Parutions passées
archives

 

 

Parutions à venir
soumettre un article

Volume 2, été 2002

L’éducation par la bouche : les livres I-III de l’Émile de Rousseau

Amélie Desruisseaux-Talbot, Université McGill

Dès les premières pages de son traité d’éducation naturelle, Émile, ou De l’éducation, Jean-Jacques Rousseau rappelle que le « mot éducation avait […] chez les anciens un autre sens que nous ne lui donnons plus : il signifioit nourriture[1]. » En effet, par sa racine Traph qui signifiait « rendre fort », aussi bien physiquement qu’intellectuellement, le verbe grec tréphô avait pour sens « nourrir », mais également « élever », « former » ou « instruire ». Que Rousseau insiste sur ce lien étymologique entre nourriture et éducation s’avère très révélateur. En effet, il semblerait que Rousseau désire montrer dans son Émile que la réussite du projet d’éducation naturelle auprès du jeune enfant dépend de la réussite à lier, de la façon la plus serrée possible, la nourriture à l’éducation, c’est-à-dire à faire découler l’éducation de la nourriture, ou, pour le dire autrement, à faire une éducation par la nourriture. De fait, Rousseau affirme au second livre, « je conclurrois […] que le moyen le plus convenable pour gouverner les enfans est de les mener par leur bouche » (É, II, p. 409).

Ainsi, comme l’a si bien perçu Allan Bloom dans L’Amour et l’Amitié, « le fil d’Ariane dans les trois premières parties d’Émile, c’est l’usage subtil que Rousseau fait de la nourriture pour instruire son élève[2]. » Effectivement, si l’on examine avec soin les différents procédés d’éducation employés avant la puberté d’Émile, on remarquera qu’ils se basent constamment sur la gourmandise de l’enfant comme moteur de l’apprentissage. À titre d’exemple, c’est parce qu’Émile désire se rendre à un goûter pour manger de la crème qu’il apprendra à lire (voir É, II, p. 358), et c’est parce que, perdu en forêt, il désire ardemment aller dîner qu’il fixera ses connaissances en astronomie (voir É, III, pp. 448-450).

Si Rousseau recourt à la gourmandise de l’enfant pour lui faire apprendre, cela ne constitue certes pas un hasard ou une lubie. Au contraire, à partir de ce simple motif de la gourmandise, c’est toute l’anthropologie rousseauiste que nous pourrons voir peu à peu s’esquisser. Il s’agira donc ici d’expliquer pourquoi cette éducation par la bouche s’avère la méthode pédagogique idéale dans le cadre du projet d’éducation naturelle du jeune enfant. Pour ce faire, nous procéderons en trois temps. Premièrement, nous examinerons la finalité de la première éducation d’Émile, de façon à pouvoir ensuite mesurer toute la pertinence de l’éducation par la bouche pour atteindre une telle fin. Finalement, nous nous servirons d’un exemple précis tiré d’Émile pour illustrer concrètement comment il est possible, à partir de la gourmandise, de civiliser l’enfant et de l’éduquer.

1. La finalité de la première éducation d’Émile
« Un sauvage fait pour habiter les villes »

Selon Rousseau, c’est dans l’Émile qu’il faut chercher la somme de tout son système philosophique et de tout son art[3]. En réponse au Mandement de l’Archevêque de Paris Christophe de Beaumont qui avait interdit l’Émile en 1762, Rousseau expliquera que cet ouvrage n’est en fait que la réaffirmation, voire la quintessence, du grand principe qui se trouvait à la base de tous ses écrits et que l’on peut résumer ainsi  : l’homme est naturellement bon, c’est la société qui le corrompt.

Ainsi, l’Émile voudrait montrer comment, de naturellement bon qu’il était, l’homme devient méchant. Il suffit pour s’en convaincre de relire la toute première phrase de l’ouvrage : « Tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses : tout dégénére entre les mains de l’homme » (É, I, p. 245). Or, l’Émile n’entend pas seulement exhiber le processus de dépravation, mais plutôt montrer comment essayer d’éviter ce processus par une éducation qui suivrait la nature. L’élève imaginaire que se crée Rousseau, prénommé Émile, devra donc pour accéder au bonheur unifier les caractéristiques de l’homme à l’état de nature avec celles de l’homme à l’état de société. Pour reprendre les termes de Rousseau lui-même, le but ultime de l’éducation d’Émile est d’en faire « un sauvage fait pour habiter les villes » (É, III, p. 484).

