La « Louise Michel » du Sahara,

Isabelle Eberhardt

Sa vie, son œuvre (1877-1904)

par Paul Vigné d’Octon

 

  n° 7, juillet 1922

Comme on a pu le voir par la lecture de mes précédentes études sur Sébastien Faure et Jack London, ce n’est point par un pur caprice de mon esprit en quête de personnalités fortes et originales, que j’ai rapproché ici le grand écrivain anglo-saxon et l’orateur anarchiste français. Si je n’ai pas été au-dessous de ma tâche, ils ont pu saisir le lien de parenté intellectuelle et morale qui, malgré les différences profondes du genre, par lequel ils incarnèrent leur pensée, unissant le romancier de l’Appel de la Forêt vivant surtout dans le rêve, et le fondateur de La Ruche tout entier dominé par les immédiates réalités.

Tous deux furent non seulement les missionnaires de l’idéal socialiste et libertaire, mais ils nous en apparaissent aussi comme les véritables Juifs-Errants : Sébastien Faure vagabondant, toute sa vie d’un bout à l’autre de la France, Jack London courant le globe sans répit ni trêve jusqu’à sa mort.

Tous deux eurent à subir de la société capitaliste et bourgeoise qu’ils combattirent avec leur âpre talent, les plus cruelles, les plus tenaces et les plus sottes persécutions.

Pour compléter ce travail basé sur de curieuses et intéressantes analogies, je voudrais aujourd’hui évoquer ici, la personnalité troublante, la vie merveilleuse et courte, l’œuvre étrange d’Une que j’ai dénommé la Bonne Nomade et que notre Séverine appela la Louise Michel des Arabes, voici déjà nombre d’années.

I. Sa vie. — Une grande dame et un proscrit

 

Isabelle d’Eberhardt naquit à Genève, en 1877. Elle ne connut jamais son père. Sa mère, Nathalie-Dorothée-Charlolte d’Eberhard, était une très grande dame, issue de la plus vieille noblesse russe et dont la vie orageuse, la psychologie tourmentée eussent séduit Balzac, le Balzac de la Femme de trente ans, du Curé de Village, de Béatrix et du Lys dans la Vallée. Car il y eut en elle, à la fois de Camille Maupin, de Mme de Mortsauf, et de Julie d’Aiglemont. Pour sa beauté sans rivale, des diplomates se battirent à Moscou et à Saint-Pétersbourg, des officiers de marine s’exilèrent dans les mers des Indes, et l’un d’entre eux s’y noya de désespoir, sachant bien qu’elle ne serait jamais infidèle à celui qu’elle aimait alors. Et celui-là était un révolutionnaire doublé d’un proscrit, ce dont la société capitaliste et aristocratique — sa société — ne manqua pas de lui faire un crime qu’on ne lui pardonna jamais. Oui, à cette femme dont l’âme généreuse connut toutes les fiertés, toutes les délicatesses, toutes les bontés, on fit un crime de ce qui constitue justement son plus beau titre à l’admiration de ses véritables amis. Rares furent toujours celles, parmi les mieux douées du côté du cœur, qui eussent été capables d’accomplir, ce qui fut si cruellement reproché à Nathalie d’Eberhardt. Tourner le des à la plus opulente fortune, abandonner le mari, beau, puissant, titré, glorieux même, qu’était le général de Moërder, s’arracher à une vie de plaisirs et d’élégances, pour suivre dans la solitude de l’exil un homme d’une fortune médiocre, sans jeunesse et sans beauté, et cela parce qu’elle partageait, au fond du cœur, son idéal de réparation et de rénovation sociales, sa haine implacable de la tyrannie ; tel fut son crime monstrueux.

Or, le proscrit, auquel elle sacrifia le glorieux et richissime général, n’était qu’un savant modeste, un homme doux, un noble cœur. Il s’appelait Alexandre Trophymowsky. Enfant, il avait été aimé de Tourgueneff qui fréquentait dans sa famille et que sa jeune intelligence émerveillait. À quinze ans, un triste hasard le fit assister au châtiment d’un pauvre hère, coupable d’avoir médit du général-gouverneur, et que l’on knouta jusqu’à la mort. Il s’évanouit et tel fut l’ébranlement de son système nerveux d’éphèbe, que quelques jours après, il fut atteint par une fièvre typhoïde de laquelle il faillit mourir. Deux ans plus tard, par un autre hasard, il se trouva sur la route où passait une lamentable équipe de révoltés se dirigeant, menottes aux poings et escortés par des Cosaques, vers la Sibérie. Son émotion fut non moins profonde et il tomba malade à nouveau.

Cette émotivité douloureuse, ainsi mise en branle par les atrocités du tzarisme, il la garda jusqu’au dernier de ses jours. Et il va, dès lors, sans dire que tandis que les germes du mal physique s’enracinaient en l’adolescent, la semence féconde du communisme pénétrait en son cerveau.

Sans être riche comme un boïard, Trophimowsky possédait une fortune fort enviable, dont il avait la pleine jouissance, tous ses parents étant morts. Très sobre, d’une simplicité antique, il consacrait la presque totalité de ses ressources à ses études et surtout au soulagement de ses frères en révolution.

Cependant il ne fut jamais parmi les violents des révoltés en exil. Il ne fut jamais d’ailleurs un véritable banni. Il n’avait jamais comparu devant les tribunaux de l’Empire ; aucune condamnation ne pesait sur lui. Toutefois, pendant sa vie d’étudiant, et après (Trophymowsky fut pope pendant quelque temps) il avait, à maintes reprises, manifesté des idées libérales fortement hostiles au tzarisme, et n’avait pas dissimulé ses nombreuses amitiés dans les milieux révolutionnaires de Russie et de l’étranger. Et c’est pourquoi, sans encore l’inquiéter sérieusement, la police politique le surveillait depuis longtemps et de fort près. C’est pour échapper à cette inquisition et aussi pour protester hautement contre les oppresseurs de son pays qu’il s’était volontairement exilé.

Tel fut l’homme qui servit de père intellectuel à Celle dont nous allons maintenant, avant d’apprécier l’œuvre, raconter la vie.

II. L’influence de Jean-Jacques Rousseau

 

Ce fut, en effet une passion vraiment paternelle que celle dont Alexandre Trophymowsky entoura l’enfance et la prime jeunesse d’Isabelle Eherhardt. Dès sa quinzième année on eut dit que ce savant modeste, travailleur infatigable, lui avait donné cette avide et insatiable curiosité de l’esprit qui lui faisait passer des journées entières et des nuits dans la bibliothèque de la villa qu’ils habitaient, à Meyrin, sur les bords du lac Léman. Oui, comme Jack London, dès quinze ans, elle lisait à se rendre aveugle et indifféremment tous les livres qui lui tombaient sous la main. Comme Jack London, science, histoire, philosophie, littérature d’imagination, vers et prose, elle dévorait tout, sans arriver à satisfaire cette effrayante boulimie de son cerveau.

Bien que, plus heureuse que Jack London, elle eut, dans Trophymowsky le meilleur des guides intellectuels, celui-ci fidèle à son idéal libertaire, ne fit jamais rien pour réformer cette avidité qui fut la sienne, en ses jeunes ans, et comme on avait fait pour lui-même, il n’en limita pas davantage le champ. Ce n’est certes pas qu’il se désintéressât de cette créature si chère, en laquelle il retrouvait à la fois avec un tressaillement de joie les traits de son propre visage et son âme d’adolescent. Bien loin de là, mais sans en rien laisser paraître et sans qu’Isabelle elle-même s’en doutât, il la regardait croître en santé, en joliesse et surveillait l’épanouissement de son intelligence juvénile comme un amateur passionné surveille l’éclosion de ses fleurs aimées.

