L’éducation au politique d’Émile

 

 

   Pour Rousseau, ainsi qu’il le dit dans Les Confessions, tout tient radicalement à la politique. Les discours sur les sciences et les arts, l’inégalité et l’économie politique, la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Du Contrat social et jusqu’à La Nouvelle Héloïse sont là pour le confirmer. Rousseau est bien avant toute chose un écrivain politique, ainsi que l’a appelé Michel Launay dans un livre renommé. La tendance qui se dégage actuellement de masquer cet aspect-là de son œuvre et de faire de Rousseau un musicien, un botaniste ou un chantre des plaisirs, confirme le caractère dérangeant de ce philosophe que la critique veut maîtriser pour mieux répondre aux enjeux libéraux de la société contemporaine[1]. Émile n’occupe-t-il pas cependant une position à part dans son œuvre dans la mesure où Rousseau propose le modèle d’une éducation individuelle et domestique et non pas celui d’une éducation publique et nationale, en affirmant notamment qu’il n’existe plus au XVIIIe siècle ni père, ni mère, ni famille ni cité ni patrie, que le mot de citoyen est à rayer des dictionnaires et que s’il faut choisir entre faire un homme et un citoyen, il choisit pour son élève la première solution ? Cassirer soulignait en 1932 les difficultés que présentait ce livre qu’il voyait comme la plus paradoxale de ses œuvres, dont il affirmait cependant l’unité.

   Ces considérations, comme d’autres chez Rousseau, sont difficiles à admettre par nos contemporains à en juger par les efforts qu’ils font pour atténuer cette distinction ou pour faire tout simplement d’Émile un livre d’éducation nationale et citoyenne. En 1920 déjà, Francisque Vial déclarait dans La doctrine d’éducation de J.-J. Rousseau qu’en distinguant l’éducation de l’homme et du citoyen, Rousseau avait fait tout simplement « une boutade qui vise son époque et ces « risibles établissements qu’on appelle collèges » », en aucun cas le système scolaire de la Troisième République qui tente de s’organiser « d’une façon rationnelle et conformément aux exigences de la liberté et de l’égalité naturelles »[2]. Les philosophes et pédagogues qui ont été jusqu’à présent les principaux commentateurs d’Émile ont aussi rivalisé en subtilité pour aller dans le sens que les programmes gouvernementaux ou l’idéologie dominante leur suggéraient, ce qui a lieu assez souvent puisque dans nos sociétés malades où règnent, comme chacun sait, l’insécurité, l’absence de civisme et un individualisme outrancier, la citoyenneté apparaît comme la panacée la plus évidente. Michel Soëtard parle ainsi du « processus d’éducation d’Émile à la citoyenneté », puisque dans le traité de Rousseau se forment « à la fois l’homme (libre) et le citoyen (utile) : « Sa liberté d’homme se donne contenu dans la maîtrise qu’il acquiert des structures sociales, maîtrise qui s’enracine finalement dans la maîtrise de soi-même. Son utilité de citoyen se vérifie dans la part active qu’il prend à la vie de son pays, mais sans jamais faire de la politique une fin pour elle-même »[3]. M. Soëtard explique alors que la conciliation des deux termes de l’antinomie soulevée par Rousseau se fait par l’action pédagogique. Rousseau, nouveau Monsieur Jourdain de la pédagogie, faisait donc de la citoyenneté sans le savoir. Barbara de Négroni, lors d’un colloque consacré à Émile et à la Révolution française, en 1989, allait dans la même direction en affirmant qu’« Émile est élevé de façon solitaire pour pouvoir accéder un jour à une vie sociale et à la fonction de citoyen »[4]. Hédia Khadar enchaînait en disant qu’ « Émile a été élevé pour être citoyen d’un État, membre de la société de son temps, mais libre de ses préjugés et à l’abri du besoin »[5] et Miyagaya Tokuzo concluait la série en faisant appel aux pages où Rousseau traite de l’éducation nationale des Polonais dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, selon une méthode de confusion déjà amplement utilisée et qui a fait ses preuves pour faire dire à Rousseau le contraire de ce qu’il a dit et l’adapter à tous les systèmes politiques. Plus récemment encore, Florent Guénard a soutenu qu’au Livre V, « le développement en Émile de la sociabilité rend possible l’apprentissage de la citoyenneté »[6]. Il me semble cependant que si Rousseau avait voulu que l’éducation de l’homme aboutisse à celle du citoyen, il l’aurait dit nettement et n’aurait pas distingué aussi fermement les deux.

   Quelques commentateurs ont cependant lu Émile plus attentivement et n’ont pas simplifié ainsi Rousseau. Tzvetan Todorov fut sans doute le premier à faire preuve d’un peu plus de subtilité et à reconnaître qu’Émile ne s’emboîtait pas dans Du Contrat social aussi aisément que d’aucuns le disaient. Rousseau aurait, selon lui, ouvert une voie à l’individu moral qui ne conduit pas automatiquement au bonheur et consiste seulement à pratiquer une bonne sociabilité : « Ce n’est pas beaucoup, mais c’est peut-être tout ce qui est accessible aux êtres humains ». Émile ne connaîtra donc qu’un « frêle bonheur », affirme-t-il en reprenant une formule du livre[7]. Bien que le discours dominant continue d’envisager Émile dans la perspective citoyenne, d’autres commentaires montrent que le propos de Todorov prend racine. Deux autres critiques, en 2012, admettent le même point de vue. Denis Faïck ne remet pas non plus en cause l’unité de l’œuvre de Rousseau, mais il voit celui-ci comme un penseur bipolaire chez qui Émile serait pour le monde perverti et le citoyen pour le monde idéal. Son traité d’éducation ne serait qu’« une œuvre de remplacement qui ne peut égaler le citoyen d’une république »[8]. John T. Scott reconnaît dans un autre livre que « les leçons politiques de l’Émile sont de façon générale négatives : le citoyen n’existe plus, Émile ne trouvera ni vraie Cité ni vraie République dans ses voyages, et il ne sera pas citoyen au sens plein du terme »[9]. Pour ces trois auteurs, le citoyen reste l’idéal positif de Rousseau. Reconnaître que celui-ci a disparu de l’horizon d’Émile est une constatation amère. La pensée de Rousseau dérange puisqu’elle ne veut pas se plier aux aspirations de notre époque.

