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Pourquoi Rousseau n’a-t-il pas tenu de journal ? *
La question peut sembler bizarre, mais, dès qu’on y réfléchit, on voit qu’il y a matière
à s’étonner, ou du moins à méditer. Rousseau a pratiqué toutes les formes autobiographiques
connues à son époque : le récit de vie ( Confessions ), l’autoportrait ( Lettres à M. de
Malesherbes ) et, bien sûr, la correspondance ; d’autre part il a innové en s’essayant à de
nouvelles formes : le dialogue fictif ( Rousseau juge de Jean-Jacques ), la rêverie ( Les Rêveries
du promeneur solitaire ). Toutes les formes, sauf le journal. C’est d’autant plus paradoxal que
les historiens du journal, comme Alain Girard ou Pierre Pachet, ont fait de lui, à juste titre, un
précurseur, sinon du journal intime, du moins de l’expression de l’intime, dont il a
effectivement donné, à deux reprises, une sorte de programme 1 .
Le premier programme figure dans le Livre IX des Confessions : c’est le projet d’un
livre intitulé La Morale sensitive , ou Le Matérialisme du Sage 2 . Par observation sur lui-même
et sur autrui, Rousseau y aurait mis en évidence comment les facteurs physiques (climats,
saisons, sons, couleurs, obscurité, lumière, éléments, aliments, bruit, silence, mouvement,
repos) agissent sur nos sentiments, et comment, en agissant à notre tour sur ces facteurs, nous
pourrions mieux gouverner notre âme. Mais à aucun moment il ne mentionne comme
méthode d’observation la tenue d’un journal. Alain Girard le remarque, c’est Maine de Biran
qui, dans les premières feuilles de son journal (25 décembre 1794), suggérera d’utiliser, pour
réaliser ce projet, la forme du journal 3 .
En revanche la première Promenade des Rêveries peut donner l’impression d’un tel
programme, et le mot « journal » y figure en bonne place.
Je consacre mes derniers jours à m’étudier moi-même et à préparer d’avance le compte
que je ne tarderai pas à rendre de moi. Livrons-nous tout entier à la douceur de converser avec
mon âme puisqu’elle est la seule que les hommes ne puissent m’ôter. Si à force de réfléchir
sur mes dispositions intérieures je parviens à les mettre en meilleur ordre et à corriger le mal
qui peut y rester mes méditations ne seront pas entièrement inutiles, et quoique je ne sois plus
bon à rien sur la terre, je n’aurai pas tout à fait perdu mes derniers jours. Les loisirs de mes
promenades quotidiennes ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont j’ai
regret d’avoir perdu le souvenir. Je fixerai par l’écriture celles qui pourront me venir encore ;
chaque fois que je les relirai m’enr endral aj ouissance. J’oublierai mes malheurs, mes
persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix qu’avait mérité mon coeur.
Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries. Il y sera
beaucoup question de moi parce qu’un solitaire qui réfléchit s’occupe nécessairement
beaucoup de lui-même. Du reste toutes les idées étrangères qui me passent par la tête en me
promenant y trouveront également leur place. Je dirai ce que j’ai pensé tout comme il m’est
venu et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d’ordinaire avec celles du
lendemain. Mais il en résultera toujours une nouvelle connaissance de mon naturel et de mon
humeur par celle des sentiments et des pensées dont mon esprit fait sa pâture journalière dans
étrange état où je suis. Ces feuilles peuvent donc être regardées comme un appendice de mes
Confessions , mais je ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien à dire qui puisse le
mériter. [p. 999-1000]
* Inédit
1 Alain Girard, Le Journal intime , Paris, P.U.F., 1963, p. 44-48 ; Pierre Pachet, Les Baromètres de l’âme.
Naissance du journal intime , Paris, Hachette littératures, Pluriel, 2001, p. 62.
2 P. 409. Toutes les références renverront ici à Confessions. Autres textes autobiographiques , Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1959. L’orthographe de Rousseau a été modernisée.