Tout le problème de la première éducation résidera donc dans cette question : quelle sorte d’éducation permettra qu’Émile demeure un sauvage, soit un homme naturellement bon, sans être corrompu par la société dans laquelle, inévitablement, il vit ? Une des réponses principales qu’offre Rousseau se trouve dans le concept d’éducation négative.

Qu’est-ce que l’éducation négative ?

Si l’humanité était bonne à ses débuts, ou plutôt à l’état de nature, il en va de même pour chaque homme qui naît et, dès lors, le problème auquel est confronté tout éducateur est de réussir à empêcher que l’enfant soit perverti : « La prémiére éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur » (É, II, p. 323). Cette éducation ne doit donc pas se donner comme mandat principal de transmettre des connaissances, mais plutôt de tout mettre en œuvre pour préserver ce que l’enfant est déjà.

La caractéristique principale de l’homme à l’état de nature que l’éducation négative se doit de protéger chez le jeune enfant est l’amour de soi. L’amour de soi est un instinct qui pousse l’homme à veiller à son bien-être et à sa conservation. Selon Rousseau, cet instinct est la première passion à habiter tout être humain. S’il s’avère nécessaire de la protéger, ce n’est pas parce qu’elle risque de disparaître au cours de la vie de l’homme, mais plutôt parce qu’elle risque de se métamorphoser prématurément en un égoïsme féroce et compétitif, l’amour-propre.

L’amour-propre découle de cet instinct de survie qu’est l’amour de soi, et la transformation de celui-ci en celui-là advient seulement lorsque les rapports avec autrui interviennent dans la conception que l’individu se fait de lui-même. Pour reprendre l’excellente définition d’Allan Bloom, l’homme habité par l’amour-propre « is the man who, when dealing with others, thinks only of himself, and on the other hand, in his understanding of himself, thinks only of others[4]. » Tous les vices qui enveniment la vie de l’homme, comme l’orgueil, l’envie, la méchanceté, découlent de l’amour-propre.

Ainsi, l’intention première de l’éducation négative est de prévenir la transformation de l’amour de soi en amour-propre, puisque l’amour-propre est la véritable cause de la division de l’homme. Si nous disons que cette intention est première, c’est parce qu’elle est fondamentale, mais également première au sens chronologique, puisqu’elle n’intervient que chez l’enfant pré-pubère. Car, en effet, dès que le désir sexuel naît, le problème ne se pose plus de la même façon, puisque l’adolescent tentera d’obtenir la bonne opinion d’autrui, surtout des membres du sexe opposé, et, dès lors, l’amour-propre fera inévitablement partie de son nouveau rapport au monde. Ainsi donc, cette éducation négative qui ambitionne de prévenir le cœur de l’enfant contre l’amour-propre ne sera légitime qu’au sein des trois premiers livres d’Émile, qui s’intéressent à l’enfant pré-pubère, donc à un individu encore solitaire et tout entier dans l’amour de soi.

2. « Gouverner par la gourmandise »
Le rejet des stratégies pédagogiques traditionnelles

Dans le dessein de remplir un tel mandat, soit celui d’une éducation négative, Rousseau a d’abord dû rejeter toutes les stratégies pédagogiques traditionnelles, parce que, en favorisant d’une façon ou d’une autre l’éveil précoce de l’amour-propre, elles ne permettaient pas de préserver la bonté originelle de l’enfant.

Il est bien étrange que depuis qu’on se mêle d’elever des enfans on n’ait imaginé d’autre instrument pour les conduire que l’émulation, la jalousie, l’envie, la vanité, l’avidité, la vile crainte, toutes les passions les plus dangereuses, les plus promptes à fermenter et les plus propres à corrompre l’ame, même avant que le corps soit formé (É, II, p. 321).

Selon l’ordre de la nature, on l’a vu, l’enfant pré-pubère n’a pas conscience des autres autour de lui, il est tout entier en lui-même. Or, tous les aiguillons habituels dont on use pour motiver l’enfant à apprendre ne respectent pas cette solitude originelle de l’enfant, puisqu’ils font tous intervenir la notion d’altérité. En stimulant l’enfant avec « l’émulation, la jalousie, l’envie, la vanité, l’avidité, la vile crainte », on lui fait miroiter l’opinion que les autres pourraient avoir de lui et, dans ce cas, l’enfant apprendra soit parce qu’il désire être meilleur que les autres enfants, soit pour gagner l’estime de son pédagogue ou soit parce qu’il en a peur. On formera peut-être un enfant très savant, mais ce qui est flagrant aux yeux de Rousseau est que l’on formera d’abord un enfant vaniteux, prétentieux, compétitif, flatteur, craintif ; en un mot, un enfant esclave de l’opinion des autres.

