L'histoire
Introduction
Le concept d'histoire se décline d'étrange façon :
Raconter une histoire
Raconter des histoires
Récit
Grossir un événement,
mentir avec l'intention
de nuire
Faire des histoires
Raconter l'Histoire
Participer ou relater le
devenir d'un peuple
Faire l'Histoire
Une leçon de l'Histoire
Une leçon d'histoire
Etudier ou enseigner
cette discipline qu'est
la science historique
Faire de l'histoire
concept d’histoire peut être pris dans le sens du récit, à quoi correspond l’anglais «
story
», dans
des acceptions fortement négatives et péjoratives, mais peut aussi être synonyme de
connaissance (science historique) ou, comme lorsqu’on l’écrit avec un « H » être assimilé au
devenir d’un peuple. C’est dire si notre concept est riche en oppositions voire en contradictions.
D’un point de vue philosophique nous distinguerons deux problématiques
HISTOIRE
Problématique
ontologique
Problématique
épistémologique
[3]
L’Histoire a-t-elle un sens ? L’histoire est-elle une science ?
Signification
Finalité
Enquêtes sur
:
L’Histoire signifie-t-elle L’Histoire mène-t-elle Les sources de l’histoire
quelque chose ? quelque part ? Le métier d’historien
ou encore : La causalité en histoire
L’Histoire est-elle absurde La nature du Fait historique
L’objectivité en histoire
L’objet des sciences historiques
H
istoire
au sens ontologique : Nous la définirons comme la représentation du développement
de l’humanité ou d’un peuple à travers le temps (passé, présent, avenir) envisagé d’un point de
vue unitaire.


















h
istoire
au sens épistémologique : Nous la définirons comme la connaissance rationnelle du
passé humain.
n’est ni constant ni homogène au cours des siècles et dans les différentes civilisations. On
pourrait même se demander si le fait de parler de l’histoire, au singulier, entendant par-là qu’il
n’y en aurait qu’une dans laquelle viendraient prendre place les différentes histoires
ont fait de la conscience historique le trait dominant de leurs idéologies.
En effet, pour l’homme des civilisations traditionnelles
[6]
,
l’histoire est plus une
involution
[7]
qu’une évolution. Dans la plupart de ces sociétés, l’origine du temps est pensée comme la
source de l’être : plus nous nous en éloignons, plus nous perdons en intensité d’être, plus nous
dégénérons. Delà cette volonté constante, dans ces cultures, de rappeler constamment dans
des mythes et des rituels les évènements fondateurs par des célébrations, l’idéal de l’être est
en
un progrès ; nous pensons que notre civilisation tend vers la réalisation d’un idéal humain, placé
au-delà
de nous.
L’homme moderne a donc une conscience aiguë de son historicité, et pense tout naturellement
qu’il en va de même pour tous les peuples de la terre. Le tableau de la page 4 tente de
synthétiser les différents types de représentations, essentiellement littéraires, qui, dans la
culture occidentale, ont pensé l’histoire. On tâchera d’y retrouver les distinctions opérées par
Hegel dans le texte ci-dessous :
Je distingue trois manières d’écrire l’histoire
a) l’histoire originale;
b) l’histoire réfléchie;
c) l’histoire philosophique.
En ce qui concerne l’
histoire originale
, on peut en donner une idée précise en citant
quelques noms Hérodote, Thucydide, etc. Il s’agit d’historiens qui ont surtout décrit les
actions, les événements et les situations qu’ils ont vécus, qui ont été personnellement
attentifs à leur esprit, qui ont fait passer dans le royaume de la représentation spirituelle ce
qui était événement extérieur et fait brut, et qui ont transformé ce qui a simplement été en
quelque chose de spirituel, en une représentation du sens interne et externe...
De cette histoire originale, j’exclus les mythes, les traditions, les chants populaires et les
poèmes en général, car ce sont des modes confus (de commémoration), propres aux peuples
dont la conscience demeure confuse...
Ces historiens originaux transforment donc les événements, les actes et les situations de
l’actualité en une oeuvre de représentation destinée à la représentation. Il en résulte que :
a) le contenu de ces histoires est nécessairement limité leur matière essentielle est ce qui est
vivant dans la propre expérience de l’historien et dans les intérêts actuels des hommes, ce
qui est vivant et actuel dans leur milieu..,
b) un autre trait caractéristique de ces histoires, c’est l’unité d’esprit, la communauté de
culture qui existe entre l’écrivain et les actions qu’il raconte, les événements dont il fait son
oeuvre... Il est dispensé de la réflexion car il vit dans l’esprit même de l’événement et n’a pas
besoin de le transcender comme il arrive dans toute compréhension réflexive...
Les historiens de ce genre ne sont pas propres à la seule Antiquité. Pour que de tels
historiens puissent voir le jour il faut non seulement que la culture du peuple ait atteint un
certain degré d’épanouissement, mais de plus qu’elle ne s’isole pas dans la spiritualité pure
et l’érudition, qu’elle soit donc solidaire de la direction politique et militaire (...).
Nous pouvons appeler
réfléchissante
la deuxième manière d’écrire l’histoire. Il s’agit d’une
sorte d’histoire qui transcende l’actualité dans laquelle vit l’historien et qui traite le passé le
plus reculé comme actuel en esprit... Ce qui compte ici, c’est l’élaboration des matériaux
historiques et ce travail d’élaboration se fait dans un esprit qui diffère de l’esprit du contenu...
Toute histoire de ce genre, qui veut embrasser de longues périodes, voire l’histoire
universelle tout entière, doit nécessairement renoncer à la représentation individuelle du réel.
Elle doit se résumer en abstractions non seulement parce qu’il faut omettre quantité d’actions
et d’événements, mais aussi parce que la pensée, l’entendement est le plus puissant
abréviateur. On dit par exemple : une bataille a été livrée, une victoire a été remportée, un
siège a été soutenu : ce sont là des représentations générales qui réduisent de vastes
ensembles en une simple détermination destinée à la représentation...
Chaque histoire réfléchissante peut être remplacée par une autre. Les matériaux étant
accessibles à tout écrivain, chacun peut aisément se considérer apte à les ordonner et à les
élaborer en y faisant valoir son esprit comme l’esprit des diverses époques. Les histoires de
ce genre ayant été multipliées à satiété, on en est revenu à l’historiographie descriptive (...).
Le troisième genre d’histoire,
l’histoire philosophique
, se rattache directement à cette
dernière espèce d’historiographie réfléchie. Son point de vue est également général — mais il
n’est plus plié à un domaine particulier et ne se laisse pas détacher abstraitement des autres
points de vue. Le point de vue général de l’histoire philosophique n’est pas abstraitement
général, mais concret et éminemment actuel parce qu’il est l’Esprit qui demeure
éternellement auprès de lui-même et ignore le passé. Semblable à Mercure, le conducteur
des âmes, l’Idée est en vérité ce qui mène les peuples et le monde, et c’est l’Esprit, sa
volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider les événements du
monde.
Hegel,
La raison dans l’Histoire
(texte de 1822),
trad. K. Papaioannou, U.G.E., coll. 10/18, 1965, pp. 24
-
39.
On relèvera dans le tableau qui suit les différentes sortes de discours sur l’histoire : à
l’histoire
originale
correspondent les genres littéraires où le témoignage, direct ou indirect est requis. Il y
a, selon Hegel, un début de pensée de l’histoire dans la mesure où on quitte le simple domaine
factuel pour celui de la représentation. Seulement cette histoire est encore fortement adhérente
à son temps. Elle manque de recul et subit les influences du moment, en particulier du pouvoir
en place. Aujourd’hui, le journaliste poursuit cette tradition : mais il exprime plus une opinion sur
le présent qu’une réelle connaissance de la portée historique des événements décrits.
L’histoire réfléchie
est la connaissance du passé envisagé sur la longue durée. Ce qui
intéresse l’historien, ce sont les mutations d’une époque à une autre, et également l’élaboration
des documents légués par le passé. Le risque est de traiter de ces faits de manière abstraite,
comme s’il s’agissait d’événements appartenant à une même catégorie universelle (une bataille
est une bataille, une guerre, une guerre, etc…) Mais le jugement de Hegel est sans doute
sévère, si on l’appliquait à l’histoire des historien d’aujourd’hui. Il est probablement juste à
l’époque où écrit Hegel (1820). Cependant, on doit bien reconnaître à Hegel une grande
clairvoyance, car la définition qu’il donne du métier d’historien (de «
nous pouvons (…)
à
réel
»)
correspondrait assez bien à la pratique de l’Ecole des Annales.
L’histoire philosophique
ou philosophie de l’histoire s’interroge sur son sens : où va l’histoire,
quelle signification dégage-t-elle, quel est son principe conducteur. Le point de vue est ici
spiritualiste, puisqu’il envisage l’histoire comme le développement de l’Esprit présent aux
origines du monde comme à chaque moment de l’histoire humaine, et comme à son terme.
Histoire rationalisée
Mythe
Histoire hagiographique
Littérature historique
Compréhension de l’histoire
d’un peuple
Vison prophétique du
développement de
l’humanité
Fonctions sacrificielle et
fondatrice.
Fonction : fondation d’une cité,
mythification d’un héros fondateur,
fondement mythique d’une dynastie,
édification et moralisation des peuples
Expression d’une volonté morale ou
politique : passions et pouvoir
Mise en scène des personnages ou des
événements historiques
Science
historique
Philosophie
de l’Histoire
Tragédie
antique
Récits
homériques
& bibliques
Historiens
antiques
Vie des
saints
Chroniqueurs
médiévaux &
mémorialistes
modernes
Tragédie
moderne
Romans
historiques
Histoire
romancée
« Histoire
originale »
L’arrière -
pensée politique
n’est pas
absente de ces
chroniques,
réalisées par
des témoins
des périodes
décrites.
Ceux -ci sont
nécessairement
partisans car
acteur des faits
qu’ils
rapportent.
« Histoire
réfléchie »
L’idée d’une
connaissance
rationnelle du
passé
humain
n’apparaît
qu’avec la
modernité.
Mais les
premiers
historiens
authentiques,
les premiers
à s’être
radicalement
séparé des
mémorialistes
sont les
historiens
positivistes
du XIXe
siècle,
relayés à XXe
siècle par
« l’É cole des
Annales ».
« Histoire
philosophique»
Ou plus
exactement
philosophie de
l’histoire,
réflexion sur le
devenir des
peuple, sur son
sens, sur sa
finalité.
Bref c’est le
domaine propre
de la réflexion
philosophique
sur l’histoire, qui
s’interroge plus
sur le pourquoi,
le sens, la
valeur, les
origines et la fin
de l’histoire que
sur son
comment
« Histoire
originale »
Témoins
directs ou
indirects des
événements
décrits, ces
historiens ne
se dégagent
pas
véritablement
de l’époque
où ils ont
vécu.
Seul
Thucydide
semble se
rapprocher
d’un véritable
désir de
connaître. Le
autres sont
impliqués
dans les faits
décris et
donc
partiaux.
Le but est de
favoriser par
l’exemple de
vies illustres
la
moralisation
des peuples,
l’élévation de
leurs âmes et
de leurs
pensée. On
peut donc
parler, plus
que de
témoignage
ou de
connaissance
historique
d’intention
pédagogique
Deux acteurs
sortent du
jeu : les
dieux, et
surtout le
destin. Le
drame
moderne met
en scène des
hommes
acteurs de
leur histoire.
S’ils sont
emportés par
une force,
c’est celle de
leurs
passions, non
celle du
destin.
Le drame
historique est
la
représentation
du mythe
nouveau de la
modernité :
l’histoire
Ici la réalité
historique
est le cadre,
ou si l’on
veut, le
décors de
l’action
romanesque.
La prétention
n’est pas de
faire revivre
l’histoire ni
ne la
connaître,
mais de faire
exister une
fiction dans
un contexte
historique
donné. Tout
au plus le
personnage
du roman
croise -t-il
par moment
la réalité des
événements
L’objectif est
ici de faire
revivre des
événements
ou des
personnages
du passé,
comme s’ils
étaient
toujours
présents.
Nous
sommes dans
la fiction, non
dans la
connaissance,
et ce type de
récit est un
genre bâtard,
ni roman, ni
connaissance.
Selon
R.Girard, la
tragédie est
un rituel
symbolique
de
prévention
de la
violence,
consistant à
pratiquer
unanimement
une violence
collective, et
d’en reporter
la charge sur
le sacré.
La tragédie
antique met
en scène 3
acteurs : le
destin, les
dieux et les
hommes, et
décrit ce qui
menace si
l’harmonie
entre eux est
troublée
Le récit
homérique
(l’Iliade,
l’Odyssée) a
pour base
une réalité
historique
(que
Schliemann
découvrira au
XIXe siècle)
Le but est le
même que
celui de la
tragédie : il
s’agit moins
de rappeler
le passé que
de fonder les
valeurs
présentes de
la Cité.
La Bible
l’histoire des
Hébreux,
mais surtout
un livre
sacré, une
Révélation
St. Athanase
Héraclides
Saint Jérôme
Grégoire de
Tours
Grégoire Le
Grand
J.de
Voragines
Lacordaire
J. de Joinville
Ph. de
Commynes
Shakespeare
P. Corneille
Racine
A. de Musset
V. Hugo
E. Rostand
Montherlant
Mme de
Lafayette
Balzac
A. Dumas
V. Hugo
Flaubert
R. Martin du
Gard
M.
Yourcenar
A. Castelot
A. Decaux
M. Druon
A. Comte
Michelet
Fustel de
Coulanges
Marc Bloch
L. Febvre
Leroy -
Ladurie
G. Duby
I. Marrou
G. Dumézil
J. de Romilly
Rousseau
Condorcet
Kant
Hegel
Marx
Euripide
Sophocle
Sénèque
Homère
La Bible
Hérodote
Thucydide
Xénophon
Tite -Live
Jules Cesar
Cardinal de
Retz
Saint-Simon
J. Bourrin
Las Cases
Ch. De Gaulle














































