   Ce que les critiques ne perçoivent guère c’est qu’Émile n’est pas destiné à vivre dans la Cité du Contrat social, mais dans celle du faux contrat social et de l’imposture décrite à la fin du Discours sur l’origine de l’inégalité et qui s’est prolongée jusqu’à présent. Ce que Rousseau dit du monde dans lequel il naît est à prendre au sérieux : il n’y a ni famille ni patrie ni cité dans l’Europe du siècle des Lumières. Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, il avait montré comment la société, puis la propriété, étaient apparues, puis comment tout s’était encore plus dégradé pour aboutir à l’état de despotisme qu’il désigne comme le terme ultime de la corruption et comme un second état de nature, plus dur et plus cruel que l’état de nature originel. Dans cette évolution, le pacte du riche ou de l’imposteur marquait une étape essentielle, puisqu’elle décidait de l’exploitation et de l’asservissement du plus grand nombre par une minorité plus habile et sans scrupule. Depuis Victor Goldschmidt, quelques commentateurs soutiennent que ce pacte est tout aussi valide que le contrat social tel que Rousseau l’a défini dans Du Contrat social. Cette interprétation dont l’enjeu correspond à des fins libérales et communautariennes évidentes de renforcement du lien social à travers l’État quel qu’il soit, permet de lier le Discours et le Contrat et d’effacer la notion de faux contrat social introduite pourtant dans les pages qui suivent le pacte de l’imposteur. Les sociétés fondées sur l’imposture et le droit du plus fort « légitimé » en lois iniques deviennent légitimes par ce tour de passe-passe. Les auteurs négligeant pour ce faire les vingt dernières pages du second Discours et les cinq premiers chapitres du livre I du Contrat, fabriquent en agissant ainsi une interprétation certes nouvelle, mais bien à l’opposé de la pensée de Rousseau qui a non pas tant le souci de la loi et de l’État que celui de l’individu et de son oppression. Ce n’est pas tant au niveau des deux pactes que le lien entre les deux livres se fait, qu’au niveau de la dernière étape de la corruption et du premier chapitre du Contrat social. Cette version efface en effet tout ce qu’il y a de violent ou de contraignant dans l’établissement de la société, des lois et de l’État, ce dont parle justement les quatre premiers du Contrat social (les 3 et 4 notamment qui ont pour titre « Du droit du plus fort » et « De l’esclavage ») et qui donne son sens à ce livre. Elle oublie aussi le caractère vital et dramatique du moment où les hommes décident de s’unir pour se conserver et que traduit le début du chapitre 6 du livre I :

 

« Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être »[10].

 

Il est aberrant de penser comme l’ont fait Bakounine ou d’autres commentateurs de Rousseau que ce sont les sauvages décrits dans la première partie du Discours sur l’origine de l’inégalité, qui passent contrat ici. Cet état de nature est bien plus celui auquel aboutit la société à son stade de décadence et de corruption extrême, quand les hommes sont devenus les pires ennemis de leurs semblables.

   Le Contrat social que découvre Émile au Livre V n’est pas le pacte de l’imposteur ni un quelconque contrat de confusion, validant la situation de faits existant au XVIIIe siècle entre les hommes. Si tel était le cas, il n’aurait besoin ni d’une éducation si différente ni de compléter celle-ci par une réflexion si neuve sur les institutions politiques. Le monde où naît et vit Émile dans le traité est à l’opposé de l’univers décrit dans Du Contrat social. Le jeune enfant, puis le jeune homme vivent bien dans le monde du faux contrat et de l’usurpation et c’est la raison pour laquelle ils ne peuvent être formés à la citoyenneté, la raison pour laquelle Rousseau opte pour l’éducation d’un homme. La lecture du Contrat social qui lui est proposé lui permet de saisir l’usurpation et de comprendre le disfonctionnement des sociétés existantes. Il n’est pas destiné à être un révolutionnaire qui attaquera les institutions si mauvaises soient-elles ; il n’est pas un citoyen ni même quelqu’un qui s’imagine en être un, qui s’illusionne sur son compte et croit qu’il peut modifier quoi que ce soit au monde des imposteurs par l’action citoyenne ou par on ne sait quelle participation à l’opinion publique, puisque celle-ci est falsifiée dès la constitution des sociétés par les riches, les habiles et les soi-disant sages qui ont cautionné tout cela. Émile reste lucide et prudent : il se soumet certes en se mettant à l’abri, mais reste conscient de sa soumission et apparaît comme un observateur du mal et du moyen de s’en garantir autant que faire se peut.

