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  Quand la gauche relisait Rousseau

Paru le Vendredi 24 Mai 2002 

   JÉRÔME MEIZOZ*    

 HYPERLINK "http://www.lecourrier.ch/index.php?name=News&catid=&topic=25" La pensée de gauche de Babeuf à Jaurès a régulièrement convoqué Jean-Jacques Rousseau en grand ancêtre du combat pour les humbles. C`est que Rousseau lui même a recouru à la posture du «pauvre» apte à parler du commun des hommes et à fonder sur ce groupe jusque là marginal une philosophie sociale nouvelle.

Dans Keetje de Neel Doff (1929) histoire d`une prostituée sauvée par l`amour de l`art l`héroÏne confie à propos des Confessions de Jean-Jacques Rousseau:
«Jamais aucun livre ne m`a tant remuée. Il avait eu de la misère comme moi il avait été mercenaire comme moi il avait vécu de charité comme moi. Il y avait donc eu des misérables qui avaient osé parler et ne pas cacher leurs souffrances et leur avilissement involontaire.»
C`est dans le manifeste Nouvel âge littéraire (1930) d`Henry Poulaille qu`une telle déclaration est mise en évidence. Voilà Rousseau donné par le mouvement prolétarien comme un frère des misérables un initiateur du témoignage social: pour l`aspirant autodidacte à l`écriture en somme un modèle rêvé. Pourquoi? Le célèbre écrivain aurait partagé la même expérience de la misère et plus encore il aurait «osé parler» de ce fait fondateur brisant le tabou de sa condition humiliée et humiliante. L`écrivain Louis Nazzi notait dans le même manifeste:
«Rousseau est notre père à tous. Il a révélé l`homme à l`homme. Il a dit la profonde beauté de la souffrance et de l`humble vie quotidienne.»
Doff Nazzi et Poulaille réécrivent ainsi (à leur guise) l`origine rousseauiste d`une tradition «prolétarienne» dans laquelle des auteurs d`origine populaire autodidactes et vivant du travail de leur mains témoignent par écrit de leur vie. La convocation de Jean-Jacques Rousseau en grand ancêtre n`est pas neuve et les causes les plus contraires ont pu la motiver: des révolutionnaires qui panthéonisent le philosophe en 1793 (Robespierre et Gracchus Babeuf: Rousseau «l`ami du peuple») jusqu`aux émeutes de 1848 lors desquelles la gauche républicaine se réfère à lui. Mais encore des premiers socialistes au vibrant Michelet du Peuple (1846). Jean-Jacques incarne également ce rôle de mentor des humbles chez Louis Blanc qui voyait en lui «le précurseur du socialisme moderne»: 

POUR OU CONTRE ROUSSEAU
«Cependant une voix s`était élevée si mâle et si forte qu`elle couvrit tout le bruit du XVIIIe siècle. [...] et c`était un pauvre enfant de Genève qui avait été un vagabond qui avait été un mendiant et un laquais!»1
Dans l`Histoire socialiste de la Révolution française Jean Jaurès voit en Rousseau «le premier germe du socialisme français»2 et plusieurs publications marxistes lui attribuent un pareil rôle fondateur. Son histoire de vie est suffisamment atypique pour constituer un cas exemplaire d`une vie d`écrivain marquée par une humble extraction sociale. De Jules Vallès au Jean-Jacques. Histoire d`une conscience (1962) de Jean Guéhenno intellectuel de première génération et fils de cordonnier fait retour régulièrement l`appel à Rousseau comme écrivain plébéien exemplaire:
«Tous les hommes de souche populaire peuvent se retrouver en lui.»3
D`autres lectures reprennent également ce motif - contre Rousseau cette fois - pour réduire sa pensée à sa biographie:
«C`est en comprenant son conflit qu`on arrive à apprécier mieux l`oeuuvre de Rousseau qui au point de vue politique a eu une portée considérable. Son conflit a fait de lui le porte-parole de tous les opprimés incapables de s`affranchir de leurs tyrans et cherchant la guérison de leurs maux dans le communisme à la Rousseau.»4 

LE SCRIPT
De telles relectures prennent appui sur une construction propre à l`auteur des Confessions. Dans ses écrits autobiographiques en effet Rousseau fait de cette modeste origine une véritable posture et cela de manière inaugurale: l`écrivain met ainsi en scène un style de vie anti-mondain et contre-aristocratique très vite remarqués par ses contemporains et promis à un destin de topique autobiographique. De cette manière Rousseau s`inscrit obliquement dans un univers littéraire à dominante aristocratique dont il fait voir la profonde mutation. Mais l`anecdote est à dépasser: au-delà d`elle c`est un nouveau modèle de légitimation de l`intellectuel sur le principe d`une légitimation par les humbles qui prend naissance dans un espace public émergent. 