Ces incitatifs traditionnels se révèlent donc éminemment dangereux, parce qu’ils risquent à tout instant de déstabiliser l’équilibre naturel de l’enfant pré-pubère en faisant naître prématurément l’amour-propre en son cœur. Rousseau les proscrit de son éducation de manière on ne peut plus claire : « Du reste jamais de comparaison avec d’autres enfans, point de rivaux, point de concurrents […] : j’aime cent fois mieux qu’il n’apprenne point ce qu’il n’apprendroit que par jalousie ou par vanité » (É, III, p. 453-454).

Comment et qui « gouverner par la gourmandise » ?

Confronté à ce problème, Rousseau entrevoit un nouveau motif qui parviendra à « inciter à la connaissance sans corrompre la bonté naturelle[5] » de son jeune élève. Et ce motif, ce sera la nourriture. Or avant d’examiner en quoi ce motif s’avère idéal, il apparaît important de préciser d’abord comment Rousseau entend utiliser la nourriture comme appât éducatif, et avec qui il entend l’utiliser.

On aura compris que la manière dont il s’agit de « gouverner par la gourmandise » ne doit en aucun cas exciter la vanité et la compétitivité de l’enfant. Afin d’illustrer les principes de cette éducation par la bouche bien particulière, prenons l’exemple de la géométrie. Comment enseigner la géométrie à son pupille en misant sur la nourriture, mais sans exciter son amour-propre ? On devinera qu’il ne s’agira pas pour le gouverneur de remettre à son élève un sac de bonbons pour le féliciter d’avoir bien suivi son long exposé magistral. Au contraire, pour qu’un enfant devienne un géomètre digne de franchir le seuil de l’Académie, il suffira par exemple de lui demander chaque matin de choisir une seule gaufre parmi un panier de gaufres de formes différentes. Selon Rousseau, « le petit gourmand […] épuis[era] l’art d’Archiméde pour trouver dans laquelle il y [aura] le plus à manger » (É, II, p. 401). C’est donc par ce genre de stratagèmes, qui ne font pas de la nourriture une récompense, mais plutôt le résultat des efforts de l’enfant, qu’il sera possible de l’éduquer.

Or, ce que Rousseau propose comme nouvel appât éducatif ne peut convenir qu’aux petits garçons.

Il n’en est pas des filles comme des garçons qu’on peut jusqu’à un certain point gouverner par la gourmandise. Ce penchant n’est point sans consequence pour le séxe, il est trop dangereux de le lui laisser (É, V, p. 749).

S’il est possible de gouverner les garçons par leur ventre, c’est entre autres parce que cet aiguillon s’avère parfaitement inoffensif pour eux, car ce « vice » (É, II, p. 410) s’évanouira à l’adolescence, lorsque la dévorante passion sexuelle se sera emparée de leur corps. Comme le dit Rousseau, « [d]ans l’enfance on ne songe qu’à ce qu’on mange ; dans l’adolescence on n’y songe plus, tout nous est bon, et l’on a bien d’autres affaires » (ibid.). Cela signifie, qu’avec les garçons, on peut user de la gourmandise comme moteur de l’éducation sans aucune crainte.

Cette précision portant sur la manière de réaliser l’éducation par la bouche étant faite, nous examinerons maintenant en détails le grand avantage de la nourriture sur les autres stimuli, soit le fait qu’il permette à l’enfant pré-pubère de demeurer uniquement sous l’emprise de l’amour de soi. Pour ce faire, nous montrerons comment la nourriture répond aux deux exigences de l’amour de soi : l’amour de soi-même ici, en son propre corps (la jouissance physique) et l’amour de soi-même maintenant, dans le présent (la jouissance immédiate).

