Savoirs et textes Groupe d’études « La philosophie au sens large », UMR 8519 animé par Pierre Macherey
(séance du 04/05/2005)
Isabelle Lurson
Introduction Les hommes du dix-huitième s’attachent au sensible et à sa diversité, la réflexion s’efforce alors de prendre en compte tous les domaines du réel, souci qui sera manifeste dans cet inventaire du réel et des connaissances qu’est l’Encyclopédie. La vie intime, la vie privée, la vie domestique, la vie laborieuse deviennent des thèmes courants de la peinture, du théâtre, des belles-lettres. Pour autant, tous ces thèmes ne sont pas la même chose que le thème de la vie quotidienne car le quotidien ne se réduit justement pas des sphères précises de l’existence humaines, celles de l’intimité ou de la vie domestique, closes sur ellesmêmes. D’ailleurs l’expression « vie quotidienne » n’est pas employée au dix-huitième siècle. Le terme quotidien est employé uniquement comme adjectif, il est synonyme de journalier. Cet intérêt porté à la diversité de l’existence humaine est donc un préalable nécessaire au thème de la vie quotidienne tel qu’on le verra surgir plus tard L’expression « vie quotidienne » n’apparaît pas davantage chez Rousseau. Pour autant, la philosophie de Rousseau s’efforce de comprendre comment peuvent s’articuler, d’une part, l’existence concrète, quotidienne et, d’autre part, l’existence sociale de l’homme. Cette articulation ne va pas de soi. L’existence individuelle de l’homme est rythmée par une temporalité immanente à la conscience (le sentiment de l’existence), et son existence sociale est rythmée par un temps historique, spatialisé par des espaces juridiques (celui des institutions, de la loi).Or cette articulation prend tout son sens dans la façon dont l’homme vit au jour le jour, en travaillant,, en pensant, en rêvant, bref en s’efforçant de concilier vie privée et vie publique, ou plutôt d’après Rousseau, comme on le montrera, en vacillant entre deux aliénations, celle du désir et celle de la loi. En effet, on le sait, Rousseau ne partage pas du tout l’optimisme de ses contemporains quant à la marche de l’histoire. Il a une conscience aiguë au contraire de ce que l’on appellera la « crise de la conscience européenne ». Toute la philosophie de Rousseau est une interrogation sur l’existence de l’homme. Non pas pour élaborer un système métaphysique, à la façon des grandes métaphysiques du dix-septième mais pour tenter de vivre dans une société historique dont la raison ne reconnaît plus nécessairement les exigences. La première maxime de la « morale par provision » de Descartes « Obéir aux lois et coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance » ne peut plus pour Rousseau être adoptée si simplement, le Vicaire savoyard doute de Dieu et ne sent plus adapte a sa société, il ne sait plus comment vivre : il ne sait plus à quel jugement de valeur se fier ; « Je sentis peu à peu s’obscurcir dans mon esprit l’évidence des principes » dit-il. La règle du vicaire vise alors moins l’évidence que la certitude, parce qu’il s’agit cette fois, de la certitude du sujet historique, engagé dans son existence, sommé de consentir à des vérités qui transformeront sa vie, tourmenté par les questions de sa conscience civique et morale. Rousseau regarde alors vers le passé tout en sachant qu’il est impossible de rétrograder. Il doute de la possibilité qu’aurait la raison de nous éclairer sur nos devoirs, du droit de l’église à légiférer sur nos consciences, du droit de l’état à nous ordonner telle ou telle chose, de la prétention des « philosophes » à éclairer le sens de notre existence. Ainsi, le projet de Rousseau ne consiste pas à théoriser l’existence de l’homme d’un point de vue général. Il revendique au contraire, pour l’individu, un droit inaliénable de décider des valeurs de sa propre existence.
« O Vertu, science sublime des âmes simples ; faut-il donc tant de peines et d’appareils pour te
connaître ? »
En cela Rousseau tire la leçon de Descartes et cette phrase n’est pas à comprendre comme une exhortation à renoncer à la raison, mais comme un appel au droit de chacun à « sortir de la sujétion de ces précepteurs ». Mais si Rousseau sur ce point est proche de Descartes, il n’a pas son optimisme dans les pouvoirs de la « lumière naturelle ».Rousseau tire également les leçons de la lecture de Montaigne, du scepticisme et du sensualisme de dix-huitième siècle. La plupart des vérités sont inaccessibles à l’homme et il semble bien que la philosophie ne puisse guère nous empêcher de rester aveugles
« Nous ne savons rien, nous ne voyons rien ; nous sommes une troupe d’aveugles, jetés à l’aventure dans ce vaste univers. Chacun de nous n’apercevant aucun objet se fait de tout une image fantastique qu’il prend ensuite pour la règle du vrai », Lettres morales, O.C, Pléiade, Vol 4, P.1092
Ainsi la vérité est rabattue sur le champ de ce qui importe dans cette vie terrestre « On se défend difficilement de croire ce qu’on désire avec tant d’ardeur, et qui peut douter que l’intérêt d’admettre ou rejeter les jugements de l’autre vie ne détermine la foi de la plupart des hommes sur leur espérance ou leur crainte. Tout cela pouvait fasciner mon jugement j’en conviens, mais non pas altérer ma bonne foi : car je craignais de me tromper sur toute chose. Si tout consistait dans l’usage de cette vie, il m’importait de le savoir pour en tirer du moins le meilleur parti qu’il dépendrait de moi tandis qu’il en était encore temps et n’être pas tout a fait dupe. », Les rêveries, O.C, Pléiade, vol 1, P.1016
Si Rousseau s’intéresse autant à la vie quotidienne de l’homme, cela est bien à comprendre, à mon sens, comme une prise de conscience de la fin de la métaphysique, l’homme doit renoncer aux prétentions de la raison
« notre âme active dans ces liens aime mieux s’exercer sur des chimères qui sont à sa portée que de rester oisive et sans mouvement .Ne nous étonnons pas de voir la philosophie orgueilleuse et vaine se perdre dans les rêveries et les plus beaux génies s’épuiser sur des puérilités »,Lettres morales, Pléiade, vol.4, P.1095.
L’homme est un enfant qui se croit tout puissant, il est entraîné presque malgré lui à penser, il lui faut pourtant circonscrire le champ des vérités à celles utiles à son existence. Mais comment distinguer entre la raison puérile et la raison adulte ? Comment distinguer entre le rêve et la réalité ? Rousseau n’établira pas, au contraire de Kant une discipline de la raison pure, il ne croit pas à la réalisation de l’homme par la culture, ce qui l’intéresse c’est justement la vie humaine, dans ses aspects les plus concrets. Mais comment penser la vie ? Ne faut il par rêver la vie quotidienne pour mieux la comprendre et pour mieux la vivre ? Notre titre « les fictions du quotidien » fait le choix du paradoxe. En effet le quotidien semble être justement la réalité tangible répétitive à laquelle il est impossible d’échapper : ce qui justement ne fait pas l’objet de fictions mais qui, au contraire, est le propre de la vie ordinaire, machinale et non pas inventive. Or la philosophie de Rousseau dénonce l’artificialité de la vie quotidienne des hommes de son temps. Mais cette artificialité de l’existence est invisible pour deux raisons. D’une part elle est cachée par un ordre social se présentant sous le masque de la nécessité, d’autre part elle est légitimée par une certaine conception de l’histoire. Ce n’est donc qu’au prix d’une fiction théorique, celle d’une l’humanité plongée dans un présent éternel, que l’on pourra comprendre la vérité du quotidien de l’homme. La fiction théorique de l’homme sauvage permettra alors de dénoncer la fiction idéologique sur laquelle repose la vie quotidienne des hommes.
D’autre part, et c’est là le second sens de notre titre « fiction du quotidien », Rousseau invente des fictions du quotidien : La Nouvelle Héloïse et l’Emile, ces vraies fictions s’opposent aux fausses fictions, les fictions idéologiques. Rousseau rêve donc, il rêve la vie mais donne ses rêves pour des rêves
«on nous donne gravement pour de la philosophie les rêves de quelques mauvaises nuits. On me dira que je rêve aussi ; j’en conviens : mais ce que les autres n’ont garde de faire, je donne mes rêves pour des rêves, laissant chercher s’ils ont quelque chose d’utile aux gens éveilles », Emile,Pléiade,vol.4,P.1092.