On remarque donc, dans la culture occidentale, une véritable rupture dans l’intérêt porté à
l’histoire. Cette rupture est contemporaine de la « crise » introduite par la révolution
copernicienne. Pourquoi cette apparition de la conscience historique ? En quoi est-elle liée à la
naissance de la modernité ?
Quelques signes tout d’abord de ce changement. D’une part l’une des dispositions de l’Edit de
Villers-Cotterêts en 1539 établit en France l’ancêtre de l’état civil, les registres de baptême,
mariage et sépulture. A compter de cette date, toute personne née, ou mariée, ou décédée en
France sera répertoriée. Une trace de l’existence des personnes passe à la postérité. Autre
manifestation tangible de cette conscience historique, la naissance des archives de France, et
l’intérêt nouveau porté aux antiquités. Jusque là, on ne s’intéressait aux vestiges antiques que
pour les piller : le moyen-âge, période de bâtisseurs, fut aussi celle des démolisseurs. Ce n’est
pas principalement le temps, ou les tremblements de terre qui ont ruiné les édifices romains,
mais d’une part la volonté de christianiser les temples ou encore de se servir des monuments
comme de carrières. Dès la Renaissance, l’intérêt porté aux antiques change, et prépare
l’avènement des fouilles pratiquées scientifiquement, comme à Pompéi par exemple.
Surtout, la science historique et la réflexion philosophique sur le sens de l’histoire vont se
développer, progressivement au XVII et XVIIIe siècle, pour prendre une ampleur inégalée dans
l’histoire de la pensée au XIXe.
meilleur qu’aujourd’hui et que l’humanité est lancée sur la voie d’un progrès indéfini. Les
philosophes des lumières, opposés en cela à Rousseau, furent au XVIIIème siècle les initiateurs
de cette idéologie.
Quelle est la cause d’une telle mutation ? Nous croyons y déceler une conséquence de la
L’univers d’Aristote et de Ptolémée, qui va servir de représentation à l’humanité occidentale
pendant deux millénaires est un monde clos, hiérarchisé et ordonné. L’homme y trouve sa place
par rapport à un ordre universel
[11]
.
La totalité de référence, l’idéologie si l’on peut dire, est
l’espace. Or, Copernic, Tycho Brahe, Giordano Bruno, et Galilée vont ruiner ce cosmos antique.
Le monde après eux n’a plus de limites, de centre ni de hiérarchie. Finie la belle représentation
d’un monde supra lunaire porteur de toutes les perfections et d’un monde sublunaire lieu de la
génération et de la corruption ; finie l’illusion d’un univers clos où le ciel nous était promis et
l’enfer, sous nos pieds, redouté. L’humanité occidentale voit le fondement de ses certitudes
ontologiques ruiné sous ses pieds :
It’s all in pieces, all coherence gone
John Donne
Une anatomie du monde
1611
A ce cri répond celui de Pascal qui découvre par la science moderne, la «
solitude glacée des
espaces infinis
»
Exit la belle ordonnance du monde grec, exit le
cosmos
, bonjour le nouvel ordre de la
modernité, bonjour
chronos.
C’est qu’en effet, faute de trouver dans l’espace une totalité
fondatrice, l’homme de la modernité va la chercher dans le temps. Son nouveau cosmos, c’est
l’histoire. Or, elle se présente aussi initialement à lui comme un chaos :
It’s a tale, told by an idiot, full of noise and fury
Signifying nothing
William Shakespeare,
Mac Beth,
acte III
La mythologie grecque avait assigné à Zeus la tâche de mettre de l’ordre dans le chaos des
titans. L’humanisme moderne va donner à l’homme lui-même, maître de son devenir, la mission
Deux productions de l’esprit attestent de cette mission :
-
La réflexion philosophique sur l’Histoire qui prend son essor entre la fin du XVIIIe
siècle et la fin du XIXe. Les divers philosophes, de Condorcet à Marx vont tous
rechercher dans l’histoire :
o
Quelle est la fin de l’histoire ?
o
Quels en sont les acteurs ?
o
Quel en est le moteur ?
o
Quel est son
modus operandi
Tous partageront le même credo : que l’histoire a un centre, le présent du philosophe,
autour duquel s’ordonne un passé d’où l’on vient, et un avenir vers lequel on tend comme
vers notre réalisation ; tous auront la même foi dans le progrès, qu’il soit celui de l’esprit
humain (Condorcet), de la raison (Kant), de l’Idée (Hegel), d’une société faite par
l’homme pour les hommes (Marx) ; tous enfin placent leur espérance dans une réalisation
suprême de l’homme.
-
La connaissance historique rationnelle, qui va rechercher dans l’histoire des hommes
un déterminisme analogue à celui que les physiciens ont découvert dans l’ordre de la
nature.
Ces deux directions empruntées par la pensée de l’histoire orienteront notre réflexion :
L’Histoire a-t-elle un sens ?
L’histoire est-elle une science ?
Première partie : philosophie de l’Histoire
L’histoire a-t-elle un sens ?
Introduction : Rousseau, « anti-philosophe de l’Histoire »
L’appellation « anti-philosophe de l’Histoire peut surprendre ». Si tel est le cas, pourquoi en
parler ici ? Tout simplement parce que Rousseau est le seul parmi les philosophes du XVIIIe
siècle à ne pas avoir pensé l’Histoire comme un progrès continu de la nature humaine. Il est
aussi le seul à ne pas croire que le bonheur des peuples arrivera nécessairement, comme
conséquence d’un déterminisme historique ; il est enfin le seul à dire que le bonheur des
peuples ne dépend pas des progrès du
savoir
, mais nécessitera le
vouloir
des hommes.
Et cependant on ne peut nier que Rousseau ait une perspective historique, on ne peut nier qu’il
se soit intéressé à la vie politique de son temps et qu’il ait voulu y jouer un rôle ; on peut même
dire que, refusant les hypothèses naturalistes, il a démontré que l’inégalité sociale est un produit
de l’Histoire.
L’intérêt de présenter ici son point de vue, qui, à bien des égards s’oppose à celui des autres
philosophes, tient à ce que l’Histoire semble lui avoir donné raison contre tous les autres, ce que
nous nous proposons d’exposer.
L’état de nature, la « mesure pour rien de l’Histoire »
Le paradoxe de parler de Rousseau comme philosophe de l’Histoire, c’est qu’il adopte, dans la
présentation de l’état de nature, une position théorique, et donc an-historique.
L’état de nature est en effet défini par lui comme :
Un état qui n’existe plus,
qui n’a peut-être point existé,
qui probablement n’existera jamais,
et dont il est cependant nécessaire d’avoir des notions justes,
pour bien juger de notre état présent.
[13]
Par une volonté clairement exprimée, Rousseau refuse l’enquête historique sur l’origine de
l’inégalité. Il veut reconstruire théoriquement ce qu’est l’homme avant l’histoire : en toute logique
aucun homme, serait-il le plus sauvage, a une histoire ; il ne peut donc nous servir à la
description de l’état de nature. Comment décrire un tel état ? En le construisant théoriquement
comme le négatif de l’homme civil :
Concluons qu’errant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile sans guerre et
sans liaison, sans nul besoin de ses semblables comme sans nul désir de leur nuire, peut-être
même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage, sujet à peu de
passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières propres à cet
état; qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir,
et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. Si par hasard il faisait
quelque découverte, il pouvait d’autant moins la communiquer qu’il ne reconnaissait pas même
ses enfants. L’art périssait avec l’inventeur. Il n’y avait ni éducation, ni progrès; les générations
se multipliaient inutilement; et, chacune partant toujours du même point, les siècles s’écoulaient
dans toute la grossièreté des premiers âges ; l’espèce était déjà vieille, et l’homme était toujours
enfant.
[14]
Une telle accumulation de négations a un sens : la description de l’état de nature est obtenue
par soustraction à l’état civil de tout ce qui manifestement ne peut lui venir que de la société et
de son histoire. L’homme a l’état de nature est donc a-topique et a-chronique, a-social et
ignorant, muet et immobile à la place assignée par la nature. En bref, rien ne le distingue en
apparence de l’animalité. Certes, d’autres caractéristiques ne figurent pas dans cette liste : la
conservation, la pitié naturelle, la perfectibilité. Mais ce sont aussi des qualités définies
négativement, la première comme l’instinct de survie, la seconde comme l’absence de désir de
voir souffrir inutilement tout être sensible ; quant à la perfectibilité, elle ne sera mise en œuvre
que dans l’état civil, elle n’est ici qu’en puissance, comme faculté de devenir autre. C’est le seul
point qui distingue l’état de nature de l’animalité, encore n’est-ce, on le voit que de manière
purement virtuelle.
Une autre constatation s’impose : on remarque que l’inégalité n’a pas sa place dans cette
description. Rousseau établit la distinction entre les différences naturelles, de force, de taille, de
sexe etc… et les inégalités sociales, de richesse, de considération, de pouvoir, qui,
manifestement, sont des produits de l’histoire. Ce constat est d’une importance considérable : si
l’inégalité n’est pas naturelle chez l’homme, si elle est une conséquence de l’existence sociale
des hommes, alors on peut lutter contre elle ; si l’homme était originellement pervers, aucune
réforme de la société ne serait possible ; si nous démontrons au contraire que c’est l’existence
sociale qui l’a perverti, au point qu’il peut asservir son semblable, alors on peut espérer réformer
la société, car ce que l’histoire a fait, l’histoire peut le défaire ou le refaire.
Quel est le sens de cet état de nature ? Il s’agit de décrire théoriquement ce qu’est un homme
avant l’entrée dans l’histoire, afin de démontrer que l’inégalité n’est pas de nature. Une analogie
avant l’entrée dans l’histoire, afin de démontrer que l’inégalité n’est pas de nature. Une analogie
nous servira d’explication, celle du jeu d’échecs : pour bien comprendre comment dans une
partie on en arrive à une situation inégalitaire entre les deux joueurs, il faut connaître, non
seulement la marche des pièces mais aussi l’état de l’échiquier avant le premier coup ; c’est cet
état que l’on peut comparer à l’état de nature ; lui aussi ne fait pas partie du jeu, et il est
cependant important de le connaître pour comprendre la partie ; la situation des deux joueurs
est égale au début du jeu, mais leur statut de joueurs, tout comme celui de l’homme à l’état de
nature est purement virtuel ; il est important de le reconnaître pour comprendre la suite : les
de nature est la mesure pour rien de l’histoire, semblable à cette mesure pour rien que bât le
cher d’orchestre
avant
que ne commence la musique : elle aussi définit a priori la musique, mais
n’en fait pas partie.
[16]
La naissance de la civilité, sociabilité et amour de soi
Le passage de l’état de nature à l’état civil est décrit de deux façons :
-
La première, théorique résume l’essentiel de ce qu’est un homme :
Le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire :
Ceci est à moi,
Et trouva des gens assez simples pour le croire,
Fut le vrai fondateur de la société civile.
[17]
On remarquera que cette citation, qui inaugure la seconde partie du discours, s’oppose
point par point à la définition précédente de l’homme à l’état de nature. Qu’est-ce qu’un
homme civil (on serait presque tenté de demander «
qu’est-ce qu’un homme, tout
court
») ? C’est un être qui parle (
s’avisa de dire
) qui affirme son moi (
ceci est à moi
) qui
revendique son intérêt propre (
enclos un terrain
) qui fixe des conventions avec ses
semblables (
trouva des gens assez simples pour le croire
) bref c’est l’homme de la
société (
vrai fondateur de la société civile
). Remarquons que l’entrée dans la société est
contemporaine de la découverte du moi et de l’intérêt propre, donc à terme de l’inégalité
sociale :
les fruits
cessent d’
être à tous
, et la
terre à personne
-
La seconde, historique fait une concession à la vraisemblance : Rousseau y décrit par
quels méandres successifs et en dépassant quels obstacles naturels les hommes en
sont venus à préférer l’existence sociale à leur insouciance native.
Quoiqu’il en soit de ces commencements, Rousseau remarque que :
-
l’entrée dans la société est contemporaine de l’apparition du moi : nous avons besoin
des autres et de leur considération pour être nous-mêmes.
-
Du même coup, nous découvrons que nous avons un intérêt propre à défendre.
Sitôt que les hommes eurent commencé à s’apprécier mutuellement, et que l’idée de la
considération se fut formée dans leur esprit, chacun prétendit y avoir droit, et il ne fut plus
possible d’en maquer impunément pour personne. De là sortirent les premiers devoirs de la
civilité, même parmi les sauvages ; et de là, tout tort volontaire devient un outrage, parce
qu’avec le mal qui résultait de l’injure l’offensé y voyait le mépris de sa personne, souvent plus
insupportable que le mal même. C’est ainsi que, chacun punissant le mépris qu’on lui avait
témoigné d’une manière proportionnée au cas qu’il faisait de lui-même, les vengeances
devinrent terribles, et les hommes sanguinaires et cruels.
Il y a donc dès l’origine de l’histoire une contradiction interne à la société, entre la nécessité
d’autrui pour moi (j’ai besoin de sa considération pour exister en tant qu’être humain) et la
découverte de mon intérêt propre. Découvrant dans les relations sociales que je suis un
sujet, je revendique du même coup la satisfaction de mon intérêt, au détriment, ou au
moins concurremment à l’intérêt d’autrui. Cette contradiction entre amour d’autrui et amour
propre, Kant la nommera d’après Rousseau « l’insociable sociabilité »
Cette contradiction nourrit le développement de la perfectibilité, la recherche de la
satisfaction des nouvelles passions nées de la vie sociale nous amenant à un perpétuel
dépassement de nous même. Il serait faux cependant de croire que ce développement de
la perfectibilité est un processus positif. Il est à la fois positif
et
négatif, il est à la fois
progrès vers la connaissance, le bonheur des peuple
et
décadence passionnelle et
asservissement de l’homme par l’homme.
En bref, la perfectibilité est la capacité de
devenir autre, c’est à dire meilleur ou pire.
On peut résumer l’analyse de Rousseau dans le tableau suivant :
Etat de nature
Histoire
Bon
sauvage
Etat civil
Un état qui n’existe plus, qui n’a jamais existé, et qui probablement n’existera jamais
douceur
Mise en oeuvre
de la
perfectibilité





- langage
- domicile
- propriété
- industrie
-
sociabilité
- moi
- progrès
douceur
originelle
« à des
distances
égales de la
stupidité des
brutes et des
lumières
funeste de
l’homme
civil »
perfectibilité
Mouvement de
dégradation de
l’histoire : Lumières
funestes
inégalités
violence
chute
progressive
vers
l’inégalité
et
l’aliénation
absolue
Stupidité des brutes
:
sans :
«
insociable
sociabilité »*
Contradiction entre le
besoin d’autrui et
l’amour de soi
- Instinct
de
-
conservation
- pitié
naturelle
-
perfectibilité
Naturellement bon
:
*Kant
Sensibilité
Retour à
une morale
du sentiment
pédagogie
L’Emile-
1762
Morale
naturelle
La Nouvelle
Héloïse
1758
Raison :
Le Contrat
Social
1762
REFORME
de la société
La pente naturelle de l’histoire n’est donc pas nécessairement positive ; au contraire, à laisser
jouer les antagonismes au sein de la société on risque fort d’aller vers une situation de plus en
plus inégalitaire : la mise en œuvre de la perfectibilité peut conduire à l’aliénation de l’homme
par l’homme.
Faut-il pour autant désespérer de l’histoire ? Loin de là ! En effet, comme cette situation
inégalitaire n’est pas un fait de nature, mais d’histoire, on peut espérer réformer la société.
selon deux voies, l’une par la sensibilité, l’autre par la raison :
La
voie (ou la voix ?) de la sensibilité
est développée dans les œuvres littéraires
de Rousseau, comme en particulier l’Emile, où il nous expose comment, en faisant
appel aux seules dispositions naturelles de la sensibilité, on peut préserver un être
des perversions liées au commerce des hommes dans la société. Il s’agit d’un retour,
non à l’état de nature, comme on l’a dit parfois, mais à un état proche de la vie
sauvage (« le bon sauvage »).
[19]
La
voie (ou la voix ?) de la raison
: le contrat social. La raison peut à la fois asservir
l’homme ou le libérer, comme nous allons l’étudier à présent
Le contrat : la voie ou la voix de la raison
Le contrat social est une construction rationnelle qui fait appel à deux facultés héritées de la vie
sociale : la raison et à la volonté des individus. Comment arriver à vivre en société sans que la
liberté des uns ne ruine la liberté des autres ? Comment concilier sûreté de sa personne et de
ses biens avec la liberté ? Comment s’assurer que la loi est la même pour tous ? Tels sont les
problèmes que prétend résoudre cette construction rationnelle qu’est le contrat social :
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la
personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse
pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant »
[20]
Il s’agit de faire en sorte que nous puissions reconnaître dans la loi sociale notre propre loi
«
l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté
» Cela n’est possible qu’au prix d’un pacte
fondamental, antérieur à toute loi particulière, et qui soit l’émanation de la volonté générale, elle
même expression unanime des volonté particulières. Cette construction n’est possible qu’à trois