Certain jour, un familier de la maison, esprit cultivé, mais puritain genevois quelque peu morose, s’étonnait devant lui de cette liberté d’étude ainsi laissée sans contrôle à une jeune fille de seize ans. — « Ne craignez-vous pas pour sa santé et ne craignez-vous pas aussi que les ressorts de son intelligence encore tendre n’en soient pour toujours faussés, et ne croyez-vous pas, enfin, qu’il serait bon d’introduire un peu de mesure dans les efforts de son jeune esprit ? »

— « Oui, lui répondit, non sans orgueil, Trophymowsky, pour toute autre enfant qu’Isabelle, je le craindrais et me conduirais différemment, mais elle est une de ces créatures d’élite qui n’ont besoin ni de frein ni de d’aiguillon. La robustesse de son cerveau égale celle de son estomac et c’est pourquoi, il n’est besoin pour l’un et pour l’autre, d’aucun régime, ni fortifiant, ni débilitant. Elle peut lire et manger ce qu’elle veut, sans aucun danger elle n’assimilera pas tout, ce serait prodigieux et cela ne s’est jamais vu ; mais la Nature qui lui fut exceptionnellement clémente se charge, en elle, des élaborations physique et morale clans l’équilibre et… l’harmonie dont vous parlez… »

Souvent à ces orgies de lecture succédaient des fringales de mouvement, et c’était alors des périodes assez longues, où il n’y avait dans sa vie de place que pour les exercices violents. L’équitation fut toujours celui qu’elle préféra. La jeune fille studieuse devenait alors une amazone inlassable et dont la maestria et la hardiesse étonnaient les plus audacieux cavaliers. Puis suivaient de longs voyages en chemin de fer, en bateau, et dans les vieilles pataches démodées. En compagnie des siens, elle allait à travers tout le canton de Genève, passait des jours et des jours à faire le tour du lac Léman, poussait tantôt jusqu’à Ferney, où l’attirait la grande ombre de Voltaire et plus souvent encore s’en allait vers Chambéry et les Charmettes où les souvenirs plus humbles de Jean-Jacques la remuaient chaque fois plus profondément.

Très grand, en effet, on va le voir, devait être, dans la formation de son esprit, le rôle du Philosophe de Genève, auquel elle voua le culte le plus ardent. Elle lisait, relisait ses livres, sans lassitude, vivait avec lui dans une griserie perpétuelle de lame et de cœur, s’imprégnait jusqu’au fond d’elle-même de son humanitarisme débordant. Pour bien montrer toute la profondeur de cette influence, je ne puis mieux faire que de citer ici une lettre écrite, à l’une de ses amies, alors qu’elle n’avait pas encore fini ses dix-sept ans :

« — Que deviens-tu, ma très chère, depuis que tu as quitté Genève pour ce coin de rêve qu’est Montreux ?… Que deviennent les rhumatismes de ton papa ?… Petit oncle Trof et maman te le demandent aussi, et avec beaucoup d’insistance, par ma voix. De grâce, ne fais plus la silencieuse et tiens-nous longuement au courant de vos faits et gestes comme, moi-même aujourd’hui.

« Pour ce qui est de ta Bebelle, inutile de lui demander ce qu’elle trafique en notre Meyrin, où l’hiver se poursuit plus que jamais maussade, humide et gris. Je fais ce que je faisais quand la es partie, et ce que je ferai probablement encore quand tu reviendras. Je lis Jean-Jacques, je relis ses Confessions, retenue que je suis à la villa trois jours sur quatre par cet exceptionnel mauvais temps.

« Et, à force de lire et de relire ce livre qui contient à lui seul plus d’humanité qu’il n’y en a dans les volumes qui emplissent les bibliothèques de « petit oncle », il me semble que je revis moi-même son enfance, sa prime jeunesse, tant elle m’apparaissent d’un pittoresque à la fois charmant et douloureux. Oui, très chère, à certaines heures, à certains passages de ma lecture, l’illusion est complète à ce point que, le livre fermé, j’éprouve quelque peu de peine à reprendre ma vraie personnalité.

« Il me semble que je suis vraiment née dans cette petite ruelle genevoise, au fond de ce corridor humide, dans cette pauvre maison d’ouvriers que nous avons tant de fois visitée ensemble, et devant laquelle, pourtant, je ne passe jamais encore sans essuyer un peu mes yeux…

« Mais c’est surtout quand j’arrive au Jean-Jacques des Charmettes, à ces pages inoubliables, que je me sens le plus émue. Oui, chère, des larmes d’une douceur infinie mouillent toujours mes paupières, en les lisant, et c’est avec les yeux de l’esprit, que j’arrive à la fin des phrases dont je sais par cœur la plupart.

« Alors, aussi, la fusion de mon âme dans celle de l’adolescent recueilli par Mme de Warens se trouve parachevée. Il faut dire que notre existence de Meyrin, notre villa même et son cadre ont, avec l’existence de ces deux créatures bénies de Dieu, en leur ermitage alpin, des analogies qui facilitent et complètent l’illusion.

« Comme la maison des Charmettes, notre villa, tu le sais, est ouverte à qui veut entrer.

« Du matin au soir, sauf dans la bibliothèque où travaille « petit oncle », c’est partout, de la cuisine au grenier, un va-et-vient de pauvres gens qui demandent à voir maman ; tous les malheureux du voisinage courent après elle, comme les infortunés de la vallée des Charmettes couraient derrière la bonne Mme de Warens.

« Et c’est plus frappant encore, quand je la vois brassant, comme elle, d’incessants et grandioses projets, pour donner libre cours à sa débordante charité : création d’orphelinats, de fermes modèles, de refuges, etc., puis passant tout à coup à des moyens plus pratiques et plus modestes et confectionnant, ou faisant confectionner des layettes pour quelque pauvresse à la veille d’accoucher.

« Et je me sens alors, ma chère, très fière de posséder une « maman n belle, douce et charitable infiniment comme la « maman » de mon Jean-Jacques, dont je suis vraiment la sœur.

« Mais ne suis-je rien que cela ? Tu vas rire, ma très chère, de toutes ces abracadabrantes folies… Tant pis… Oui, je suis amoureuse de mon « Philosophe » et, il n’y a, pour le moment, que deux créatures, dont, en tant que femme, j’envie le sort : Thérèse Levasseur et Mme d’Houdetot. Ah ! je t’assure bien que si j’avais été la première, j’aurais su me faire aimer, aimer d’amour, et je te jure qu’il n’y aurait pas eu pour la seconde la moindre petite place dans son cœur.

« Et, si j’avais été celle-ci, oh ! ce bon M. d’Houdetot !… enfin, je ne vais pas plus loin, tu me comprends… Non, rien, vois-tu n’aurait égalé pour moi le bonheur de l’aimer et de vagabonder avec lui.

« Il est un autre rêve que je fais toujours en le lisant : j’aurais voulu naître et vivre pauvre, errant comme lui, et, à défaut de son génie, posséder son amour de l’humanité… »

* * * *

 

Et voici maintenant un court billet tout plein de cette passion pour Jean-Jacques, où se trouve exprimé mieux encore peut-être combien durable et profonde fut sur son esprit et sur son âme, l’influence du philosophe, qui passa sa vie à vagabonder :

« L’essentiel de ta lettre, ma bonne Marie, c’est que vous allez nous arriver ; inutile de te dire que je compte les jours. Sais-tu le beau projet que je forme pour la fin du prochain printemps. Écoute-moi bien et prépare-toi dès maintenant.

