Si la Lettre à Christophe de Beaumont annotée par Voltaire, qui fait partie de la bibliothèque du philosophe, n'a été connue jusqu'à présent que d'un cercle étroit de spécialistes, en revanche, la controverse entre Rousseau et Voltaire dont ces notes de lecture sont le reflet a trouvé un large écho parmi les penseurs russes au XVIIIe siècle comme au siècle suivant.
C'est peu de temps après sa publication que la Lettre à Christophe de Beaumont commença à être connue en Russie. Dès janvier 1764, le libraire Marc-Michel Rey, établi à Amsterdam, adressa à l'historien russe Gerhard-Friedrich Miller, entre autres ouvrages, un exemplaire de cette oeuvre de Rousseau publiée par ses soins. Au XIXe siècle, sous le règne de Nicolas Ier, on tenta de publier le mandement de l'archevêque de Paris auquel Rousseau avait répondu par sa Lettre mais ce projet se heurta au refus de la censure ecclésiastique "pour cause d'inexactitude et d'inintelligibilité de la traduction".
La Lettre à Christophe de Beaumont n'a jamais pu constituer aux yeux du public russe une oeuvre de premier plan, faute d'avoir été traduite. Elle offre cependant pour caractéristique le fait de représenter dans une large mesure la quintessence d'idées que Rousseau développa dans d'autres écrits : les éléments autobiographiques qui s'y trouvent annoncent déjà les Confessions, un rôle central y est dévolu à la défense de la Profession de foi du vicaire savoyard et c'est en lien étroit avec cette défense que Rousseau y aborde la question de la bonté innée de la nature humaine et les problèmes de l'éducation. Dans ses notes de lecture, Voltaire exprime son appréciation des différents aspects des vues que défend le "citoyen de Genève".
Dans la conscience des penseurs russes, une place essentielle parmi les oeuvres de Rousseau revient à l'Émile et surtout à la Profession de foi du vicaire savoyard dont les postulats fondamentaux sont exposés et défendus par Jean-Jacques dans sa Lettre. L'interdiction de l'Émile a été connue très tôt en Russie : dès le 6 décembre 1762, Rey écrivit à Miller que l'importation de ce livre en France avait été interdite. Dans la livraison d'avril 1763 des Écrits et nouvelles mensuels sur les travaux scientifiques, revue éditée par Miller, on observe au sujet des oeuvres de Rousseau qu'"il convient de prendre garde à ce que la lecture de ses livres n'amène à accepter de lui ce qui est contraire à la loi divine et aux devoirs civiques ; raisons pour lesquelles ses deux derniers ouvrages, Émile et Du Contrat social, ont tant en France qu'en Hollande été interdits sous peine de confiscation de tous les exemplaires". Influencée par les poursuites intentées contre l'Émile en Europe, Catherine II prend elle aussi la décision de l'interdire. Cependant - et le paradoxe est révélateur -, en dépit de cette interdiction, la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle voient apparaître un grand nombre de traductions de la Profession de foi du vicaire savoyard, tant imprimées (vers 1770, en 1801, 1802 et 1822, à quoi s'ajoutent des fragments publiés sous un titre imaginaire pour contourner la censure en 1773, 1777 et 1785) que sous forme manuscrite, ainsi que de l'Émile (dont une traduction abrégée du Livre V à laquelle était joint Émile et Sophie ou les Solitaires parut en 1799-1800, une traduction intégrale de l'ouvrage étant réalisée par Élisabeth Delsalle en 1807). On peut affirmer que malgré l'interdit de la censure, la Profession de foi aura été, par le nombre de ses traductions, l'une des oeuvres de Rousseau les plus largement diffusées en Russie à l'époque considérée, voire celle qui l'a été le plus.
Avant même la publication de la Profession de foi du vicaire savoyard et de la Lettre à Christophe de Beaumont, les penseurs russes avaient eu connaissance des divergences qui opposaient Rousseau et Voltaire au sujet de la miséricorde divine et de la place du mal dans le monde comme à propos du rôle des Lumières. Ces divergences s'étaient déjà fait jour, en effet, dans le Poème sur le désastre de Lisbonne et dans la lettre de Rousseau consacrée à cette oeuvre de Voltaire. (Par la suite, dans les marges de la Profession de foi du vicaire savoyard, là où Rousseau évoque la bonté de la Providence et le mal dans le monde, et affirme que "si l'homme est actif et libre, il agit de lui-même ; tout ce qu'il fait librement n'entre point dans le système ordonné de la Providence et ne peut lui être imputé", Voltaire écrira pour marquer son désaccord : "et comment quelque chose peut-il être hors de la providence".)