   Si l’éducation d’Émile n’est pas celle du citoyen, elle n’exclut pas la politique. La connaissance du fonctionnement des sociétés et des pouvoirs est même primordiale dans l’acquisition de cette compréhension que doit avoir le jeune homme pour se préserver. Il y a donc bien une éducation au politique dans le traité d’éducation de Rousseau et qui commence bien avant l’exposé du Livre V. On pourrait déjà rapprocher la phrase qui ouvre Du Contrat social (« L’homme naît libre… ») de la mise en cause du maillot chez le nourrisson. On peut aussi évoquer certains points de l’Essai sur l’origine des langues lorsque Rousseau expose comment apprendre à bien parler aux enfants et déduire de là, qu’il ne destine pas Émile aux sociétés modernes dans lesquelles les langues ne « sont faites que pour le bourdonnement des Divans », mais à un monde nouveau et plus libre dont son œuvre serait l’annonciatrice ; ce serait pourtant aller un peu vite et oublier la lettre première des Solitaires dans laquelle son auteur expose combien vite, une fois à Paris et dans le monde, un « jargon de sentiment et de morale » remplaça chez lui les leçons apprises autrefois avec le gouverneur. Il est toutefois un âge pour s’initier à la politique tout comme il en est un pour apprendre à lire ou à travailler manuellement et Émile nous en donne la chronologie. L’enfant est amené à saisir la place qu’il occupe dans la société et les limites qu’impose la relation avec les autres, mais pas à n’importe quel âge. On ne trouve nullement chez Rousseau de leçons d’éducation civique comme celles que donnent les enseignants aujourd’hui dans les classes du primaire, en se plaçant de surcroît sous l’égide de Rousseau pour se conduire ainsi[11]. Émile découvre progressivement les lois sociales par l’expérience et les faits  : c’est la découverte vers sept-huit ans, au Livre II, de ce qui est bien et de ce qui est mal à travers des leçons adaptées à la compréhension de son âge et qui lui font comprendre que la nécessité est dans les choses et jamais dans le caprice des hommes ; c’est un peu plus loin l’histoire bien connue du jardinier Robert et du petit potager réalisé par le jeune enfant, histoire qui lui permet de découvrir les limites imposées par la propriété[12]. C’est au Livre III, alors que l’enfant a maintenant treize ans, la découverte qu’il doit tenir compte des autres et que tous les hommes sont solidaires :

 

« Un homme qui voudrait se regarder comme un être isolé, ne tenant du tout à rien et se suffisant à lui-même, ne pourrait être que misérable. Il lui serait même impossible de subsister ; car trouvant la terre entière couverte du tien et du mien, et n’ayant rien à lui que son corps, d’où tirerait-il son nécessaire ? En sortant de l’état de nature, nous forçons nos semblables d’en sortir aussi ; nul n’y peut demeurer malgré les autres, et ce serait réellement en sortir que d’y vouloir rester dans l’impossibilité d’y vivre. Car la première loi de la nature est le soin de se conserver » (OC IV, p. 467).

 

Émile n’est pas destiné à vivre seul et hors du monde. Il est bien de son époque, parmi les hommes de son temps, qu’il côtoie dans le village où il vit ou dans ses jeux avec les autres enfants. Il a ainsi « avant qu’il puisse être réellement membre actif de la société », quelques idées des relations sociales. Il est sociable parce qu’il vit en société et n’a guère besoin qu’un quelconque maître lui inflige des leçons de sociabilité ou de conduite citoyenne. Il est sociable, il n’a pas besoin de le devenir.

   Le problème quant à la politique est cependant plus complexe bien qu’il soit aussi progressif. Plusieurs scènes rendent compte en effet de cet apprentissage, scènes qui mériteraient d’être analysées minutieusement une après l’autre, mais aussi mises en rapport car elles exposent la manière dont Rousseau traite la question. Notons d’abord l’importance du jeu de Robinson Crusoé : c’est la première fois qu’Émile manifeste de l’enthousiasme, signe qu’il a une certaine maturité et a accès à des émotions plus personnelles au lieu de subir celles des adultes comme auparavant. Sa curiosité le porte alors vers autre chose que sa seule personne et Rousseau insiste sur le fait que le maître peut la diriger. Il rappelle également la scène du jardinier Robert quand il est question de l’échange entre les hommes et montre combien Émile, ayant grandi, voit maintenant les choses différemment. Plusieurs paragraphes traitent alors de l’égalité conventionnelle entre les hommes qui rend nécessaire le droit positif, c’est-à-dire les lois et les gouvernements, mais aussi l’usage de la monnaie. À douze-treize ans, l’enfant est plus apte à comprendre ces notions qu’à huit, quand il n’était sensible qu’à la destruction de son potager. Mais même à cet âge, la leçon doit être écourtée car « l’enfant ne connaît d’être humain que lui seul » et « ignore la place des autres », ne connaissant que la sienne (OC IV, p. 458). Le grand travail du maître à cet âge est « d’écarter de l’esprit de [l’]élève toutes les notions des relations sociales qui ne sont pas à sa portée » (OC IV, p. 456). Rousseau conseille :

 

« N’allez pas plus loin que cela et n’entrez point dans l’explication des effets moraux de cette institution. En toute chose il importe de bien exposer les usages avant de montrer les abus. Si vous prétendiez expliquer aux enfants comment les signes font négliger les choses, comment de la monnaie sont nées toutes les chimères de l’opinion, comment les pays riches d’argent doivent être pauvres de tout, vous traiteriez ces enfants non seulement en philosophes mais en hommes sages, et vous prétendriez leur faire entendre ce que peu de philosophes mêmes ont bien conçu » (OC IV, p. 462).