« Nous referons, si tu le veux, le pèlerinage aux Charmettes, que nous limes voici deux ans. Mais cette fois, nous arriverons jusqu’à Aix-lesBains, où tu me dis que ton papa doit sous peu séjourner longuement, par ordre de la Faculté. Il sera donc facile de trouver une combinaison qui le servira et nous servira également.

« Nous irons aussi à cette île Saint-Pierre et à ce Val-de-Travers, ou notre idole a vécu des heures si tragiques et dont je ne puis lire les descriptions sans me sentir toute attendrie. Nous y retrouverons, j’en suis sûre, des émotions aussi profondes que lorsque, voici deux ans, nous visitions pédestrement tous les jolis coins du Léman, ce merveilleux cadre si proche de nous, et dans lequel il a placé les amours de Julie et de Saint-Preux.

« Je brûle de voir cette petite maison de Moûtiers, où il vécut des heures terribles, où de vilaines gens essayèrent de le lapider, mais où, en revanche, il eut le bonheur d’être protégé par Mylor Maréchal, la plus belle figure des Confessions et aussi le plus noble, le plus touchant de ses vrais amis.

« Vite, vite donc, revenez-nous, je languis, je languis de réaliser ce beau projet à un degré que tu ne peux imaginer. »

Nous verrons prochainement, par d’autres lettres non moins suggestives, comment cette passion pour Jean-Jacques se mua plus tard chez elle en un amour profond des victimes de l’impérialisme colonial, et plus enclore en ce besoin de sacrifice et d’abnégation qui devait la dominer toute entière, à travers sa courte vie errante (elle mourut à 27 ans) et faire d’elle la « Louise Michel » des Arabes et du Sahara.

P. Vigné d’Octon.

 

 

 

 

   n° 8, août 1922

II. L’influence de Jean-Jacques Rousseau (Suite)

 

J’ai dit combien grande et profonde fut l’influence exercée par la vie et la pensée de Jean-Jacques Rousseau sur l’esprit et l’âme d’Isabelle Eberhardt. D’autres lettres encore inédites mais que faute de place je ne puis donner ici, nous la montrent lisant et relisant sans lassitude ses livres, vivant avec lui dans une griserie perpétuelle de l’âme et du cœur, s’imprégnant jusqu’au tréfonds d’elle-même de son sentimentalisme débordant.

Il est une autre lettre qui n’émane pas de sa plume, mais dont je tiens à donner ici un extrait parce qu’elle montre mieux encore que les siennes la vivacité précoce de son intelligence, et éclaire d’une lumière plus attendrissante encore le fond de son cœur.

Voici ce qu’en février 1896, écrivait à propos d’elle et alors qu’elle commentait sa dix-septième année, la meilleure de ses amies :

— « … Hier, notre professeur de français nous a donné pour sujet de composition, le suivant :

« Dire à qui de Voltaire ou de Jean-Jacques Rousseau vont les préférences de votre esprit, et raisonner succinctement ces préférences. »

« J’ai mis sans hésiter l’auteur de la Nouvelle Héloïse avant celui du Siècle de Louis XIV, mais quand il a fallu raisonner cette préférence, j’ai été fort embarrassée de le faire succinctement, ainsi que nous l’avait indiqué, en insistant beaucoup, notre professeur. Les arguments affluaient 81 nombreux que, malgré tous mes efforts, j’ai dépassé de beaucoup la moyenne de cent lignes qui nous avait été fixée. Isabelle a triomphé superbement tant par la concision que par la force de sa composition. M. H. (le professeur) en a été véritablement abasourdi ; et il n’a cessé de relire et de répéter les vingt-cinq lignes de ma chère petite amie ; je les sais moi-même par cœur, et il me plait de les écrire ici :

« Avec la puissance de son inlassable génie, Voltaire a défendu les droits sacrés et méconnus de l’humanité, et jusqu’au dernier souffle de sa longue vie, il a lutté pour l’émancipation définitive de l’esprit humain ; aussi me semble-t-il juste que son œuvre dure tant que durera cette humanité sur le globe.

« Mais c’est avec son cœur que l’humble fils de l’horloger genevois a plaidé pour les droits de la créature : droit au bonheur, droit à l’amour, et c’est par l’éloquence de son âme qu’il lui a ouvert les yeux sur les beautés de la Nature ; souveraine consolatrice de tous nos maux. Et c’est pourquoi Jean-Jacques mérite d’être lu par les habitants des planètes survivantes quand la nôtre ne sera plus qu’une pâle lune errant dans la nuit. Et c’est aussi pourquoi je donnerais le Dictionnaire philosophique pour huit pages des Confessions. »

« Au sourire que j’ai surpris sur les lèvres minces et proprement rasées de Monsieur H… j’ai bien vu qu’il soupçonna d’abord la collaboration du Petit oncle Troph… (Trophymowsky) dans cette composition de sa petite nièce. Mais moi qui connais la franchise et la loyauté d’Isabelle, la noblesse de son esprit, je ne l’ai pas cru un seul instant, et Monsieur H… lui-même a du chasser bien vite ce vilain soupçon, quand il a vu « Petit oncle » aussi sentimental et Rousseautiste que sa nièce s’essuyer les yeux en lisant sa composition… »

J’ai oublié de dire, en effet, que le père spirituel d’Isabelle était aussi féru que sa nièce du « Philosophe », de son œuvre, comme de sa troublante personnalité.

Il avait même coutume de dire, que de lui était sortie la Révolution française toute entière, la vraie, la seule, celle de la Convention. Il ajoutait : « Tous ses membres, en dehors desquels il n’y eut pas de révolutionnaires, au sens complet de ce mot, et en commençant par le sentimental Robespierre qui en fut l’âme puis en continuant par Marat, qui en fut la plus agissante et la plus juste expression, furent les adorateurs de Rousseau et s’imprégnèrent de sa pensée… » Voilà pour Trophymowsky ; mais pour sa fille spirituelle, les raisons qui l’incitaient à faire du « Citoyen de Genève » le dieu de son intelligence adolescente et de son cœur, furent toute différentes, et à vrai dire, ce ne furent pas des raisons, mais des instincts. Instincts héréditaires de vagabondage, qui furent ceux du pauvre philosophe toujours errant, besoin impérieux d’aimer et de se sentir aimé qu’il cacha toute sa vie sous son masque de bourru bienfaisant, besoin non moins exigeant de sentir, au fond de son âme, épanouies et toujours fraiches, les fleurs les plus rares et les plus exquises du sentiment ; oui, voilà ce qui, à l’aurore de sa vie, fit s’agenouiller la pauvre et noble fille devant l’auteur de la Nouvelle Héloïse et des Confessions. Voilà ce qui la faisait pleurer à chaque ligne de ce dernier livre, et voilà aussi pourquoi elle eût donné, pour huit quelconques de ces pages, une des œuvres qui honorent le plus l’esprit humain.