même expression unanime des volonté particulières. Cette construction n’est possible qu’à trois
-
l’unanimité de l’abandon des libertés particulières au profit d’une liberté sous les lois
-
Le caractère exhaustif de cet abandon
-
La réciprocité des engagements, des droits et des devoirs
que Rousseau échappe à cette critique :
-
Tout d’abord parce que le contrat social n’est pas présenté par lui comme la
conséquence nécessaire d’un déterminisme historique indépendant de la volonté des
hommes, mais au contraire comme une construction qui ne se fait que par leur libre
adhésion.
-
D’autre part, parce qu’en tant que construction humaine, il est nécessairement voué à
la mort
[23]
-
Enfin parce que, si l’insociable sociabilité est inhérente à toute société, on ne voit pas
pourquoi elle disparaîtrait d’une société du contrat.
On ne peut donc poser le contrat social comme une société parfaite, une utopie, mais comme
société « du mieux qu’elle puisse être ». Nul ne peut éradiquer de la société la contradiction
entre amour de l’autre et amour de soi, puisqu’elle naît des conditions mêmes de l’existence
sociale. Le contrat, œuvre de la volonté raisonnable des hommes, ne peut se maintenir
qu’autant que cette volonté raisonnable continue à s’exercer ; mais il est menacé par la rivalité
des intérêts particuliers sans cesse renaissants. Il constitue donc un palier d’égalité dans la
pente inégalitaire de l’évolution des sociétés humaines, non un terme définitif.
Pour Rousseau, il n’y a donc pas de fatalité du malheur ni du bonheur des hommes : il leur
revient d’exercer leur volonté et leur raison pour réformer le monde.
Nous nous proposons de montrer, dans les analyses qui suivent, que les autres philosophes de
l’histoire qui lui ont succédé n’ont pas toujours eu la même prudence que lui, avant de nous
demander si l’histoire ne lui a pas donné raison.
On pourrait ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seul rend
l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et
l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté.
Rousseau,
Du contrat social
Livre I, ch. X
On peut aussi accorder entre elles et avec la raison des affirmations qui furent
si souvent dénaturées et en apparence contradictoires du célèbre
J. J. Rousseau. Dans ses ouvrages sur « l’influence des sciences » et sur
« l’inégalité des hommes » il montre très justement la contradiction inévitable
entre la civilisation et la nature du genre humain en tant qu’espèce physique où
chaque individu doit réaliser pleinement sa destination
Kant,
Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine
Rousseau ne s’est pas borné à prévoir l’ethnologie, il l’a fondée.
D’abord de façon pratique en écrivant le Discours sur l’origine et les fondements
de l’inégalité parmi les hommes qui pose le problème des rapports entre la
nature et la culture… et ensuite sur le plan théorique en distinguant avec une
clarté et une concision admirable l’objet propre de l’ethnologue de celui du
moraliste et de l’historien
Claude Lévi-Strauss,
Anthropologie structurale
J. J. Rousseau
(1712-1778)
1 – Condorcet, ou la foi des lumières
Jadis mathématicien
Marquis, académicien,
Sous d’Alembert, panégyriste,
Sous Panckouke, encyclopédiste,
Puis, sous Turgot, économiste,
Puis sous Brienne, royaliste
Puis, sous Brissot, républiciste,
Puis du trésor public gardien,
Puis citoyen-soldat…, puis rien
Satire sur Condorcet, Le Babillard 28 juillet 1791
Tel artisan s’est montré habile dans la connaissance des droits de l’homme,
quand tel faiseur de livres, presque républicain en 1788,
défendait stupidement la cause des rois en 1793.
Tel laboureur répandait la lumière de la philosophie dans les campagnes,
quand l’académicien Condorcet, jadis grand géomètre, dit-on, au jugement
des littérateurs, et grand littérateur, au dire des géomètres, depuis
conspirateur timide, méprisé de tous les partis, travaillait sans cesse à
l’obscurcir par le perfide fatras de ses rapsodies mercenaires…
Robespierre,
discours à la Convention 18 floréal an II
(7 mai 1794
)
Marie Jean Antoine
Nicolas de Caritat,
marquis de Condorcet
(1743-1794)
Ces deux citations donnent un bon éclairage sur la personnalité complexe de Condorcet. Né
aristocrate, associé à l’aventure des encyclopédistes, mathématicien qui introduisit l’application


aristocrate, associé à l’aventure des encyclopédistes, mathématicien qui introduisit l’application
des mathématiques à l’étude des phénomènes sociaux (statistiques et probabilités), admirateur
de Turgot sous Louis XVI, l’un des principaux acteurs de la révolution de 1789 qui finira pourtant
par le tuer, et philosophe de l’histoire, de la pédagogie, féministe convaincu voici les principaux
traits de sa vie.
Son œuvre majeure « l’
Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain »
est
écrite à la hâte (d’où l’appellation « esquisse ») par un homme traqué par la révolution qu’il a
appelée de ses vœux, à laquelle il participa activement, et dans laquelle il voit encore la
promesse d’un avenir radieux pour l’humanité.
Tout d’abord Condorcet, en philosophe des lumières, fait du progrès des connaissances le
vecteur principal du progrès des peuples. Les 10 époques de son tableau retracent comment se
sont développées corrélativement les connaissances, les moyens de leur diffusion, et le
bonheur de plus en plus étendu des peuples.
De sa lecture récurrente de ces progrès, il tire un optimisme historique qui lui fait penser que
demain sera meilleur qu’aujourd’hui.
Il faut dire qu’il ne manque pas d’arguments. La corrélation qu’il établit entre progrès des
connaissances et progrès de la diffusion du savoir semble difficilement contestable. Le langage
permet d’abord aux hommes de s’arracher au seul besoin pour accéder progressivement à des
nourritures plus spirituelles ; l’inventions des écritures, idéogrammes figuratifs tout d’abord puis
signes alphabétiques vont permettre de conserver et de transmettre le savoir ; l’autre progrès
décisif sera l’invention de l’imprimerie, qui libèrera la connaissance des frontières et des
despotes, et favorisera une universalisation du savoir, en particulier de celui des sciences. Et
au-delà du XVIIIe siècle, dans cette dixième période que Condorcet pense déjà comme la plus
heureuse de l’histoire de l’humanité, le philosophe prophétise le passage à une langue
universelle, promesse d’une compréhension et d’une paix perpétuelle entre les hommes.
En bon mathématicien, Condorcet se refuse à fixer un terme à ce progrès. Le progrès est
indéfini, au double sens où on ne peut nommer et décrire son terme, sa fin idéale, et d’autre part
au sens algébrique d’infinité : comme une asymptote tend vers l’infini, le progrès des
connaissances tout comme le bonheur de l’humanité tendent vers une réalisation idéale sans
jamais l’atteindre.
Il ne faudrait cependant pas représenter cette progression du bonheur des peuples comme une
gradation continue, mais plutôt comme un développement en dents de scie, étant entendu que
le progrès des connaissances est lui une progression linéaire, selon le schéma suivant :
Chaque progrès des connaissances entraîne un progrès du bonheur de la liberté, etc., des
peuples. Mais en même temps ces bénéfices sont généralement confisqués par des
régression, bientôt suivie d’un nouvel élan. Il y a donc une place pour la négativité dans la
représentation que Condorcet fait de l’histoire. Déjà Rousseau, par la contradiction entre amour
de soi et amour de l’autre représentait l’histoire comme comportant en son sein une source de
désordre ; Condorcet poursuit là une tradition qui se perpétuera ensuite chez Kant (insociable
sociabilité), chez Hegel (conflit des idées) et chez Marx (lutte des classes).
Que penser du bel espoir de Condorcet ?
Sommes-nous au point où nous n’ayons plus à craindre, ni de nouvelles erreurs, ni le retour
des anciennes ;(…) Serait-il donc inutile de savoir comment les peuples ont été trompés,
corrompus, ou plongés dans la misère ?
Tout nous dit que
nous touchons à l’époque d’une des grandes révolutions de l’espèce
humaine. Qui peut mieux nous éclairer sur ce que nous devons en attendre ; qui peut nous
offrir un guide plus sûr pour nous conduire au milieu de ses mouvements, que le tableau des
révolutions qui l’ont précédée et préparée?
L’état actuel des lumières nous garantit
qu’elle
sera heureuse ; mais aussi n’est-ce pas à condition que
nous saurons
nous servir de toutes
nos forces ? Et pour que le bonheur qu’elle promet soit moins chèrement acheté, pour qu’elle
s’étende avec plus de rapidité dans un plus grand espace, pour qu’elle soit plus complète dans
ses effets,
n’avons-nous pas besoin d’étudier dans l’histoire de l’esprit humain quels
obstacles nous restent à craindre
, quels moyens nous avons de les surmonter?
[25]
Il semble reposer sur trois illusions, présentes dans ce texte :
-
«
Tout nous dit, [tout] nous garantit
» : La première c’est qu’il y a un déterminisme
nécessaire du progrès des peuples. Condorcet croit que le « monde meilleur »
arrivera nécessairement. Cette croyance est commune nous allons le voir, à tous les
philosophes de l’histoire.
-
«
A condition que nous
saurons
»
: Mais l’illusion majeure est de croire qu’un tel
progrès social sera uniquement une question de
savoir
, de connaissance. La

progrès social sera uniquement une question de
savoir
, de connaissance. La
problématique de la volonté, du
vouloir
est singulièrement absente de son propos.
-
« n’avons-nous pas besoin d’étudier dans l’histoire de l’esprit humain quels obstacles nous
restent à craindre »
Condorcet ne se pose pas la question, que Hegel n’éludera pas, de
la possibilité de « leçons de l’histoire »
Le point de vue de Condorcet illustre la foi que les philosophes des lumières ont mise dans la
raison humaine. Il n’ont pas aperçu ce qu’avait compris Rousseau, que les produits de la raison
peuvent aussi bien asservir les hommes que les rendre libres et heureux. L’histoire les
démentira sur ce point.
2 – Kant, ou le culte de la raison
Le professeur ne doit pas apprendre des pensées…
mais à penser.
Il ne doit pas porter l’élève
mais le guider si l’on veut qu’à l’avenir
il soit capable de marcher de lui-même
Annonce de M. Emmanuel Kant
Sur le programme de ses leçons
Pour le semestre d’hiver 1765-66
« Ose te servir de ton entendement. »
«
Tu dois, donc tu peux.
»
Emmanuel Kant
Emmanuel Kant
(1724-1804)
La part consacrée à l’Histoire, dans l’œuvre de Kant, est relativement modeste par rapport à
celle occupé par la réflexion métaphysique, morale ou esthétique. Nous nous proposons de
l’aborder à partir d’un opuscule paru en 1784 :
Idée d’une histoire universelle du point de vue
Le point de vue de Kant sur l’Histoire est fortement influencé par les succès remportés depuis
150 ans par les sciences de la nature. L’influence de Newton en particulier est marquée et Kant
voudrait découvrir dans l’Histoire un déterminisme analogue à celui que les physiciens ont
découvert dans la nature.
Quel que soit le concept qu’on se fait du point de vue métaphysique de la liberté du vouloir, ses
manifestations phénoménales, les actions humaines, n’en sont pas moins déterminées,
exactement comme tout événement naturel, selon les lois universelles de la nature. (…) ce qui,
dans les sujets individuels nous frappe par sa forme embrouillée et irrégulière pourra néanmoins
être connu dans l’ensemble de l’espèce sous l’aspect d’un développement continu bien que lent,
de ses dispositions originelles.
L’Histoire humaine n’est donc pas pour Kant un chaos indéterminé, mais un prolongement de
l’Histoire naturelle. Si celle-ci est déterminée, c’est-à-dire coordonnée par un ensemble de
relations de cause à effet, l’Histoire des hommes qui en est le prolongement doit aussi suivre le
même principe.
Les hommes, pris individuellement, et même les peuples entiers ne songent guère qu’en
poursuivant leurs fins particulières en conformité avec leurs désirs personnels, et souvent au
préjudice d’autrui, ils conspirent à leur insu au dessein de la nature.
Cependant, ce n’est pas au niveau de leurs volontés ou de leurs désirs individuels que les
particulières. Seule une conception naturaliste de l’histoire permet d’y déceler une constante de
développement, et d’en comprendre les fins.
[les hommes] ne suivent pas simplement leurs instincts comme les animaux ; ils n’agissent
cependant pas non plus comme des citoyens raisonnables du monde, selon un plan déterminé
dans ses grandes lignes. Aussi une histoire ordonnée (…) ne semble pas possible en ce qui les
concerne. (…) [La Philosophie doit] rechercher du moins si l’on ne peut pas découvrir dans ce
cous absurde des choses humaines un dessein de la nature.
Cette idée de dessein de la nature est un présupposé métaphysique : elle implique que la
nature est providentielle, et que, tant au niveau du vivant qu’au niveau du pensant, l’Histoire est
le développement d’un projet.
(…) est-il raisonnable d’admettre la finalité de l’organisation de la nature dans le détail, et
cependant l’absence de finalité dans l’ensemble ?
L’Histoire humaine est donc finalisée. Nous allons voir que cette finalité se déroule en plusieurs
étapes, car, pour envisager que les hommes puissent développer leurs facultés raisonnables, il
faut que les conditions de ce développement soient réalisées, en particulier en ce qui concerne
l’Etat. Dans un état de sauvagerie, les hommes ne peuvent guère espérer réaliser des buts
moraux. Seule une société de droit peut permettre le développement des capacités spirituelles
et morales de l’homme.
Quels sont les buts poursuivis par la nature à travers l’Histoire humaine ? On distinguera entre
deux formes de finalité, l’une à court terme, qui est le moyen ou la condition de la réalisation de
la moralité (la création d’une société de droit, puis d’une société des nations) l’autre à long terme
qui est la fin réelle, la moralisation des sociétés humaines (le règne des fins).

