En Occident, les pilotes kamikazes sont présentés comme l’archétype du fanatisme. Au Japon, ils incarnent un idéal patriotique. Emiko Ohnuki-Tierney s’est penchée sur leurs écrits.
Dans votre dernier livre, Kamikaze Diaries, vous citez et commentez les carnets intimes et correspondances des tokkôtai (pilotes kamikazes durant la Seconde Guerre mondiale). Que nous apprennent ces documents ?
Ces pilotes, parmi les soldats japonais qui périrent dans la guerre, étaient des étudiants, généralement âgés de 16 à 20 ans et issus des meilleures universités. Le gouvernement militaire les força à passer leurs diplômes avant le terme de leurs études afin de les enrôler. Ils avaient vécu au contact intime des pensées occidentales. L’entrée aux grandes écoles, qu’ils avaient réussie, impliquait la maîtrise du latin et de deux langues étrangères vivantes. Dans leurs écrits, ils citent en détail des milliers d’ouvrages occidentaux. Philosophie, littérature, histoire…, ils ont tout lu, de Platon à Jean-Jacques Rousseau, de Romain Rolland à Thomas Mann, de Friedrich Nietzsche à Sören Kierkegaard…
S’ils étaient familiers de ces auteurs, ils connaissaient des concepts comme le libre arbitre, le choix individuel. Pourquoi ces jeunes gens acceptèrent-ils leur mort programmée ?
Nous étions dans une période où les opposants politiques étaient emprisonnés et torturés à mort. Il est déjà stupéfiant de lire ces carnets emplis de doutes sur la légitimité du gouvernement. Ces adolescents spéculaient sur les droits de l’homme, la liberté, etc. Le plus impressionnant reste qu’ils se sont tous confrontés à la question du sens à donner à leur existence. Ils savaient la défaite certaine, mais ils étaient idéalistes. Ils estimaient que le Japon comme l’Occident étaient corrompus par le matérialisme, l’égoïsme, le capitalisme, la modernité. Ils étaient en quête d’un nouveau Japon, qui devait renaître des cendres de sa destruction, et ils acceptèrent leur mort comme pouvant permettre cette renaissance. L’un d’entre eux, Hayashi Tadao, écrivit ainsi que « mourir aujourd’hui est une obligation imposée par l’Histoire ».
De son côté, l’État les sacrifia dans une dernière bouffée d’irrationalité. Il envoya sa future élite à une mort insensée, en inventant les opérations « kamikaze » au moment même où la défaite était devenue inéluctable.
Que pensez-vous des analogies dressées entre les kamikazes japonais de la Seconde Guerre mondiale et ceux qui perpétuent aujourd’hui des attentats suicide ?
Les pilotes tokkôtai étaient fondamentalement différents des kamikazes contemporains. Ils étaient membres des forces armées d’un État-nation en guerre. Leur engagement n’était pas de l’ordre de la démarche volontaire. Leurs cibles étaient exclusivement militaires. Si analogie on peut faire, elle est avec ces soldats de la Première Guerre mondiale que l’on obligea à charger l’ennemi dans ses tranchées sous un déluge de feu, vers une mort quasi certaine.
E. Ohnuki-Tierney, Kamikaze Diaries: Reflections of Japanese student soldiers, University of Chicago Press, 2006.
Emiko Ohnuki-Tierney
Anthropologue à l’université du Wisconsin, États-Unis, auteure notamment de Kamikaze, Cherry Blossoms, and Nationalisms: The militarization of aesthetics in Japanese history, University of Chicago Press, 2002.