Aujourd’hui que nous est connue tout entière sa destinée si brève, si étrange et si belle dans sa douleur, il apparaît bien clairement qu’elle était marquée par cette première, ardente et unique passion de son cerveau autant que de son cœur. Tout y était, depuis son véhément amour pour la vie libre des grands espaces désertiques, jusqu’à la pitié profonde dont elle enveloppa les pauvres « meskines » sahariens, errant avec elle, et portant comme elle le burnous égalitaire du Bédouin. Enfin tout à l’heure, quand nous étudierons son œuvre, nous verrons que pour sa pensée littéraire, comme pour sa forme, elle doit autant à Jean-Jacques qu’à Loti et à Fromentin.

IIl. Le fond de son cœur

 

Ce coup d’œil jeté sur l’adolescence d’Isabelle Eberhardt, resterait imparfait si de sa correspondance passionnément suggestive je n’extrayais encore quelques pages où vibre avec une intensité presque douloureuse, cette passion altruiste, ce besoin de sacrifice et d’abnégation qui devait dominer sa vie entière, et la faire appeler « Ma sœur » par les plus humbles et les plus misérables chameliers, traînant les, lambeaux de leurs sandales à travers le Sahara, ainsi que faisaient les gueux lamentables des faubourgs à l’égard de Louise Michel, sa grande aînée.

À l’automne de 1896, elle écrivait :

« … Figure-toi que « petit oncle » et moi avions fait le projet de venir vous surprendre, ce dont j’étais toute heureuse, quand maman s’est trouvée souffrante, d’un léger rhume contracté pour être restée trop tard et en pantoufles dans le jardin.

« Elle est aujourd’hui tout à fait bien, mais j’ai dû, moi, mon professeur, lui aussi malade, étant guéri, reprendre mes leçons de peinture et de dessin. Et j’ai dû également suivre le cours d’anatomie et de physiologie que, vraiment, jusqu’ici, j’ai beaucoup trop négligé.

« Ce pauvre N… ! (le professeur de peinture et de dessin), la maladie qu’il vient de faire a dû être bien grave, car je le trouve tout à fait changé et amaigri.

« J’ignorais complètement et toi aussi, sans doute, qu’il avait été pendant quelques mois, le professeur de notre grande et douloureuse Marie Baschkirtseff.

« Depuis qu’à propos de je ne sais puis quoi, il m’a révélé ce détail, nous ne peignons ni ne dessinons, mais tant que dure la leçon, je le harcèle et ne cesse de le faire bavarder sur celle dont le Journal nous a tant fait pleurer toutes deux.

« Du coup, je l’ai relu, très chère, et tu m’en vois aussi émue et troublée que lorsque nous le lûmes ensemble pour la première fois. Je persiste à trouver médiocres les vers de Monsieur André Theuriet qui lui servent de frontispice. Non vraiment, ils ne sont pas à l’unisson. Comme toi, ce que j’aime dans Marie, c’est la virilité de son âme que des crises de faiblesse féminine viennent de temps à autre amollir sans arriver à la dompter.

« Et dans ces crises même, où bouillonne toute la désespérance qui lui vient de sa précaire santé, autant que de son impuissance à réaliser son idéal d’art, je la trouve attendrissante et humaine infiniment.

« Mais, dans toute la littérature dont je me suis gavée — c’est le mot — je ne connais pas de pages plus poignantes, plus capables d’atteindre le tréfonds de l’âme, et d’en faire sortir toute l’humaine pitié, que celle où elle s’attriste devant la surdité précoce dont elle se sent menacée.

« Aucune des plaintes que, tout au long de son Journal, lui inspire la débilité fatale de ses poumons, n’égale en profondeur son cri de détresse…

« … Ah ! ne plus entendre le chant des oiseaux, le cri de l’hirondelle zébrant l’azur de son aile pointue, le murmure du vent dans les arbres, et les sanglots de la pluie sur les vitres aux soirs d’hiver…

« C’est, je crois bien, le plus navrant et aussi le plus poétique « lamento » qu’ait exhala une âme d’artiste uniquement éprise de la Nature et qui se sent, un peu plus chaque jour, isolée d’elle, de ses beautés les plus délicates, de ses jouissances les plus exquises par une cruelle infirmité.

« Petit oncle », à qui je disais cela, l’autre jour, m’a raconté, d’après ses lectures, la désespérance de Beethoven, aux prises avec le même mal implacable, et j’avoue qu’en l’écoutant, je n’étais pas plus émue qu’en relisant cette page de la pauvre Marie Baschkirtseff.

« Enfin, ce que je souhaite ardemment comme elle, ce que je désire comme elle, à un degré presque douloureux, c’est, si je dois mourir jeune, de ne pas mourir tout à fait, de me survivre par quelque chose, livre ou tableau qui fera voltiger mon nom sur des lèvres, quand mes yeux seront pour toujours clos. Oui, chérie, depuis mon âge de raison, j’ai l’intuition très nette que, moi aussi, je mourrai jeune comme elle, et quand je rêve à ma destinée, elle m’apparaît sous un jour tellement étrange que j’en ai les larmes aux yeux.

« Et à ces moments-là, je me demande, par une étrange, autant que subite contradiction, si vraiment cela vaut la peine de tant s’agiter pour un peu de fumée. La gloire ! La gloire ! qu’est-ce au juste ? Hélas ! quoi que dise ou que fasse pour elle l’humanité, que l’idée de la mort révolte, la nuit du tombeau doit être éternelle et impénétrable. Une seule clarté la traverse peut-être, pâle, mais douce aussi comme la lueur d’une veilleuse, c’est le souvenir du bien que nous avons fait sur la terre.

« Il me semble que, pour chacune de nos bonnes actions, Dieu allume autour et au fond de notre tombeau, tantôt une noctiluque menue, tantôt une luciole argentée, et c’est baignés de ces calmes et mouvantes clartés, que nous poursuivons, dans le silence éternel, notre sommeil et notre rêve.

« Elles nous suivent aussi, et nous éclairent, quand nos ombres, reprises par la nostalgie de la vie, s’en vont errer près des lieux qui virent leurs joies et leurs peines.

« Seules, les ombres des méchants dorment, rêvent et marchent dans la profondeur des ténèbres…

« Ah ! chérie, je voudrais, avant de mourir, avoir le temps de faire assez de bien, pour que, grâce aux lampyres et aux vers luisants qui s’entrelaceront et joueront dans les asphodèles de ma tombe, il me soit permis de rêver, éclairée par eux, comme je rêve aujourd’hui à la douce lueur des étoiles. Et si Dieu me fait la grâce d’éclairer ainsi mon dernier sommeil, ce ne sera peut-être pas parce que j’aurai fait une œuvre pendant ma vie, mais parce que j’aurai aimé d’un amour profond les parias, les déshérités, tous ceux à qui la vie fut âpre et dure… »

Enfin, pour en finir avec cette période si intéressante, et pourtant si peu connue de sa vie, je tiens à donner ici, une très courte missive où l’on voit en même temps combien était délicate sa bonté, et difficile la vie des pauvres révolutionnaires russes en exil :

— « Je te fais expédier par ce courrier la Pathologie générale de Beaunis et Bouchard et la Physiologie de Küss, que tu avais prêtées à Lieven et que la m’avais chargée de lui réclamer. Si tu ne les a pas eues plus tôt, il n’y a pas de ma faute, comme tu vas voir. Je croyais pouvoir rencontrer ce pauvre ami au cours d’anatomie, qu’il suivait jusque-là plus régulièrement que moi, et j’y suis allée pendant une semaine entière exprès pour le rencontrer.