Il invente une autre manière de vivre au quotidien. La Nouvelle Héloïse est en effet souvent lue comme le roman du bonheur, bonheur simple, d’une vie quotidienne réglée selon l’ordre de la raison et du sentiment retrouvés. Clarens serait l’idée transcendantale de la communauté heureuse, l’unité enfin retrouvée de l’homme avec lui-même, de l’homme avec les autres, d’une heureuse adéquation temporelle entre les formes objectives de l’existence et l’élan subjectif de la conscience humaine c'est-à-dire le désir.
Ainsi après avoir dénoncé la violence originelle infligée aux hommes dans leur existence quotidienne, Rousseau brosserait la façon dont doit être ordonne le quotidien des hommes, autant dans sa forme institutionnalisée _ le Contrat social_ que dans sa forme journalière _ la nouvelle Héloïse_ La fiction du roman serait alors la vérité de l’existence. Mais, cette lecture pourtant très répandue de la nouvelle Héloïse, ne nie- t- elle pas ce que Rousseau a justement mis en évidence dans le Discours sur l’origine de l’inégalité ? A savoir que l’homme est malheureux dès lors qu’il acquière la conscience de la durée ? Peut-on alors croire à la possibilité d une vie quotidienne véritablement heureuse ? Peut- on concilier le désir de l’individu et la raison des hommes ? On rappellera donc comment Rousseau met en évidence le rôle essentiel des circonstances dans l’histoire afin de montrer pourquoi, à quoi et à qui l’homme est aliéné dans sa vie quotidienne. Dans un second temps on analysera le modèle de la vie quotidienne heureuse que Rousseau peint dans La Nouvelle Héloïse. Dans un troisième temps, on tentera d’établir que la fiction d’une vie quotidienne heureuse ne peut rester qu’une fiction, qu’il n’y a pas de vie quotidienne qui puisse se satisfaire de la présence pleine du réel.
I
A la suite de Spinoza, Hobbes et Montesquieu, Rousseau ne cherche pas dans l’histoire les signes d’un ordre transcendant. Ce souci méthodologique justifie alors que l’on s’attache aux plus petits faits et à leurs combinaisons puisqu’ ils peuvent avoir des effets qui modifieront l’homme. S’attacher à la multitude des détails , ce n’est donc pas se perdre dans l’inessentiel, c’est au contraire s’attacher à comprendre comment l’accidentel deviendra l’essentiel, c'est-à-dire déterminera les formes présentes de l’existence humaine : conception donc pleinement immanentiste du réel contre une conception transcendante de l’histoire. Cette conception est une affirmation de la liberté humaine, l’homme fait son histoire sans savoir ce qu’il fait, ainsi s’écrit le destin tragique de l’homme, sa liberté est aveugle car elle ne se développe qu’au grès des circonstances. Mais ce qui motive profondément Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, on le sait bien, c’est la dénonciation du présent. Les constructions du concept d’homme naturel et d’état de nature ont une fonction qui n’est pas purement méthodologique mais qui est aussi idéologique. Il s’agit de montrer aux hommes que leur vie ordinaire est aliénée puisqu’elle contredit l’ordre normatif et prescriptif de la nature. Les fictions théoriques de l’homme naturel et de l’état de nature vont donc construire ce qu’a pu être l’homme en fonction de ce qu’il devrait être.
« C’est dans cette lente succession des choses qu’il verra la solution d’une infinité de problèmes de morale et de politique que les philosophes ne peuvent résoudre. …) Ce que la réflexion nous apprend la dessus, l’observation le confirme parfaitement : l’homme sauvage et l’homme police diffèrent tellement par le fond du cœur et des inclinations que ce qui fait le bonheur suprême de l’un réduirait l’autre au désespoir. Le premier ne respire que le repos et la liberté, il ne veut que vivre et rester oisif, et l’ataraxie même du stoïcien n’approche pas de sa profonde indifférence pour tout autre objet. Au contraire le citoyen toujours actif, sue, s’agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations encore plus laborieuses : il travaille jusqu'à la mort, il y court même pour se mettre en état de vivre, ou renonce a la vie pour acquérir l’immortalité », Discours sur l’origine de l’inégalité. O.C, vol 3, P 192
Si ce texte a des accents très pascaliens, il ne faut pas si tromper car la condition de l’homme
moderne ne tient pas à la nature humaine mais bien au « seul esprit de la société ». « Il me suffit d’avoir prouvé que ce n’est point la l’état originel de l’homme et que c’est le seul esprit de la société et l’inégalité qu’elle engendre qui changent et altèrent ainsi toutes nos inclinations naturelles ».
La description de l’homme naturel donne alors un certain nombre de normes. L’homme naturel
est oisif car borné au présent. « Son âme que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de l’avenir, quelque prochain qu’il puisse être, et ses projets, bornés comme ses vues, s’étendent à peine jusqu’à la fin de la journée. » D.O.I, Pléiade, p 144.
L’homme naturel n’a aucune idée de l’avenir, il est dans une sorte de présent éternel. Il n’a pas de « vie quotidienne » au sens où il n’a pas conscience de la succession des journées L’existence de l’homme sauvage est donc close sur elle-même, puisque l’homme naturel ne saurait se représenter ce qui ne lui est pas « sensible », c'est-à-dire immédiatement présent.
Mais cet homme naturel, on le sait, n’est pas encore un homme, il faudra que des obstacles naturels le contraignent à développer ce qui fait de lui un homme. L’homme perd alors à jamais cette possibilité d’être dans un présent éternel. En devenant « homme », l’homme devient « individu », c'est-à-dire séparé à jamais de cette pure adéquation à lui-même et à la nature, condamné à vivre pour lui mais « hors de lui », dans une temporalité qui est désormais celle du passé, et de l’avenir, c’est à dire rythmé par le temps de la conscience : celui de l’imagination et le désir :
« La prévoyance ! La prévoyance qui nous porte sans cesse au delà de nous, et souvent nous place ou nous n’arriverons point, voila la véritable source de toutes nos misères. Quelle manie a un être aussi passager que l’homme de regarder toujours au loin dans un avenir qui vient si rarement, et de négliger le présent dont il est si sûr » Émile, Pléiade, vol4, P.307
Mais cette impossibilité pour l’homme d’être uniquement dans le présent, condition même de son humanité, ne semble pas le vouer nécessairement au malheur. Ainsi la dualité de la passion et du besoin, peut obéir à un équilibre celui justement décrit dans ce que Rousseau appelle « la jeunesse du monde ». Rousseau interpose alors entre l’état de l’homme sauvage, dans la nuit du présent éternel est l’état de l’homme civil, dans la nuit d’une vie quotidienne vouée au seul temps du travail, dépossédé de son temps intérieur, la « jeunesse du monde » . Cet âge d’or est un moment heureux car l’homme y est dans le temps mais ce temps n’est rythmé que par une pure durée. L’homme n’y est donc pas encore assujetti à un temps spatialisé, extérieur à la temporalité intérieure de la conscience : au sentiment de l’existence.
« Dans cet âge heureux ou rien ne marquait les heures, rien obligeait a les compter ; le temps n’avait
d’autre mesure que l’amusement et l’ennui », Essai sur l’origine des langues, Pléiade, vol 5, P.406 Ce que Rousseau dénonce dans la vie quotidienne des hommes, c’est la mesure du temps. La mesure du temps dans l’état civil est celle de la propriété, de l’intérêt, c'est-à-dire du travail. La temporalité de la conscience va être subordonnée à un temps mesuré par des lois qui vont l’assujettir à un temps chronométrique, n’ayant d’autre mesure que « la sueur et la misère », par opposition au temps de l’amusement et de l’ennui. La société aliène l’homme en l’aliénant a un temps calendaire celui subordonné à l’espace de la propriété. Si l’équilibre décrit dans « la jeunesse du monde » a été rompu par un « funeste hasard »,dit Rousseau, c’ est pour mettre en évidence le rôle des circonstances et montrer que l’ordre social n’est pas un ordre naturel mais purement accidentel. Pour autant ces accidents ont eu des effets sur l’homme et l’histoire a pris la forme de l’inéluctable. Mais l’homme n’était pas destiné à l’aliénation, il faut donc revenir sur la succession des faits, oubliés ou volontairement masqués et mettre au jour la violence que Rousseau appelle le « pacte des dupes », véritable fondement de l’ordre social, car cette violence apparaît comme le refoulé de l’histoire. Ainsi l’existence de l’homme est aliénée doublement, elle l’est dans ses représentations autant que dans ses pratiques.