L’avantage de l’éducation par la bouche : maintenir le règne de l’amour de soi
La jouissance physique : l’amour de soi ici

Avant l’éveil du désir sexuel qui jette l’adolescent parmi ses semblables et en fait un être moral, l’enfant n’est qu’un être physique. « Les prémiéres facultés qui se forment […] sont les sens » (É, II, p. 380). Rousseau prescrit à celui qui ambitionnerait d’éduquer un jeune enfant : « Faites que tant qu’il n’est frappé que des choses sensibles toutes ses idées s’arrêtent aux sensations ; faites que de toutes parts il n’aperçoive autour de lui que le monde physique » (É, II, p. 317). Les enfants étant d’abord et avant tout des êtres de sensations, ils seront sensibles à tous les plaisirs sensoriels : ils aimeront la sensation de l’eau sur leurs mains, ils aimeront les couleurs vives et, par-dessus tout, ils aimeront ce qui flatte leur palais. En effet, comme le dit Rousseau, « de nos sensations diverses le gout donne celles qui généralement nous affectent le plus. […] Milles choses sont indifférentes au toucher, à l’oüie, à la vüe ; mais il n’y a presque rien d’indifférent au goût » (É, II, p. 409). Si la nourriture s’avère dans l’Émile l’aiguillon premier à l’éducation, c’est donc que, de l’avis de Rousseau, les enfants ont une passion naturelle pour la nourriture : « la gourmandise est la passion de l’enfance » (ibid.).

Que les enfants prennent autant de plaisir à manger peut s’expliquer par le premier commandement que la nature grave dans le cœur de l’homme : la conservation de soi. Si la majeure partie des pensées des enfants se concentre dans leur palais, c’est parce que « le besoin de croître » excite « leur appetit continüel » (É, II, p. 411). Ainsi, les enfants sont naturellement gourmands, parce qu’ils sont naturellement animés d’un instinct de conservation qui les entraîne à vouloir se maintenir en vie, forts et en santé. En clair, l’enfant n’a naturellement dans son cœur qu’une seule passion, l’amour de soi ; et le goût naturel pour la nourriture rend explicite cette passion. C’est donc de cette propension des enfants à rechercher la jouissance physique ou sensorielle que découle la possibilité pour le gouverneur de faire une éducation par la bouche ; simplement en les attirant par l’estomac ou par le palais, il est envisageable pour Rousseau de « mener des armées d’enfans au bout du monde » (É, II, p. 411).

La jouissance immédiate : l’amour de soi maintenant

Une des bases essentielles de l’éducation traditionnelle se trouve dans la prévoyance : on enseigne à l’enfant ce qui lui servira plus tard, ce qui signifie qu’on travaille à son bonheur futur, et non pas directement à son bonheur présent. Or, de l’avis de Rousseau, la notion de prévoyance est à bannir de l’éducation d’un enfant, puisque, en le projetant à l’extérieur de lui-même, dans un futur incertain et imaginé, elle rompt son unité originelle. L’enfant n’est plus un être entier, tout à son présent, mais se trouve plutôt divisé. Ainsi, si l’on désire être heureux, il est essentiel de rentrer en nous-mêmes et de se soucier du seul temps qui est véritablement, le présent. Rousseau se fait clair : « Ô homme ! resserre ton existence au dedans de toi, et tu ne seras plus misérable » (É, II, p. 308).

Or, un enfant n’a pas les vices de l’homme à l’état de société : selon l’ordre de la nature, l’enfant ne pense qu’à satisfaire ses besoins immédiats et à se donner le plus de plaisir hic et nunc. L’enfant est donc naturellement dans le présent. Il suffit de s’attarder sur les plaisirs de tout enfant (manger, jouer, sauter, courir, dormir…) pour constater qu’il s’agit de plaisirs apportant une jouissance immédiate, plaisirs qui ne sont donc jamais faits en vue de l’avenir. Encore une fois, le rôle de l’éducateur auprès de son pupille ne consiste donc pas à transmettre mais à préserver. Il importe que l’éducation ne fasse pas entrer la pensée du futur dans la tête de l’enfant afin de préserver ce qu’il est déjà et ce qu’il possède déjà, à savoir une bonté et une stabilité originelles ancrées dans un pur présent. Une astuce que propose Rousseau à ses lecteurs pour qu’ils mettent de côté la logique de la prévoyance est de s’imaginer que leur enfant peut mourir à tout moment (voir É, II, pp. 301-302). En amputant ainsi l’enfant de son futur, de sa vie adulte, Rousseau oblige à considérer simplement « l’enfant dans l’enfant » (É, II, p. 303).