« Mais, à mon grand étonnement, il n’y a pas paru. Enfin, hier soir, comme je sortais de la Poste, avec maman, nous nous sommes trouvés nez à nez. Je lui ai fait part de la commission que tu m’avais donnée. Le pauvre garçon est devenu très rouge, puis très pâle, et rougissant, encore une fois, il nous dit avoir reçu de toi, la veille, une lettre à ce sujet.

« Enfin, il nous a avoué être sans ressources depuis trois mois, la famille anglaise dans laquelle il donnait des leçons de russe ayant quitté Genève depuis ce temps-là.

« Et depuis ce temps-là aussi, a-t-il ajouté, je n’ai pu payer à ma propriétaire le loyer de ma chambre et le blanchissage que je lui dois. Elle m’a chassé, voici huit jours, gardant en gage mes hardes et mes bouquins, parmi lesquels, se trouvaient ceux qui m’ont été prêtés.

« Ce pauvre Lieven ! En disant cela, il était si blême, il souffrait tant de cet aveu, lui qui est très fier, et n’a jamais voulu recevoir de subsides en dehors de ce qu’il gagnait, que maman et moi en avons été bouleversées.

« Connaissant cette fierté, ni l’une, ni l’autre, n’avons eu le courage de lui répondre un mot, mais maman a eu l’heureuse idée de l’inviter à venir passer vingt-quatre heures à Meyrin. Puis nous sommes allées du même pas chez la propriétaire ; maman a payé la petite dette, moyennant quoi nous avons pu pénétrer dans la chambrette, presque aussi petite que la niche de notre Médor ; mais très propre, très blanche, et pour laquelle il paie seize francs par mois. Nous avons pris les deux livres, et toutes émues, tremblantes, comme si nous venions de commettre une mauvaise action en violant le logis du pauvre exilé, nous sommes revenues à la poste pour te les expédier. »

* * * *

 

Quelques mois après avoir écrit ces lignes, Trophymowsky, son oncle et protecteur étant mort, poussée par l’instinct vagabond qui domina la vie de Jean-Jacques, son autre père spirituel, elle partait pour la terre africaine qu’elle devait bientôt magnifier ; elle allait vers le désert, vers ses humbles frères, les Bédouins, dont pauvre, elle-même, elle devait, en prose ineffable chanter la glorieuse pauvreté ; elle allait, enfin, vers son tombeau et vers la Gloire, qui, on le verra prochainement fut si vraiment pour elle le « Soleil des morts ».

P. Vigné d’Octon.

 

 

 

 

   n° 9, 22 septembre 1922

III. Une empêcheuse de voler en rond


Voici donc Isabelle Eberhardt sur la terre algérienne. Nous sommes en 1897 ; elle a vingt ans à peine ; elle est seule au monde et sa mère et son oncle étant morts, elle possède une petite fortune. Après un court séjour à Bône où elle apprend assez d’arabe pour se passer d’interprète, elle commence, sous ce ciel d’Afrique dont elle est depuis si longtemps amoureuse, la vie errante qui devait être la sienne jusqu’à sa fin.

Sans autre compagnon que son cheval de race pure, ayant revêtu, pour plus de commodité et aussi par goût esthétique, l’ample costume arabe, le blanc burnous du bédouin, elle laisse derrière elle les banales et tumultueuses cités du Tell, et s’élance à travers les solitudes du Sud Tunisien, de l’Est Algérien et du Sahara constantinois. « Quand on est jeune, il est des matins triomphants », chanta Victor Hugo. C’est le regard rempli d’extase et le cœur battant d’allégresse que, pendant les premiers jours de sa nouvelle existence, Isabelle avait salué les aurores du Sahara après des nuits d’une luminosité divine, où noctiluques, lucioles et verts luisants avaient éclairé son sommeil, étoiles minuscules répondant aux sourires innombrables de leurs grandes amies du ciel.

Hélas ! les plus vifs bonheurs de la terre sont aussi les plus courts, et notre jeune vagabonde ne tarda pas à voir se dresser devant le sien, sous la forme de l’autorité tracassière des bureaux arabes, un obstacle auquel elle n’avait pas songé.

Une jeune fille de vingt ans, seule, en costume arabe masculin, parcourant à cheval le Sahara à un moment de l’année où l’ardente magnificence de son soleil en éloigne les plus intrépides voyageurs, c’était déjà plus qu’il n’en fallait pour intriguer et inquiéter nos vieilles « culottes de peau ». Si vous ajoutez à cela qu’elle s’était donné partout, sur son passage, comme un jeune journaliste et écrivain musulman signant Mahmoud, vous comprendrez aisément que l’étonnement inquiet de ces messieurs ne devait pas tarder à se muer en une franche hostilité.

De cette hostilité la vaillante jeune fille fut harcelée presque jusqu’à la fin de sa tragique destinée.

Lisez plutôt les lignes suivantes qu’elle écrivait, dans la Petite Gironde, à la date du 23 avril 1903 :

« En 1900, je me trouvais à Eloued, dans l’extrême Sud-Constantinois. J’y rencontrai M. Sliman Ehnni, alors maréchal des logis de spahis ; nous nous mariâmes selon le rite musulman.

 » En général, dans les territoires militaires, les journalistes sont mal vus, leur qualité d’empêcheurs de danser en rond… Tel fut mon cas : dès le début, l’autorité militaire, qui est là-bas, en même temps, administrative (bureaux arabes) me témoigna beaucoup d’hostilité ; aussi, quand nous manifestâmes, mon mari et moi, l’intention de consacrer notre mariage islamique par une union civile, l’autorisation nous en fut refusée.

 » Notre séjour à Eloued dura jusqu’en janvier 1901, époque à laquelle je fus, dans Is circonstances les plus mystérieuses, victime d’une tentative d’assassinat de la part d’une sorte de fou indigène. Malgré mes efforts, la lumière ne fut pas faite sur cette histoire, lors du procès qui eut lieu en Juin 1901, devant le Conseil de guerre de Constantine.

 » Au sortir du Conseil de guerre, où j’avais naturellement dû comparaître comme prin­cipal témoin, je fus brusquement expulsée du territoire algérien (et non de France) sans qu’on daignât même m’exposer les motifs de cette mesure. Je fus donc brutalement séparée de mon mari ; étant naturalisé français, son mariage musulman n’était pas valable.

 » Je me réfugiai près de mon frère de mère, à Marseille, où mon mari vint bientôt me rejoindre, permutant au 9e hussards. Là, l’autorisation de nous marier nous fut accordée après enquête et sans aucune difficulté… Il est vrai que c’était en France, bien loin des proconsulats militaires du Sud-Constantinois. Nous nous mariâmes à la mairie de Marseille, le 17 octobre 1901.

 » En février 1902, le rengagement de mon mari expirant, il quitta l’armée et nous rentrâmes en Algérie. Mon mari fut bientôt nommé khodja (secrétaire-interprète) à la commune mixte de Ténès, dans le nord du district d’Alger, où il est encore.

