monument à la gloire de l’écrivain-philosophe Rousseau. Toutefois, l’auteur ne nous cache pas que ce dialogue demeure en réalité illusoire, fragilisé par la peur persistante de l’Autre qui empêche la véritable rencontre intersubjective. En somme, dans ce village du canton de Neuchâtel, seul le peintre polyglotte semble réellement capable d’appréhender autrui dans toute sa différence, et de facto de s’enrichir de l’altérité de son prochain dès lors que celui-ci s’ouvre à lui, ce qui au vu de sa marginalité d’artiste ne semble pas se produire fréquemment.

 

Par conséquent, cet état des lieux sociologique du récit nous incite à poser les questions suivantes :  l’exposition d’une telle multiplicité humaine et de l’ambivalence de sa dynamique ne rappellerait-elle pas implicitement la mosaïque culturelle caribéenne, et plus particulièrement haïtienne, fruit de la rencontre douloureuse des peuples occidentaux et du Sud au cours de l’histoire coloniale, post-coloniale, et contemporaine ? De plus, le clivage entre les Môtisans et l’étranger, qu’il soit peintre marginal ou d’outre-mer, ne symboliserait-il pas la « mise-sous-relations[1] » des populations colonisées d’hier, ou encore des pays en voie de développement d'aujourd’hui, cause indubitable de la distanciation, voire de l’incompréhension entre l’Occident dominateur et l’Autre dominé ? A ce sujet, Métellus ne dénonce-t-il pas d’ailleurs à travers la voix du personnage principal l’impérialisme financier de la Suisse qui se perçoit, comme « La Plus Grande France » à son époque, tel l’ « idéal » ou le « modèle » à suivre « pour les autres nations occidentales[2] » ? L’écrivain nous indique en effet qu’Hermann avait l’habitude de déplorer à propos de son pays que : « quoique sans colonies, nous sommes cependant les plus grands colonisateurs des temps modernes[3] ». A l’instar de son père spirituel, à savoir Rousseau le panthéiste, il souhaitait au contraire que la beauté des paysages de la Suisse prenne le pas sur ses banques et « prélud[e] à une perception nouvelle du monde[4] », au regain d’un tiers et d’un quart monde enrichi et apaisé par la bénédiction d’une Nature fleurissante.

 

En outre, l’aporie de l’enquête analeptique que mène la famille von Doreckstein sur la vie d’Hermann, dont la mort nous est annoncée dès l’incipit du roman, reflète cette même incapacité à comprendre la complexité de la psychologie d’autrui à partir du moment où celui-ci se place, de son plein gré ou non, en marge du modèle social. En d’autres termes, Métellus semble substituer dans ce roman Hermann von Doreckstein au sujet colonisé, ou tout du moins victime de la dictature économique occidentale à l’époque moderne. Le peintre défunt devient ainsi l’objet de contradictions formulées par les villageois et ses proches au cours de leur tentative de reconstitution biographique. Le lecteur apprend par exemple que certains le percevaient de son vivant comme un homme orgueilleux, égocentrique, indifférent, fainéant, tandis que d’autres le croyaient au contraire humble, généreux, sensible, et perfectionniste tant il s’acharnait sur ses toiles jusqu’à ce qu’il en soit totalement satisfait. Cette « discordance de témoignages[5] » est en fait une manifestation symptomatique de la « civilisation du mensonge et de la violence[6] » que dénonce Métellus tout au long de son œuvre, civilisation asphyxiante et paradoxalement féconde d’une inéluctable stérilité en devenir.

 