 

   L’épisode du banquet est un moment capital de cet âge. Rousseau explique que le gouverneur va avec Émile dans une maison opulente où il découvre « les apprêts d’un festin, beaucoup de monde, beaucoup de laquais, beaucoup de plats, un service élégant et fin ». Il montre tout ce qu’il y a d’éblouissant dans un tel spectacle pour un enfant, mais le gouverneur lui pose alors une question qui brise l’enchantement : « Par combien de mains estimeriez-vous bien qu’ait passé tout ce que vous voyez sur cette table avant que d’y arriver ? » S’il en avait l’âge, le choc serait équivalent chez l’enfant à celui reçu par Rousseau sur la route de Vincennes en lisant la question du Mercure. Le narrateur insiste sur la maturité soudaine de l’élève : « Tandis que les philosophes égayés par le vin, peut-être par leurs voisines, radotent et font les enfants, le voilà, lui, philosophant tout seul dans son coin » (OC IV, p. 463). Là encore, l’enseignement ne peut être complet et Rousseau met en garde le maître qui voudrait le pousser au-delà de la compréhension de cet âge. Pas question de faire de beaux discours, mais plutôt une visite auprès de quelques bonnes gens de la campagne, avec la promesse d’un bon bol de crème, qui permet à Émile d’intégrer concrètement la leçon et de saisir la différence et l’inégalité des conditions entre les hommes.

   À partir du Livre IV, Rousseau décrit une nouvelle orientation de l’éducation, complémentaire de la précédente, en plusieurs étapes qui prennent parfois l’allure d’une initiation à un monde dont l’enfant, devenu grand, doit maintenant connaître le sens et les codes. Une certaine approche de l’histoire a lieu à cet âge-là. Alors qu’à la fin du Livre III, « Émile n’a que des connaissances naturelles et purement physiques » et « ne sait pas même le nom de l’histoire ni de ce que c’est que métaphysique et morale » (OC IV, p. 487), il est initié maintenant, alors qu’il a une quinzaine d’années, aux études historiques. Il ne s’agit pas tant pour Rousseau de remplir l’esprit d’un jeune homme de faits, de dates ou de connaissances destinées à briller en société que de « mettre el cœur humain à sa portée sans risquer de gâter le sien » :

 

« Je voudrais lui montrer les hommes au loin, les lui montrer dans d’autres temps ou d’autres lieux, et de sorte qu’il pût voir la scène sans jamais y pouvoir agir. Voilà le moment de l’histoire : c’est par elle qu’il lira dans les cœurs sans les leçons de la philosophie ; c’est par elle qu’il les verra, simple spectateur, sans intérêt et sans passion, comme leur juge, non comme leur complice, ni comme leur accusateur » (OC IV, p. 526).

 

L’être humain étant un être social et corrompu, est menaçant. Un enfant ne peut voir la fourberie qu’il cache bien souvent ni comprendre les passions qui l’animent. À cette étape, la lecture de certains historiens et la découverte des vies particulières peuvent servir à al découverte du cœur humain et constituent donc une première marche pour aller vers autrui.

   La seconde étape de ce passage à l’âge adulte et de cette rencontre avec les autres qui en découle, est morale cette fois et elle est donnée par l’exposé de la profession de foi du Vicaire savoyard. Bien qu’elle s’adresse à un jeune homme et non pas à Émile, ce discours permet à Rousseau d’expliquer quelle place occupe l’individu dans le cosmos. Il est une ouverture vers un monde plus vaste, moins borné aux préoccupations enfantines et au moment présent. La morale qui en est le fondement, est accessible à cet âge-là et permet à l’enfant d’être équipé pour la rencontre avec les hommes Le discours du Vicaire est une préparation à ce qui va suivre et cette suite nécessite en effet prudence et explications entre le jeune homme et son maître, et entre Rousseau et son lecteur. Le renouvellement du pacte qui unit Emile et le gouverneur est nécessaire à la quête qui s’annonce et Rousseau en décrit minutieusement la complexité et les enjeux[13]. C’est un moment grave et important qui marque la frontière entre deux univers : celui où on avait affaire à un enfant et celui où on a affaire à un homme ; c’est celui où il va s’agir « de bien saisir l’usage du monde » (OC IV, p. 654). L’éducation qu’Émile a reçue est garante de la conduite à venir. Le gouverneur peut demander sans inquiétude s’il est un seul garçon sur la terre « mieux armé que le mien contre tout ce qui peut attaquer ses mœurs, ses sentiments, ses principes. S’il en est un plus en état de résister au torrent » (OC, p. 659).

   La rencontre avec la société est présentée sous la forme d’un voyage. Il s’agit de quitter le monde protégé de l’enfance et du village pour aller vers d’autres lieux et les Livres IV et V vont nous narrer le cheminement d’Émile d’un endroit à l’autre : des salons de Paris où il est introduit aux lupanars où son maître l’accompagne. Émile découvre le monde de sa caste sociale – celle des riches – et en analyse l’état et la médiocrité. Le Livre IV se termine sur le départ de la capitale en quête d’une aventure plus essentielle : celle de la femme qui formera avec Émile le couple parfait. J’ai conté ailleurs comment Rousseau retrouve dans le Livre V le ton des récits chevaleresques du Moyen Âge pour montrer comment le jeune homme est initié de façon quasi féerique à sa dame[14]. Je n’y reviendrai pas ici bien que chaque étape de la quête amoureuse s’intègre à cette éducation à la société que j’expose ici. Le franchissement des cercles que sont la forêt, le village et la maison de Sophie pour la rencontrer en son jardin ont valeur symbolique tout comme la pluie, la perte du chemin ou le repas au cours duquel Émile entend la voix de celle qu’il aime déjà et la reconnaît. La société est présente aussi fortement dans cette histoire d’amour et souvent, elle s’interpose entre les deux amants avec ses exigences, ses conventions et les douleurs qu’elle occasionne.