L’exemple de l’apprentissage de la lecture rend très bien compte de cette volonté de demeurer ancré dans le présent de l’enfant. Afin d’éviter tout discours qui se baserait sur une logique de la prévoyance (« Apprends à lire, tu verras que ça te sera fort utile plus tard »), le gouverneur doit donc trouver le moyen d’instiller le désir d’apprendre dans l’âme d’Émile. Or, comment faire naître ce désir d’apprendre dans le cœur de cet enfant tout entier en lui-même qui ne se soucie pas de l’opinion d’autrui et qui n’a d’autres désirs que ceux qui conduisent à la satisfaction immédiate  ? Rousseau répond : par l’« intérest présent ; […] le grand mobile, le seul qui méne     surement et loin » (É, II, p. 358). Il s’ensuit qu’il faudra faire naître le désir d’apprendre en s’appuyant sur les désirs physiques, de façon à faire en sorte que « le besoin seul, sans discours ni maître, […] rend[e] l’homme intelligent[6]. »

Émile reçoit quelquefois […] des billets d’invitation pour un diné, pour une promenade, pour une partie sur l’eau, pour voir quelque fête publique. Ces billets sont courts, clairs, nets, bien écrits. Il faut trouver quelqu’un qui les lui lise; ce quelqu’un […] ne se trouve pas toujours à point nommé […]. Ainsi, l’occasion, le moment se passe. On lui lit enfin le billet, mais il n’est plus le tems. Ah ! si l’on eut su lire soi-même ! On en reçoit d’autres ; ils sont si courts ! Le sujet en est si intéressant ! on voudroit essayer de les déchiffrer, on trouve tantôt de l’aide tantôt des refus. On s’evertüe ; on déchiffre enfin la moitié d’un billet ; il s’agit d’aller demain manger de la crême… on ne sait où ni avec qui… combien on fait d’efforts pour lire le reste ! (ibid.)

Grâce aux stratégies mises en œuvre par le gouverneur — car il est clair que c’est lui qui contrôle la teneur de ces petits billets et le moment où son élève doit les recevoir —, Émile ressent le désir d’apprendre à lire simplement pour pouvoir satisfaire son envie de goûter à de la bonne crème. Stimulé par sa gourmandise, Émile désire apprendre, car il veut jouir immédiatement. Le bonheur qu’il désire n’en est donc pas un qui le décentrerait de lui-même. En effet, ce bonheur ne trouve ni son origine dans l’opinion d’autrui ni sa concrétisation dans un futur lointain et imaginé.

Toutefois, si Émile n’a aucune idée de l’avenir, quelqu’un se charge d’en avoir une pour lui. « Manipulant » Émile en jouant sur sa corde sensible, la gourmandise, le gouverneur réussit à préserver la bonté et la stabilité d’Émile, mais il n’en demeure pas moins qu’il réussit à lui faire apprendre des choses, à lui transmettre des connaissances. Ou plutôt, il manigance de façon à ce que ce ne soit pas lui qui transmette des connaissances à Émile, mais plutôt que ce soit au contact des choses que les connaissances entrent en Émile sans qu’il ne s’en rende vraiment compte, sans qu’il ait l’impression d’être en train d’apprendre.

3. Du corps à l’esprit ou de la nature à la culture

Rousseau croit donc en la possibilité de transformer la chair en esprit, c’est-à-dire de partir du plus corporel pour se rendre au plus spirituel. Nous nous attarderons maintenant à exemplifier ce mouvement allant du matériel au spirituel en montrant comment le gouverneur, en misant sur l’appétit naturel de l’enfant, pourra lui permettre de découvrir l’astronomie.

Illustration à l’aide d’un exemple : réinventer la science

À la fin du livre II, Émile est un garçon de douze ans vigoureux et sain. Ses forces s’étant développées énormément et ses besoins étant toujours aussi limités, puisque le grand et puissant besoin qu’est la sexualité ne l’habite pas encore, Émile entre dans « le tems le plus précieux de la vie » (É, III, p. 427). Émile pourra donc profiter de cette période pour développer sa raison et apprendre tout ce qui peut contribuer réellement à son bien-être.

Pour comprendre ce que doit être Émile, un livre s’avère très éclairant, d’autant plus qu’il s’agit du premier livre que son gouverneur lui donne à lire, Robinson Crusoé (voir É, III, pp. 454-455). À l’instar de Robinson sur son île déserte, Émile doit savoir pourvoir à tous ses besoins naturels, et être en mesure de se procurer une sorte de bien-être. Émile doit donc tout découvrir par lui-même : « qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente » (É, III, p. 430). Le modèle de Robinson montre bien que ce qui doit intéresser Émile est uniquement ce qui peut lui être véritablement utile.