qui est la fin réelle, la moralisation des sociétés humaines (le règne des fins).
On peut envisager l’histoire de l’espèce humaine en gros comme la réalisation d’un plan caché
de la nature pour produire une constitution politique parfaite sur le plan intérieur et, en fonction
de ce but à atteindre, également parfaite sur le plan extérieur ; c’est le seul état de choses dans
lequel la nature peut développer complètement toutes les dispositions qu’elle a mises dans
l’humanité
Quels moyens la nature a-t-elle mis en l’homme pour réaliser ses buts. D’une part la raison,
d’autre part, la liberté du vouloir. En privant l’homme d’une dotation animale lui permettant de
subvenir par instinct à ses besoins, en l’obligeant donc à travailler, la nature le contraint à
développer ses facultés de comprendre et de juger. L’homme est condamné à mettre en œuvre
ces facultés, condamné à développer sa perfectibilité.
La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement
mécanique de son existence animale, et qu’il ne participe à aucune autre félicité ou perfection
que celle qu’il s’est crée lui-même, indépendamment de l’instinct par sa propre raison. En effet,
la nature ne fait rien en vain, (…) en munissant l’homme de la raison et de la liberté du vouloir
qui se fonde sur cette raison, elle indiquait déjà clairement son dessein en ce qui concerne la
dotation de l’homme. Il ne devrait pas être gouverné par son instinct (…) il devrait bien plutôt
tirer tout de lui-même.
Cependant, force nous en est de constater que la raison n’est pas entièrement développée dans
l’homme, et qu’elle n’est pas uniformément répandue parmi eux. C’est donc par un troisième
moyen, qui initialement est un défaut ou une carence des sociétés que la nature va contraindre
les hommes d’une part à développer leurs facultés et d’autre part les contraindre à entrer dans
des relations de droit. Ce troisième moyen, c’est l’insociable sociabilité, c’est à dire cette
contradiction interne à la vie sociale entre le besoin que nous avons des autres et le désir que
Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses disposition
est leur antagonisme au sein de la Société, pour autant que celui-ci est cependant en fin de
compte la cause d’une ordonnance régulière de cette Société. –J’entends ici par antagonisme
l’insociable sociabilité des hommes c’est à dire leur inclination à entrer en société, inclination qui
est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de
désagréger cette société.
En fait ce qui est originellement un fauteur de trouble, un facteur de désordre, une entropie
pourrait-on dire, au sein de la société, va devenir le ferment de la perfectibilité. Les hommes
opposés les uns aux autres, éventuellement dans des luttes fratricides, développent leurs
talents et leurs facultés.
C’est cette résistance [
celle des autres
] qui éveille toutes les forces de l’homme, le porte à
surmonter son inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’instinct de
domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu’il supporte de
mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. (…) Sans ces qualités d’insociabilité, (…) les
hommes, doux comme les agneaux qu’ils font paître, ne donneraient à l’existence guère plus de
valeur que n’en a leur troupeau domestique.(…) Sans cela toutes les dispositions naturelles
excellentes de l’humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil.
Mais aussi les luttes et les vengeances réciproques vont contraindre les hommes, pour leur
sécurité, à entrer dans une société de droit, du type « contrat social ». Les luttes deviendront de
plus en plus cruelles et tels les Capulet et les Montaigue qui, sur les cadavres de leurs enfant
concluent la paix et fondent la prospérité commerciale de Vérone, c’est par nécessité, à cause
du prix du sang, que les adversaires d’hier veulent s’unir.
[le premier but de la nature à travers l’histoire humaine]
c’est la réalisation d’une Société civile
administrant le droit de façon universelle (…) ce n’est que dans une telle société que la nature
peut réaliser son dessein suprême, c’est à dire le plein épanouissement de toutes ses
dispositions dans le cadre de l’humanité
Mais une société de droit, isolée dans un monde de barbarie ne pourrait survivre. Le même
Le problème de l’établissement d’une constitution civile parfaite est lié au problème de
l’établissement de relations régulières entres les Etats, et ne peut pas être résolu
indépendamment de ce dernier.
Les guerres vont devenir de plus en plus onéreuses, et personnes tuées ou mutilées et en biens
détruit. L’effort de guerre lui-même risque de venir ruiner la prospérité de la cité. Si bien que, du
XVIIIe siècle Kant formule cette prophétie : les nations ne pourront plus faire autrement que de
conclure des relations de paix entre elles.
[31]
Ainsi par le moyen des guerres, des préparatifs excessifs et incessants en vue des guerres et
de la misère qui s’ensuit intérieurement pour chaque Etat, même en temps de paix, la nature,
dans des tentatives d’abord imparfaites, puis finalement, après bien des ruines, bien des
naufrages, après même un épuisement intérieur radical de leurs forces, pousse les Etats à faire
ce que la raison aurait aussi bien pu leur apprendre sans qu’il leur en coûtât d’aussi tristes
épreuves, c’est à sortir de l’état anarchique de sauvagerie, pour entrer dans une Société des
Nations.
Mais à ce parvenu à ce stade, les hommes n’accèderont pas encore à la moralité. En effet,
même si l’on peut considérer que le premier impératif catégorique est satisfait par la constitution
n’est encore que la moitié du projet de la nature dans l’Histoire. Car c’est poussés par la
nécessité que les hommes et les nations sont entrés dans des relations de droit, non par vertu,
nécessité que les hommes et les nations sont entrés dans des relations de droit, non par vertu,
c’est à dire par choix volontaire et raisonnable.
Tant que ce dernier pas n’est point franchi, (à savoir l’association des Etats) , ce qui ne
représente guère qu’une moitié du développement pour la nature humaine, (…) nous sommes
hautement cultivés dans le domaine de l’art et de la science. Nous sommes civilisés, au point
d’en être accablés, pour ce qui est de l’urbanité et des bienséances sociales de tout ordre. Mais
quant à nous considérer comme déjà moralisés, il s’en faut encore de beaucoup.
Seule la réalisation du deuxième objectif de la nature dans l’histoire va satisfaire cette exigence.
Elle prend la forme du second impératif catégorique
[33]
Qu’est-ce que le règne des fins, ce second but que la nature assigne à l’Histoire humaine ?
C’est un état de la société où la loi ne sera plus vue comme moyen de la paix, mais aimée pour
elle même, par devoir dicté par la raison, par accord raisonnable à une valeur universelle. C’est
aussi le moment où les hommes cesseront de se prendre mutuellement pour les moyens de
satisfaire les appétits de leur sensibilité mais se considèreront mutuellement comme fin, c’est à
dire comme des personnes irremplaçables, comme des valeurs absolues et non des choses qui
n’ont qu’un prix.
Ce n’est donc plus par nécessité que les hommes aimeront la loi, mais par devoir. Avant de
pouvoir adopter comme leur devise «
tu dois donc tu peux
», on peut supposer que ces hommes
qui ont sauté le pas de la sauvagerie à la civilité auront encore besoin de progresser dans les
voies de la raison. C’est la mission que Kant confiera à l’éducation, seule susceptible d’assurer
le triomphe durable de la raison sur la sensibilité.
Dans le règne des fins tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut aussi bien être
remplacé par quelque chose d’autre comme équivalent; ce qui, au contraire, est supérieur à tout
prix, qui, par suite, n’admet aucun équivalent, c’est ce qui a une dignité.
Ce qui se rapporte aux inclinations et aux besoins humains généraux a un prix marchand; ce
qui, sans supposer de besoin, est conforme à un certain goût, c’est-à-dire à une satisfaction
venant du simple jeu sans but de nos facultés mentales, a un prix de sentiment; mais ce qui
constitue une condition de par laquelle quelque chose peut être une fin en soi n’a pas
uniquement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire
une dignité.
Or la moralité est la condition sous laquelle seule un être raisonnable peut être fin en soi; parce
que ce n’est que par elle qu’il est possible d’être membre législateur dans le règne des fins.
Donc la moralité, et l’humanité en tant qu’elle en est capable, c’est ce qui seul a de la dignité.
L’habileté et l’application au travail ont un prix marchand; l’esprit, l’imagination vive, l’enjouement
ont un prix de sentiment; au contraire, la fidélité à ses promesses, la bienveillance selon des
principes (et non par instinct) ont une valeur intrinsèque.
KANT,
Fondements de la métaphysique des mœurs
(1785)
2
e
section ; traduction L.M. Morfaux
Que penser de ce bel espoir mis en l’Histoire humaine ?
Certes, le point de vue de Kant est moins naïf que celui de Condorcet. Sa lecture des progrès de
l’Histoire est plus nuancée, même si l’on y retrouve la même foi quasi-mystique. Certes il
considère bien que la dimension du
vouloir
sera essentielle pour pérenniser les acquis de la
civilisation. Mais sur ce point, on peut se demander s’il ne fait pas de l’
angélisme
[34]
lorsqu’il
croit à l’avènement du règne des fins. L’éducation suffira-t-elle à convaincre les hommes de la
bonté des leçons de la raison ? n’auront-il pas toujours tendance à écouter les inclinations de
leur sensibilité ?
Comment penser, en outre, que ce qu’une génération voudra choisir pour
elle-même,
en tant
que règle morale conforme à son idéal de raison, pourra se transmettre aux générations futures,
sans qu’il soit besoin de l’imposer ?
Ce qui est enfin contestable c’est que l’insociable sociabilité, si elle naît des conditions même de
l’existence sociale puisse être un jour éradiquée. Et d’autre part, si chaque génération n’est pas
elle-même confronté à la dualité entre intérêt propre et intérêt commun, comment pourra-t-elle
accéder à la moralité, si elle n’est pas instruite par son propre choix ?
C’est par une inquiétude et un vœu pieux que Kant clos son propos :
(…)
la minutie, louable sans doute, avec laquelle on rédige à présent l’histoire contemporaine,
doit malgré tout faire naître naturellement en chacun une inquiétude : celle de savoir comment
nos descendants éloignés s’y prendront pour soulever le fardeau de l’histoire que nous pourrons
leur laisser d’ici quelques siècles. Sans aucun doute, ils apprécieront celle des temps les plus
reculés, dont les documents se seront perdu pour eux depuis longtemps, du seul point de vue
de la contribution ou du préjudice que les peuples et les régimes ont apporté sur le plan
cosmopolitique. Prendre garde à cela et tenir compte aussi tant de l’ambition des chefs d’Etat
que celle de leurs serviteurs, pour attirer leur attention sur le seul moyen qu’ils ont de
transmettre leur glorieux souvenir à la postérité, voilà encore un petit motif supplémentaire pour
tenter une telle histoire philosophique.
[35]
3 – Hegel, le « panthéisme historique »
Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre, selon un proverbe connu; j’ai ajouté
— et Goethe l’a redit dix ans plus tard —
non parce que l’homme n’est pas un héros,

mais parce que l’autre est le valet de chambre
.
L’homme libre n’est point envieux,
il admet volontiers ce qui est grand et sublime
et se réjouit que cela existe.
Comme pensée du monde, la philosophie paraît pour la première fois dans le temps,
après que la réalité a achevé son processus de formation et en est venue à bout.
Quand la philosophie peint sa grisaille dans la grisaille,
une forme de la vie achève de vieillir, et avec du gris sur du gris
elle ne se laisse pas rajeunir mais seulement connaître :
l’oiseau de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée du crépuscule
G. W. F. Hegel
(1770-1831)
La philosophie de l’Histoire de Hegel est la première, parmi celles que nous étudions, à former
un
corpus
de proposition totalement achevé. Nous allons y trouver :
-
Un principe directeur (l’Esprit universel, ou l’Idée)
-
Un vecteur (le progrès de la liberté assimilé à celui de la conscience de soi)
-
Une finalité (l’Absolu)
-
Des acteurs (Les grands hommes)
-
Des moyens (les passions)
-
Un
modus operandi
(la dialectique)
3.1 – L’Idée
Si nous parlions en titre de « panthéisme historique » c’est qui nous semble que chez Hegel, si
l’idée de Dieu n’est pas explicite, au moins fait-il référence à l’Absolu, terme de l’Histoire, mais
aussi son commencement, et présent tout au long de son développement. On retrouve ici
l’affirmation d’un principe transcendant, à la fois alpha et oméga, commencement et fin qui
rendrait bien compte de cette idée : celle du germe qui est au commencement du
développement de la plante, qu’il guide, et présent également dans le terme de cette
croissance, dans le germe que portent les graines du fruit.
[37]
Semblable à Mercure, le conducteur des âmes, l’Idée est en vérité ce qui mène les peuples et le
monde, et c’est l’Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider
les événements du monde.
Hegel,
La raison dans l’Histoire
(texte de 1822
On peut donc à juste titre parler d’un principe sacré qui contiendrait en puissance la totalité du
développement de l’être dès son origine. Quel est la nature de cet « être » ? « L ‘esprit » doit-il
être compris comme l’esprit des hommes, ou l’esprit de Dieu ? Dans d’autres textes, Hegel
parle de « raison universelle, de « génie de l’Univers », ou encore d’Idée ou de Raison, avec une
majuscule. Nous y verrons un principe qui transcende l’homme, et qui anime tout aussi bien la
vie que leur pensée. Cet esprit serait à l’œuvre partout, ce qui justifie notre appellation de
« panthéisme »
3.2 – Conscience de soi et liberté
Quel est le vecteur du progrès historique ? Hegel l’identifie dans les progrès corrélatifs de la
conscience de soi et de la liberté. A propos du lien établi entre ces deux concepts, on se
réfèrera au cours sur autrui,
2.3 Autrui et la reconnaissance de soi
, p. 9-11
[38]
La nature de l’esprit se reconnaît à ce qui en est le parfait contraire. De même que la substance
de la matière est la pesanteur, nous devons dire que la substance, l’essence de l’esprit est la
liberté.
[39]
La matière est l’aliénation absolue, puisqu’elle a son principe hors d’elle-même. Les choses
matérielles, un rocher par exemple, ne se meuvent que par l’attraction d’un autre corps, ou
encore lorsqu’elles subissent un choc extérieur. La matière ne manifeste d’elle-même aucun
dynamisme propre. Si la matière est aliénation, degré zéro de la liberté, Hegel fait de l’esprit la
réalisation la plus complète de la liberté.
La matière est pesante en tant qu’elle se dirige vers un centre; elle est essentielle ment
complexe; elle se trouve hors de l’unité et la cherche, elle cherche donc à s’anéantir elle-même,
elle cherche son contraire; si elle l’atteignait, elle ne serait plus la matière, elle aurait disparu,
elle tend à l’idéalité, car dans l’unité, elle est idéale. L’esprit au contraire a justement en lui-
même son centre; il n’a pas l’unité hors de lui mais il l’a trouvée; il est en soi et avec soi. La
matière a sa substance en dehors d’elle; l’esprit es l’être-en-soi-même. Cela est justement la
liberté, car si je suis dépendant je me rapporte à autre chose que je ne suis pas; je ne puis
exister sans quelque chose hors de moi; je suis libre quand je suis en moi.
36
Déjà la vie conquiert une relative indépendance par rapport à la matière, de par son expansion
dynamique, et plus tard, dans l’animalité, de part sa relative autonomie de mouvement. Mais
l’esprit humain devient lui-même en se détachant progressivement de ce qui n’est pas lui, en
passant du besoin au désir, puis du désir d’objet au désir de désir ; la conscience de soi se
libère lorsqu’elle tire son existence de la reconnaissance d’une autre elle-même, d’une autre
conscience de soi. Le terme final serait un retour à l’absolu, où l’Esprit parvenu à un état de
réalisation suprême ne dépendrait plus que de lui-même pour être.
[40]
On remarquera donc, dans l’extrait qui suit, que Hegel assimile progrès de la conscience de soi
(
effort pour acquérir le savoir de ce qu’il est
) et progrès de la
conscience de la liberté
, ce qui est
compréhensible, si nous admettons que la liberté est véritablement l’essence de la conscience