 » Telle est ma vraie vie, celle d’une âme aventureuse, affranchie des mille petites tyrannies, de ce qu’on appelle les usages, le « reçu » et avide de vie au grand soleil, chan­geante et libre. »

Ce que la jeune Slave, aussi vaillante que modeste, ne dit pas dans ces quelques lignes où elle résuma sa courte et glorieuse existence, ce sont les trésors de dévouement, d’abnégation, qu’elle répandit autour d’elle, parmi les pauvres « meskinès » perpétuellement brimés, traqués, spoliés, martyrisés, et qu’elle ne cessa jamais de défendre de sa plume éloquente contre l’implacable vainqueur, risquant ainsi sa propre sécurité. Ce qu’elle ne dit pas, c’est que toutes les heures qu’elle ne consacrait pas à coucher sur le papier les impres­sions de sa vie vagabonde, à magnifier, dans l’œuvre que nous étudierons tout à l’heure, la splendeur triste du Sahara, elle les donna sans compter aux plus humbles, aux plus miséreux de ces bédouins, vaincus, résignés, qu’elle aima comme des frères et qui l’aimèrent comme une sœur de charité, dans la belle et noble acception de ce mot…

Ce qu’elle ne dit pas c’est que, pendant le dolent et prestigieux septennaire de sa vie, sous le ciel d’Afrique, alors que de sa petite fortune il ne lui restait pas un sou, elle alla errant parmi les tribus les plus misérables, rognant sur sa maigre pitance pour calmer les entrailles de l’affamé, distribuant un peu de quinine aux nomades tordus par le tehem, pansant de sa main fine et blanche l’œil purulent de l’enfançon, faisant revivre en sa mémoire tous ses souvenirs d’étudiante en médecine, et mettant ainsi sa propre misère ingénieuse et savante au service de la misère insondable qu’est la misère du Saharien.

Telle fut sa vie, passée tout entière à errer d’un bout à l’autre du Sahara, tantôt seule, tantôt en compagnie de pâtres ou de chasseurs, dont elle partageait la galette dure ou les dattes avariées ; s’attardant dans les oasis auprès des « rhamnès » misérables, heureux d’offrir à celle qu’ils appelaient leur « bon toubib » la maigre hospitalité de leurs maisonnettes de « tob », occupant ses veillées à écrire ses impressions et à noter le pays. Car Si Mahmoud avait toujours sur elle, dans la poche de son « saroual » ou dans le capuchon de son burnous, un crayon et un carnet. Et tantôt sur la crête d’une dune, tantôt au bord d’une tombe dans un cimetière arabe, tantôt encore sur la margelle d’un puits ou à l’ombre d’un palmier, elle sortait l’un et l’autre, s’asseyait et pendant des heures entières, elle écrivait.

Ce fut, en effet, la passion d’écrire qui, avec celle du Désert, de l’Arabe et de la vie nomade, remplit sa vie.

Ne disait-elle pas un jour, dans une de ses lettres au vénérable Abdul Wahab, qui fut, pour elle, un savant initiateur dans les choses d’Islam :

— « Peut-être avez-vous deviné chez moi l’ambition de me faire un nom par ma plume (chose que je n’espère pas atteindre, ambition qui reste chez moi au second plan). J’écris parce que j’aime le « processus de création littéraire » ; j’écris comme j’aime, parce que telle est ma destinée probablement… »

Elle écrivait encore, la veille du jour tragique où l’« oued » qui baignait le village d’Aïn-Sefra, débordant subitement, l’ensevelit sous une misérable hutte de boue.

Quand on retira son cadavre des décombres, on trouva près de lui un manuscrit qui n’était rien moins qu’un chef-d’œuvre.

IV. « Dans l’ombre chaude de l’Islam »


Oui, ce livre est assurément le plus beau des quatre dont se compose l’œuvre que nous allons maintenant analyser.

Tous nos orientalistes de pacotille, coloniaux en pantoufles, globe-trotters d’anti­chambre, écrivassiers mâles et femelles, cacographes qui se prétendent « exotiques » pour être allés, avec un circulaire économique, de Montmartre ou de Pontoise à Biskra, tous les graphomanes, neurasthéniques et affaiblis, clients plus ou moins cossus de l’agence Cook qui éprouvent le besoin de noircir, au cours de voyages sanitaires, des tas de papiers, pâlirent de jalousie en lisant ceci :

l’étalon noir

 

Le soir, un soir rouge, aux lourdes vapeurs sanglantes, sur le vide de la plaine. Au-delà de l’Oued, sur les confins du désert, un monceau de ruines rousses, des pans de mur, des assises de tours foudroyées, l’ancien ksar de Zekkour, détruit par le Sultan noir, et dont les décombres durent ainsi indéfiniment achevant lentement de s’effriter au soleil et servant de repaires aux tribus venimeuses des vipères et des scorpions.

 

Nous passons lentement devant cette désolation, et tout à coup une autre vision surgit, qui me secoue d’une sensation étrange.

 

Sur le bord de la route, une masse noire s’agitait, souffrait. Quand nous passâmes cette carcasse se dressa dans un effort saccadé : c’était un cheval, les deux pieds de derrière brisés, qui agonisait là, tout seul, dans le soir mourant.

 

L’étalon noir s’arc-bouta sur ses deux jambes nerveuses lancées en avant, son poitrail tremblait, et il tendait ses naseaux sanglants vers nos juments.

 

Soudain, son grand œil terni se rallume, et il pousse un long hennissement, dernier appel tendre vers les frémissantes femelles, comme un cri de révolte et de douleur.

 

Djilali décroche son fusil, ajuste la bête mourante, un coup part sec, brutal : l’étalon noir roule sur le sol rouge, foudroyé, avec son regard troublé, avec son dernier cri d’amour.

 

Et inconsciemment, Djilali me dit dans un rire sain et puéril : « Il a de la chance ; celui-là, il est mort amoureux. « La nuit tombe sur les ruines de Zekkour la dévastée et sur le cadavre de l’étalon noir. »

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Moi-même, quand pour la première fois, à l’étalage d’un libraire des boulevards, je lus cette page et celles d’avant et celles d’après, j’avais, le pieds dans une boue glaciale et mes mains étaient bleues de froid. Le thermomètre du prochain passage n’était pas loin de zéro.

Et pourtant, la tiédeur du soleil d’Afrique m’enveloppait, chair et âme, et dans mes prunelles éblouies par la splendeur de cette prose, passèrent la splendeur des immensités désertiques, le charme pénétrant des « ksour » et la gloire des oasis

À ma droite, un « vieux marcheur » d’une élégance douteuse, monocle à l’œil, parcourait une « cochonnerie » quelconque, tandis qu’à, ma gauche un ecclésiastique, membre sans doute de la Ligue Bérenger, feuilletait d’un index malpropre, un traité de flagellation. L’un sentait le lupanar du voisinage ; de l’autre s’exhalait une odeur de bouc.

Et pourtant, à lire l’œuvre d’Isabelle, il me semblait que j’étais loin, bien loin du Paris fangeux, dans le Sud de notre Afrique lumineuse, sous les palmiers du Figuig ou de Touggourt. Et de beaux vieillards à la longue barbe neigeuse comme leur burnous circulaient silencieux et souriants autour de moi, en même temps que des adolescents aux yeux larges, au torse de bronze fin et poli comme un miroir !

Un parfum suave de jasmin et de mandarine montait des proches jardins et j’entendais, avec le soupir des palmes roses, le chant si doux de la flûte bédouine et la voix grave d’un conteur arabe narrant la vie merveilleuse du désert. Oui, à ce point l’œuvre fiévreusement feuilletée de cette jeune lemme errante avait pris mon âme de vieux vagabond impénitent, que, malgré la boue, la brume et le froid, malgré la tristesse glaciale qui tombait du ciel parisien, j’étais bien « dans l’ombre chaude de l’islam » ».