Par exemple, ce qui saurait être véritablement utile à Émile-Robinson serait de savoir s’orienter sur son île. Par contre, si le gouverneur entreprend d’enseigner à Émile « le cours du soleil et la maniére de s’orienter » (É, III, p. 447) par un beau discours, il risque rapidement de faire bâiller son élève. Émile ne comprendra pas par les mots l’utilité du sens de l’orientation, il faut que les choses le lui apprennent. Le gouverneur Jean-Jacques devra donc s’y prendre d’une autre manière pour qu’Émile ressente l’utilité de cette connaissance. Partis se promener dans la forêt avant le déjeuner, Jean-Jacques et Émile se perdent et ne savent plus de quel côté se trouve Montmorency. Affamé, Émile est, au plein sens du terme, complètement déboussolé. Par les questions de son gouverneur, il réalisera que ses notions d’astronomie pourraient lui être tout à fait utiles dans cette situation, car elles lui permettraient de retrouver son chemin et d’enfin aller se sustenter.

Émile : « Cela est vrai ; il n’y a qu’à chercher l’opposé de l’ombre. Oh voila le sud, voila le sud ! Surement Montmorenci est de ce côté […]. Ah je vois Montmorenci ! Le voila tout devant nous, tout à decouvert. Alons déjeuner, alons diner, courons vite : l’astronomie est bonne à quelque chose » (É, III, p. 450).

La tactique du gouverneur a donc consisté à faire ressentir à son élève la faim, afin que le besoin seul lui enseigne l’utilité de savoir s’orienter par la position du soleil. Comme l’exprime habilement Yves Vargas, « on retrouve sa route car on a faim et l’appétit est le meilleur astronome du monde[7]. » La gourmandise et l’appétit réussissent donc à mener Émile jusqu’aux étoiles, là où les savants discours avaient échoué. On peut donc réaliser qu’il ne sera possible d’élever le jeune Émile jusqu’aux connaissances spirituelles, l’astronomie par exemple, que si l’on table sur ses besoins et appétits naturels. Ainsi, il est possible de réaliser que la voie de la culture et de l’éducation n’est possible chez Rousseau que si l’on s’appuie d’abord solidement sur la nature.

Ce sera donc à partir du besoin corporel et naturel qu’est l’appétit que le gouverneur pourra éduquer Émile de façon à ce que celui-ci demeure tout entier dans un amour de lui-même hic et nunc. Or, l’art du gouverneur consiste, pour former un individu aux caractéristiques naturelles, à employer une kyrielle de stratagèmes, de trucs ; bref, d’artifices. Ainsi, il semblerait, pour reprendre une expression de Jean Starobinski, que, dans l’Émile, le remède se trouve dans le mal[8]. En effet, c’est paradoxalement l’artifice poussé à sa plus haute expression qui permettra de sauver Émile de la société corruptrice et de lui conserver sa naturalité.


1. Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, dans Œuvres complètes, t. IV, éd. de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1990, I, p. 252. Étant donné leur grand nombre, les références à l’Émile seront dorénavant placées à même le texte, entre parenthèses, avec l’abréviation É suivie de la mention du livre d’où la citation est tirée. Il est également à noter que nous respecterons toujours la graphie de Rousseau, du moins telle qu’elle apparaît dans l’édition de La Pléiade.

2. Allan Bloom, « Rousseau et le projet romantique », dans L’Amour et l’Amitié, trad. de Pierre Manent, Paris, Éditions de Fallois, 1996, p. 59.

3. Voir Jean-Jacques Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques, dans Œuvres complètes, t. I, éd. de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard (Bibliothèque de La Pléiade), 1959, III, p. 933.

4. Allan Bloom, « Introduction », dans Jean-Jacques Rousseau, Emile : or, On Education, éd. et trad. d’Allan Bloom, New York, Basic Books, 1979, p. 5.

5. Id., « Rousseau et le projet romantique », loc. cit., p. 59.

6. Yves Vargas, Introduction à l’Émile de Rousseau, Paris, Presses universitaires de France (Les grands livres de la philosophie), 1995, p. 13.

7. Ibid., p. 13.

8. Jean Starobinski, Le Remède dans le mal : critique et légitimation de l’artifice à l’âge des lumières, Paris, Gallimard, 1989, 286 p


À propos de Phares