3 Alain Girard, op. cit., p. 160-162.
 
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Une situation si singulière mérite assurément d’être examinée et décrite, et c’est à cet
examen que je consacre mes derniers loisirs. Pour le faire avec succès, il y faudrait procéder
avec ordre et méthode : mais je suis incapable de ce travail et même il m’écarterait de mon but
qui est de me rendre compte des modifications de mon âme et de leurs successions. Je ferai sur
moi-même à quelque égard les opérations que font les physiciens sur l’air pour en connaître
l’état journalier. J’appliquerai le baromètre à mon âme, et ces opérations bien dirigées et
longtemps répétées me pourraient fournir des résultats aussi sûrs que les leurs. Mais je
n’étends pas jusque-là mon entreprise. Je me contenterai de tenir le registre des opérations
sans chercher à les réduire en système. Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec
un but tout contraire au sien : car il n’écrivait ses essais que pour les autres, et je n’écris mes
rêveries que pour moi. [p. 1001]
Je laisserai de côté ici ce qui touche à l’objet de l’observation (l’intime), aux fonctions
de l’écriture (introspection et mémoire) et à sa destination (pour soi seul) : ces trois points
correspondent parfaitement au programme de ce qu’on appellera plus tard « journal intime ».
Je m’attacherai à ce qui est dit de la forme de l’écriture, c’est-à-dire à la revendication de
l’ informe . « Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries ». Il se
trouve que le journal a une forme bien précise : c’est une série de notes datées . La référence
au journal, qui s’affiche ici comme littérale (« proprement »), est donc… impropre, c’est-à-
dire métaphorique. Et, une fois le thème donné, les variations arrivent, construisant dans le
paragraphe suivant une double métaphore filée : l’écriture des Rêveries est comparée à celle
d’un journal, puis toutes deux, à leur tour, aux opérations des physiciens avec le baromètre.
On pourrait finir par oublier qu’il s’agit d’une métaphore et que rien dans les Rêveries
ne correspond au protocole ordinaire d’un journal : aucune série d’énonciations datées. On
n’y trouve, dans le texte même, que deux dates, l’une situant un événement raconté (l’accident
du jeudi 24 octobre 1776, p. 1003), l’autre, la seule renvoyant à l’énonciation, au début de ce
qui devait être la dixième Promenade : « Aujourd’hui jour de Pâques fleuries il y a
précisément cinquante ans de ma première connaissance avec Mad e de Warens » (p. 1098).
Les Rêveries fonctionnent évidemment en sens opposé. Rousseau annonce : « Je me
contenterai de tenir le registre des opérations sans chercher à les réduire en système » – or il
n’y a dans les Rêveries aucun « registre » et tout y est organisé. À partir d’expériences tirées
de la vie quotidienne présente ou passée, chaque Rêverie est construite comme une
méditation, comme un poème ou selon d’autres combinaisons originales, mais qui toutes
impliquent ce que le journal exclut : la composition et la clôture. Ce que Rousseau désigne et
excuse (ou revendique !) par le mot « informe », ce n’est pas l’absence, mais la liberté de
composition. La stratégie est la même que dans le préambule des Confessions (manuscrit de
Neufchâtel, p. 1154) où il assume sa liberté de ton sous le nom de « bigarrure ». Ces
références à la liberté et à la variété, qui chez Rousseau renvoient à sa prose
autobiographique, non au journal qu’il n’a jamais pratiqué, seront, dans la suite de la tradition
critique, souvent appliquées au journal dans une intention valorisante, le sauvant du reproche
inverse, parfois mérité, de répétition et de rabâchage.
Cette métaphore fascinante tourne donc autour d’un objet virtuel dont elle crée le
fantôme. Les Rêveries existent (nous les lisons), les observations barométriques existent ; en
revanche, à l’époque où Rousseau écrit, un journal qui aurait la fonction intime des Rêveries
et la forme chronologique d’un relevé de baromètre n’existe pas – du moins il n’y en a pas
encore d’exemple connu. La preuve en est que lorsqu’il cherche à cautionner son entreprise en
se référant à un modèle prestigieux, Rousseau est obligé de se rabattre, si je puis dire, sur les
Essais de Montaigne, qui ne sont pas plus un journal que les Rêveries. Ce passage
remarquable fonctionne donc comme de la science-fiction – disons : de la littérature-fiction,
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inventant un genre qui n’existe pas encore, en France du moins, dont il dessine la forme en
creux, et auquel il donne indirectement (et peut-être impertinemment !) ses lettres de noblesse.