C’est donc pour se protéger du vice de cette société occidentale à jamais coloniale selon l’auteur que le peintre von Doreckstein - nom provenant justement d’une déformation de l’expression hébraïque Ani Dorech qui signifie « je cherche[7] » - s’isole à Môtiers dans l’espoir d’y retrouver une plénitude de soi et d’y puiser une nouvelle source d’inspiration, vierge de toute perversion. Tel le promeneur solitaire rousseauiste, Hermann observait la nature environnante de ce canton neuchâtelois afin de « favoriser l’éclosion du génie doucement tapi au plus profond de son être que l’incessant grondement de la société menaçait d’éteindre[8] ». De cette errance régénératrice naît alors une eau-forte représentant étonnamment Rousseau en astronome. Nous y reviendrons plus loin. Avant cela, il convient de nous interroger sur la potentielle identification de Métellus à Hermann von Doreckstein : à l’image de la création picturale, l’acte d’écrire ne constituerait-il pas de même pour l’auteur un moyen de revenir à la Vérité si souvent occultée par notre civilisation au cours de l’histoire ? En effet, qu’elle se présente sous la forme d’une peinture ou d’un texte, l’œuvre d’art aspire au dévoilement de l’homme à lui-même, de son passé, de sa réalité tant matérielle que spirituelle. D’après Hermann von Doreckstein que nous nous autorisons à considérer ici comme le double de Métellus, l’art se doit de mener l’humanité vers « la fraîcheur de la lumière[9] », c’est-à-dire à la fois vers le savoir et l’éternel. Il suffit d’ailleurs d’analyser l’eau-forte dont nous venons de souligner l’existence fictionnelle pour s’en rendre compte. La description que réalise l’écrivain à son propos au début du roman permet au lecteur de percevoir la symbolique de cette toile. Comme nous l’avons mentionné, le peintre y transmue Rousseau en observateur sensible de l’univers céleste, c’est-à-dire de cette voûte étoilée réflectrice d’une lumière naturellement éphémère, déjà éteinte, et pourtant semble-t-il toujours ardente. Cette lumière solaire à la fois évaporée et perpétuelle grâce à la réflexion infinie des constellations incarne donc celle du passé, mais d’un passé ressurgissant dans le présent, d’un passé présent éclairant l’époque moderne. Via cette représentation de Rousseau en astronome, l’eau-forte nous expose en fait le regard d’un homme porté sur l’histoire. Autrement dit, en se focalisant apparemment sur les étoiles, Rousseau se plonge dans le passé ambigu de l’humanité, étape nécessaire à la prise de conscience de tout homme du processus constitutif de la réalité contemporaine. Par cet acte révélateur d’une profonde volonté de connaissance et de compréhension du réel, le philosophe devenu astronome sous le pinceau d’Hermann se distingue d’ailleurs sur cette toile du reste de la communauté humaine vraisemblablement indifférente à la germination du monde à travers les siècles. Ce manque, voire cette absence, de remise en question de l’homme et de ses œuvres passées, œuvres ambivalentes oscillant entre beauté et cruauté, pousse ainsi le peintre à déchaîner les éléments sur ces pécheurs incapables d’observer sensiblement le monde et d’apprendre les leçons de l’histoire. En voici l’illustration selon les termes descriptifs de l’auteur-narrateur :

 

« Mais l’astronome, debout, résiste aux mouvements impétueux de l’atmosphère, tandis que deux personnages, au pied de la butte, tentent de garder leur équilibre et de retenir leurs chapeaux. Plus loin, un homme, plié en deux, court après son couvre-chef, une femme vacille sous les assauts de la bise qui n’épargne que le savant[10] […] »

 

L’attachement commun du personnage fictionnel d’Hermann von Doreckstein et de son créateur Jean Métellus à la connaissance et à la transmission de l’histoire universelle provient sans conteste de leurs origines respectives : le premier est juif, le second natif d’Haïti. Le peintre et l’écrivain sont donc tous deux héritiers de l’histoire douloureuse de leur peuple propre, l’un meurtri notamment par la Shoah, l’autre par la Traite négrière et la colonisation occidentale. Ces deux artistes se font ainsi dépositaires d’un double devoir à la fois de mémoire et de médiation de leur héritage historique. Peindre une eau-forte suggestive de la nécessité de comprendre son passé pour appréhender le présent et le rendre meilleur, ou écrire un livre quasi philosophique sur l’altérité incluse de la nature et des relations humaines correspondent à un même acte engagé et didactique aspirant à la définition et à la transmission des fondations de notre monde dans leur globalité. Ce faisant, l’artiste tend à éclairer autrui sur son énigme existentielle via un retour aux origines, à l’inspiration première du pays natal, retour qui a fortiori permet à l’homme de se redécouvrir, de se re-connaître en tant que « je » individuel constitutif d’un « nous » collectif.

 

En un mot, Une Eau-forte est la peinture en clair-obscur de notre histoire universelle. Jean Métellus signe ici un chef-d’œuvre qui dévoile avec une extrême sensibilité toute la réflexion de l’auteur sur l’origine, la complexité et les dérives du monde moderne ainsi que sur l’ambiguïté de l’essence humaine.

 

 



[1] Patrick CHAMOISEAU, Ecrire en pays dominé, Paris, Gallimard, Coll. folio, 1997, p.298.

[2] Jean METELLUS, Une Eau-forte, Paris, Gallimard, 1983, p.125.