« J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savants et les jurisconsultes et pénétré de leur discours insinuants, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissant sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule affamée accablée de peine et de faim dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois ; Tout cela se fait paisiblement et sans résistance ; c’est la tranquillité des compagnons d’Ulysse enfermés dans la caverne du Cyclope en attendant qu’ils soient dévorés. Il faut gémir et se taire. Tirons un voile éternel sur ces objets d’horreurs. J’élève les yeux et regarde aux loin J’aperçois des feux et des flammes, des campagnes désertes, des villes au pillage. Hommes farouches où traînez vous ses infortunés ? J’entends un bruit affreux ; quel tumulte ! Quels cris, j’approche ; je vois un théâtre de meurtres, dix mille hommes égorgés, les morts entassés par monceaux, les mourants foulés aux pieds des chevaux, partout l’image de la mort et de l’agonie. C’est donc là le fruit de ces institutions pacifiques ! La pitié, l’indignation s’élève au fond de mon cœur. Ah ! philosophe barbare viens nous lire ton livre sur le champ de bataille ! »État de guerre, Pléiade, vol 3,p.609
La vie ordinaire des hommes est une vie faite de misère faite d’infortune de sang et de larmes. Cette souffrance n’est pas temporaire elle s’inscrit au contraire dans la durée. Le voile qui pourrait les cacher devrait être « éternel », dit Rousseau. L’homme est enfermé dans un présent, comme l’homme sauvage, mais au contraire de celui de l’homme sauvage ce présent est conscient et malheureux et surtout cette misère humaine ne tient pas à la nature humaine mais aux institutions sociales. « L’image de la mort » est le fruit des institutions que l’on dit « pacifiques ». Rousseau oppose le discours des institutions et la réalité de ces institutions. Le rapport entre les deux est simple : la réalité est l’inverse du discours. A la paix se substitue la guerre, à la justice l’inégalité. Ce discours sert les forts « armés du redoutable pouvoir des lois » Il est donc clairement idéologique. De plus, ce rapport d’inversion ne suscite pas de résistance. On peut supposer que le peuple en a une certaine conscience , car les compagnons d’Ulysse savent bien qu’ils sont enfermés, mais il est résigné et n’a nulle espérance d’une vie meilleure. Enfin, le « philosophe » participe du discours tenu sur la réalité, le discours philosophique est luimême idéologique. Ce texte de Rousseau condense alors un certain nombre de points essentiels. On retrouve le paradoxe qui ouvre le Contrat social « l‘homme est ne libre mais partout il est dans les fers », mais surtout Rousseau montre clairement à quel point l’ordre social est noué inextricablement à l’ordre du discours. L’ordre social est écrit dans le « livre savant» auquel Rousseau oppose le livre de la nature. Il n’y a pas d’ordre sans parole : interroger la vie quotidienne des hommes revient donc a s’interroger sur la façon dont une société parle d’elle même et sur la façon dont elle parle aux hommes. L’idée que l’aliénation des hommes se redouble d’une aliénation de la parole est une idée récurrente dans l’œuvre de Rousseau. On pourrait en donner maintes variations, elle apparaît également dans cette hantise qu’a Rousseau d’une reprise déformée de son propre discours, peut-être peut-on comprendre ainsi son geste désespère de faire de Dieu son destinataire. Cette aliénation de la parole se manifeste notamment par la disparition d’une parole vive dans sa société, comme le dira Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues. :
« Les sociétés ont pris leur dernière forme ; on n’y change plus rien qu’avec du canon et des écus et
comme on n’a plus rien à dire au peuple sinon donnez de l’argent, on le dit avec des placards au coin
des rues ou des soldats dans les maisons ; il ne faut assembler personne pour cela : au contraire, il
faut tenir les sujets épars ; c’est la première maxime de la politique moderne », Essai sur l’origine des
langues, Pléiade, vol 5, p.428 Les « placards aux coins des rues » sont une métaphore de la parole anonyme, impersonnelle qui loin d’établir une communication s’efforce au contraire de diviser pour assujettir. Comment retrouver une parole qui dise la vérité de la nature et qui montre alors comment s’est faite la véritable histoire des hommes, parole qui aurait pour effet d’orienter autrement les conduites ? Comment parler aux hommes s’il « faut gémir et se taire » ? Le Second Discours est une solution : pour tenter de sortir du discours idéologique, il faut donc se situer en dehors de l’histoire, choisir un point fixe qui est celui de la nature c’est-à-dire de l’immuable. Ce n’est qu’à partir de cet « ailleurs » que l’on peut juger de la vie ordinaire des hommes, comme si toute possibilité de discours à partir du présent même de l’homme, était condamné à tomber du coté du pouvoir. C’est toujours à partir d’un « ailleurs » que Rousseau prend la parole. Ailleurs temporel, mais aussi ailleurs spatial, genevois quand il s’adresse aux Français ou solitaire parmi les philosophes, ou bien encore l’ailleurs de la fiction. Le présent est sans cesse légitimé par la société comme un ordre naturel et nécessaire auquel l’homme doit se plier. Il est en fait un leurre, que seul une fiction théorique peut dénoncer, puisqu’elle fait le choix d’un en dehors radical du discours de la société. L’histoire de l’homme s’est écrite à son insu, au sens où il a fait son histoire sans savoir ce qu’il faisait, mais aussi au sens où l’on écrit cette histoire en faisant disparaître le rôle essentiel mais contingent des circonstances et des « coups de force » qui ont fait l’histoire. Il faut donc écrire la vérité de l’histoire, qui est aussi pour Rousseau l’histoire de la vérité.
Les Confessions, suivent, de ce point de vue, le même projet. Si la réflexion et la vie sont séparées, car la réflexion commence lorsque la vie perd sa spontanéité liée à l’instinct : « L’homme qui médite est un animal dépravé » elle reste alors toujours liée à la vie. Elle est d’une certaine manière le supplément d’une vie qui a perdu sa spontanéité. Réfléchir à la véritable constitution de l’homme demande donc un effort à la pensée, rompant avec toutes les habitudes de la vie ordinaire, elle contraint l’homme à se tourner vers ce moment où l’intelligence est née, finalisée par la vie et non par la méditation. En ce sens, s’interroger sur la vie humaine, revient à voir la vie se faisant. Elle doit donc s’attacher à reprendre rétrospectivement la succession des événements passés. Le regard posé sur la vie au jour le jour s’attache donc à discerner ce qui est à son principe, c’est donc nécessairement un regard critique s’efforçant de se détacher de l’évidence de la vie quotidienne dans sa présence faussement évidente. Rousseau montre alors, parfaitement conscient de l’originalité de sa démarche que l’existence humaine se construit dans une temporalité qui n’est pas une temporalité abstraite mais qui, au contraire, se tisse dans les plus petits « détails » de la vie de tous les jours.
« Que de riens, que de misères ne faut il point que j’expose, dans quels détails indécents, puérils et souvent ridicules ne dois je pas entrer pour suivre le fil de mes dispositions secrètes, pour montrer comment chaque impression qui a fait trace en mon âme y entra pour la première fois (…) car si je tais quelque chose on ne me connaîtra sur rien, tant tout se tient, tant tout est un dans mon caractère, et tant ce bizarre et singulier assemblage a besoin de toutes les circonstances de ma vie pour être bien dévoilé »
dit-il dans le premier état du préambule des Confessions. Par le récit de sa propre existence, il se fait écrivain de la façon dont la vie s’écrit au jour le jour, dans les circonstances les plus banales. Tout ce qui n’intéressait personne jusqu’à lui, les petits faits de la vie enfantine, devient la trame même de l’existence. S’attacher à tous ces « détails puérils et ridicules » consiste donc pour Rousseau à chercher à faire apparaître les causes cachées de l’existence. Rousseau suit tout au long des Confessions la même méthode.
« Ces longs détails de ma première jeunesse auront paru bien puérils, et j’en suis fâché : quoique homme à certains égards, j’ai été longtemps enfant, et je le suis encore à beaucoup d’autres. Je n’ai pas promis d’offrir au public un grand personnage ; j’ai promis de me peindre tel que je suis ; et, pour me connaître dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse. Comme en général les objets font moins d’impression sur moi que leurs souvenir, et que toutes mes idées sont en image, les premiers traits qui se sont gravés dans ma tête y sont demeurés, et ceux qui s’y sont emprunts par la suite, se sont plutôt combinés avec eux qu’ils ne les ont effacés. Il y a une certaine succession d’affections et d’idées qui modifient celles qui les suivent, et qu’il faut connaître pour en bien juger. Je m’applique à bien développer partout les premières causes pour faire sentir l’enchaînement des effets.», Les Confessions, Pléiade, vol. 1, p.174-175
Il est difficile aujourd’hui de mesurer à quel point les détails de l’existence de Rousseau ont paru
incongrus à ses contemporains « Dans l’espace de huit jours tout le monde a lu ces Mémoires, et au bout de huit jours on n’en parlait plus. Je suis même persuadé que lorsqu une génération de plus aura éloigne les objets qui piquent encore aujourd’hui la malignité, ces mémoires qui ont fait tant de bruit ne paraîtront plus qu’un recueil d’extravagances et de petitesses bizarres, dans lequel plusieurs morceaux sont d’un grand écrivain, et tout le reste d’un déplorable fou », J. F De La Harpe, Correspondance littéraire, I789.