compréhensible, si nous admettons que la liberté est véritablement l’essence de la conscience
de soi.
D’après cette définition abstraite, on peut dire de l’histoire universelle qu’elle est la
représentation de l’esprit dans son effort pour acquérir le savoir de ce qu’il est; et comme le
germe porte en soi la nature entière de l’arbre, le goût, la forme des fruits, de même les
premières traces de l’esprit contiennent déjà aussi virtuellement toute l’histoire.
(…)L’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté — progrès dont nous
avons à reconnaître la nécessité.
36
Mais concrètement, comment cette progression de l’Esprit dans le temps se traduit-elle, dans
l’Histoire des hommes ? Hegel distingue trois périodes :
-
Les orientaux
-
Les Grecs
-
Le Christianisme
Les Orientaux ne savent pas encore que l’esprit ou l’homme en tant que tel est en soi libre;
parce qu’ils ne le savent pas, ils ne le sont pas; ils savent uniquement qu’un seul est libre; c’est
pourquoi une telle liberté n’est que caprice, barbarie, abrutissement de la passion ou encore
douceur, docilité de la passion qui n’est elle-même qu’une contingence de la nature ou un
caprice. — Cet Unique n’est donc qu’un despote et non un homme libre.
36
Par « orientaux » il faut entendre les grandes tyrannies pharaoniques ou mésopotamiennes. Là,
en apparence règne le despotisme et l’aliénation des peuples. Mais un germe de la liberté existe
car au moins un homme est libre, le tyran lui-même, et avec lui ses courtisans. Cependant cette
richesse ou d’un pouvoir peuvent aussi bien se perdre, le tyran peut devenir le dernier des
esclaves ; de même la liberté du courtisan est entièrement dépendante du bon vouloir du Prince.
Chez les Grecs s’est d’abord levée la conscience de la liberté, c’est pourquoi ils furent libres,
mais eux, aussi bien que les Romains savaient seulement que quelques-uns sont libres, non
l’homme, en tant que tel. Cela, Platon même et Aristote ne le savaient pas; c’est pourquoi non
seulement les Grecs ont eu des esclaves desquels dépendait leur vie et aussi l’existence de
leur belle liberté; mais encore leur liberté même fut d’une part seulement une fleur, due au
hasard, caduque, renfermée en d’étroites bornes et d’autre part aussi une dure servitude de ce
qui caractérise l’homme, de l’humain.
36
Les Grecs sont réputés avoir inventé la démocratie. Seulement, l’égalité s’entendait à Athènes
que les esclaves travaillaient pour eux et produisaient les ressources nécessaires à leur liberté.
la liberté s’est donc développé chez eux, mais ne s’étend pas à l’humanité tout entière. Leur
liberté ne survivra pas à l’invasion des Barbares. Athènes Sparte et Rome ont péri et avec elles
leur liberté qu’elles croyaient éternelles.
Seules les nations germaniques sont d’abord arrivées dans le Christianisme, à la conscience
que l’homme en tant qu’homme est libre, que la liberté spirituelle constitue vraiment sa nature
propre; cette conscience est apparue d’abord dans la religion, dans la plus intime région de
l’esprit; mais faire pénétrer ce principe dans le monde, était une tâche nouvelle dont la solution
et l’exécution exigent un long et pénible effort d’éducation. Ainsi, par exemple, l’esclavage n’a
pas cessé immédiatement avec l’adoption du christianisme; encore moins la liberté a-t-elle
aussitôt régné dans les États et les gouvernements et constitutions ont-ils été rationnellement
organisés ou même fondés sur le principe de liberté. Cette application du principe aux affaires
du monde, la transformation et la pénétration par lui de la condition du monde, voilà le long
processus qui constitue l’histoire elle-même.
36
Par nations germaniques, il faut entendre les peuples qui proviennent de l’éclatement du « Saint
Empire Romain Germanique » en gros, l’occident chrétien. En quoi peut-on dire du
christianisme qu’il a introduit dans la pensée humaine l’idée d’une universalisation de l’idée
d’homme ? C’est que l’un des enseignements du Christ c’est que les hommes sont frères ; à
plusieurs moments dans les évangiles ce principe est affirmé comme le fondement du dogme
chrétien : les hommes sont fils de Dieu, et frères en Jésus Christ
[44]
Notons avec Hegel que ce progrès en idée ne suffit pas ; pour qu’il entre dans le concret de
l’Histoire, il faudra qu’il passe du plan de l’esprit à celui du politique : ce que réalisera une
première fois la révolution de 1789, dans la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,
puis par l’abolition de l’esclavage.
[45]
Pour Hegel l’histoire est donc la réalisation de l’essence de l’esprit, humain et universel, la
réalisation de la liberté. Mais quels en sont les acteurs ?
3.3 – Les grands hommes de l’histoire
Les grands
hommes de l’histoire sont ceux dont les fins particulières renferment le facteur
substantiel qui est la volonté du génie universel. On doit les nommer des héros en tant qu’ils ont
puisé leurs fins et leur vocation non seulement dans le cours des événements, tranquille,
ordonné, consacré par le système en vigueur mais à une source dont le contenu est caché, et
n’est pas encore parvenu à l’existence actuelle, dans l’esprit intérieur, encore souterrain qui
frappe contre le monde extérieur comme à un noyau et le brise parce qu’il n’est pas l’amande
qui convient à ce noyau ; ils semblent donc puiser en eux-mêmes et leurs actions ont produit
une situation et des conditions mondiales qui paraissent être uniquement leur affaire et leur
oeuvre.
Le grand homme, pour Hegel, n’est pas le philosophe, celui qui a conscience de l’Idée, mais
l’homme politique, le guerrier, l’inventeur, bref, celui qui est engagé dans le concret de l’histoire ;
il n’a peut-être pas conscience du terme ultime où mène l’histoire humaine, mais du terme
proche, de celui qui sera son œuvre.
De tels individus n’avaient pas, en ce qui concerne leurs fins, conscience en général de l’Idée;
mais ils étaient des hommes pratiques et politiques. C’étaient aussi des gens qui pensaient et
qui savaient ce qui est nécessaire, et ce dont le moment est venu. C’est à savoir la vérité de
leur temps et de leur monde, pour ainsi parler, la race prochaine qui existait déjà intérieurement.
C’était leur affaire de connaître cette valeur générale, l’échelon nécessaire, prochain, de leur
univers, d’en faire leur fin, d’y consacrer leur énergie.
Ils sont « les hommes d’affaires » du génie de l’univers, on pourrait même dire « les hommes de
intérêts particuliers, ils se mettent au service de l’histoire, presque à leur insu. Ils sont des
conducteurs d’âmes, car ils ont la prescience de ce qui est le meilleur de leur temps. S’ils sont
suivis c’est qu’ils n’inventent pas véritablement l’Idée : elle est présente chez tous de manière
inconsciente : ils en sont les révélateurs.
C’est pourquoi les hommes de l’histoire universelle, les héros d’une époque, doivent être
reconnus comme les sages; leurs actes, leurs discours sont ce qu’il y a de mieux à leur époque.
De grands hommes ont voulu, pour se satisfaire, non pour les autres. Ce qu’ils auraient appris
des autres en fait de desseins et de conseils bien intentionnés, aurait été, au contraire, plus
borné et plus faux; car ils savaient le mieux ce dont il s’agissait; et cela les autres l’ont ensuite
bien plutôt appris d’eux et l’ont trouvé bon d’après eux, ou s’y sont pour le moins accommodés.
Car l’esprit qui va plus avant, c’est l’âme intérieure de tous les individus, mais l’intériorité
inconsciente que les grands hommes leur rendent consciente. C’est pourquoi les autres suivent
ces conducteurs d’âmes, car ils éprouvent la puissance irrésistible de leur propre esprit intérieur
qui vient à leur rencontre.
Notons que nous pourrions étendre la conception du grand homme aux artistes et surtout aux
« capitaines d’industrie », qui dans le libéralisme naissant du XIXe siècle vont aussi bouleverser
concrètement leur époque. Eux aussi ne seront pas directement compris de leurs contemporains
et échoueront sur le plan de la réussite privée ; il n’empêche que ces visionnaires vont opérer
dans leur temps des transformations durables, que d’autre, après eux n’auront plus qu’à louer.
Si, allant plus loin, nous jetons un regard sur la destinée de ces individus historiques qui avaient
pour vocation d’être des hommes d’affaires du génie de l’Univers, nous constaterons qu’elle ne
fut pas heureuse. Ils n’en vinrent pas à une paisible jouissance, toute leur vie ne fut que labeur
et peine, toute leur nature ne fut que leur passion. La fin atteinte, ils tombent, balle vide du grain.
Ils meurent tôt comme Alexandre, ils sont assassinés comme César, déportés à Sainte-Hélène,
comme Napoléon.
HEGEL,
Leçons sur la philosophie de l’histoire,
Introduction, éd. Vrin, pp. 34-36
.
La vie du grand homme est entièrement dans son œuvre. Il est entièrement consumé par elle,
ce qui fait de sa vie une véritable passion. Cette conception romantique du héros est exaltante,
Soulignons tout de même le problème que pose cette conception romantique du rôle du grand
homme. Qu’est-ce qui distinguera le héros positif du « héros négatif », de celui qui va se
point se reporter au « jugement de l’histoire » ? Mais nous nous heurtons sur ce point à une
autre difficulté : après tout, l’une des conséquences du nazisme fut, à sa chute, la déclaration
universelle des droits de l’homme (1948) Faut-il voir en ses chefs les héros négatifs
nécessaires à l’avancée de cette idée dans l’histoire ?
César devait accomplir le nécessaire et donner le coup de grâce à la liberté moribonde. Lui-
même a péri au combat, mais le nécessaire demeure : la liberté selon l’idée se réalise sous la
contingence extérieure.
3.4 – Les passions – la ruse de la raison universelle
Cependant, si les idées mènent le monde, elles sont d’abord des abstractions. Or les hommes
ne sont pas des abstractions : ils ont des appétits matériels et sensibles, ce sont des hommes
de chair et d’os, sujet à des passions.
Car l’individu est un existant; ce n’est pas l’« homme en
général », celui-ci n’existant pas, mais un homme déterminé.
Qu’est-ce qui peut bien convaincre de
tels hommes de se mettre au service d’un dessein désintéressé ?
La passion est tenue pour une chose qui n’est pas bonne, qui est plus ou moins mauvaise :
l’homme ne doit pas avoir des passions. Mais passion n’est pas tout à fait le mot qui convient
pour ce que je veux désigner ici. Pour moi, l’activité humaine en général dérive d’intérêts
particuliers, de fins spéciales ou, si l’on veut, d’intentions égoïstes, en ce sens que l’homme met
toute l’énergie de son vouloir et de son caractère au service de ces buts en leur sacrifiant tout
ce qui pourrait être un autre but, ou plutôt en leur sacrifiant tout le reste. Ce contenu particulier
coïncide avec la volonté de l’homme au point qu’il en constitue toute la détermination et en est
inséparable c’est par là qu’il est ce qu’il est. (…)Le mot « caractère » exprime aussi cette
détermination concrète de la volonté et de l’intelligence (...).
Hegel distingue deux sortes de passions : les passions privées, qui ont pour but la satisfactions
des intérêts propres des individus ; il réserve à cette sorte de passion le nom de « caractère ».
On retiendra cependant de cette première forme de passion la capacité à consacrer toutes ses
On retiendra cependant de cette première forme de passion la capacité à consacrer toutes ses
forces en vue d’une fin. C’est sur la nature de cette fin que passion se distingue du simple
caractère : lorsque, à l’insu même du passionné, les conséquences de sa passion dépassent la
simple sphère personnelle :
Je dirai donc passion, entendant par là la détermination particulière du caractère dans la mesure
où ces déterminations du vouloir n’ont pas un contenu purement privé, mais constituent
l’élément actif qui met en branle les actions universelles (...).Nous disons donc que rien ne s’est
fait sans être soutenu par l’intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l’appelons
passion lorsque, refoulant tous les autres intérêts ou buts, l’individualité tout entière se projette
sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses
forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s’est accompli
dans le monde sans passion.
Les passions sont donc, comme jadis chez Rousseau et chez Kant, le ferment qui permet les
grandes réalisations de l’humanité. Ceci n’est pas dit seulement de l’histoire politique mais aussi
de l’art, de la science des techniques. Les passions sont cette faculté de l’homme de se
dépasser lui-même, lorsque son désir vise bien au-delà de la satisfaction, au delà du plaisir
personnel.
On peut appeler ruse de la Raison le fait que celle-ci laisse agir à sa place les passions, en
sorte que c’est seulement le moyen par lequel elle parvient à l’existence qui éprouve des pertes
et subit des dommages. […] Le particulier est trop petit en face de l’Universel : les individus sont
donc sacrifiés et abandonnés. L’idée paie le tribut de l’existence et de la caducité non par elle-
même, mais au moyen des passions individuelles.
Hegel
,
La raison dans l’histoire
,
1830, trad. K. Papaioannou, U.G.E., coll. 10/18, p. 108 et 129
Ici aussi, ce sont les hommes qui font leur histoire, mais bien souvent aux dépens de leurs
propres intérêts. Si elle n’était trop triviale, l’image de la carotte et de l’âne conviendrait assez
bien pour désigner cette ruse de la raison universelle. Les hommes, sans le savoir, se mettent
au service d’un dessein qu’ils ignorent et qui progresse
nécessairement
vers son terme absolu.
3.5 – La dialectique
Il nous reste à présent à décrire le
modus
operandi
de l’Histoire la progression dialectique.
La dialectique hégélienne se différencie de la dialectique platonicienne en ceci qu’elle ne
procède pas seulement par contradictions dépassement de ces contradictions, mais parce
qu’elle accorde à chaque membre de la contradiction un statut de nécessité.
D’autant plus rigidement la manière commune de penser conçoit l’opposition mutuelle du vrai et
du faux, d’autant plus elle a coutume d’attendre dans une prise de position à l’égard d’un
système philosophique donné, ou une concordance, ou une contradiction, et dans une telle prise
de position elle sait seulement voir l’une ou l’autre. Elle ne conçoit pas la diversité des systèmes
philosophiques comme le développement progressif de la vérité; elle voit plutôt seulement la
contradiction dans cette diversité. Le bouton disparaît dans l’éclatement de la floraison, et on
pourrait dire que le bouton est réfuté par la fleur : à l’apparition du fruit, également, la fleur est
dénoncée comme un faux être-là de la plante, et le fruit s’introduit à la place de la fleur comme
sa vérité. Ces formes ne sont pas seulement distinctes, mais encore chacune refoule l’autre,
parce qu’elles sont mutuellement incompatibles. Mais en même temps leur nature fluide en fait
des moments de l’unité organique dans laquelle elles ne se repoussent pas seulement, mais
dans laquelle l’une est aussi nécessaire que l’autre, et cette égale nécessité constitue seule la
vie du tout. Au contraire, la contradiction à l’égard d’un système philosophique n’a pas elle-
même coutume de se concevoir de cette façon; et, d’autre part, la conscience appréhendant
cette contradiction ne sait pas la libérer ou la maintenir libre de son caractère unilatéral; ainsi
dans ce qui apparaît sous forme d’une lutte contre soi-même, elle ne sait pas reconnaître des
moments réciproquement nécessaires.
Friedrich HEGEL,
La phénoménologie de l’esprit
(1807).
Le processus dialectique peut être décrit dans le schéma suivant :
A B
C D
E F
N... etc.
Nous pouvons, pour comprendre le schéma l’appliquer à l’histoire des institutions politiques au
XVIIIe et XIX siècles. A la monarchie absolue (A) s’oppose les idéaux révolutionnaires (B) qui
vont aboutir aux monarchies constitutionnelles (C), qui vont à leur tour s’opposer aux idéaux
républicains de 1848 (D) ce qui va provoquer le retour du seconde empire, d’abord sous sa
forme absolutiste puis parlementaire (E), à son tour mis à mal par la commune (N)...
L’intérêt du schéma hégélien, c’est qu’il peut s’appliquer à la description de tout progrès. Il
convient particulièrement à la représentation du progrès dans les sciences : chaque étape du
savoir rencontre à un moment de son développement une thèse qui va venir contredire
partiellement ce que l’on tenait pour vrai. Mais la première des théories n’est pas seulement ce
qui va être tenu par la suite pour faux. Elle est nécessaire pour que la l’antithèse contradictoire
puisse apparaître, et que la synthèse des deux théories puisse se faire
[49]
.