La première étude consacrée en Russie aux idées du "citoyen de Genève", parue en 1762 sous la plume de Johann Gottfried Reichel, a pour titre Note sur la lettre ci-après adressée par M. Rousseau à M. de Voltaire. Dès ce tout premier texte, consacré à la Lettre à Voltaire sur la Providence, nous voyons apparaître les grands problèmes qui ont occupé les esprits des penseurs russes : l'ordre du monde, les rapports entre l'homme et Dieu, le rôle des Lumières et leurs contradictions. Tout en admettant en fait, contre Voltaire, le point de vue chrétien pour ce qui est du problème de l'ordre du monde et en adoptant une position proche de celle de Rousseau, l'auteur ne voit pas, dans l'ensemble, de divergence radicale entre les deux penseurs qui sont tous deux, à ses yeux, des représentants du siècle des Lumières.
Face au problème de l'ordre du monde et de son harmonie, les penseurs russes penchaient en faveur des idées de Rousseau pour qui il existe une harmonie préétablie et tout est bon dans l'ordre divin, le mal étant l'oeuvre des hommes. Tel est, par exemple, le point de vue de Vassili Liovchine qui, dans un commentaire du Poème sur le désastre de Lisbonne publié à Moscou en 1788, reprend l'idée rousseauiste de la Profession de foi du vicaire savoyard et de la Lettre à Voltaire du 18 août 1756 selon laquelle la toute-puissance de Dieu est indissociable de sa miséricorde. "Si l'homme, écrit-il, pouvait aussi commodément pénétrer les intentions de Dieu, s'il était en mesure de considérer tout l'ordre du monde avec la même promptitude qu'il saisit les choses qui lui sont néfastes dans la Nature, il ne s'insurgerait point contre les maux qu'il y rencontre ; il comprendrait que peut-être ce qui nous paraît mauvais était inévitable lors de la création du monde, et accepterait la sentence de M. Rousseau : "Le tout est bien, ou tout est bien pour le tout"".
Voltaire, pour sa part, n'accepte pas que Rousseau, dans la Lettre à Christophe de Beaumont, tout en défendant la religion naturelle du vicaire savoyard, se considère en même temps comme chrétien. C'est pour lui une hypocrisie. En regard de cette phrase de Rousseau : "Monseigneur, je suis Chrétien, et sincèrement Chrétien, selon la doctrine de l'Évangile", il note avec indignation : "comme il ment !". Quelques pages plus loin, il observe : "tu ne crois pas [à] la révélation, et tu te dis chrétien".
C'était bien, cependant, ce rapprochement entre la religion naturelle de Rousseau et le christianisme qui attirait les penseurs russes. Après une brève phase d'engouement pour le voltairianisme, la religion du "citoyen de Genève" s'est trouvée opposée à la critique voltairienne de l'Église, les vues de Voltaire en matière de religion étant rapprochées de l'athéisme des matérialistes français.
Ce trait caractérise en particulier les milieux maçonniques qui, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et au début du XIXe, manifestent un vif intérêt pour la Profession de foi du vicaire savoyard et pour les aspects moraux et humanistes de la religion de Rousseau. Comme a pu l'écrire, non sans une certaine naïveté, Élisabeth Delsalle, traductrice de l'Émile (y compris la Profession de foi) : "Si Rousseau s'égare ici en ne suivant pas l'Écriture sainte, cet égarement provient de la bonté particulière de son coeur". Le christianisme, de même que le "déisme du coeur" de Rousseau, est interprété sous l'aspect moral, en soulignant l'idée de tolérance et d'amour. "De même que Rousseau connaît l'Évangile, de même qu'il connaît Celui qui l'institua, de même a-t-il dû connaître l'esprit de patience et de douceur, éloigné de toute passion, l'esprit de philanthropie universelle, cet esprit du divin ami de l'humanité qui se donna pour tâche première d'extirper du monde toute prétention imaginaire aux droits exclusifs d'une quelconque Église, secte ou Nation, et de louer le Créateur du monde non comme le Dieu d'un seul Peuple mais comme le Père de tout le genre humain", peut-on lire dans une publication maçonnique russe de 1782. (Ce même phénomène s'observe non seulement à cette époque mais encore à la fin du XIXe siècle où, dans le prolongement de cette tradition de la pensée russe, Léon Tolstoï rapprochera la religion de Rousseau et l'Évangile.)