Même si l’on s’intéresse aux « petits détails » que raconte Rousseau, c’est davantage par
curiosité ou par amitié, que pour la méthode qu’il revendique « Cet espoir de bien connaître un homme si extraordinaire et si indéfinissable est une des causes qui attachent le plus à la lecture des Confessions (….) Il s’y joint la curiosité de deviner les personnages qui y jouent des rôles, qui ont tous vécu de notre temps et dont quelques uns existent encore( …) Mais le plus grand charme de cette lecture vient du talent rare de l’auteur pour intéresser aux plus petits objets et même a des détails qui ne seraient que puérils sous une autre plume. », Journal de Paris, I789.
Rousseau, pour la première fois, s’intéresse aux « plus petits objets », parce qu’il comprend que l’existence humaine se fait dans l’enchaînement imprévisible du réel e de la vie de l’esprit. Mais, tout comme dans le Second Discours, le passé est oublié, il faut donc l’exhumer et ce travail passe par la nécessité de recourir à l’imagination, le quotidien est réinventé lorsque la mémoire fait défaut.
« J’écrivais mes Confessions déjà vieux (…).je les écrivais de mémoire ; cette mémoire me manquait souvent ou ne me fournissait que des souvenirs imparfaits et j’en remplissais les lacunes par des détails que j’imaginais en supplément de ces souvenirs, mais qui ne leur étaient jamais contraire », Les rêveries, Pléiade, vol 1, p.1035.
L’imagination a des droits, elle supplée là où la mémoire est lacunaire. Il s’agit bien de saisir ce qui est au principe de l’existence, ici aussi, en revenant sur la vie se faisant pour en saisir les principes, cela justifie l’utilisation de l’invention de certains détails dès lors que la logique de l’existence a été restituée. L’intelligence ne doit pas se laisser aveugler par l’ordre présent du quotidien dans ces évidences trompeuses mais au contraire s’arracher à la logique objective pour retrouver la logique passée d’une subjectivité se faisant. Elle doit dévoiler, quitte à les imaginer, les détails oubliés, toutes les circonstances quelles qu‘elles soient, qui développent la perfectibilité car la perfectibilité est l’origine même des autres facultés humaines, y compris l’intelligence. Le texte des Confessions est le « supplément » d’une vie oubliée, d’une vie absente à elle-même tant qu ‘elle ne devient pas récit pour elle-même, c'est-à-dire révélée dans sa vérité, vérité écrite dans ses tous petits riens dont s’empare la perfectibilité, mais qui ne laissent pas nécessairement de traces objectives du point de vue du processus de le vie quotidienne subordonnée à l’ordre de l’action. C’est donc le texte des Confessions qui devient la véritable origine de la vie. Par la -même la littérature devient, avec Rousseau, ce pouvoir de vie et non de vraisemblance.
« Rousseau découvre la légitimité d’un art sans ressemblance, vérité de la littérature qui est dans son erreur même et son pouvoir qui n’est pas de représenter mais de rendre présent par la force de l’absence créatrice », M. Blanchot « Jean-Jacques et la littérature », Nouvelle revue française, juin 1958.
La vie quotidienne de l’homme se fait donc dans la combinaison permanente et souvent invisible de la parole et de l’action, ou encore du sentiment subjectif de l’existence et d’un temps social objectif. L’homme est un être de besoins, il vit, il doit donc agir. Comment concilier alors l’activité désormais nécessairement sociale de l’homme et sa paresse naturelle ?comment vivre une vie destinée naturellement à s’écouler hors du temps, que la « méditation » a introduite à un ordre du temps purement intérieur celui du désir et de l’imagination, mais aussi au temps spatialisé de la propriété, du travail, de la « sueur et de la misère ».
Peut il y avoir un quotidien heureux ? La Nouvelle Héloïse semble bien être le récit fictionné de ce quotidien heureux. La fiction de Clarens oppose au tableau de la misère humaine du Second Discours, ce qui serait un tableau du bonheur. Elle oppose un quotidien heureux au quotidien aliéné des hommes. Le fait que Rousseau décrive si minutieusement la vie quotidienne à Clarens montre à quel point il se soucie des formes concrètes de l’existence. Effectivement, partant de l’idée que l’histoire de l’homme se fait dans « ce bizarre et singulier assemblage », il convient de restituer à la vie quotidienne des homme ordinaires son importance et sa valeur. Cela revient à prendre en considération tous les aspects de la vie, mais aussi tous ces hommes ordinaires, oubliés de l’histoire.
« Si il y a quelques reformes a tenter dans les mœurs publiques, c’est par les mœurs domestiques qu’elle doit commencer, et cela dépend absolument des pères et mères », Seconde préface de La Nouvelle Héloïse
Il faut donc s’adresser à tous ceux qui, dans l’ombre font aussi cette histoire et sont victimes de
cette histoire. Il faut donc inventer une autre manière de parler qui ait quelque efficace : « Pour rendre utile ce qu’on veut dire, il faut d’abord se faire écouter de ceux qui doivent en faire usage. J’ai change de moyen mais non pas d’objet. Quand j’ai tente de parler aux hommes on ne m’a point entendu ; peut être en parlant aux enfants me ferais je mieux entendre ; et les enfants ne goûtent pas mieux la raison nue que les remèdes mal déguisés » La Nouvelle Héloïse, Pléiade,
p.17. Rousseau destine alors son livre, à tous ceux qui sont ordinairement exclus du monde des lettres. Il choisit implicitement son public, ses critères sont tout simplement sociaux.
« J’aime à me figurer deux époux lisant ce recueil ensemble, y puisant un nouveau courage pour supporter leurs travaux communs, et peut-être de nouvelles vues pour les rendre utiles. Comment pourraient- ils y contempler le tableau d’un ménage heureux, sans vouloir imiter un si doux modèle »
Le roman de Rousseau doit pouvoir servir d’exemple, on donne Julie à imiter sur le même mode que Jésus dans l’évangile. « Ses charmes, ses talents, ses goûts, ses combats, ses fautes, ses regrets, son séjour, ses amis,sa famille, ses peines, ses plaisirs et toute sa destinée, font de sa vie un exemple unique, que peu de
femmes voudront imiter, mais qu’elles aimeront en dépit d’elles », La Nouvelle Héloïse, p.533. Rousseau élabore par ailleurs une stratégie très subtile pour établir une communication personnelle entre lui, écrivain, et son lecteur sur laquelle il joue continuellement. Il dirige la lecture de ses livres il s’adresse directement à son lecteur en créant ainsi une sorte de communication d’auteur à lecteur sur laquelle il joue continuellement. Il va jusqu'à donner une méthode de lecture :
« Peu lire, et beaucoup méditer nos lectures, ou ce qui est la même chose en causer beaucoup entre
nous, et le moyen de les bien digérer », La Nouvelle Héloïse, Pléiade, p. 50. Il s’agit bien de faire en sorte que les lectures transforment le quotidien de l’homme et ne lui restent pas extérieures Autant le théâtre critiqué par Rousseau repose sur la séparation de l’auteur, du comédien et du spectateur
« Plus j’y réfléchis, et plus je trouve que ce qu’on met en représentation au théâtre, on ne l’approche
pas de nous, on l’en éloigne », Lettre à d’Alembert, autant le roman semble avoir le pouvoir d’instaurer une parole de subjectivité à subjectivité. Il faut signaler que Rousseau sur ce point contribue à faire du livre ce qu’il deviendra pour les 150 ans à venir non pas seulement un objet culturel de consommation mais un objet qui excède toujours son simple contenu, qui contribue à la constitution de l’intimité de chacun et qui, du même coup, est susceptible de transformer le rapport au quotidien. La nouvelle Héloïse a donné au roman français les lettres de noblesse qui lui manquait encore. L’article « roman » de l’Encyclopédie consacre le genre en citant La Nouvelle Héloïse. Citant madame de la Fayette et Richardson comme seuls auteurs de romans dignes d’intérêt, il reprend à son compte ce que Rousseau dit du roman :
« Les romans écrits dans ce bon goût, sont peut-être la dernière instruction qu'il reste à donner à une nation assez corrompue pour que tout autre lui soit inutile. Je voudrois qu'alors la composition de ces livres ne tombât qu'à d'honnêtes gens sensibles, & dont le coeur se peignît dans leurs écrits, à des auteurs qui ne fussent pas au-dessus des faiblesses de l'humanité, qui ne démontrassent pas tout d'un coup la vertu dans le ciel hors de la portée des hommes ; mais qui la leur fissent aimer en la peignant d'abord moins austère, & qui ensuite du sein des passions, où l'on peut succomber & s'en repentir, sussent les conduire insensiblement à l'amour du bon & du bien. C'est ce qu'a fait M. J. J. Rousseau dans sa nouvelle Héloïse ».