«NÉ DANS L`OBSCURITÉ...»
Avec Vallès au XIXe siècle Péguy puis Poulaille au XXe l`humilité sociale devient peu à peu une topique vouée à fonder paradoxalement une dignité d`auteur et une pertinence de parole sur la fidélité à des origines obscures. Cette posture constitue également le modèle de la biographie communiste type celle (trafiquée pour l`occasion) de Maurice Thorez dans Fils du peuple (1937).
Pour retourner son handicap Rousseau reconsidère son existence se donne par l`écriture une identité narrative et institue son propre lieu de parole garant d`une différence spécifique. Tant sa correspondance que ses écrits autobiographiques oeuuvrent à cela.
Le 26 novembre 1758 il adresse une lettre autobiographique au docteur Tronchin qui énonce les principaux éléments de sa posture:
«Cet état des artisans est le mien celui dans lequel je suis né dans lequel j`aurais dû vivre et que je n`ai quitté que pour mon malheur. J`y ai reçu cette éducation publique non par une institution formelle mais par des traditions et des maximes qui se transmettant d`âge en âge donnaient de bonne heure à la jeunesse les lumières qui lui conviennent et les sentiments qu`elle doit avoir. A douze ans j`étais un Romain à vingt j`avais parcouru le monde et n`étais plus qu`un polisson. Les temps sont changés je ne l`ignore pas; mais c`est une injustice de rejeter sur les artisans la corruption publique on sait trop que ce n`est pas par eux qu`elle a commencé. Partout le riche est toujours le premier corrompu le pauvre suit l`état médiocre est atteint le dernier. Or chez nous l`état médiocre est l`horlogerie.»5
Une déclaration individuelle paradoxale (je suis un artisan et ne le suis plus) emboutit ici une assertion à visée générale («partout» et «toujours» les riches sont corrompus). Un regret et un grief qui se croisent dans un énoncé autobiographique: né du côté des artisans Rousseau se veut à l`origine un pur même s`il a cédé trop souvent à l`orgueil de l`avancement mondain. Lui-même issu de l`état «médiocre» il sera le dernier atteint par la corruption. Première équation posée qui gravite autour du motif de l`inégalité et de «l`injustice».
Le script de la légitimation par les humbles sélectionne et livre à la transfiguration dans et par l`écriture de nombreux faits biographiques (notamment l`origine sociale et la marginalité nationale). Ceux-ci sont fixés dès les textes de jeunesse:
«Né dans l`obscurité j`ai fait dès mon enfance.
Des caprices du sort la triste expérience»6
La liberté demeure un «vain avantage» quand on doit subir la pauvreté l`émigration et que la flatterie des «Grands» conditionne la survie. Mais à ces «ennuis» fondateurs s`agrège paradoxalement la conscience d`un droit républicain qui tiendra lieu d`orgueil dans l`épître au «faible obscur Citoyen». 

*Maître assistant à l`Université de Lausanne et chargé de cours à l`Université de Genève. Auteur d`essais et de récits dont Destinations paÏennes (Zoé 2001). Cet article constitue les premières pages d`un essai à paraître Le Gueux philosophe (Jean-Jacques Rousseau). 

1 Louis Blanc Histoire de la Révolution française (1847) cité par R. Trousson Rousseau et sa fortune littéraire Nizet 1977 p. 88.
2 Jean Jaurès cité par R. Trousson 1977 p. 111.
3 Jean-Jacques. Histoire d`une conscience Gallimard 1962 vol. 1 p. 13.
4 René Laforgue «Etude sur Jean-Jacques Rousseau» Revue française de psychanalyse 1927 p. 399.
5 J.-J. Rousseau Correspondance générale Oxford Foundation lettre 743 26 décembre 1758.
6 J.-J. Rousseau Epître à Parisot O.C. II Pléiade p. 1137.