Un grand prix est attaché, à cet égard, aux considérations du "citoyen de Genève" sur Jésus-Christ et sa mort, que l'on rapproche de la tradition chrétienne et qui seront même utilisées tout au long du XIXe siècle dans des publications orthodoxes officielles. Bien que la traduction de la Profession de foi du vicaire savoyard ait été interdite par la censure ecclésiastique, nous voyons notamment paraître en 1894 la quatrième édition de l'ouvrage de G. Diatchenko Leçons et exemples de foi chrétienne, Essai de chrestomathie catéchétique, livre qui, annonce sa page de titre, est destiné à servir de manuel "à ceux qui enseignent la Parole de Dieu en général et le catéchisme en particulier dans les établissements d'enseignement supérieur et secondaire [ainsi qu'aux] parents et précepteurs dans le cadre de l'éducation religieuse et morale", ce qui ne l'empêche pas de citer des réflexions de Rousseau sur l'Évangile et le Christ tirées de la Profession de foi du vicaire savoyard. Ce même fragment de la Profession de foi est repris dans un ouvrage intitulé L'Opinion de Napoléon et de Rousseau sur la divinité de Jésus-Christ et le caractère sacré de l'Évangile, publié en 1900 à Odessa avec l'agrément de la censure ecclésiastique. Il est toutefois révélateur que la Profession de foi du vicaire savoyard, toujours frappée par l'interdit de la censure, n'ait pu être publiée qu'au bout de plus de quatre-vingts ans d'interruption, en 1903 aux éditions Posrednik et en 1911 dans le cadre d'une édition complète de l'Émile.
L'acceptation du "déisme du coeur" professé par le "citoyen de Genève" en tant que religion chrétienne de la tolérance et de l'amour était étroitement liée au concept de la bonté originelle de la nature humaine. Dans ses notes de lecture, Voltaire s'associe à la critique de l'idée de péché originel à laquelle se livre Rousseau en acquiesçant à plusieurs reprises à ces considérations par les appréciations "bon cela", "bon". Dans le même temps, toutefois, il ne partage pas l'idée rousseauiste de bonté originelle de la nature humaine et observe en note : "l'homme est né avec des passions qui ont besoin de frein" ou encore : "pitoyable[,] l'amour-propre rend l'homme méchant". Cela l'amène à régir négativement au concept d'éducation d'un "homme naturel" et à observer avec ironie à propos de l'Émile, dans les notes marginales de son exemplaire de la Lettre à Christophe de Beaumont : "sans doute, ton livre ne peut faire qu'un menuisier". À l'inverse, la conception rousseauiste de l'éducation suscite un vif intérêt chez les penseurs russes du fait de son orientation humaniste : "Son ouvrage Émile n'est pas un recueil de paradoxes mais l'idéal véritable de la pédagogie", écrit Iakov de Sanglen, auteur d'un Parallèle entre Rousseau et Voltaire publié en 1805, "et son élève Émile ne ressemble pas à une bête ou à un sauvage ; car toute son éducation tend à faire de lui un citoyen bon et utile à la société". Les idées pédagogiques de Rousseau attirent également les penseurs russes par leur aspiration à inculquer des sentiments patriotiques. Elles sont rapprochées de la pédagogie traditionnelle et opposées au voltairianisme et au matérialisme français. Cet aspect patriotique de l'éducation d'Émile attire, par exemple, Sergueï Glinka, auteur d'une étude sur le précepteur de Pierre le Grand parue en 1808, qui dans l'ensemble rejette les idées des adeptes français des Lumières.
Du fait de ses rapports tendus avec Rousseau, Voltaire se montre irrité par les éléments autobiographiques de la Lettre à Christophe de Beaumont : "et toujours toi", "quelle fatuité !" inscrit-il dans la marge. Chez les penseurs russes du XVIIIe et de tout le XIXe siècle, au contraire, la personnalité de Rousseau considéré comme un "maître de vie" suscite un intérêt très vif qui se porte notamment sur les Confessions. Cet intérêt se manifeste avec une fréquence particulière en période de crise de la pensée, chez Fonvizine, Karamzine, Herzen, Léon Tolstoï. Dans le même temps, les espoirs d'un progrès dans le sens du libéralisme bourgeois et d'un développement des lumières et des sciences tel qu'il en résulterait ipso facto une amélioration des institutions sociales et de la nature humaine amènent à rejeter aussi bien les Confessions que la personnalité même de Rousseau comme ne s'inscrivant pas dans ce paradigme, comme étrangère et inutile au siècle du progrès. Voltaire, qui a oeuvré pour le progrès, est opposé à Rousseau. C'est ainsi que Vissarion Belinski, sur la fin de sa vie, plaçant son espoir dans la bourgeoisie, oppose les deux penseurs et émet un avis négatif sur les Confessions.