De fait, Rousseau entretient avec ses lecteurs un rapport tout à fait privilégié et original, ses lecteurs mêlent étroitement questions littéraires et intimes, on cherche les conseils de l’ « ami Rousseau », comme en témoigne toute sa correspondance.
Par ailleurs, Rousseau a une conscience très claire des conditions historiques et sociales qui déterminent les formes et contenus des productions de la philosophie et de la littérature. « il est vrai qu’on pourra dire quelque jour : cet ennemi si déclare des sciences et des arts, fit pourtant et publia des pièces de théâtre ; et ce discours sera, je l’avoue, une satyre très amère non
de moi mais de mon siècle » fin de la préface à Narcisse. C’est Rousseau, sujet historique, qui choisit la forme romanesque. La forme romanesque est effectivement, dans la seconde moitié du dix huitième, une forme d’écriture encore nouvelle en pleine invention du genre. Le roman semble être pour Rousseau une forme historique et contingente mais nécessaire dont il faut alors s’emparer, le roman peut devenir une autre manière de sortir de l’idéologie. Encore faut-il écrire un roman inédit, qui s’approprie le langage.
« Quiconque veut se résoudre a lire ces lettres doit s’armer de patience sur les fautes de langues, sur le style emphatique et plat, sur les pensées communes rendues en termes ampoules ; il doit se dire d’avance que ceux qui les écrivent ne sont pas des français, des beaux esprits, des académiciens, des philosophes ; mais des provinciaux, des étrangers, des solitaires, des jeunes gens, presque des enfants, qui dans leurs imaginations romanesques prennent pour de la philosophie les honnêtes délires de leurs cerveaux », La Nouvelle Héloïse, p.6.
Le roman, suivant une métaphore très répandue dans l’oeuvre de Rousseau, est un remède. Dans un temps où le réel est aussi loin de du vrai, seule l’imagination peut le transcender et le faire advenir à une forme radicalement différente. Ce livre n’est pas un livre de philosophie, il est dicté par des « imaginations romanesques » qui elles-mêmes prennent leurs sources dans « d’honnêtes délires ». On pourrait penser qu’elles s’appuient sur le « sentiment interne » qui pour Rousseau nous protège des égarements de la raison
« je trouve au contraire dans ce jugement interne une sauvegarde naturelle contre les sophismes de
ma raison, Lettre à Franquières, Pléiade,p.1138 et 1139, vol. 4 Rousseau oppose donc implicitement les rêves des philosophes, qui prennent leurs rêves pour vérités aux fictions reposant sur un assentiment intérieur orientant l’homme vers la vérité. La vie quotidienne des hommes, aliénée comme on l’a vu à un ordre du temps mesuré par le travail et l’intérêt des puissants, légitimée par le discours politique et philosophique, selon Rousseau, doit être réinventée. Seule la fiction peut produire une forme du quotidien qui rompe radicalement avec ce que les hommes connaissent. La fiction, par la voix des personnages, s’adresse aux au cœur du lecteur, afin de pouvoir agir sur sa vie.
« Ne raisonnez jamais sèchement avec la jeunesse. Revêtez la raison d’un corps si vous voulez la lui rendre sensible. Faites passer par le cœur le langage de l’esprit afin qu’il se fasse entendre. Je le répète, les arguments froids peuvent déterminer nos opinons, non nos actions ; ils nous font croire et non pas agir » Emile, Pléiade, P. 647.
La nouvelle Héloïse serait alors le « corps de la raison ». Rousseau opposera donc au « placard muet », discours de l’assujettissement, parole anonyme s’adressant à tous, c'est-à-dire à personne, la « lettre parlante » lettre écrite au jour le jour, par deux sujets vivants et incarnés. Le roman peut donc apparaître comme possédant une efficace que le discours rationnel n’a pas, ou n’a plus. Mais encore faut- il que les fictions, puissent permettre au lecteur de transformer son quotidien, il faut donc qu’elles proposent comme exemple non pas une vie hors du commun mais au contraire, une vie ordinaire, qui soit pourtant une vie extraordinaire. La Nouvelle Héloïse est, de ce point de vue, la fiction d’un quotidien ordinaire mais enchanté. Le roman de Rousseau a alors ceci de paradoxal qu’ « il n’est pas un roman » comme il le dit luimême, dans la préface de la nouvelle Héloïse. Effectivement Rousseau a soin d’écarter de son livre tout élément romanesque.
N « Est- ce la peine de tenir registre de ce que chacun peut voir tous les jours dans sa maison ou dans celle de son voisin »
R : C'est-à-dire qu’il vous faut des hommes communs et des événements rares ? Je crois que
j’aimerai mieux le contraire », La Nouvelle Héloïse, p. 13. En ceci Rousseau contribue largement à inventer ce nouveau genre, en rompant avec ce qui, à l’époque était largement caractérisé par les aventures. Les héros du roman, anticipant la figure du anti- héros, sont les héros d’une vie ordinaire heureuse.
« Si quelque‘un récite à table les évènements de sa vie, ce ne sont point les aventures merveilleuses du riche Sindbad racontant au sein de la mollesse orientale comment il a gagné ses trésors ; se sont les relations plus simples de gens sensés que les caprices du sort et les injustices du sort ont rebutés de faux biens vainement poursuivis, pour leur rendre le goût des véritables », La Nouvelle Héloïse P. 554
Il s’agira pour Rousseau de se faire le chantre de la vie de tous les jours. Rappelons brièvement l’histoire de La Nouvelle Héloïse, roman épistolaire, lettres soi- disant trouvées par Rousseau, redoublant l’ambivalence entre la fiction et la réalité. Julie et St Preux son précepteur s’aiment d’un amour sincère et ne peuvent s’épouser, le père de Julie s’oppose à leur union car St Preux n’est pas noble. St Preux part alors en voyage, et plusieurs années passent. Julie épouse, sous la contrainte de son père, Wolmar. Julie le jour de son mariage, jurant une fidélité éternelle à son amant comprend tout à coup, sur le seuil de l’église que son bonheur se trouve au coté de Wolmar. Julie et Wolmar fondent alors une famille et une véritable communauté, celle de Clarens, petite société qui unit maîtres et serviteurs, parents et enfants, couple et amis, dans ce qui semble être une transparence des cœurs. Ils demandent à St Preux, quelques années plus tard, de prendre en charge l’éducation de leurs enfants. Le roman se termine par la noyade accidentelle de Julie et la révélation que Julie aime encore St Preux. Rousseau semble donc critiquer dans la première partie du roman, les conventions sociales arbitraires et contraires à la nature puisqu’elles font obstacle au mariage des deux jeunes gens, les empêchant de vivre une union fondée par des sentiments authentiques. Lorsque St Preux revient à Clarens, il décrit le monde, presque autarcique de Clarens et surtout la vie quotidienne menée par l’ensemble de la petite communauté. Cette communauté s’oppose, par la vie qui y est menée à la vie quotidienne aliénée décrite dans le second Discours. Le monde de Clarens se caractérise par l’ordre qui y règne. La figure de l’ordre est celle de Wolmar.
« L’ordre qu’il a mis dans sa maison est l’image de celui qui règne au fond de son âme, et semble
imiter dans un petit ménage l’ordre établi dans le gouvernement du monde » dit Julie en parlant de Wolmar. Wolmar est « judicieux », sa raison est pratique il sait aller du particulier au général et concilie donc intérêts particuliers et intérêt général. La mesure du temps à Clarens est cosmique, l’on vit au rythme de la nature, labeur et repos sont également équilibrés, la mesure du temps semble alors être celle de la nature humaine. Les dimanches et les jours de semaines sont soigneusement distingués.