Ne nous plaignons point, bien sûr, que Rousseau n’ait pas écrit ce journal
barométrique, qui nous aurait privés des Rêveries ! Mais on peut s’interroger sur ce que cette
« tâche aveugle » dit des rapports qu’il entretient avec le temps et l’écriture – avec l’écriture
du temps.
Une seule fois, dans les Confessions , il exprime le regret de n’avoir pas tenu de
journaux dans sa jeunesse. Mais que regrette-t-il exactement ?
La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j’ai perdu la mémoire est
de n’avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant
vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai faits seul et à pied. La marche a
quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en
place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne,
la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne
en marchant, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance,
de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me jette en quelque sorte
dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré sans
gêne et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière ; mon cœur errant d’objet en
objet s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure d’images charmantes, s’enivre de
sentiments délicieux. Si pour les fixer je m’amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur
de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d’expression je leur donne ! On a, dit-
on, trouvé tout cela dans mes ouvrages, quoiqu’écrits vers le déclin de mes ans. O si l’on eût
vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j’ai faits durant mes voyages, ceux que j’ai
composés et que je n’ai jamais écrits… pourquoi, direz-vous, ne les pas écrire ? et pourquoi
les écrire, vous répondrai-je ; Pourquoi m’ôter le charme actuel de la jouissance pour dire à
d’autres que j’avais joui ? Que m’importaient des lecteurs, un public et toute la terre, tandis
que je planais dans le ciel ? D’ailleurs portais-je avec moi du papier, des plumes ? Si j’avais
pensé à tout cela rien ne serait venu. Je ne prévoyais pas que j’aurais des idées ; elles viennent
quand il leur plaît, non quand il me plaît. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule,
elles m’accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes par jour n’auraient pas suffi.
Où prendre du temps pour les écrire ? En arrivant je ne songeais qu’à bien dîner. En partant, je
ne songeais qu’à bien marcher. Je sentais qu’un nouveau paradis m’attendait à la porte ; je ne
songeais qu’à l’aller chercher. [p. 162-163]
Contrairement à ce qu’on a cru comprendre au début, il est clair que ce qu’il regrette,
ou dit regretter, ce ne sont moins les journaux précis qu’il aurait pu tenir de ses voyages eux-
mêmes, que les œuvres qui auraient pu naître de ses rêveries, et l’euphorie de leur création. Et
ce sont des regrets d’homme de lettres autant que d’homme tout court. Au jeune homme, il
attribue l’insouciance de celui qui ne pense encore nullement à se faire auteur. « Pourquoi
m’ôter le charme actuel de la jouissance pour dire à d’autres que j’avais joui ? ». Il ne pense
même pas ici à lui reprocher l’imprévoyance intime, de n’avoir point ménagé à sa mémoire,
par l’écriture, des retours heureux. C’est seulement à l’âge mûr qu’il accèdera à cette
prudence, à cette économie qui consiste à préparer par l’écriture une rétrospection qui
multiplie le bonheur : « Chaque fois que je les relirai m’en rendra la jouissance », dit-il de ses
« contemplations » dans les Rêveries . On lit aussi, dans les fragments non datés de L’Art de
jouir : « En me disant, j’ai joui, je jouis encore ».
Jouir : chaque fois que Rousseau touche, de loin, à l’idée d’un journal, c’est pour en
donner une version ou bien neutre (l’observation des facteurs physiques de notre vie sensible)
ou carrément positive : on est sur le versant tonique de l’écriture, jamais du côté de la plainte.
Jamais bien sûr il n’attribue au journal, tout simplement, la valeur documentaire qu’il avait
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alors : pas question de se faire témoin de son époque (l’histoire collective n’est qu’un fantôme
dans les Confessions ), mais pas question non plus de noter au jour le jour l’histoire de ses
malheurs personnels, d’archiver les preuves du complot. S’il fait le geste d’accumuler des
traces à charge contre ses ennemis, ce sera par le biais (ordinaire au XVIII e siècle) d’un
« copie-lettres ». Quand il rêve journal, Rousseau pense donc à une écriture élaborée, qui
s’adresserait à son moi futur avec le même soin qu’à un lecteur, et reflèterait des moments
intenses de méditation ou d’imagination.