Le schéma formel de la dialectique hégélienne sera repris par Marx comme nous allons le voir
ci-après.
Que penser de cette vision prophétique de l’Histoire que nous présente Hegel ?
D’abord relever qu’elle est enthousiasmante, car elle assigne à l’humanité un but élevé qui n’est
rien d’autre que le retour au sein de l’absolu qui la fonde. On pourrait presque y voir une
tentative de concilier le christianisme et l’humanisme : l’homme à travers son histoire irait vers
Dieu, source de son être, et présent à tout moment de son développement.
On verra plus loin la critique que Marx fait de Hegel (l’inversion de l’image de l’histoire), et nous
pourrions relever avec lui que l’hégélianisme est la théorie de philosophie de l’histoire qui
convient bien au libéralisme du XIXe siècle, en tant qu’il porte l’accent sur le rôle des idées (
ce
sont les idées qui mènent le monde
), à cause aussi du rôle qu’y jouent les «
grands hommes de
l’histoire
», qui anticipent sur les grandes figures du libéralisme que sont les entrepreneurs, les
«
capitaines d’industrie
».
Une lecture récurrente de l’Histoire nous impose tout de même une autre critique. Au pays de
Kant et de Hegel va naître au XXe siècle une idéologie et une pratique politiques qui ne
semblent aller ni dans le sens de la civilisation, ni dans celui de la reconnaissance de
l’universalité de l’idée d’homme, ni encore moins dans celui du progrès de la liberté ou du
triomphe de l’esprit. C’est au pays de Schiller, Kant et de Beethoven, c’est dans la langue de
Goethe, de Schubert et d’Einstein que va se formuler l’idéologie la plus destructrice de l’homme,
le nazisme.
Si bien qu’on peut se demander si l’optimisme de Hegel n’est pas dangereux. Peut-on penser
que l’Esprit arrivera à ses fins, au dépens de la volonté des hommes ? Peut-on ne voire dans les
errements de l’histoire que des épisodes passagers, à reprendre dans une conception plus large
du devenir historique ? Les acquis indéniables de la réflexion morale ou philosophique nous
prémunissent-ils de la folie des hommes ? On pourrait toujours objecter à Hegel que Socrate
énonçait déjà que la seule patrie digne d’être habitée par les hommes était celle de l’esprit, on
pourrait penser que les condamnations iniques de Socrate et de Jésus ne devraient jamais se
reproduire dans l’histoire, on pourrait mettre en face des bourreaux des innocents tous les
Gandhi et Lutter King de l’Histoire, pour lui montrer que rien ne nous protège du reflux brutal de
l’inhumain contre l’humain.
[50]
4 – Marx : « producteurs, sauvons nous nous-même ! »
L’histoire de toute société jusqu’à nos jours
n’a été que l’histoire de luttes de classes
Homme libre et esclave, patricien et plébéien,
baron et serf, maître de jurande et compagnon,
en un mot oppresseurs et opprimés en opposition constante,
tantôt ouverte, tantôt dissimulée,
une guerre qui finissait toujours
soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière,
soit par la destruction des deux classes en lutte.
(…)
projets
Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le
renversement violent de tout l’ordre social passé.
Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les
prolétaires n’y ont rien à perdre que leurs chaînes.
Ils ont un monde à y gagner.
PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS
Karl Marx, Friedrich Engels,
Manifeste du parti communiste (1848)
Karl Marx
(1818-1883)
La volonté de Marx est de fonder sa théorie de philosophie de l’histoire comme une science, et
non comme une réflexion métaphysique ou idéologique. Pour lui, l’étude des faits, des constats
matériels et historiques, est donc plus importante que les spéculations intellectuelles que l’on
peut faire sur l’histoire.
4.1 – Le matérialisme historique
Si Hegel considérait que la dimension
première de l’homme est celle de la
pensée, Marx veut faire partir toute
étude de l'Histoire humaine des
caractéristiques qui lui reviennent en
tant qu’être vivant.
Cette dimension fondamentale c’est le
travail, la nécessité de produire d’eux
même leurs moyens d’existence.
Le «
On peut
» relève de l’idéologie.
Le «
Eux-mêmes
» relève
La condition première de toute histoire humaine est
naturellement l’existence d’êtres humains vivants. Le premier état
de fait à constater est la complexion corporelle de ces individus
et les rapports qu’elle leur crée avec le reste de la nature.
On peut
distinguer les hommes des animaux par la conscience,
par la religion et par tout ce que l’on voudra.
Eux-mêmes
commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils
commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant
qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En
produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent
de
l’observation empirique









indirectement leur vie matérielle elle-même.
l’observation empirique
La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence
dépend d’abord de la nature des moyens d’existence déjà
donnés. et qu’il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce
mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu’il est la
reproduction de l’existence physique des individus. Il représente
plutôt déjà un mode déterminé de l’activité de ces individus, une
façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie
déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète
très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec
leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la
façon dont ils le produisent.
Pour Marx, il faut donc considérer
l’homme et sa société à partir de leur
insertion dans le monde, dans la
nature. Celle ci va conditionner la
manière dont ils travaillent, d’un point
de vue très concret, tant en ce qui
concerne les moyens de production (
outils,
techniques
etc.)
que
l’organisation du travail.
Ce point de départ est donc
matérialiste, car il repose d’abord sur
l’observation de la condition matérielle
des hommes au sein de la nature
(…)
Voici donc les faits : des individus déterminés qui ont une activité
productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports
sociaux et politiques déterminés. Il faut que dans chaque cas
isolé, l’observation empirique montre dans les faits, et sans
aucune spéculation ni mystification, le lien entre la structure
sociale et politique et la production. La structure sociale et l’État
résultent constamment du processus vital d’individus déterminés;
mais dé ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître
dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui,
mais tels qu’i1s sont en réalité, c’est-à-dire, tels qu’ils oeuvrent et
produisent matériellement; donc tels qu’ils agissent sur des
bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées
et indépendantes de leur volonté.
L’homme réel est donc pour Marx le
producteur. Toute la structure de la
société est le reflet de cette condition
matérielle ; le philosophe doit donc
essentiellement constater le lien entre
telle structure sociale et politique et
son
origine
matérielle
dans
la
production des moyens d’existence.
On voit apparaître cette idée que
l’histoire ne se fait pas où les hommes
ont l’illusion qu’elle se fait, mais à un
niveau qui échappe à leur conscience
et leur volonté.
La production des idées, des représentations et de la conscience
est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité
matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le
langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le
commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore
comme l’émanation directe de leur comportement matériel. Il en
va de même de la production intellectuelle telle qu’elle se
présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la
morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple.
Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs
représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels,
agissants, tels qu’ils sont conditionnés par un développement
déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y
correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci
peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose
que l’être conscient et l’être des hommes est leur processus de
vie réel. Et si, dans toute l’idéologie, les hommes et leurs
rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans
une camera obscura, ce phénomène découle de leur processus
de vie historique, absolument comme le renversement des objets
sur la rétine découle de son processus de vie directement
physique.
De même, les productions
idéologiques (philosophie, sciences,
morale, religion, art etc… sont selon
Marx directement liée à la base
matérielle de la société.
Les hommes sont donc bien les
producteurs de leurs idées, mais des
hommes qui sont en grande partie
conditionnés
par
leurs
conditions
matérielles d’existence.
L’idéologie allemande (on peut ici
penser à Hegel ou Feuerbach) ne
peut faire autrement que de se
tromper dans la représentation de
l’homme. Elle le représente la tête en
bas, selon un processus qui est lié
aux besoins de la société libérale
naissante, qui a besoin de faire croire
que ce sont les idées qui mènent le
monde, de la même façon que
l’inversion de l’image sur la rétine est
liée à un processus optique, une loi
de la physique.
À l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur
la terre, c’est de la terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit,
on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se
représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, la
pensée, l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir
ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes
dans leur activité réelle, c’est à partir de leur processus de vie
réel que l’on représente aussi le développement des reflets et
des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les
fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations
résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que
l’on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases
matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et
tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience
qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence
d’autonomie. Elles n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de
développement; ce sont au contraire les hommes qui, en
développant leur production matérielle et leurs rapports
matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et
leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n’est pas la
conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la
conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on
La lecture que fait l’idéologie
allemande de l’historie humaine est
donc d’une certaine
manière un
mensonge.
Il n’y a pas d’histoire des idées, pas
d’histoire de l’art et des sciences, ou
du moins pas d’histoire que l’on
puisse penser indépendamment de
l’histoire réelle (économique) de la
société.
La conscience est donc un produit
historiquement déterminé. Par
exemple, on peut penser que le
philosophe lui -même n’échappe pas à
cette détermination. Rousseau est le
philosophe dont la classe bourgeoise
a besoin à la fin du XVIIIe siècle pour
faire aboutir un certain nombre de
réformes : reconnaissance de la
liberté individuelle, de la propriété et,
au delà, de la liberté d’entreprendre.
Mais Rousseau n’eût pas été possible
une centaine d’années auparavant. Le
Philosophe de la fin du règne du
Louis XIV, c’est Montesquieu.








































part de la conscience comme étant l’individu vivant, dans la
seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des
individus réels et vivants eux-mêmes et l’on considère la
conscience uniquement comme leur conscience.
Karl Marx, Friedrich Engels,
L’Idéologie allemande
(1845),
1
ère
partie, trad. Cartelle et Badia, Éd. Sociales, 1965, pp. 18-37.
On peut représenter le matérialisme historique par le tableau ci-dessous :
Superstructure
idéologique
Conceptions philosophiques, métaphysiques
Arts et sciences
Mentalités, us et coutumes, mythes
Niveau
conscient
Structure Juridique,
sociale et politique
Répartition et organisation du pouvoir
Divisions sociales (classes, castes, ordres, clans)
Droit de propriété ; règles juridiques et sociales
Infrastructure économique Répartition de la richesse produite, échanges
Divisions et organisation du travail
Moyens de production : techniques, outils
Niveau
inconscient
Nature
Ce que résume Marx dans cet autre texte de 1859
Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit à mes études de fil conducteur,
peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes
entrent dans des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de
production qui correspondent à un degré déterminé de développement de leurs forces
productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure
économique de la société, la base réelle sur laquelle s’élève une superstructure juridique et
politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées
6
. Le mode
de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et spirituel en
général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, mais, à l’inverse, c’est
leur être social qui détermine leur conscience.
Contribution à la critique de l’économie politique
,
1859,
Préface, trad. L.M. Morfaux, cf.
Marx/Engels,
Etudes philosophiques,
Editions Sociales, pp. 121-122
4.2 Le matérialisme dialectique
Jusqu’à présent, nous n’avons exposé qu’une stratification de la société. Mais ceci ne nous dit
pas comment se fait le changement au sein de l’histoire, en particulier comment on passe d’un
type de société à un autre. Marx va emprunter à Hegel la structure dialectique et après l’avoir
remise sur ses pieds nous propose l’explication suivante :
A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de leur société
entrent en contradiction avec les rapports de production existants ou, ce qui n’en est que
l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles avaient évolué
jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’elles étaient, elles en
deviennent des entraves. Alors commence une ère de révolution sociale.
Le plus simple pour comprendre l’analyse de Marx est de l’appliquer à un exemple historique
précis, celui de la révolution française de 1789.
En termes hégéliens, la cause première de la révolution serait à rechercher au niveau des idées,
puis des passions individuelles des hommes. Les idées sont celles des philosophes des
lumières et de Jean Jacques Rousseau ; les passions se sont celles d’hommes politiques ou de
guerriers tels Robespierre ou Napoléon.
En revanche, selon Marx, la cause de cette révolution est à rechercher dans la contradiction
entre les forces matérielles vives de la société de la fin du XVIIIe siècle, essentiellement la
bourgeoisie et une partie de la noblesse désireuse de développer le commerce et l’industrie, et
le type d’organisation des échanges et du droit propre à la France du XVIIIe.
Cette organisation juridique et économique était héritée de la féodalité. On peut la résumer en
disant qu’elle correspondait à un pays essentiellement rural, vivant en autarcie, et où les
échanges étaient entravés par des cloisonnements internes au pays. Pas de liberté du
structuration corporatiste du travail, convenant à des entreprises artisanales, mais peu adaptées
à la création de manufactures.
Il fallait donc, pour libéraliser l’économie faire sauter le verrou de la vieille société. La révolution
une révolution bourgeoise. D’ailleurs, pour aller dans le sens d’une analyse marxiste, nous
devons bien relever que ce n’est pas au niveau des grands principes révolutionnaires que se fait
le changement entre l’ancien régime et le nouveau : les ouvriers du XIXe siècle ne sont ni plus
libres, ni plus égaux ni plus frères que les paysans du XVIIIe. En revanche, la France va réaliser
au XIXe siècle sa révolution industrielle.
En même temps que s’opère la transformation de ta base économique toute l’énorme
superstructure est plus ou moins rapidement bouleversée. En considérant de tels






