« Tous les dimanches après le prêche du soir les femmes se rassemblent encore dans la chambre des enfants avec quelques parents et amis qu’elles invitent tour a tour du consentement de madame…..il régnait dans cette petite assemblée un air d’antique simplicité qui me touchait le cœur », La Nouvelle Héloïse, Pléiade, p.451
Ce qui pourrait être vécu comme une répétition ennuyeuse est un enchantement perpétuel. « La manière dont on passe son temps ici est trop simple et trop uniforme pour tenter beaucoup de gens ; mais c’est par la disposition du cœur de ceux qui l’ont adoptée qu’elle leur est intéressante.
Avec une âme saine, peut-on s’ennuyer à remplir les plus chers et les plus charmants devoirs et à se rendre mutuellement la vie heureuse ? Tous les soirs Julie contente de sa journée n’en désire point une différente pour le lendemain, et tous les matins elle demande au ciel un jour semblable à celui de la veille : elle fait toujours les mêmes choses parce qu’elle sont bien, et qu’elle ne connaît rien de mieux à faire. Sans doute elle jouit ainsi de toute la félicité permise à l’homme. Se plaire dans la durée de son état n’est-ce pas un signe assuré qu’on y vit heureux », La Nouvelle Héloïse, Pléiade, p 553
D’une part, Julie se plait dans « la durée de son état », elle n’est pas « hors d’elle-même ». Julie est comme l’homme sauvage, elle jouit du présent et cette jouissance n’est pas altérée par son imagination. D’autre part, ce qui fait le bonheur de Julie n’est pas ce à quoi elle s’occupe, mais la manière dont son cœur s’attache à ce qu’elle fait. Ce qui donne vie au réel n’est pas le réel mais la vie de l’âme elle-même, la vie du sentiment. Ce passage a des accents éminemment chrétiens.
Il semble nous faire signe vers cet extrait de la correspondance de Rousseau. « L’homme n’est pas fait pour méditer mais pour agir ; la vie laborieuse que Dieu nous dans impose n’a rien que de doux au cœur de l’homme de bien, qui s’y livre en vue de remplir son devoir, et la vigueur de la jeunesse ne vous a pas été donnée pour la perdre a d’oisives contemplations », Correspondance, tome trois, 328
Le quotidien de Julie réglé par un labeur imite par sa répétition l’ordre éternel de la nature. Le travail apparaît valorise par son utilité sociale et morale. Le présent apparaît ici comme l’ouverture possible vers l’éternité : celle de Dieu présent en chacun. Il permet alors de transcender la temporalité humaine, nous introduisant à l’ordre de l’éternité. Le travail quotidien à Clarens n’est plus le travail mesuré à l’aune de la sueur et de la misère, il devient l’occasion d’une véritable communion sociale :
« Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle, avec quelle gaîté tout cela se fait. On chante, on rit toute la journée, et le travail n’en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité ; tout le monde est égal et personne ne s’oublie …. Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe et l’appareil des festins n’y sont pas, mais l’abondance et la joie y sont…L’auguste cérémonie est accompagnée d’acclamations et de battements de mains. Les chevenotes font un feu clair et brillant qui s’élève jusqu’aux nues, un vrai feu de joie autour duquel on saute, on rit. Ensuite on offre à boire à toute l’assemblée ; chacun boit à la santé du vainqueur et va se coucher content d’une journée passée dans le travail, la gaîté, l’innocence, et qu’on ne serait pas fâché de recommencer le lendemain, le surlendemain, et toute sa vie », La Nouvelle Héloïse, Pléiade, p.607
Même les aliments consommés à Clarens sont extraordinairement exquis tout en étant tout à fait
ordinaires. « Le rancio, le cherez, le malaga, la chassaigne, le siracuse, dont vous buvez avec tant de plaisir ne sont en effet que des vins de Lavaux diversement prépares, et vous pouvez voir d’ici le vignoble qui produit toutes ces boissons lointaines » .
On pourrait multiplier les citations et exemples, tous convergent vers un point identique : celui d’un présent heureux, d’une vie au jour le jour réglée par un ordre intangible dont Wolmar, telle l’image de Dieu , se fait l’instigateur.
«Il a si bien ordonné le premier arrangement qu’à présent tout va tout seul, et qu’on jouit à la fois de
la règle et de la liberté », La Nouvelle Héloïse, Pléiade, P.372 Chacun à Clarens participe au bonheur de cette existence qui se plie à la règle de la raison mais qui loin d’entraîner une routine ennuyeuse fait de chaque moment, un moment utile et heureux. De l’invention rousseauiste de cette communauté on a dit qu’elle était modèle de ce que pourrait être la société, modèle du bonheur, lorsque enfin la vie quotidienne est rendue à elle-même. La Nouvelle Héloïse serait alors une communauté idéale, un mythe destine à édifier, à montrer aux hommes comment il faut vivre. Ce tableau nous montre que la vie heureuse n’est possible que dans une jouissance d’une vie au jour le jour où chacun se satisfait de ce qu’il possède, de son rang social, bref de son présent. La solution de Rousseau semblerait alors claire : pour retrouver le bonheur il suffit de plonger en nous et retrouver l’heureuse adéquation entre les exigences de l’individu et de l’homme social, du désir et de la raison. L’homme jouirait de la vie ordinaire dans sa répétition sacralisante de gestes rejouant éternellement l’origine même de l’humanité, suivant un ordre immuable et non pas dénaturé. Est-ce la le dernier mot de Rousseau auquel semblerait faire écho les Rêveries, ainsi que, sur le plan politique, la réconciliation de la loi et de la liberté dans le Contrat social ?
III La fiction de la fiction ou de l’impossibilité d’un simple quotidien
Si l’on privilégie, les pages concernant l’économie domestique, la description minutieuse que fait Rousseau de la manière dont le quotidien doit être organisé, et la théorie que Rousseau donne du roman dans ses préfaces et ailleurs, on privilégie dans la lecture du roman , ce que l’on peut appeler un ensemble, de « vérités » ou plutôt de doxa, contenus dans le livre, bref un certain nombre de messages dont on vient de donner la teneur. Cette lecture de La nouvelle Héloïse, présuppose un rapport à la littérature tout à fait discutable. En effet, elle choisit de privilégier les chapitres que Rousseau consacre à l’économie domestique, comme si Rousseau ne cherchait dans La Nouvelle Héloïse qu’à transposer ses thèses philosophiques. Comme si donc la vérité du roman se trouvée définie dans une extériorité du roman, par la philosophie que Rousseau a écrite ailleurs. On reconnaît bien là un schème caractérisant les rapport de l’art et de la philosophie que Badiou appelle didactique : la vérité de la littérature se trouverait dans la philosophie. Bon nombre de philosophes lisent ainsi La Nouvelle Héloïse. Mais cette lecture n’est guère convaincante pour deux raisons : la première est qu’elle néglige ce qui fait l’essence même de la philosophie de Rousseau, la seconde est qu’elle ne prend pas en compte ce qui s’écrit dans le roman et dans sa forme telle que Rousseau l’a volontairement choisie. Si Rousseau choisit d’écrire la nouvelle Héloïse, c’est parce que ce type de narrativité lui permet justement d’explorer les formes de la temporalité, d’une façon radicalement différente que ne l’aurait fait le discours philosophique. On a pu parler, à propos de la nouvelle Héloïse, d’une véritable phénoménologie de l’existence temporelle : Rousseau, contrairement aux romanciers ou aux moralistes du dix-septième siècle, substitue au temps linéaire découvrant la logique d’un « caractère », un temps calendaire, fait d’événements objectifs et une temporalité interne, psychologique, une « durée », qui ne se laisse pas réduire au premier mais qui n’en n’est pas non plus indépendante. Le roman de Rousseau dure treize ans et Rousseau est tout fait conscient de réussir à maintenir l’intérêt du lecteur sans élément particulièrement romanesque, dans la seconde préface à la nouvelle Héloïse il dit :
« Mes jeunes gens sont aimables mais pour les aimer a trente ans, il faut les avoir connu à vingt. Il
faut avoir longtemps vécu avec eux pour s’y plaire, et ce n’est qu’après avoir déploré leurs fautes
qu’on vient a goûté leurs vertus » On peut dire que La Nouvelle Héloïse est le premier roman français à étudier les effets du temps sur les personnages et à explorer comment se nouent le temps, le désir et la mort. Le thème de la vie quotidienne apparaît alors comme éminemment problématique. En effet, La Nouvelle Héloïse n’est pas un roman original pour les lecteurs du I8e siècle en ce qu’il peint une fille empêchée par son père d’épouser l’homme qu’elle aime. Les romans de l’abbé Prévost, avaient habitué les lecteurs de la Nouvelle Héloïse aux droits de la passion. La vie de Marianne, de Marivaux, montrait également deux jeunes gens de conditions différentes qui s’aimaient et s’épousaient sans que la mère y fasse obstacle. On pourrait également consulter les mémoires de Mme de La Guette au I7 siècle, madame de La Guette y raconte comment elle épousa son mari en secret, obtenant par la suite le consentement de son père. Nombre de lecteurs de l’époque ont reproché à Julie ce crime contre elle-même qui consistait à renoncer à son amant. Sur ce point le roman de Rousseau serait plutôt réactionnaire. Rousseau veut Julie autant soumise aux droits naturels de l’amour qu’aux droits de son père. Rousseau ne va donc pas dans le sens de son époque, qui valorise déjà les droits de la passion sur les droits de conventions sociales arbitraires, bien au contraire. Si Julie est vertueuse, pour Rousseau, c’est parce qu’elle ne s’est pas soumise à la seule passion amoureuse, mais qu’elle a également obéi aux devoirs filiaux. Ainsi ce qui rend Julie si attachante c’est cette contradiction impossible à lever entre passion amoureuse et passion filiale. La vertu est « un état de guerre » où l’on a « toujours quelque combat a rendre contre soi »dit Julie. Julie accepte l’ordre social, malgré sa facticité. Le roman nous dit donc que l’ordre social est mauvais mais qu’il faut néanmoins y sacrifier. C’est St preux qui semble avoir tort, figure beaucoup moins attachante que Julie, lorsqu’il qu’il se laisse aller égoïstement a son malheur. Réfugié dans l’Elysee, il se plaint de l’ordre social :
« Lieu solitaire où le doux aspect de la seule nature devait chasser de son esprit tout cet ordre social
et factice qui l’a rendu si malheureux » La Nouvelle Héloïse, Pléiade, p.486. Mais ce sacrifice de Julie, qui est le sacrifice du désir à la vertu rend- il Julie vraiment si heureuse ? Julie sacrifie son bonheur personnel et son soutien est la religion. On pourrait penser que le mariage de raison avec Wolmar lui donnera la félicité décrite dans toutes les lettres auxquelles nous avons fait référence, mais cette félicité est, elle aussi, factice.
