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L'image de la Suisse au Japon

 

En septembre 1867, une première délégation officielle nippone visita la Suisse sous la conduite d'Akitake Tokugawa. Dans son journal (1870), Ei'ichi Shibusawa, secrétaire du chef de la mission, se dit impressionné par la beauté des paysages, par les villes de Bâle, Berne et Genève, ainsi que par l'armée de milice. Une deuxième délégation, dirigée par Tomomi Iwakura, suivit en 1873; elle offrit au public japonais, grâce au journal de Kunitake Kume (1878), un rapport circonstancié sur la géographie de la Suisse, son histoire, son système politique, son industrie, ses techniques et son système éducatif. L'ouvrage de Johann Caspar Bluntschli Allgemeines Staatsrecht, traduit en 1870 par Hiroyuki Katô et lu en présence de l'empereur, influença la Constitution du Meiji de 1889, moins cependant que la conception autoritaire de l'Etat représentée par le juriste bavarois Karl Rösler, qui était alors conseiller du Ministère nippon des affaires étrangères. La pensée de Johann Heinrich Pestalozzi fut propagée par Hideo Takamine et l'Américain Marion M. Scott, professeurs à la première école normale nationale, à Tokyo. Après la Première Guerre mondiale, elle fut supplantée par la pédagogie de Johann Friedrich Herbart, mais Osada Arata relança la réflexion sur Pestalozzi (Société japonaise de recherche sur Pestalozzi et Froebel, fondée en 1982). Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau fut traduit en japonais en 1877 par Toku Hattori.

Le Japon adhéra à la convention de Genève en 1886; l'année suivante, l'organisation d'entraide nippone Haku'aisha (fondée en 1877) se restructura sur le modèle de la Croix-Rouge. Après 1945, la Suisse devint, dans la conscience nippone, un symbole de la tradition humanitaire, du fait que le CICR prit en charge des prisonniers de guerre et de droit commun en détention préventive chez les alliés. Des ouvrages des théologiens protestants Jean Calvin, Karl Barth et Emil Brunner furent traduits en japonais et le débat à propos de Carl Gustav Jung conduisit à la création d'un club jungien japonais. Le roman Heidi de Johanna Spyri jouit d'une popularité grandissante grâce à diverses traductions (dès 1933) et sa diffusion à la télévision japonaise (1974), sous forme de dessin animé à épisodes, en rajouta sur l'image idyllique de la Suisse, déjà présente dans l'imagination populaire. Les bibliothèques suisses de l'université Sophia de Tokyo (1965) et de l'université d'Akita et le Cercle d'études de la civilisation romande (1978) sont autant de lieux consacrés à la littérature et à l'histoire suisses.

Dès le milieu du XIXe s., la Suisse servit régulièrement de modèle au J. dans les périodes de bouleversements. En 1861, Katô fit l'éloge du système politique suisse, régime idéal puisque l'égalité juridique des citoyens y était une réalité qui fortifiait l'esprit de défense et assurait par conséquent la survie même du pays. Guillaume Tell, qui avait figuré comme héros patriote dans les premiers ouvrages utilisés au Japon pour l'enseignement de l'histoire, ne fut plus mentionné dans les manuels scolaires après 1882. En revanche, lors de la préparation de la première Constitution nippone, le mouvement d'opposition pour les droits populaires vit dans le drame de Friedrich Schiller (diverses traductions partielles étaient parues dès 1880) et dans le poème du démocrate Ueki Emori intitulé L'indépendance de la Suisse (1887) des références pour contrer le modèle prussien d'Etat autoritaire. S'exprimant en 1904, à la veille du déclenchement de la guerre russo-japonaise, le pacifiste Isoo Abe parla de la Suisse comme "Etat idéal". Sa thèse ne fut toutefois accueillie plus largement qu'en 1948, après la démilitarisation et la transformation du pays en "Suisse de l'Extrême-Orient" (selon les termes du général Douglas MacArthur). Prenant la Suisse en exemple, le sociologue Hyô'e Ôuchi démontra en 1949 que la renoncement à l'agression militaire conduisait à la prospérité économique. Après la création de la force d'autodéfense du Japon en 1954, la doctrine suisse de la neutralité armée contribua à résoudre la contradiction entre réarmement et non-belligérance (art. 9 de la nouvelle Constitution japonaise). A la fin des années 1970, des articles de journaux et quelques descriptions objectives commencèrent à nuancer l'image que les Nippons se faisaient de la Suisse.

La perception du Japon par les Suisses n'a cessé d'osciller entre admiration et rejet: enthousiasme, au XVIe s., pour une civilisation lointaine dont on découvrait l'existence, mépris aux XVIIe et XVIIIe s. à cause des persécutions contre les chrétiens, respect pour un nouveau partenaire allié des grandes puissances occidentales à partir de 1900, réserve vis-à-vis des prétentions territoriales nippones en Asie dans les années 1930, indignation à la suite de l'attaque sur Pearl Harbor en 1941, reconnaissance du Japon comme une nation de haute culture depuis 1950, après sa réhabilitation internationale et la révélation de ses riches traditions, inquiétude devant son potentiel industriel et le succès de ses exportations depuis les années 1970, admiration pour ses méthodes de production et de gestion dans les années 1980, désillusion après l'éclatement de la bulle spéculative et la crise asiatique des années 1990. La barrière linguistique a toujours entravé le flux des informations. Les intermédiaires culturels sont la Société suisse d'études asiatiques, fondée en 1959, et la chaire d'études japonaises de l'université de Zurich créée en 1968. D'autres universités, certaines hautes écoles spécialisées et des gymnases offrent des cours de japonais (depuis 1985).

 

Auteur: Heinrich Reinfried / FP