bouleversements on doit toujours distinguer entre le bouleversement matériel des conditions
économiques de production, constatable avec une exactitude scientifique, et les formes
politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques au sein
desquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le soutiennent jusqu’au bout. Pas
plus qu’on ne juge de ce qu’est un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait
davantage juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi, mais on doit
bien plutôt expliquer cette conscience par les contradictions de l’existence matérielle, par le
conflit existant entre les forces productives sociales et les rapports de production.
L’idéologie n’est donc pas le moteur de l’histoire, elle en est le produit, le discours à travers
lequel les hommes se représentent leurs actions, ou les justifient. Il serait vain de mettre les
idées en avant pour faire avancer l’histoire : c’est ce que Marx reprochera aux socialistes
« utopistes » français du XIXe (Fourier, Proudhon, Saint-Simon) ou aux anarchistes (Max
Stirner, qu’il appelle méchamment « Sancho » -le valet de l’illusion !-) : on ne fait pas de
révolution avec des mots, et même si l’intellectuel a un rôle à jouer auprès des masses, ce ne
peut être qu’un rôle d’accélérateur de l’histoire, mais non pas celui du guide spirituel.
Un type de société (Gesellsçhaftsformation) ne disparaît jamais avant que ne soient
développées toutes les forces productrices qu’elle est assez vaste pour contenir, et jamais des
rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions
matérielles d’existence de ces rapports n’aient achevé de couver dans le sein de la vieille
société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre,
car, à y regarder plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où
les conditions matérielles de leur solution existent déjà ou sont en cours de devenir.
Marx confirme ici l’idée du déterminisme historique : l’histoire sécrète d’elle-même les moyens
de sortir de ses contradictions. Ainsi la forme contradictoire propre à l’époque de Marx, la
contradiction entre capital et travail est vouée selon lui à disparaître, car elle porte en elle les
ferments de sa disparition ; en effet, en provoquant des concentrations de main d’œuvre dans
les villes, en créant des manufactures, la bourgeoisie rend possible la constitution d’une classe
ouvrière. L’histoire du monde ouvrier au XIXe et XXe siècle donnerait raison à Marx sur ce
point. Ce que les compagnons ne pouvaient faire, car séparés par l’organisation corporatiste du
travail, les ouvriers vont pouvoir le réaliser ; ils vont accéder à la conscience de classe, c’est à
dire se rendre compte qu’ils ont des intérêts communs et que ces intérêts sont opposés à ceux
du patronat ; ils vont aussi se rendre compte qu’ils représentent une force économique qu’ils
pourront faire valoir dans une conflit.
Dans leurs grands traits les modes de production asiatiques, antiques, féodaux et bourgeois
modernes peuvent être caractérisés comme des époques progressives du régime économique
de société. Les rapports bourgeois de production sont la dernière forme antagoniste du
processus social de production, non point au sens d’un antagonisme individuel, mais d’un
antagonisme qui naît des conditions sociales d’existence des individus ; cependant les forces
productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les
conditions matérielles pour la solution de cet antagonisme. Avec cette forme de société
s’achève donc la préhistoire de la société humaine.
Contribution à la critique de l’économie politique
,
1859,
Préface, trad. L.M. Morfaux, cf.
Marx/Engels,
Etudes philosophiques,
Editions Sociales, pp. 121-122.
En dépit de l’origine matérialiste de sa pensée, on peut parler de vision prophétique de l’Histoire
chez Marx. Tout comme Condorcet, tout comme Kant et Hegel, il annonce l’avènement d’un
monde nouveau, terme
nécessaire
du mouvement historique. Ce monde est pour lui une
société sans classe, une société qui mettra fin au caractère contradictoire des sociétés
marque l’entrée de l’homme dans sa véritable Histoire.
4.3 – Perspectives critiques
On peut tout d’abord souligner l’originalité du point de vue Marxiste dans l’histoire de la
philosophie. Il inaugure un mode particulier de critique philosophique, que d’autres, tels
Nietzsche ou encore G. Deleuze développeront : une philosophie du soupçon. Jusqu’à Marx, en
effet, le débat philosophique s’entendait entre gens de bonne compagnie : certes on critiquait
les concepts de ses prédécesseurs, on soulignait leurs erreurs ou leurs faiblesses, mais on ne
les accusait pas de mauvaise foi. Marx n’entre dans aucun débat critique, ni avec les
philosophes ni avec les religieux : «
La critique n’a pas besoin de chercher à s’expliquer avec cet
objet, car elle sait ce qu’elle doit en penser. Elle ne se donne plus comme une fin en soi, mais
simplement comme un moyen. Sa passion essentielle est l’indignation, sa tâche essentielle la
D’autre part cette philosophie n’est pas spéculative elle se donne non comme
théorie
, mais
comme
praxis
, elle vise l’action. Depuis l’antiquité les philosophes avaient rêvé de transformer le
monde, Platon (
La République, Les lois),
Aristote (
le politique)
ou plus près de nous Rousseau
(
Contrat social)
Mais aucune de ces philosophie ne débouchait sur l’action. Marx veut faire de
sa philosophie un outil de conscientisation des masses.
[56]
Enfin, on ne peut nier l’influence qu’aura la théorie marxiste sur les sciences humaines, la
sociologie, l’ethnologie, et l’histoire, en tant que Marx met en évidence le rôle joué par l’étiologie
économique dans les phénomènes de société. Les sciences de l’homme sont o bien des égards
redevables au marxisme d’être sorties de l’âge de l’idéologie et du subjectif.
redevables au marxisme d’être sorties de l’âge de l’idéologie et du subjectif.
Cependant, comme pour les autres philosophies de l’histoire, nous nous devons d’évaluer les
espoirs mis par Marx dans le progrès historique.
Tout d’abord nous pouvons dire que si le Marxisme se réduisait à ce que nous avons dit, il
pourrait être considéré comme une théorie naïve, un économisme simpliste. Ce danger est déjà
souligné par Engels dans le texte ci-dessous.
Selon la conception matérialiste de l’histoire, le
facteur déterminant
dans l’histoire est,
en
dernière instance
, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx ni moi n’avons
jamais affirmé davantage. Si donc quelqu’un le dénature en ceci que le facteur économique est
le seul déterminant
, il transforme ainsi cette proposition en une phrase vide, abstraite, absurde.
La situation économique est la base, mais les divers facteurs de la superstructure -les formes
politiques de la lutte des classes et ses résultats, les constitutions établies par la classe
victorieuse, etc., les formes de droit, et même les reflets de toutes les luttes réelles dans le
cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses
et leur développement ultérieur en systèmes de dogmes -exercent aussi leur action sur le cours
des luttes historiques et, dans bien des cas, en déterminent de façon prépondérante
la forme
, Il
y a une action réciproque de tous ces facteurs au sein desquels finalement le mouvement
économique se fraye un chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards
(c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison intime entre eux est si éloignée ou si
indémontrable que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon,
l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait plus simple que la
résolution d’une simple équation du premier degré.
Nous faisons notre histoire nous-mêmes, mais, en premier lieu, suivant des prémisses et
conditions très déterminées. Parmi elles, ce sont les conditions économiques qui sont
finalement
décisives
. Mais également les conditions politiques, etc., voire la tradition qui hante
la tête des hommes, jouent un rôle encore que
non décisif
(...).
Mais, deuxièmement, l’histoire se fait de telle manière que le résultat final se dégage toujours
des conflits de nombreuses volontés singulières, dont chacune à son tour est composée, telle
qu’elle est, par une foule de conditions particulières d’existence; il y a donc là d’innombrables
forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de
parallélogrammes de forces
,
d’où ressort une résultante — l’événement historique — qui, à son tour, peut être regardée elle-
même comme le produit d’une puissance agissant comme un tout, inconsciemment et sans le
vouloir. Car ce que veut isolément chaque individu est empêché par n’importe quel autre, et ce
qui en résulte est quelque chose que personne n’a voulu. C’est ainsi que se déroule l’histoire
jusqu’à nos jours, à la manière d’un processus de la nature, et qu’elle est soumise
essentiellement aux mêmes lois de mouvement qu’elle. Mais de ce que les volontés
individuelles — dont chacune veut ce à quoi la poussent sa constitution corporelle et les
circonstances extérieures, économiques en dernière instance (ou ses propres circonstances
personnelles ou les circonstances sociales générales) — n’atteignent pas à ce qu’elles veulent,
mais se fondent en une moyenne, en une résultante commune. on n’a pourtant pas le droit d’en
conclure qu’elles se réduisent à zéro. Au contraire, chacune contribue à la résultante et. dans
cette mesure, y est incluse.
Engels,
Lettre à Joseph Bloch
du 21 septembre 1890, Londres,
On lèvera la difficulté en distinguant entre les causes déterminantes et les causes formelles d’un
fait historique. Les causes déterminantes sont pour Marx et Engels de nature économique. Les
causes formelles relèvent de conditions subjectives, politiques, mythiques propres à un peuple
particulier et aux hommes qui le composent.
[57]
La causalité économique semble seule capable, selon nos auteurs d’unifier le progrès historique
dans une seule conception. Toutes les autres forces présentes dans l’histoire sont incapables
de se fédérer en un axe unique. Chaque volonté particulière « tire à hue et à dia » l’histoire, et le
résultat est quelque chose que personne n’a voulu. L’image adoptée ici par Engels est celle d’un
théorème de mécanique classique, connu sous le nom de parallélogramme de forces :
F
Théorème :
La résultante R de
de deux vecteurs
concourants F et F’ est
O R
égale à la diagonale
du parallélogramme
ayant ces vecteurs
comme côtés.
F’
Chaque individu voulant dans un sens différent du vouloir des autres, la courbe générale qui se
dégage des volontés particulières semble indéterminable. Marx et Engels pensent avoir trouvé
dans la causalité économique le seul vecteur capable d’unifier l’ensemble de ces tendances
divergentes.
Courbe
de l’histoire
Volontés
particulières



divergentes
Causalité
économique
Mais ceci suffit-il à établir de manière satisfaisante la lecture déterministe et positive que Marx
et Engels font de l’histoire ?
Un constat s’impose : loin de mettre fin au régime contradictoire existant dans les sociétés que
Marx désignait du nom de « préhistoire de l’humanité », le passage à la société communiste,
dans les divers exemples historiques qui nous sont connus n’ont pas supprimé les
antagonismes de classe, il les a simplement déplacés et transformé. Ainsi les divers régimes
socialistes marxistes et léninistes en ex. URSS, en Chine, en ex. Yougoslavie, à Cuba, en Chine
en tyrannie personnelle ou encore en bureaucratie accordant des privilèges aux membres d’une
intelligentsia
ou d’une
nomenklatura
, en bref d’une oligarchie.
D’autre part l’analyse de Marx, appliquée aux nations occidentales demanderait pour le moins
un complément théorique : existe-t-il encore en France une classe ouvrière se pensant comme
telle à travers sa « conscience de classe » ? Peut-être qu’elle s’est laissée doucement
embourgeoiser et que l’automobile et le pavillon de banlieue, symbole de l’individualisme petit-
Enfin, le capitalisme et son corrélat théorique, le libéralisme, ne sont pas mort, loin de là. D’une
part parce que le colonialisme, puis le néo-colonialisme ont permis à ce régime d’échapper à
une crise radicale et aussi parce que les inégalités se sont déplacées. Et d’autre part, même s’il
y a toujours des inégalités criantes internes aux nations occidentales, elles le sont encore plus
concernant les peuples de ce que l’on appelle, en langue politiquement correcte, le tiers monde.
Le retour à la croissance des nations occidentale ne semble pas promettre la diminution de ces
inégalités, bien au contraire.
Conclusion : Rousseau et Lévi-Strauss, la fin des illusions
.
Il semble que toutes les philosophies de l’histoire, de Condorcet à Marx se soient bercées
d’illusions sur la nécessité du progrès historique, sur la certitude qu’au bout de l’histoire
l’homme trouverait une cité juste, une utopie. Il semble que la faute en soit, de manière
générale, à une confiance aveugle accordée aux progrès de la raison, foi héritée des Lumières,
au détriment d’une interrogation sur le vouloir, sur la volonté des hommes à construire un
monde meilleur. On observera qu’il s’agissait là d’une illusion mortelle : le sociologue E. Morin a
bien montré que la
rationalité
avait dégénéré en
rationalisations
, c’est à dire en raison
instrumentale ayant perdu ses fondements moraux comme sa finalité.
[60]
Et si Rousseau avait eu raison ? Et si l’illusion première avait été de croire que l’insociable
sociabilité pouvait être éradiquée de la société ?
A quel prix pourrait-on d’ailleurs le faire ? Supprimer cette contradiction n’est possible que dans
un état totalitaire, négation de l’individu et au-delà de la personne, un état où toute revendication
particulière soit bannie. C’est ce qu’on compris les divers auteurs de contre-utopies, tel Aldous
Huxley.
«
Aucune société n’est parfaite, mais aucune n’est non plus foncièrement mauvaise ; toutes
comportent une part irréductible d’iniquités en contradiction avec les principes qu’elles
proclament
» nous dit Claude Lévi-Strauss dans
Tristes Tropiques.
En fait, vouloir réaliser sur
terre un meilleur des mondes, c’est oublier que Dieu lui-même l’a située hors de nos prises : la
cité des justes est une Jérusalem céleste, non une Jérusalem terrestre. L’oublier, c’est
s’apprêter à entrer dans l’inhumain : vouloir rivaliser avec les dieux est aussi mortel pour
l’homme que de retourner à la brute. Dans
Le meilleur des monde
tout est fait pour éviter le
moindre trouble social ; les enfants sont conçus et développés
in vitro,
puis conditionnés à leur
futur rôle social, de telle sorte que ne subsiste en eux aucune envie d’être différents de ce que
la programmation a prévu ; Alpha, bêta, gamma, resteront alpha, bêta et gamma, sans désir de
quitter leur condition, jusqu’à leur mort. Les femmes qui ne mettent plus d’enfant au monde,
prennent des substituts de grossesse, pour éviter d’être malheureuse : car le malheur doit être
proscrit, le bonheur est devenu un devoir.
Une telle société est manifestement un enfer. Le droit d’être malheureux, le droit d’être déviant,
le droit à la différence, voici ce que réclamera finalement le héros.
Mais la fiction n’est peut-être pas éloignée de tentatives de normalisations, d’eudémonisme
[61]
totalitaires, mais le danger guette aussi les sociétés qui ont fait trop confiance à la techno
science pour bâtir la « cité du bonheur. »
Faut-il pour autant désespérer de l’Histoire ? La leçon de Rousseau tient dans une phrase :
L’âge d’or est en nous.
attendre de l’histoire d’improbables
lendemains qui chantent.
Cela signifie «
retroussons nos