Le soir même, j’emportais le livre à la bibliothèque de la Chambre et, dans la calme tiédeur du cabinet de lecture au confortable bourgeois, je lus ces pages, avec la lenteur attentive et passionnée d’un paléographe tombé sur un palimpseste curieux. À cette heure, dans la salle des séances, on se chamaillait à propos de je ne sais plus quelle gaffe commise par l’Exécutif. Mai ni les hurlements, ni les cris, ni les frémissements des pupitres n’arrivaient jusqu’à moi dans cette « thébaïde » sacrée des livres où je me complaisais. Ah ! que j’étais loin, bien loin du Palais-Bourbon, et quel beau rêve je fis, emporté dans le steppe soleilleux, à travers le désert roux, par la fine cavale arabe de la douce et troublante « Si-Mahmoud ».

En cette hivernale après-midi, je revécus et mes livres déjà lointains et mes douze années de vagabondage dans la brousse soudanaise sous le palmiers des Antilles, et sur les arroyos chinois.

Ô le beau livre dont chaque page est éclairée, par la grande lumière d’Afrique, où l’on sent palpiter l’âme même de l’Algérie.

Lisez ces chapitres, intitulés : En route, Le drame des heures, Montagne de lumière, Souffles nocturnes, Le retour du troupeau, Puissances d’Afrique, Chercheurs d’oubli, Printemps au désert ; et vous verrez qu’ils sont dignes de figurer dans une Anthologie de la littérature exotique, à côté des plus belles pages de Fromentin et de Loti.

V. « Notes de route »

 

Même originalité, même maitrise, même sobriété lumineuse dans les Notes de route qui parurent deux ans après, en 1908, et qui contiennent, outre ses impressions algériennes, d’exquises sensations de la Tunisie et du Maroc. La vie vagabonde et rêveuse qu’elle mena en l’écrivant s’y reflète comme le palmier dans l’eau claire de la « séguia ».

Oui, vraiment, avant d’être écrit, ce livre, il fut rêvé et vécu par elle, au milieu de ses frères, les bédouins, dont elle nous dit la pittoresque pauvreté, la sublime simplicité.

Les pages qu’elle y consacre à dépeindre les mauvais traitements dont ils sont victimes comptent parmi les plus belles, les plus vengeresses qui aient jamais été écrites contre l’odieuse cruauté de leurs vainqueurs.

Je m’en voudrais de ne pas citer ici celles où elle décrit la façon impitoyable dont était prélevé en Tunisie le scandaleux impôt de la « Medjba », contre lequel je me suis élevé moi-même, non sans virulence, dans ma « Sueur du burnous ».

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… J’étais venu là avec un jeune Khalifa de Monastir, Si Larbi Chabet, pour récolter les arriérés de la « medjba », l’impôt de capitation que payent les indigènes dans la campagne en Tunisie.

Si Larbi ne se douta jamais que j’étais une femme, il m’appelait son frère Mahmoud, et je partageai sa vie errante et ses travaux pendant deux mois.

Partout, dans les sombres tribus indociles et pauvres, l’accueil nous fut hostile. Seuls, les burnous rouges des spahis et les burnous bleus des « deïra » en imposaient à ces hordes faméliques… Le bon cœur de Si Larbi se serrait, et nous avions honte de ce que nous faisions, lui par devoir, et moi par curiosité, comme d’une mauvaise action.

Au sortir de Moknine, séparée des oliveraies par les haies de hendi (figuiers de Barbarie) la route va, poudreuse et droite, et les oliviers semblent l’accompagner indéfiniment, onduleux comme des vagues, et argentés à leur sommet comme elles.

… Une petite mosquée fruste, d’un jaune terreux, rappelant les constructions en toub du Sud, quelques maisons de la même teinte d’ocre, quelques décombres, quelques tombeaux disséminés au hasard : c’est le premier hameau d’Amira, Sid’ Enneidja.

Devant la mosquée, une petite cour envahie d’herbes folles et, au fond, une sorte de réduit voûté, à côté duquel un figuier étale ses larges feuilles, veloutées. Et là se trouve le puits, profond et glacé.

Isabelle Eberhardt nous montre alors les spahis et les deïra introduisant le cheikh, grand vieillard à profil d’aigle, aux yeux fauves, et tous les anciens de la tribu, accompagnés de leurs fils grands et maigres soys keyrs sefséris en loques, étrange ramassis de visages brûlés par le soleil et le vent, de têtes énergiques jusqu’à la sauvagerie, au regard sombre et fermé.

Le cheikh fournit de longues explications embrouillées sur un ton pleurard. À chaque instant, autour de lui, des cris éclatent, formidables, avec la véhémence soudaine de cette race violente, qui passe du silence et du rêve au tumulte. Tous affirment leur misère.

On fait l’appel, d’après une liste :
— Mohamed ben Mohammed ben Doul !
An’ame (Présent).
— Combien dois-tu ?
— Quarante francs.
— Pourquoi ne payes-tu pas ?
— Je suis rouge-nu. (Idiotisme tunisien pour dire fakir, pauvre.)
— Tu n’as ni maison, ni jardin, ni rien ?

« D’un geste de résignation noble, le Bédouin lève la main.

— Elhal-hel Allah ! (La chance appartient à Dieu.)
— Va-t’en à gauche.

« Et l’homme, le plus souvent s’éloigne résigné, et va s’asseoir, la tête courbée ; à mesure les spahis les enchaînent ; demain l’un des cavaliers rouges les mènera à Moknine, et de là à la prison de Monastir, où ils travailleront comme des forçats, jusqu’à ce qu’ils aient payé…

Ceux qui avouent posséder quelque chose, une pauvre chaumière, un hameau, quelques moutons sont laissés en liberté, mais le khalifa fait saisir par les deïra ce pauvre bien, pour le vendre… Et nos cœurs saignent douloureusement quand des femmes en larmes amènent la dernière chèvre, la dernière brebis à qui elles prodiguent des caresses d’adieux.

Puis, traînant avec nous une troupe morne et résignée d’hommes enchaînés, marchant à pied, entre nos chevaux, nous allons plus loin…

Chrahel, que les lettrés appellent Ischrahil.

Quelques maisons disséminées entre les oliviers plus luxuriants que partout ailleurs… Nous dressons notre tente de nomades en poil de chèvre, basse et longue.

Ives spahis et les deïra s’agitent sous leur costumes éclatants, allumant le feu, s’en vont réquisitionner la diffa, le souper de bienvenue offert de bien mauvais cœur hélas !

Si Larbi, le spahi Ahmed et moi, nous allons errer un instant dans le village, au crépuscule.

Nous trouvons une jeune femme, seule, qui cueille des figues de Barbarie.

Ahmed s’avance et lui dit :


— Donne-nous des figues, chatte ! Enlève les épines, que nous ne nous piquions pas, ô beauté !

La Bédouine est très belle et très grave.

Elle fixe sur nous le regard hostile et fermé de ses grands yeux noirs.
— La malédiction de Dieu soit sur vous ! Vous venez pour prendre notre bien !

Et elle vide violemment à nos pieds son couffin de figues, et s’en va.

Le cavalier rouge, avec un sourire félin, étend la main pour la saisir, mais nous l’en empêchons.
— Assez d’arrêter de pauvres vieux, sans toucher encore aux femmes ! dit le khalifa.
— Oh ! Sidi, je ne voulais pas lui faire du mal !

Et pourtant ces hommes revêtus de couleurs éclatantes sortent de ce même peuple dont ils connaissent la misère pour l’avoir partagée. Mais le spahi n’est plus un Bédouin, et, sincèrement, il se croit très supérieur à ses frères des tribus, parce qu’il est soldat…

… Après avoir lu ces lignes, vous ne serez pas étonné (les mille vexations, pour ne pas dire plus, dont la bonne Nomade, la Nihiliste, comme on l’appelait, fut abreuvée par l’autorité tant militaire que civile, au cours de sa brève et dolente vie.