   Chacun des deux jeunes gens doit accueillir l’autre, être à lui seul la société où il s’avance. Émile doit comprendre qu’il ne peut s’installer chez Sophie sans la compromettre ; Sophie doit accepter qu’il travaille chez un menuisier et ne lui consacre pas son temps selon son bon plaisir. Des problèmes plus graves comme celui de l’inégalité des conditions sont soulevés. Émile doit accepter que Sophie ne veuille pas dépendre de lui ; il doit accepter sa coquetterie, tenir compte de sa fierté tout comme elle doit accepter de ne pas le modeler selon ses seuls désirs. La société apparaît de façon de plus en plus forte dans le récit, et toujours en tant qu’obstacle à surmonter et univers à craindre. Le paysan blessé que rencontrent un soir Émile et son gouverneur en se rendant chez Sophie en est un bel exemple. Il crée l’angoisse chez la jeune fille qui les attend et ne les voit pas venir. Il l’oblige à tenir compte du monde extérieur. Tous ces éléments romanesques ne sont pas placés dans le récit par pure fantaisie : ils ont valeur philosophique tout autant que les dissertations sur le goût ou les voyages qui s’insèrent à des moments bien précis et s’intègrent à la démonstration de Rousseau qui reste essentiellement philosophique.

   Le départ vers l’étranger qui amène l’exposé des thèses du Contrat social est l’étape initiatique la plus importante. Jusqu’alors, chaque obstacle a été surmonté et Rousseau a mis en scène les baisers et les étreintes qui ont marqué le rapprochement des deux amants, initiés l’un à l’autre, l’un par l’autre. Mais ni l’un ni l’autre, si riches de personnalité et si parfaits dans leur éducation soient-ils, ne peuvent prétendre à remplacer la société. Le jeune homme doit aller faire un tour de l’Europe et probablement du bassin méditerranéen et de l’Orient, selon la coutume du temps. Rousseau en profite donc pour rappeler théoriquement sa conception du politique, et il nous indique par la sorte une manière de lire Du Contrat social et de s’en servir. Émile reçoit le livre comme une clé lui permettant d’apprécier et de jauger les différents types de pouvoirs et de sociétés qu’il va rencontrer. Il peut comprendre leur fonctionnement et donc voir leurs défauts et la conséquence de ceux-ci à partir des éléments qu’offre la théorie de Rousseau. L’ouvrage n’apparaît d’ailleurs ici dans une version réduite  par rapport au livre que le philosophe publie en même temps qu’Émile et Yves Vargas s’étonne que Rousseau ne l’ait pas intégré intégralement à son récit. Il relève par ailleurs les différences entre les deux textes et voit une « orientation conservatrice » du Contrat social à Émile[15]. C’est ici que l’imbrication du roman et de l’exposé théorique a son sens. Rousseau présente une version du Contrat adapté au personnage qu’il a composé et dans lequel son lecteur, s’il n’est pas un philosophe, peut se glisser et s’identifier. Émile n’a en effet aucun besoin des derniers chapitres de l’ouvrage qui traitent des manières de ralentir la décadence de la Cité ou des moyens de maintenir la cohésion sociale comme le chapitre sur la religion civile. Pas besoin de celle-ci puisqu’il n’y a pas de Cité et qu’il ne sera pas un gouvernant: la profession de foi du Vicaire savoyard suffit. Émile n’a pas besoin non plus des éléments du Contrat sur le droit de révolte ou sur les possibilités de révision du pacte social puisqu’il vit dans la société très fortement structurée du faux contrat social, dans laquelle il n’a aucune prise à la réforme véritable et encore moins à la révolution. Toutes les différences entre les deux textes qu’a fort bien relevées Y. Vargas et auquel je renvoie le lecteur, prennent un sens si l’on envisage le personnage d’Émile dressé par Rousseau. Il a besoin de comprendre le fonctionnement des États et des sociétés, non pas pour s’y opposer et les renverser, mais pour trouver celui qui lui laissera de quoi mener une vie paisible et rustique. Les ajouts que Rousseau a fait dans ce dernier livre ont aussi leur sens, puisqu’ils montrent que l’homme vit dans une situation de droit avec ses concitoyens, mais non pas avec les autres peuples. Ils confirment qu’Émile ne se place pas au niveau d’une réflexion philosophique sur le droit, mais au niveau de son utilisation dans le cadre de la vie quotidienne et dans le monde régi par le faux contrat social, dans le cadre d’une situation donnée dont Émile offre ici un exemple. Rousseau agit avec son personnage pareillement qu’il avait agi avec les Corses et les Polonais venus lui demander une constitution pour leur peuple. La version du Contrat social contenue dans Émile est donc parfaitement adaptée au dessein de Rousseau, à l’intrigue romanesque et donc voulue par son auteur. Le roman et la philosophie sont ici totalement complémentaires.