« Malheur à qui n’a plus rien à désirer il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède ; On jouit moins de
ce qu’on obtient de ce qu’on espère, et l’on est heureux qu’avant d’être heureux. En effet l’homme
avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche
de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui
livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de
sa passion (…) Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité et tel est le néant
des choses humaines, qu’hors l’Etre existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est
pas », La Nouvelle Héloïse, Pléiade, p.693 St Preux voit le monde de Clarens bien naïvement lorsqu’il décrit la vie quotidienne de Julie. En effet la réalité est tout autre que cette description idyllique que St preux fait de Clarens. Julie s’ennuie dans ce quotidien si parfait. Elle ne peut se satisfaire de la présence du réel. Ce que dit le roman c’est bien que la vie quotidienne, dans sa présence pleine et répétitive ne peut contenter le désir Julie meurt de cette vie quotidienne où rien d’autre n’existe qu’un présent faisant figure d’éternité. Elle a sacrifié ce qui faisait son véritable bonheur : son amour pleinement terrestre et sensuel, pour St Preux et le choix de la vertu est donc de ce point de vue un échec de la vie. Julie aime encore St Preux, la raison n’a pas vaincu le cœur. Le quotidien réglé par la raison ne se suffit donc pas à lui-même, il lui manque ce qui permet au quotidien de n’être pas simplement l’attente de la mort : la puissance du désir, puissance du désordre mais aussi puissance de la vie, qui n’est pas du même ordre que la raison, Si la raison est nécessaire, le désir l’est aussi mais il ne semble pas pouvoir y avoir de réconciliation entre raison et désir. La vie se fait dans cette aliénation nécessaire qu’est l’imagination et l’amour lui-même n’est éternel que lorsqu’il n’est pas vécu dans le temps.
« Le temps ou vous séparâtes ces deux amants fut celui ou leur passion fut à son plus haut point de véhémence. Peut être s’ils fussent restés plus longtemps ensemble se seraient- ils peu à peu refroidis ; mais leur imagination vivement émue les a sans cesse offerts l’un à l’autre tel qu’ils étaient à l’instant de leur séparation. Le jeune homme ne voyant pas dans sa maîtresse les changements qu’ y faisait le progrès du temps, l’aimait telle qu’il l’avait vue et non telle qu’elle était », La Nouvelle Héloïse, Pléiade, p.509.
La forme du roman épistolaire n’est pas étrangère à ce que Rousseau nous dit, sans nous le dire, du désir. Le désir se nourrit d’absence et la lettre est le signifiant de cette absence. C’est à partir d’un manque du « faire », d’un défaut du réel que se nouent « dire », « parler », « écrire », »aimer » et « vivre ». Le roman montre que seule la « lettre » rend l’autre présent. La pure présence est perdue, mais que dire de cette présence originelle ? Rousseau y croit il vraiment ? Julie et Saint Preux, dès qu’ils s’aiment, jouissent de leur séparation. Cette jouissance se fait dans la remémoration, dans la distance, grâce à l’écriture. Rousseau nous décrit le désir, dont le dix-huitième siècle explorera les détours avec, en particulier, la littérature libertine. Rousseau semble bien savoir que c’est ce jeu de l’absence et de la présence, ce rapport à la loi dont les pères sont la figure évidente dans sa Julie qui rend possible le désir et qui l’attise. N’est ce pas l’impossible rencontre qui rend possible l’échange des lettres et des affects ? L’écriture n’est elle pas ici au contraire ce qui restitue la présence ? Les corps ne se rencontrent pas dans La Nouvelle Héloïse, c’est le signe qui permet la rencontre, la présence est donc ici du côté des signes. « Hélas, c’est en vous perdant que je vous ai retrouvée »dit St Preux à Julie. La vraie vie n’est donc certes pas dans une pure adéquation à soi-même, à la nature et aux autres. Elle est toujours au contraire du coté du manque et de l’absence. La Nouvelle Héloïse écrit donc à la fois ce rêve d’une vie quotidienne bien pleine et donc heureuse et l’impossibilité d’une telle vie. Il y a donc contradiction entre la fiction d’un quotidien enchanté et l’écriture d’un quotidien voué à la mort. Dans un article de la revue de l’école normale, Althusser proposait une lecture du Contrat social dans laquelle il montrait que le Contrat social était construit sur une série de décalages. Cette lecture a le mérite de ne pas rabattre Rousseau comme on le fait très souvent sur les thèses kantienne ou hégélienne. Il n’y a chez Rousseau ni synthèse kantienne, l’intérêt personnel ne peut être subsumé par la loi morale, pas plus qu’il n’y a pas lieu de faire de Rousseau une lecture hégélienne, l’état ne saurait être une synthèse réussie de la personne humaine et du citoyen. La réalité fait obstacle au droit Il me semble que c’est aussi ce que Rousseau dit sans le dire dans la nouvelle Héloïse. Rousseau passe son temps à introduire des décalages dans son roman. Décalage entre ce qui est dit et ce qui s’écrit, décalage entre l’éloge de la vertu contre le désir, et la nécessite du désir, décalage entre la nécessite de la religion et Wolmar athée figure de l’ordre divin, décalage enfin entre la pérennité d’une vie quotidienne réglée par la raison et la mort qu’entraîne ce quotidien. Après
leur nuit d’amour St Preux dit à Julie « O mourons, ma douce amie, mourons la bien aimée de mon cœur Que faire désormais d’une jeunesse insipide dont nous avons épuise toutes les délices »
Vivre la vie quotidienne en se satisfaisant de la plénitude du réel ne peut rester qu’un fiction, car se serait oublier ce que montre le Second Discours, la vie humaine n’est vraiment humaine que lorsqu’elle entre dans l’ordre du désir. Une note de Rousseau, l’art de la note est encore pour Rousseau un art du décalage, dans la nouvelle Héloïse semble bien nous mettre en garde contre l’idée que l’homme pourrait se contenter du présent, c'est-à-dire s’abstenir de désirer.