attendre de l’histoire d’improbables
lendemains qui chantent.
Cela signifie «
retroussons nos
manches
» et que l’effort pour bâtir un monde meilleur (et non pas un monde parfait), l’effort
pour lutter contre l’injustice, la souffrance, la bêtise, cet effort peut-être entrepris tous les jours,
solidairement, et sera demain encore à recommencer.
La cité présente mérite qu’on s’y intéresse ; non pas en rêvant d’une illusoire utopie, mais en
luttant au quotidien.
M. Le Guen (04/2001)
[1]
Nous avons exclu des sens très particuliers comme par exemple "histoire d'en rire" où le concept se réduit à un
sens évanescent (occasion de, prétexte à etc...)
[2]
Par convention, nous distinguerons les deux problématiques Histoire, avec un grand H (ou comme le dit
amèrement Perec dans
W
,
avec « sa grande hache ») pour désigner le sens ontologique, et l’histoire avec un h
minuscule pour désigner la connaissance historique.
[3]
Ontologie : réflexion philosophique consacrée à l’être ; Epistémologie : réflexion philosophique
[4]
Dans cette introduction, et sauf avis contraire, nous employons le terme d’histoire dans son sens le plus large,
incluant les deux sens précédemment décrits.
[5]
Ethnocentrique : mot composé à la manière de « égocentrique » pour désigner la tendance à privilégier les
représentation et les valeurs de sa propre civilisations dans le jugement porté sur d’autres civilisations.
[6]
Faute de mieux j’emploie ce concept pour désigner les civilisations où la pensée mythique l’emporte largement
sur les autres types de représentations
[7]
Involution : désigne un développement inverse de celui de l’évolution, c’est à dire un processus régressif.
[8]
J’entends par « homme moderne » l’homme de la modernité, cette période dont on peut fixer symboliquement
l’origine à 1543, date de la publication du traité de Nicolas Copernic.
[9]
On peut d’ailleurs remarquer que le terme de progrès n’a pas vraiment d’antonyme dans la langue. On peut
opposer progression à régression : mais le terme de
regrès
fait défaut à la langue. Il eût pourtant été fort utile à
Rousseau pour désigner la propension naturelle des sociétés à l’entropie.
[10]
Je conseille vivement de lire sur ce point l’introduction à la lecture du Galilée, de Brecht, disponible sur philo’n
net
[11]
Rappelons qu’en grec
cosmos
désigne à la fois l’univers spatial, mais aussi l’ordre ; d’une armée qui défile
selon une bonne ordonnance, on dit qu’elle a une bonne
cosmiotes.
[12]
Le nouveau monde n’est pas seulement celui découvert par Christophe Colomb en 1492, mais aussi celui de
cette nouvelle dimension que l’humanité donne à son essor : l’histoire.
[13]
Rousseau,
Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes,
préface ;
[14]
Ibidem
, fin de la première partie (c’est moi qui souligne en italique les négations)
[15]
Ce qui n’est pas le cas par exemple dans les jeux de carte, comme le poker par exemple
[16]
Quand on regarde une partition, on remarque avant la première mesure des indications de nuance, de tempo,
de mesure, qui, à proprement parler, ne sont pas de la musique,
mais dont il est pourtant nécessaire d’avoir des
notions justes
pour bien lire la musique qui suit. Ainsi en va-t-il de l’état de nature.
[17]
Ibidem, début de la seconde partie
[18]
On fera en particulier une lecture intéressante des «
Confessions
» qui attestent de cette volonté de réforme, et
où Rousseau reproduit à l’échelle de l’histoire individuelle ce qui est décrit ici de l’histoire de l’humanité.
[19]
Cette volonté de réforme da la société a connu, dans une période proche des prolongements, en particulier
dans les communautés hippies ou les diverses utopies –on peut en particulier penser aux «
Libres enfants de
Summerhill
»-, libertaires.
Pour ma part –
et il s’agit d’une opinion
- je pense qu’il s’agit plus d’une voie fantasmatique qu’une direction de
réforme ayant une chance d’aboutir. Mais elle atteste, en ce qui concerne Rousseau, que pour lui la réforme n’est
pas univoque, elle pourrait aussi bien parler la voix de la sensibilité (naturelle) que celle de la raison (sociale) ; elle
pourrait être tout autant un retour à un mode de vie plus simple et plus proche de la nature tout comme la
construction d’une société de droit (contrat social).
[20]
Rousseau,
Du contrat social,
Livre 1, ch. VI
Du pacte social
[21]
Ibidem : aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car premièrement,
chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ; et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt
à la rendre onéreuse aux autres. Communauté
De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite quel peut l’être, et chaque associé n’a plus
rien à réclamer : car s’il restait quelques droits aux particuliers, (…) l’état de nature subsisterait. (…)
« chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté
générale ; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout. »
[22]
non pas tant d’ailleurs comme chimère, mais comme participant à ce genre de spéculation philosophique que
l’on nomme « utopie » : projet d’une civilisation idéale
[23]
Rousseau,
Ibidem
, livre III, chap. XI,
De la mort du corps politique : Telle est la pente naturelle et inévitable des
gouvernements les mieux constitués. Si Sparte et Rome ont péri, quel Etat peut espérer de durer toujours ? Si
nous voulons former un établissement durable, ne songeons donc point à le rendre éternel. Pour réussir, il ne faut
pas tenter l’impossible, ni se flatter de donner à l’ouvrage des hommes une solidité que les choses humaines ne
comportent pas.
Le corps politique, aussi bien que le corps de l’homme commence à mourir dès sa naissance et prote en lui -même
les causes de sa destruction. Mais l’un et l’autre peut avoir une constitution plus ou moins robuste et propre à le
conserver plus ou moins longtemps. La constitution de l’homme est l’ouvrage de la nature ; celle de L’État est
l’ouvrage de l’art. Il ne dépend pas des homme de prolonger leur vie, il dépend d’eux de prolonger celle de l’Etat
aussi loin qu’il est possible, en lui donnant la meilleure constitution qu’il puisse avoir. Le mieux constitué finira, mais
plus tard qu’un autre, si nul accident imprévu n’amène sa perte avant le temps.
[24]
Qu’on pense au livre de Umberto Ecco « Le nom de la rose » et au film qui en fût tiré.


[25]
Condorcet,
Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain
(1793), préface. C’est moi qui
souligne
[26]
On dirait peut-être aujourd’hui
géopolitique
ou politique mondiale
[27]
En particulier dans le concept de ruse de la raison universelle
[28]
Ce sont les hommes qui font leur histoire, mais il ne savent pas qu’ils la font, ou plus exactement ils ne la font
pas là où ils ont conscience et illusion de la faire mais au niveau de la production de leurs moyens d’existence –cf.
plus bas le point consacré aux matérialismes historique et dialectique.
[29]
On relèvera ici une opposition du même type que celle que Rousseau relevait dans le discours sur l’origine de
l’inégalité : contradiction entre l’amour propre et l’amour du prochain.
[30]
C’est d’ailleurs pour cette raison que Kant a pu écrire, qu’
il ne fallait pas considérer la guerre comme un mal
absolu, mais comme un mal nécessaire.
[31]
Selon que l’on partage ou non l’optimisme historique de Kant, on en conclura que l’histoire lui a donné ou non,
raison. Il est vrai qu’à la suite des trois conflit mondiaux, 1914-18, 39-45 puis ensuite la guerre froide , les guerres
sont devenues de plus en plus onéreuses et les risques d’extermination de l’homme de plus en plus grands ; les
puissances de ce monde ont pratiquement été contraintes d’entrer à travers la S. D. N., puis de l’O. N. U. et des
divers traités qui ont suivi la conférence d’Helsinki dans des relations de droit et de paix. Mais on pourrait toujours
ajouter que dans le même temps que le risque de mondialisation des conflits reculait, les nations puissantes se sont
opposées par tiers interposés, et que l’on a assisté à une « régionalisation » des guerres.
[32]
«
Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être portée en tant que maxime universelle
d’action
»
[33]
«
Agis toujours de telle sorte que tu considère dans ton action autrui comme fin et non comme moyen.
»
[34]
C’est pour cette raison qu’on a pu dire de Kant qu’
il avait les mains pures, mais qu’il n’avait pas de mains
[35]
tous ces textes sont extraits de
Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique,
de Kant, éditons
Gonthier, collection Médiations
[36]
Il me semble que la position de Teilhard de Chardin, exposée dans le cours sur la vérité (disponible sur philo’n
net) rejoint, bien qu’il ne la nomme pas, le point de vue de Hegel
[37]
cf. plus bas 3.5, la dialectique hégélienne
[38]
Disponible sur Philo’n net
[41]
Contingence, se dit d’une réalité qui pourrait aussi bien ne pas être.
[42]
Encore ne s’agissait-il que d’une égalité politique, mais pas économique
[43]
cf. sur ce point le cours sur le travail, disponible sur philo’n net
[44]
En particulier par la définition du « prochain », dans la parabole du bon samaritain, ou encore sur la croix, le
dialogue entre Jésus et le bon larron, enfin la parole de jésus à Marie et à Jean :
Femme voici ton fils, homme
voici ta mère.
[45]
Notons que les « nations chrétiennes » ne seront guère pressées d’abolire l’esclavage. En France, il faudra
attendre 1848 pour le voir aboli de manière définitive (Victor Schœlcher) et au Etats Unis, 1862, encore les droits
des noirs devront ils attendre la seconde moitié du XXe siècle pour être reconnus.
[46]
Hegel suggère même sur ce point que le grand homme ne puisse comparaître que devant un seul tribunal,
celui de l’Histoire, et c’est à l’aulne des bouleversements qu’il y aura réalisé qu’il faudrait mesurer sa grandeur :
Ces hommes historiques doivent donc être considérés d’après ces moments généraux qui constituent l’intérêt et en
même temps les passions des individus. Ce sont de grands hommes parce qu’ils ont voulu et accompli une grande
chose, non imaginaire et présumée, mais bien juste et nécessaire. Cette manière de voir exclut aussi la réflexion
dite psychologique qui, servant au mieux l’envie, sait expliquer par le fonds du cœur tous les actes et leur donner la
forme subjective en sorte que leurs auteurs auraient tout fait, par suite d’une passion petite ou grande, d’une
affection et n’auraient pas été à cause de ces passions et de ces affections des hommes moraux. Alexandre de
Macédoine a conquis en partie la Grèce, puis l’Asie, il a donc été affecté de la manie de conquérir; il a agi poussé
par affection de gloire, de conquête; et la preuve que c’est là ce qui l’a poussé, c’est qu’il a fait des choses qui
rapportaient de la gloire. Quel maître d’école n’a pas démontré d’Alexandre le Grand, de Jules César, que ces
hommes ont été animés par de telles passions et que par suite, ils ont été des hommes immoraux; d’où il suit
aussitôt que lui le maître d’école vaut mieux que ces gens, car il n’a pas de ces passions et en donne comme
preuve qu’il n’a pas conquis l’Asie, ni vaincu Darius et Porus, mais qu’il vit certes bien et laisse vivre aussi. — Ces
psychologues s’attardent ensuite aussi surtout à prendre en considération les particularités des grandes figures
historiques, celles qui leur reviennent en tant que personnes privées. L’homme doit manger et boire, il est en
relation avec des amis et des connaissances, il ressent les sentiments et les transports du moment. Il n’y a pas de
héros pour son valet de chambre, selon un proverbe connu; j’ai ajouté — et Goethe l’a redit dix ans plus tard —
non parce que l’homme n’est pas un héros, mais parce que l’autre est le valet de chambre. Celui-ci ôte les bottes
du héros, l’aide à se coucher, sait qu’il boit plutôt du champagne, etc... Les personnages historiques qui sont servis
dans les livres d’histoire par de tels valets psychologiques s’en tirent mal; ils sont nivelés par ces valets et placés
sur la même ligne ou plutôt quelques degrés au-dessous de la moralité de ces fins connaisseurs d’hommes.
HEGEL
,
Leçons sur la philosophie de l’histoire,
Introduction, éd. Vrin, pp. 34-36.
[47]
On peut penser en particulier à Charles de Gaulle, qui, en 1940, aurait pu suivre le devenir tout tracé du sous
secrétaire d’état à la guerre, récemment promu général de division et qui, renonçant à tout cela prend le risque de
l’exil pour continuer le combat. Tout lui disait la folie d’un tel projet, et cependant l’Histoire lui a donné raison.
[48]
On dit aussi que Hitler se pensera comme un héros hégélien, investi d’une mission quasi sacrée.
[49]
Appliquons cette analyse à l’histoire des sciences : à la mécanique newtonienne (A) vient s’opposer la théorie
de la relativité de Einstein (B). Mais celui-ci n’aurait pu découvrir cette nouvelle théorie s’il n’avait été primitivement
formé à l’école de la physique newtonienne. A était donc nécessaire pour que B puisse apparaître, mais la
synthèse résultante (C) n’est pas non plus le rejet total de la thèse primitive (A) : la mécanique newtonienne ne
devient pas
fausse
après les travaux de Einstein : elle devient simplement un modèle particulier valide uniquement
pour un certain ordre de grandeur de phénomènes, et non comme précédemment un modèle universel applicable à
tous les phénomènes.
[50]
Il y a chez Kant comme chez Hegel un optimisme historique qui leur fait penser que les victoires sur le mal
sont définitives. L’histoire réelle des peuples nous montre au contraire qu’il est sans cesse renaissant, non pas que
l’homme soit naturellement mauvais, mais que la tentation de l’inhumain, comme le devoir d’humanité sont les deux
dimensions fondamentales du tragique de sa condition. Ceci d’autant plus que tout idéal peut être perverti. Au pays
de la culture, des hommes seront capables de crimes contre l’humanité aussi pervers que ceux qui sont décris
dans le «
Choix de Sophie
»(William Styron) ; tout idéal, moralement beau, peut être perverti (lire
W
de Georges
Perec, à propos de la perversion de l’idéal olympique –cours disponible également sur philo’n net)
[51]
On se gardera bien de confondre, dans ce qui suit l’œuvre philosophique de Marx et ce que les marxistes ou
se proclamant tels en ont fait au XXe siècle. Rappelons que Marx est mort en 1883, et que la révolution soviétique
date de 1917
[52]
on aurait tort de limiter la fameuse « abolition des privilèges » demandée dans la nuit du 4 août 1789 par mon
ancêtre Guy Le Guen de Kerangall (1748-1817) à la seule suppression de ceux de la noblesse ; il ne faut pas
oublier que les privilèges étaient aussi ces patentes qu’il fallait obtenir auprès du pouvoir royal pour être autorisé à
créer une manufacture ou une industrie quelconque.
[53]
Et pour cause : il n’y a pas de prolétariat au XVIIIe siècle
[54]
Gabriel Péri
[55]
Marx, Critique de la philosophie hégélienne du droit
[56]
C’est à cette fin qu’il écrira, en collaboration avec Engels le « Manifeste du parti communiste » (1848) ouvrage
de vulgarisation destinée à développer la conscience de classe chez les ouvriers.
[57]
On peut, par exemple montrer que la montée du fascisme en Europe occidentale à partir des années 1930 a
une cause unique, la crise économique des pays occidentaux, et que probablement Hitler serait resté un braillard de
brasserie si les alliés avaient eu l’intelligence de ne pas écraser économiquement l’Allemagne dans les clauses du
traité de Versailles. Cependant cette causalité économique n’explique pas les formes particulières et toutes
différentes que vont prendre le fascisme en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Portugal etc… Car des
composantes telles que l’antisémitisme appartiennent essentiellement au nazisme et non au fascisme italien par
exemple. La cause en est probablement la culture allemande vis à vis du problème juif et probablement les délires
paranoïaques qui peuplaient la personnalité troublée d’Adolphe Hitler.
[58]
Tyrannie du prolétariat : concept Léniniste désignant un stade provisoire de l’état communiste consécutif à la
révolution prolétarienne, nécessaire à la mise en place de l’état socialiste et à l’éradication des forces contre-
révolutionnaires. En fait ce stade a perduré, et l’alibi du prolétariat ne tient guère face au despotisme personnel d’un
Staline…
[59]
Un fait révélateur c’est que les chômeurs, pas plus que les exclus, ou ceux que l’on n’a nommé le quart monde
n’ont jamais réussi à constituer un groupe de pression cohérent, un front uni de revendications. Pourtant, pour ne
parler que des chômeurs, 3 500 000 personnes dans la rue, aucun gouvernement ni de droite, ni de gauche n’y
aurait survécu !
[60]
Les exemples historiques d’errements de la raison sont multiples : la rationalisation du travail dans le taylorisme
et le fordisme, aussi bien que la « solution finale » mettent en jeu des connaissances rationnelles et des techniques
dérivées de la techno -science ; une bombe thermonucléaire ou des gaz défoliants sont aussi des produits de la
raison ; et que dire de l’agriculture et de l’art vétérinaire en délire…Et que dire enfin des ethnocides accomplis tout
au long de l’histoire coloniale, sous prétexte d’apporter aux peuples du monde la vérité éclairé de l’homme des
lumières !
[61]
eudémonisme : théorie qui fait du bonheur le centre de la vie.
[62]
Hédonisme : théorie qui fait du plaisir le centre de notre existence.
[63]
C’est Lévi-Strauss qui rajoute cela
[64]
Voltaire,
Le Mondain