   Du Contrat social est donc encore moins ici le brûlot révolutionnaire dénoncé par tant de commentateurs, ni le manuel qui permettrait aux gouvernants qui l’appliqueraient de mieux dominer les hommes et de les forcer à être libres. Il est un traité de fonctionnement, une explication claire du pouvoir légitime et des dérapages qui se produiront inévitablement, puisqu’il n’existe pas pour Rousseau de société parfaite ni d’État idéal. Même la Cité du Contrat social est destinée à la décadence et à la perversion : le temps où le bien public et le bien individuel coexistent est toujours limité et l’adhésion passionnée du souverain et du sujet finit toujours par rompre.

   Émile n’est donc pas destiné à être le citoyen d’une cité parfaite, ni même d’une cité imparfaite. La Cité n’existe pas plus au Livre V qu’au Livre I et Rousseau ne nous dit pas qu’il va dans tel ou tel pays où les hommes sont libres et maîtres d’eux : ces pays-là n’existent pas. L’homme est né libre, mais il est partout dans les fers. Émile  n’est ni un Romain ni un Spartiate, rien qu’un décadent fait pour une société décadente[16]. Mais cette lecture que propose le Livre V est-elle exclusive de toutes autres lectures ? Probablement pas, et en ce sens les révolutions que Du Contrat social a engendrées constituent la vie de l’ouvrage et l’étude de leur réception est riche d’enseignement et de compréhension du livre même de Rousseau. Les négliger comme le font généralement les philosophes, les pédagogues et les littéraires qui veulent s’en tenir au seul texte de Rousseau et rester le nez collé à tel mot ou tel concept, est aussi le signe d’une cécité et d’une limite de la critique. Par ailleurs, les applications du Contrat social que Rousseau a données avec le Projet de constitution pour la Corse et les Considérations sur le gouvernement de Pologne sont aussi des exemples de lectures. Avec Émile toutefois, Rousseau donne le modèle le plus généralement adapté aux sociétés du faux contrat social.

   De retour de leur périple, Émile et le gouverneur envisagent l’avenir et la place qu’ils auront parmi les hommes. Le second avait déjà posé le cadre de leurs recherches avant de partir :

 

« S’il est quelque moyen légitime et sûr de subsister sans intrigue, sans affaire, sans dépendance, c’est, j’en conviens, de vivre du travail de ses mains en cultivant sa propre terre ; mais où est l’Etat où l’on peut se dire : la terre que je foule est à moi ? Avant de choisir cette heureuse terre, assurez-vous bien d’y trouver la paix que vous cherchez ; gardez qu’un gouvernement violent, qu’une religion persécutante, que des mœurs perverses ne vous y viennent troubler. Mettez-vous à l’abri des impôts sans mesure qui dévoreraient le fruit de vos peines, des procès sans fin qui consumeraient votre fonds. Faites en sorte qu’en vivant justement vous n’ayez point à faire votre cour à des intendants, à leurs substituts, à des juges, à des prêtres, à de puissants voisins, à des fripons de toute espèce, toujours prêts à vous tourmenter si vous les négligez. Mettez-vous surtout à l’abri des vexations des grands et des riches » (OC IV, 835).

 

Se mettre à l’abri en toute connaissance de cause sur les avantages et les dangers qu’il y a à vivre dans tel ou tel pays, voilà à quoi était destinée la connaissance du mécanisme social et des autres nations. Y a-t-il place pour la citoyenneté à cette étape ? C’est ce que proclament avec force nombre de commentateurs qui oublient ici le choix entre l’homme et le citoyen formulé par Rousseau au Livre I. Rousseau n’évite pas la question et le gouverneur en fait état dans sa discussion avec le jeune homme :

 

« Si je te parlais des devoirs du Citoyen, tu me demanderais peut-être où est la patrie, et tu croirais m’avoir confondu. Tu te tromperais, pourtant, cher Émile, car qui n’a pas une patrie, a du moins un pays. Il y a toujours un gouvernement et des simulacres de lois sous lesquels il a vécu tranquille. Que le contrat social n’ait point été observé, qu’importe, si l’intérêt particulier l’a protégé comme aurait fait la volonté générale, si la violence publique l’a garanti des violences particulières, si le mal qu’il a vu faire lui a fait aimer ce qui était bien, et si nos institutions mêmes lui ont fait connaître et  haïr leurs propres iniquités ? Ô Émile ! est l’homme de bien qui ne doit rien à son pays ? Quel qu’il soit, il lui doit ce qu’il y a de plus précieux pour l’homme, la moralité de ses actions et l’amour de la vertu » (OC IV, p. 858).

 

C’est sur « l’homme de bien » que se termine ce discours et non pas sur le Citoyen. Rousseau expose d’ailleurs ici les mêmes doutes à l’égard de l’existence de ce dernier qu’auparavant. Émile n’a pas été éduqué à la sociabilité, mais à l’humanité selon le vœu formulé hautement par Rousseau : « Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir ; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n’est pas étranger à l’homme ». Rousseau qui, décidément, n’a pas l’art d’éviter les questions à la manière des philosophes à la langue de bois actuels, place également ces propos dans la bouche du gouverneur. Dans les toutes dernières pages de son livre, il évoque le bonheur qui attend le jeune couple :

  

« Il semble déjà renaître autour de l’habitation de Sophie ; vous ne ferez qu’achever ensemble ce que ses dignes parents ont commencé. Mais cher Émile, qu’une vie si douce ne te dégoûte pas des devoirs pénibles, si jamais ils te sont imposés : souviens-toi que les Romains passaient de la charrue au consulat. Si le prince ou l’État t’appelle au service de la patrie, quitte tout pour aller remplir, dans le poste qu’on t’assigne, l’honorable fonction de citoyen. Si cette fonction t’est onéreuse, il est un moyen honnête et sûr de t’en affranchir, c’est de la remplir avec assez d’intégrité pour qu’elle ne te soit pas longtemps laissée. Au reste, crains peu l’embarras d’une pareille charge ; tant qu’il y aura des hommes de ce siècle, ce n’est pas toi qu’on viendra chercher pour servir État. » (OC IV, p. 860).