Quelle place le journal tient-il dans le reste de son œuvre ? Quasiment nulle. Dans la
Nouvelle Héloïse , on voit Claire conseiller à Julie, pour se garantir de toute infidélité, de tenir
un journal qu’elle montrera à son mari à son retour – fonction préventive du journal inventée
au IV e siècle par saint Ambroise (IV e Partie, lettre 13) ; et plus loin, la même Claire note,
comme signe de la culture des classes populaires à Genève, qu’elle y a entendu deux filles
d’artisans parler de tenir leur journal (VI e Partie, lettre 5). Mais c’est dans l’ Émile surtout
qu’on aurait pu s’attendre à voir apparaître le journal comme pratique pédagogique, aussi bien
du côté du maître que de l’élève : or il n’en est jamais question. Ce n’est donc pas chez
Rousseau que Madame de Genlis ou Rosalie Jullien puiseront leur inspiration, quand elles
tiendront un journal de l’éducation de leurs enfants en le leur faisant lire. Même remarque
pour les philanthropinistes allemands, Villaume ou Weisse, lorsqu’ils feront tenir par leurs
élèves des journaux qu’ils surveillent 4 . Rousseau n’y a jamais pensé, de près ni de loin. Ces
éducations « à la Jean-Jacques », sur ce point précis du moins, ne viennent pas de lui.
A-t-il lui-même pratiqué le journal ? Dans les Rêveries , nous croisons de nouveau le
journal comme métaphore, lorsqu’il nous dit que son herbier, parce qu’il lui rappelle les
temps et lieux où il cueillit les plantes, est pour lui un « journal d’herborisation » (Septième
Promenade, p. 1073). Mais un vrai journal ? L’édition de la Pléiade publie quelques lignes
retrouvées sur un petit carnet, une liste d’étapes qu’il dressa en 1754 lors du merveilleux
voyage de six jours qu’il fit en bateau autour du Lac Léman, périple qui lui inspira plus tard le
décor de la Nouvelle Héloïse . On remarquera l’éclat de lyrisme qui vient, en son milieu,
illuminer la liste.
Le dimanche dîné sur l’herbe auprès d’Hermance.
Coucher au château de Coudrée.
Le lundi, dîner sur l’herbe auprès de Ripailles.
Couché à Meilleraie.
Mardi, couché à Bex.
Dîné à Pisse-Vache.
Couché à Saint-Maurice.
Dîné à Aigle.
Repas frugal de l’hospitalité.
N’y a-t-il pas quelque chose d’Homère digne de mon voyage ?
Le mardi, dîné à Villeneuve.
Couché à Vevai.
Le mercredi, dîné à Cuilli.
Couché à Lauzanne.
Le jeudi, dîné et couché à Morges.
Le vendredi, dîné à Nion et couché aux Eaux-Vives. [p. 1178]
4 Voir « Journal d’éducation, éducation par le journal », chapitre à venir. Voir aussi Gilbert Py, Rousseau et les
éducateurs. Étude sur la fortune des idées pédagogiques de Jean-Jacques Rousseau en France et en Europe au
XVIII e siècle , Londres, Voltaire Foundation, 1997 ( Studies on Voltaire and the Eighteenth Century , n° 356).
 
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Quand on se reporte à la source, on s’aperçoit que l’éditeur de la Pléiade a isolé et
soudé des notes éparses sur un « livret » qui servait à Rousseau, en même temps et surtout, de
cahier de brouillons pour des textes en cours d’élaboration. Ce « livret » de plus de soixante
pages, que notre éditeur n’a pu avoir entre les mains, il le cite d’après les extraits désordonnés
qu’en donna en 1824 le duc de La Rochefoucauld-Liancourt dans son édition des Mémoires
de Condorcet. Sauvé par le hasard, il s’agit d’un de ces innombrables « livrets blancs »,
remplis au crayon, qu’emportait Rousseau dans ses promenades pour y écrire et penser à son
aise « sub dio » (p. 404). Un moment de bonheur a souhaité s’y fixer : c’est un effluve de
journal au milieu d’un océan de laborieux brouillons. Du dimanche au vendredi, la date y est
réduite au minimum. C’est par d’autres sources que nous savons qu’il s’agit des 22 à 27
septembre 1754. Quant aux cartes à jouer sur lesquelles Rousseau esquissa le projet des
Rêveries , elles ne portent aucune date et d’ailleurs ne « racontent » presque rien.