« L’homme sorti de sa première simplicité devient si stupide qu’il ne sait pas même désirer .Ses souhaits exauces le mènerait tous a la fortune, jamais a la félicite », La Nouvelle Héloïse, Pléiade,
P.535. Du même coup, la vie quotidienne à Clarens ne peut rester qu’un rêve, comme celui de la « jeunesse du monde ». Quel est alors le rôle du roman dont Rousseau semble pourtant espérer des effets sur la transformation de la vie quotidienne. Si le roman a un pouvoir de transformation du réel, il n’est qu’un remède, qui soigne le mal par le mal. Le roman est un simulacre.
« les arts et les sciences après avoir fait éclore les vices, sont nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes elles les couvrent d’un vernis qui ne permet pas au poison de s’exhaler aussi librement. Elles détruisent la vertu mais elles en laissent le simulacre public qui est toujours une belle chose », Préface à narcisse, Pléiade ,vol. 2 p.972.
Le roman est un « simulacre public », il ne peut prétendre à transformer le réel de façon essentielle. Il permet juste au poison, métaphore de la présence altérée, de ne pas s’exhaler si librement. C’est dire que la nouvelle Héloïse ne prétend pas permettre aux lecteurs de se désaliéner mais plutôt de mieux vivre leur aliénation quotidienne. L’ordre social est mauvais mais il faut le faire aimer. L’ordre social décrit dans La Nouvelle Héloïse doit être sauvegarde mais il faut bien dire que chacun y laisse sa liberté.
« Dans la République, on retient des citoyens par des mœurs, des principes, des la vertu : mais comment contenir des domestiques, des mercenaires, autrement que par la contrainte et la gêne ? Tout l’art du maître est de cacher cette gêne sous le voile du plaisir et de l’intérêt, en sorte qu’ils pensent vouloir tout ce qu’on les oblige de faire »,
dit St Preux .Cet art de cacher la gêne sous le voile du plaisir, n’est ce pas une autre manière de définir l’idéologie ? Il faut des domestiques subordonnés aux maîtres, des jeunes filles subordonnées à leur père et il faut que chacun y laisse sa vie, c'est-à-dire son désir. II ne semble pas y avoir de possibilité de sortir de l’aliénation et donc du discours idéologique. Certes la fiction raconte ce que pourrait être un quotidien conforme à l’essence de l’homme. Mais l’homme n’est plus l’homme de la nature. La nouvelle Héloïse est bien la fiction d’un quotidien heureux. Cette fiction est un simulacre. Le quotidien heureux dans l’ordre social, ne peut être que le simulacre d’un quotidien heureux. De droit, il pourrait y avoir un quotidien heureux mais de fait il n’y en a pas. La nouvelle Héloïse propose donc un simulacre de bonheur car il n’y a que le simulacre. La lecture des Rêveries prolonge cette interprétation de l’échec de la vie quotidienne heureuse Rousseau y apparaît réconcilié avec la vie quotidienne mais quelle est donc l’essence de son quotidien ?
« C’est dans cet état déplorable qu’après de longues angoisses, au lieu du désespoir qui semblait devoir être enfin mon partage j’ai retrouve la sérénité, la tranquillité, la paix, le bonheur même puisque chaque jour de ma vie me rappelle avec plaisir celui de la veille, et que je n’en désire point d’autre pour le lendemain », Les rêveries du promeneur solitaire, Pléiade, vol1, p.1077
Cette phrase fait écho à Julie, le bonheur semble être dans la répétition du même. Mais Rousseau est un vieil homme qui va mourir, et qui ne peut guère faire autrement que d’apprécier chaque jour qui passe. Il n’espère plus rien de l’avenir, il jouit de ne rien faire c'est-à-dire aussi de ne rien attendre….
« En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je me livrais pleinement a l’incurie et au repos d’esprit qui fit toujours mon goût le plus dominant et mon penchant le plus durable », Troisième promenade
Pour autant ce présent ne suffit à lui même que parce qu’il se nourrit de la rêverie. Le retour au quotidien ne peut se faire que par une sortie du quotidien, L’« incurie »de Rousseau n’est pas une jouissance pure du présent, puisque Rousseau rend le présent vivant grâce aux « enfants »
de ses »fantaisies »
« Je passe les trois quarts de ma vie, ou occupe d’objets instructifs et même agréables auxquels je
livre avec délices mon esprit et mes sens, ou avec les enfants de mes fantaisies que j’ai créés selon
mon cœur et dont le commerce en nourrit les sentiments, ou avec moi seul, content de moi-même et
déjà plein du bonheur que je sens m’être dû », huitième promenade Les jours qui passent dans leur répétition ne s’animent que par l’imagination, ils ne sont que la pure forme dont le vide permet leur remplissage imaginaire. La routine de la vie quotidienne devient essentielle en ce qu’elle permet à l’esprit de s’absenter du présent.
« Tous ses jours sont jetés au même moule ; c’est le même jour toujours répété ; sa routine lui tient
lieu de toute autre règle : il la suit très exactement sans y manquer et sans y songer », Dialogues,
Pléiade, vo1. 1, p. 846. Il s’agit bien de se mettre dans les conditions favorables, pour pouvoir ne pas songer au présent. On est décidemment bien loin d’un éloge du quotidien. Ce qui donne vie au quotidien c’est le rêve, seules les fictions théoriques ou imaginatives innervent notre réel.
J’ai fait le choix au cours de cet exposé de faire une traversée très incomplète de certaines œuvres de Rousseau, afin de tenter de montrer que Rousseau, sans encore véritablement problématiser le thème de la vie quotidienne en a montré néanmoins la problémacité. En effet, j’ai été frappée de constater lors de cette série d’exposés sur le thème de la vie quotidienne que de nombreux thèmes abordés au cours des différentes séances traversent l’oeuvre de Rousseau. Le thème de l’errance, du vagabondage, de la promenade, d’une géographie imaginaire, la revendication de la place privilégiée de l’étranger, le partage du temps du travail et celui de l’oisiveté, la ville et la campagne, le désordre de la vie humaine et l’ordre intangible de l’univers, la fête et le spectacle, la grande histoire et la petite histoire, le rêve et la réalité. Une tension constante entre ces différents pôles anime la pensée de Rousseau. Les lettres de la nouvelle Héloïse montrent à quel point la vérité de la vie n’est pas dans la présence d’un quotidien identique à lui-même par sa répétition, mais par la manière dont l’homme cherche à échapper à l’ordre du quotidien sans jamais pouvoir y parvenir. La vie humaine ne naît à elle-même que dans sa ressaisie par la conscience qui, de fait, fait de l’homme un être « hors » de lui-même. L’homme est condamné à être ailleurs que là où il est. Il est condamné à errer.
« Ma vie était assez douce ; un homme raisonnable eût pu s’en contenter : mais mon cœur inquiet
me demandait autre chose. Les dimanche et les jours où j’étais libre, j’allais courir les campagnes et
les bois des environs, toujours errant, rêvant, soupirant », dit Rousseau dans Les Confessions. Comment vivre alors au quotidien ? Peut-on se satisfaire du quotidien ? Rousseau ne nous donne pas de solution. La solution du Contrat social est de droit et non de fait, la solution de la nouvelle Héloïse est une fiction, la vie de l’homme sauvage fait partie d’un passé hypothétique. La solution des Rêveries est celle d’un vieil homme qui va mourir et qui n’attend plus rien de l’avenir. Il n’y a pas de solution au problème de la vie c'est-à-dire à la manière de passer son temps. Certes il y a Dieu, qui peut apparaître chez Rousseau comme un Dieu consolateur, c’est là sa fonction principale mais il ne peut rien pour nous dans notre présent. Rousseau montre qu’un ailleurs est possible mais ce possible ne peut devenir réel, tout se finit mal, dans la nouvelle Héloïse, comme pour marquer l’échec du rêve à partir de son intérieur même car le possible n’est qu’une « fantaisie » et de l’intérieur même de cette fantaisie Rousseau nous montre que ce monde idéal qu’est Clarens s’écroule. Dénoncer la vie aliénée des hommes incombe aux philosophes. La vraie philosophie pour Rousseau n’est pas définie par une forme codifiée du discours qui risque de s’enfermer dans un rapport mystificateur au réel mais par un amour de la vérité exigeant l’exploration de nouvelles pratiques d’écriture toujours à réinventer. Pour autant, l’écriture est nécessairement en prise sur le présent et doit d’ailleurs l’être pour pouvoir parler aux hommes. Elle est donc nécessairement prise dans ce présent dont elle ne peut se défaire, la fiction pleinement assumée dans l’écriture romanesque, apparaît comme un moyen supplémentaire de se déprendre des évidences de la vie ordinaire. Mais, le roman ne peut transformer la vie, il ne peut être que le rêve de la vie.