 

Le gouverneur envisage bien là la possibilité d’un changement social et moral, encore plus que politique, mais s’il soulève l’espoir que le citoyen renaisse, la fin de son discours l’annule. Rousseau reste résolument pessimiste sur ce plan. La société du XVIIIe siècle, celle du faux contrat social en général, ne peut voir renaître le citoyen ni même le goût pour la chose et le bien publics. Le croire ou agir comme si l’on était dans la société du Contrat social est une duperie ou une illusion. Dans Les Confessions, Rousseau explique qu’à l’époque où il rédige Émile, en 1759, il apprit la mésaventure arrivée à M. de Silhouette, contrôleur général des finances, et lui écrivit une lettre d’hommage pour son administration et sa rigueur avec les financiers qui lui valurent d’être rapidement remercié (OC I, p. 531-532).

   S’il n’est pas un citoyen, Émile est un homme lucide. Son éducation lui a appris à observer et à porter des jugements justes et elle lui est utile à cette étape, où il va choisir le pays et le régime sous lequel il vivra. Le métier de menuisier qu’il a appris n’est pas destiné non plus à l’intégrer à une quelconque société ou à une corporation. Au contraire, le jeune homme ne l’a appris que comme un moyen d’être indépendant et de sortir de la difficulté dans le cas où sa position sociale serait bouleversée : Les Solitaires nous le montreront, errant et vagabond, libre parce que ne dépendant que de lui et de ses bras. Son savoir professionnel ne lui sert pas à rejoindre la communauté des hommes, mais à pouvoir la quitter et survivre parmi eux. Tout ce qu’Émile a appris du gouverneur est destiné à le rendre indépendant du sort et des hommes, selon l’idéal d’autarcie exposé dans maintes pages de l’œuvre de Rousseau et notamment avec l’exemple des Montagnons dans la Lettre à d’Alembert. L’homme ne vaut donc pas, chez Rousseau, par ce qui le rattache à ses semblables, mais par ce qui l’en sépare, voire l’en éloigne, et qui insiste sur le lien social dans les sociétés régies par le faux contrat social comme celle de l’Ancien Régime ou comme celles des temps où nous vivons, est le complice des oppresseurs et des structures mises en place pour asservir les individus de chair et d’os. Il méconnaît totalement le sens du discours politique de Rousseau qui est toujours d’autonomie et de création et non pas d’appartenance et de soumission, fût-ce à la loi la plus parfaite. Émile est donc un bon exemple de la conduite à suivre dans le monde corrompu et aliénant : il ne participe pas ; il n’est pas un citoyen ; il ressemble à l’anarque tel que l’a peint Ernst Jünger dans son roman Eumeswil : un homme qui vit dans les sociétés aliénées et oppressives, qui se met à l’abri autant que possible, qui reste en dehors des courants qui conduisent les troupeaux. Il reste sceptique quant aux enthousiasmes créés par les sociétés et les gouvernants, qu’ils soient citoyens ou démocratiques, bien pensants ou hostiles à un quelconque groupe social[17]. Il est « résolu à ne [se] laisser captiver par rien, à ne rien prendre au sérieux, en dernière analyse… non, certes, à la manière des nihilistes, mais plutôt en enfant perdu qui, dans le no man’s land d’entre les lignes des marées, ouvre l’œil et l’oreille »[18].

 

 

 

Tanguy L’Aminot

                                                                                                                                                                                                                                                  CNRS-Paris Sorbonne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                              



[1] Citons par exemple François Jacob qui écrit : « Qualifier Rousseau de musicien peut déjà surprendre. Mais que l’on place la musique au cœur des activités du citoyen de Genève, voilà qui, pour rester dans le ton, passe la mesure ! Pourtant, la musique occupe une place prépondérante dans la vie et l’œuvre de Jean-Jacques » (« De la musique avant toute chose » dans J.-J. Rousseau. Le sentiment et la pensée, sous la direction d’Yves Mirodatos, Grenoble, Glénat, 2012, p. 63).

[2] . F. Vial, La doctrine d’éducation de J.-J. Rousseau, Paris, Delagrave, 1920, p 57.

[3] . M. Soëtard, « Former l’homme ou former le citoyen », Impacts. Revue de l’Université catholique de l’Ouest, n° 1-2, 15 juin 1990, p. 214.

[4]B. de Négroni, « Éducation privée et éducation publique : la politique du précepteur et la pédagogie du législateur » dans Rousseau, l’Émile et la Révolution française, publié par Robert Thiéry, Paris, Universitas, 1992, p. 120.

[5] H. Khadhar, « L’éducation politique dans l’Émile » dans Rousseau, l’Émile et la Révolution française, publié par Robert Thiéry, Paris, Universitas, 1992, p. 139-140.