VI. « Trimardeur »

 

Avec Trimardeur, Isabelle Eberhardt changez sa note et s’attaque, avec une vaillante maîtrise, au grand roman d’étude psychologique et de caractère.

Si ceux, officiers et civils, qui pendant son séjour dans les territoires militaires du Sud-Algérien, la signalèrent comme une nihiliste, inutile ou malfaisante et la traitèrent comme telle, avait lu ce livre, ils auraient vu combien furent calomnieuses leurs insinuations et odieuses leurs brimades.

Ils auraient vu que loin d’être celui du nihiliste contemplatif, aboulique, éternel malade de la volonté, ou celui du nihiliste perpétuellement agité, ne rêvant que destruction sans reconstruction, l’idéal social de la « Bonne Nomade » reposait sur une conception révolutionnaire, logique, pratique, qu’elle incarna dans son héroïne, la militante Véra Gouriewa. D’un bout à l’autre de son livre, Véra Gouriewa, dont l’auteur a pétri l’âme avec un peu de la sienne, travaille sans répit ni trêve à sauver de ce nihilisme morbide Dimitri Orschanow, le Trimardeur.

Sans lassitude, avec une patience fraternelle, elle s’efforce de lui montrer qu’un intellectuel comme lui, à qui la Nature, bonne mère, prodigua les dons les plus précieux de l’esprit et du cœur, commet un crime de lèse-humanité, en n’aidant pas de toute son énergie, de toute son intelligence, l’œuvre de reconstruction sociale à laquelle sont attachés les, révolutionnaires pratiques de Russie et de tous les autres pays.

Avec une attendrissante ténacité, elle veut l’arracher au cabaret où il passe une bonne partie de sa vie, le sevrer de l’alcool et de l’opium, dans lesquels il cherche l’exaltation de ses rêves noirs. Pour arriver à ses fins, pour mener à bien la noble tâche de soustraire une âme d’élite à la déchéance et la rendre à l’œuvre révolutionnaire, elle n’hésite pas ; de « sœur de combat » elle devient « amante », lui fait l’abandon complet de sa jeunesse et de sa beauté. Une joie profonde s’empare d’elle quand elle voit Dirnitri abandonner peu à peu avec sa vie de bouge son nihilisme contemplatif d’alcoolique et d’opiomane, pour mener avec les camarades actifs le bon combat révolutionnaire.

Mais hélas ! précaire apparait bientôt la guérison ! Voici, en effet, que surgit dans sa vie, Orlow, un nihiliste mystique qui ne croit pas à la science, la déclare incapable d’améliorer l’homme, dénie à celui-ci tout rôle spécial, et ne reconnaît d’utilité qu’à la destruction. Dimitri Orschanow se laisse griser par la faconde de cet apôtre du désespoir, et le voici réfugié à Genève, repris par sa vie crapuleuse d’antan. Profondément attristée, mais non découragée Véra la militante tentera encore une fois sa résurrection. Vains efforts ! Dimitri renonce à son amour, il s’enfuit de Genève, vient à Marseille, passe ses nuits et ses jours dans les cabarets en compagnie de nervis et de prostituées jusqu’au jour prochain ou, croyant réaliser son idéal d’individualisme morbide et d’irréalisable liberté, il va bêtement s’échouer dans le bagne militariste de la Légion étrangère.

Tel est ce livre d’une forme nerveuse et sobre, d’une documentation sûre, d’une psychologie pénétrante et qui certes, est loin d’avoir obtenu le succès qu’il méritait.

* * * *

 

Cette étude sur l’œuvre d’isabelle Eberhardt serait incomplète si nous ne signalions « Mektoub », une longue nouvelle qui a pour cadre Tunis, les Nouvelles Algériennes, et les Contes Sahariens.

Non moins colorés, non moins vivants et minutieusement documentés que les Notes de route, ils lurent écrits pendant les trois années qui précédèrent son voyage dans l’Extrême-Sud-Oranais, sa marche ultime vers la dune d’Aïn-Sefra, où était marquée depuis toujours, la place de son tombeau.

VII. In Memoriam

 

Me voici arrivé au terme de cette étude qui m’a permis de revivre les jours passés à enquêter sur la vie de la Bonne Nomade à travers les blanches villes du Tell, les oasis et les dunes du Sahara.

Il n’y a pas bien .longtemps encore, je revenais pour la troisième fois dans l’Extrême-Sud-Oranais, où, partout, depuis Aïn-Sefra jusqu’à Ounif, j’avais.entcndu les Bédouins chanter les louanges de leur glorieuse amiz. J’étais allé porter des roses du Tell, des jasmins et des violettes du Télemly sur son humble tombe musulmane dans le petit cimetière désertique où elle dort en paix son dernier sommeil…

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Elle dort sous la dune à la robe de moire,

Non loin du « ksar » aimé, sous le palmier hautain

Dont les palmes, le soir, chantent sa jeune gloire

Et bénissent le dieu qui fixa son Destin ;

Car ceux-là seuls, dont l’âme a des instincts vulgaires

Désirent de longs jours. Mais le cœur haut placé

Ne demande au Seigneur que le temps nécessaire

Pour transmettre, en courant, le flambeau du passé.

Pour la remercier de sa pitié divine,

Aux entours de sa tombe, en les soirs lumineux,

Les pâtres accordant la flûte bédouine

Lui diront la chanson qu’elle chanta pour eux…

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Dors, en paix, douce Isabelle, sous les palmiers d’Ain-Sefra ! Pour toi, je suis tenté d’implorer le sable d’or qui le recouvre, de même que Méléagre de Gadara implora le sol de l’Hellade pour son amante fauchée, comme toi, par la Mort, en son printemps :

Terre d’Afrique, sois légère.

À celle qui a si peu pesé sur toi.

Oui, dors en paix, et puisses-tu, sous les fleurettes de la tombe, ouïr les fières et pieuses paroles que laissa tomber devant moi le bon caïd de Touggourt :

« Bien que morte à l’aurore de sa vie, tant qu’il y aura des nomades poussant leurs chameaux étiques, chargés de misère, depuis les oasis figuiguiennes jusqu’aux dunes de l’Oued-Souf, sa mémoire ne périra pas. »

Dors en paix ! Issue, comme une reconnaissance éternelle du Désert que ta plume a glorifié, la Légende, harmonieuse, impérissable attend ton âme au seuil des siècles futurs, peut-être même, en ces jours lointains, seras-tu la djinia bienfaisante, la fée clémente et subtile dont le pastour saharien implore les grâces pour son troupeau. Tu guériras sa brebis malade, tu rendras sa chèvre féconde, et la nuit, à cheval sur un rai de lune, tu souriras dans leurs rêves, aux chameliers endormis.

Ou peut-être encore, sous ton nom de jeune fille, poétiquement arabisé, tu deviendras la sainte, la Lella vénérée, qui repose dans la blanche koubba désertique, à l’ombre du solitaire dattier et où, entre deux étapes, viendront s’agenouiller tous les sublimes pouilleux que tu chantas.

Ô toi, la Bonne Nomade, la « Louise Michel » du Sahara, dors en paix, sous les palmiers d’Aïn-Sefra.

P. Vigné d’Octon.

 

 

 

 

Pablo Castro. Isabelle Eberhardt, Mystisk Ikon, 2008.