On ne peut s’empêcher de penser au contraste entre ces « livrets blancs » de Rousseau,
où rien n’est daté, et où s’essaie une pensée qui se reprend et se développe, et les « carnets »
tenus quelques années plus tard par Joseph Joubert, où la pensée s’arrête vite pour se fixer
dans des formulations lapidaires soigneusement datées 5 .
Rousseau a sans doute autant de mal avec le journal qu’avec les lettres. Comme celles-
ci sont indispensables à la vie sociale, il a dû surmonter sa maladresse. Mais dans la vie
intime, pourquoi se forcerait-il ? Quand il dresse son portrait au Livre III des Confessions , il
insiste sur son incapacité à écrire simplement, du premier jet, et ce qu’il dit de son inaptitude
à la correspondance fait comprendre qu’il soit resté à l’écart de tout journal.
Je n’ai jamais pu rien faire la plume à la main vis-à-vis d’une table et de mon papier.
C’est à la promenade au milieu des rochers et des bois, c’est la nuit dans mon lit et durant mes
insomnies que j’écris dans mon cerveau, l’on peut juger avec quelle lenteur, surtout pour un
homme absolument dépourvu de mémoire verbale, et qui de la vie n’a pu retenir six vers par
cœur. Il y a telle de mes périodes que j’ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma tête
avant qu’elle fût en état d’être mise sur le papier. De là vient encore que je réussis mieux aux
ouvrages qui demandent du travail, qu’à ceux qui veulent être faits avec une certaine légèreté,
comme les lettres ; genre dont je n’ai jamais pu prendre le ton, et dont l’occupation me met au
supplice. Je n’écris point de lettres sur les moindres sujets qui ne me coûtent des heures de
fatigue, ou si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni commencer ni finir, ma lettre
est un long et confus verbiage ; à peine m’entend-on quand on la lit. [p. 114].
L’embarras devant les écritures rapides et immédiates se double d’un autre trait de
caractère peu favorable à la pratique du journal : le dégoût de la contrainte, le goût de la
liberté – même si on le voit à plusieurs reprises s’organiser pour bien « distribuer » son temps.
On sourit en lisant le portrait qu’il a dressé, au Livre VII des Confessions , de son ami Altuna,
et l’on soupçonnerait presque celui-ci, si l’on n’était alors au milieu du XVIII e siècle, d’avoir
pratiqué le Biomètre ou mémorial horaire de Marc-Antoine Jullien (1813) :
Il est incroyable qu’on puisse associer autant d’élévation d’âme avec un esprit de
détail porté jusqu’à la minutie. Il partageait et fixait d’avance l’emploi de sa journée par
heures, quarts d’heure et minutes, et suivait cette distribution avec un tel scrupule que si
l’heure eût sonné tandis qu’il lisait sa phrase, il eût fermé le livre sans achever. De toutes ces
mesures de temps ainsi rompues, il y en avait pour telle étude, il y en avait pour telle autre ; il
y en avait pour la réflexion, pour la conversation, pour l’office, pour Locke, pour le rosaire,
pour les visites, pour la musique, pour la peinture ; et il n’y avait ni plaisir ni tentation qui pût
5 Joseph Joubert, Carnets , textes recueillis sur les manuscrits autographes par André Beaunier, Gallimard,
2 volumes, 1994 ; voir aussi l’édition diplomatique de quatre des quelque deux cents carnets de Joseph Joubert :
4 Carnets , édition établie par David Kinloch et Philippe Mangeot, Londres, Institute of Romance Studies, 1996.
 
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intervertir cet ordre. Un devoir à remplir seul l’aurait pu. Quand il me faisait la liste de ses
distributions pour que je m’y conformasse, je commençais par rire, et je finissais par pleurer
d’admiration. [p. 328-329]
Sans doute Rousseau exagère-t-il un peu, comme chaque fois qu’il fait le portrait
taquin d’une personne qu’il affectionne (par exemple le juge Simon au Livre IV des
Confessions ). Pour nous, soyons plus raisonnables qu’Altuna : n’attendons point de Rousseau
qu’il se conforme à un modèle de « journal intime » auquel il a seulement rêvé, et dont il a su
esquisser de manière prophétique certains contours. Et cessons de faire de la génétique
l’envers : c’est bien assez d’avoir à expliquer tout ce que Rousseau a composé sans charger la
barque de tout ce qu’il n’a pas écrit.
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