[6] F. Guénard, « Devenir sociable, devenir citoyen. Émile dans le monde », Archives de philosophie, 72, 2009-1, p. 12.

[7] T. Todorov, Frêle bonheur. Essai sur Rousseau, Paris, Hachette, 1985, p.  86.

[8] D. Faïck, J.-J. Rousseau. La cité et les choses, Toulouse, Privat, 2012, p. 89 et 219.

[9] J.T. Scott, « Émile et les principes du droit politique : le précis partiel du Contrat social et la double visée de la théorie politique de Rousseau » dans J.-J. Rousseau en 2012. Puisqu’enfin mon nom doit vivre, édité par Michael O’Dea. Oxford, Voltaire Foundation, 2012,  p. 149.

[10] Du Contrat social, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, t.  III, p. 360. Les références à l’œuvre de Rousseau et à Émile particulièrement sont faites à partir de cette édition.

[11]Le tricentenaire de 2012 est l’occasion, en France, pour le Conseil général de l’Oise et la société Ludago, d’éditer un dossier intitulé « J.-J. Rousseau à l’école » destiné aux enseignants de cycle 3, c’est-à-dire aux élèves de cour élémentaire 2 et de cours moyens 1 et 2, soit des enfants de 8 à 10 ans. Ce dossier composé de six fiches, en comporte deux sur la botanique qui seront l’objet de recherches ludiques et récréatives, mais aussi quatre sur l’histoire et l’instruction civique car l’on veut apprendre à l’enfant à philosopher ou à « réfléchir dans sa tête », comme il est dit. Cela est présenté comme un hommage à Rousseau alors qu’on est là à l’opposé de ce qu’il écrit sur l’apprentissage de l’histoire, la répétition de mots vides de sens à un certain âge et le besoin de l’enfant de 8-10 ans de s’ébattre hors des classes. Les questions posées à la fin de chaque fiche témoignent par ailleurs du conditionnement politique et social auquel l’école soumet les individus dès leur jeune âge, en ces temps de conformisme et de soumission à l’autorité : « faut-il un chef ? » (fiche 1), « pourquoi faut-il obéir ? » (fiche 5). Rien là de l’esprit libertaire de Rousseau, mais seulement le souci de rendre docile à la loi, quelle qu’elle soit, les individus présents et à venir.

Un autre exemple de cette trahison de la pensée de Rousseau par les institutions modernes est celui de l’animation proposée aussi dans le cadre du tricentenaire par le ministère de la Culture et de la Francophonie et placé également sous l’égide du philosophe ; « Dis-moi dix mots qui te racontent », dans laquelle on propose aux enfants de parler de l’âme, de l’histoire, du rêve et de la nature, oubliant que Rousseau a condamné ce vain babillage hors de portée des tout-petits dans de nombreuses pages d’Émile. La culture est animation et le tricentenaire juste un prétexte à animer, dans lequel les célébrants oublient vite le célébré qu’ils n’ont jamais lu.

[12] OC IV, p. 319 et 330-332.

[13] Voir OC IV,  p. 648-654.

[14] .Voir T. L’Aminot, « La fée et l’initiatrice : Sophie », Études J.-J. Rousseau, 9, 1997, p. 113-139.

[15]Y. Vargas, Introduction à l’Émile de Rousseau, Paris, Puf, 1995, p. 264. Sur toute cette question des différences entre les deux livres, voir son excellente analyse p. 251-265.

[16]Sur ce point, voir T. L’Aminot, « Émile, un décadent au sein de la décadence », Études sur le XVIIIe siècle, 34, 2006, p. 41-47.

[17]Voir T. L’Aminor, « Max Stirner et Rousseau dans Eumeswil de Ernst Jünger » dans Rousseau et l’Allemagne édité par Reinhard Bach, T. L’Aminot et Catherine Labro, Montmorency, Siam-JJR, 2010.

[18]Ernst Jünger, Eumeswil, Paris, Folio, 1998, p. 119. La position de l’anarque est plus complexe qu’il n’y paraît. Le narrateur d’Eumeswil déclare qu’il a beau être convaincu de l’imperfection et de la vanité de tout effort, dans un monde « où toutes les grandes idées se sont usées à force d’être ressassées » et où elles ne feraient plus lever le petit doigt à personne,  il n’est pas conservateur à la manière de Chateaubriand. S’’il considère avec humour ses palabres professorales « devant un auditoire qui ne mord  plus qu’aux appâts les plus triviaux du jour qui passe », il garde l’apparence du sérieux : « Je prends donc au sérieux mes affaires au sein de l’ensemble qui me répugne par sa médiocrité. L’important, en tout cela, c’est que ce refus s’adresse justement à l’ensemble, sans y occuper une position conservatrice, ou réactionnaire, ou libérale, ou ironique, ou qu’on puisse de quelque manière définir socialement. Il faut se tenir à l’écart des changements de couches dirigeantes au sein de la guerre civile, avec ses contraintes de plus en plus rigoureuses. Sous ces réserves, je puis en effet prendre au sérieux ce que je fais ici. Je sais que le sous-sol est en mouvement continu, si l’on veut, lors d’un glissement de terrain ou d’une avalanche – et c’est ce qui fait que les relations réciproques restent, dans leurs détails, constantes. Je vis obliquement sur un plan oblique. Les distances entre êtres humains ne se modifient pas. Je les perçois même plus nettement, sur ce bord peu sûr. Leur position, si près de l’abîme, provoque aussi ma sympathie » (p. 137-138).