Dmitri Pissarev oppose lui aussi Rousseau à Voltaire pour ce qui est de la nécessité de détruire un monde ancien qui a fait son temps. La complexité psychologique de la personnalité du "citoyen de Genève" a été, à ses yeux, une entrave à la cause du progrès social. "Au milieu du XVIIIe siècle, un problème important était à l'ordre du jour : il fallait tourner contre l'État féodal un refus qui, dans la première moitié du siècle, avait joué exclusivement contre le parti clérical. [...] Ce problème a été résolu par Rousseau. [...] On ne peut manquer de dire que l'Europe y aurait gagné davantage si Rousseau était mort dans la fleur de l'âge sans avoir publié la moindre ligne. Rousseau a trouvé la solution du problème mais c'était en y apposant les traces malpropres de sa personnalité pleurnicharde, fantasque, déliquescente, mesquine et en même temps fausse, hypocrite et pharisienne. [...] La cause de la transformation universelle aurait de toute évidence gagné à ce que son premier maître fût un homme parfaitement sain, solide, joyeux, actif et inlassable". Rien d'étonnant à ce que les Confessions ne soient pour Pissarev qu'une interminable lamentation d'un ennui total.
La manière dont l'antithèse Rousseau-Voltaire a été perçue par la culture russe a été admirablement exprimée, même si ce n'est pas sans une certaine exagération ni sans quelques inexactitudes, par Dmitri Filossofov dans une étude sur Rousseau publiée en 1912. "Pour les Russes, Voltaire est intéressant comme l'initiateur d'un "voltairianisme" de surface, étranger à l'âme russe, dont la mode a sévi parmi nos seigneurs du temps de Catherine II dont l'autorité reposait sur le servage. Les thèmes que traite Voltaire ne sont pas en eux-mêmes russes ; à l'inverse, celui de Rousseau l'est authentiquement. Rousseau recherchait non une vérité froide et impassible mais une vérité qui aille de pair avec la justice et l'équité. Dans l'histoire de la pensée russe, il convient de lui réserver une place d'honneur. [...] Rousseau nous est cher non comme Français mais comme "homme intégral". Il a posé avec une particulière acuité la question de la contradiction entre la vérité de la culture et celle de la nature, entre la vérité de la raison et celle du sentiment. Nous n'avons que faire de l'enfermer dans un milieu historique, de le reléguer sur tel rayonnage de nos bibliothèques, car toute la littérature russe a, en fin de compte, développé les sujets qui étaient les siens. La Profession de foi du vicaire savoyard n'est pas pour nous un moment de l'histoire de la pensée religieuse mais un thème actuel qui agite nos esprits. Le Discours sur l'inégalité n'est pas une dissertation écrite dans le but de recevoir un prix de l'académie de Dijon, c'est la pensée la plus intime de toute l'intelligentsia russe.
"Nous pouvons sans effort particulier imaginer Rousseau disputant parmi les membres du cercle de Petrachevski. Nous ne serions pas étonnés de le voir prendre place dans la taverne crasseuse où Aliocha et Ivan Karamazov débattaient de Dieu aux sons de la Traviata. Il est probable que Pierre Bezoukhov et Platon Karataïev auraient été heureux d'avoir Jean-Jacques pour compagnon de captivité. Mais pouvons-nous nous représenter Voltaire en pareille situation ? [...]
"Voltaire a entretenu avec la Russie des relations constantes. [...] Rousseau n'a probablement jamais pensé même à la Russie. Il n'avait pas le souci de l'histoire parce qu'il la faisait lui-même. En définitive, il s'est révélé pour la Russie bien plus nécessaire que Voltaire. Voltaire est jusqu'à la moelle des os un Français, fils de son temps. Rousseau a brisé les chaînes du temps et de l'espace et a dépassé les limites de sa nationalité et de son époque. [...] L'"homme intégral" Rousseau nous a trop apporté et est trop étroitement lié au devenir de la culture russe."