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Un héritage à éclipses
Jean M. GOULEMOT
 
Les Philosophes, ayant tout observé, tout décrit, tout classé, ayant touché à tout et abordé toutes les disciplines, ont nourri depuis deux siècles, et encore aujourd’hui, notre réflexion, nos débats et nos idéaux en matière de liberté, de bonheur, de justice, de progrès, d’éducation... Et la philosophie des Lumières, tour à tour eau vive ou dormante, au gré des soubresauts de l’Histoire, occupe une place centrale dans notre conception de l’homme et du monde.

Montesquieu est mort en 1755. Voltaire et Jean-Jacques Rousseau meurent en 1778. Denis Diderot, ancien directeur de l’Encyclopédie et auteur dramatique (Le Fils naturel, 1757 et Le Père de famille, 1758), disparaît en 1784. Peu connu du grand public comme philosophe, il laisse des fidèles qui vont publier ses œuvres inédites et conserver pieusement sa mémoire. Une époque semble désormais close. Les frères ennemis Rousseau et Voltaire, à en croire les gravures qui circulent alors, se réconcilient dans la mort. Si l’on a conscience que le combat n’est pas fini – à la veille de sa mort, Voltaire lutte encore pour la réhabilitation du chevalier de La Barre condamné au bûcher pour impiété en 1764 –, on demeure persuadé que les Lumières gagnent du terrain.
TRIOMPHE DES LUMIERES ?
Les philosophes dominent à l’Académie française. Leur discours sur la tolérance, la raison, le progrès est désormais dominant. Le pouvoir, rallié sur ce point aux idées philosophiques, réforme la justice et abolit la question utilisée pour déterminer l’innocence ou la culpabilité. Grâce à Malesherbes, on prépare un édit de tolérance pour faciliter le retour des familles protestantes émigrées depuis la révocation de l’édit de Nantes (1685). Les techniques et les idées nouvelles se diffusent. La presse périodique (plusieurs centaines de titres à la veille de la Révolution) est lue avec passion dans toute l’Europe. Par leurs informations, par l’intérêt porté à la vie intellectuelle, aux mœurs et aux techniques, tous ces journaux, fussent-ils opposés aux idées des philosophes comme Les Mémoires de Trévoux inspirés par les Jésuites, illustrent l’influence réelle des Lumières sur l’opinion. L’hommage public rendu à Voltaire, à son retour à Paris en 1778, qu’on salue comme le défenseur des Calas, la diffusion du rousseauisme dans les pratiques éducatives (les mères allaitent, libèrent le corps des nourrissons, refusent la mise en nourrice), les sensibilités nouvelles (exaltation des émotions, goût de la nature parfois caricatural quand on pense au Hameau de Marie-Antoinette à Versailles), les mythologies de l’écrivain et de l’écriture (marginalité du créateur et vertus de l’écriture qui seule et mieux que le raisonnement parvient à la vérité, confusion entretenue depuis Jean-Jacques Rousseau entre la moralité de l’écrivain et sa possibilité d’accéder à la vérité, accent mis sur le moi et la subjectivité), tout cela fait croire à une unité et à un triomphe des Lumières. Leur vocabulaire est partout : dans les périodiques, les salons, les discours, quelle que soit parfois la cause défendue. Elles ont conquis l’Europe : des rois-philosophes gouvernent en Espagne, au Portugal, en Prusse, en Autriche et en Russie. On réforme, on entreprend. Avec le recul, le paysage philosophique du siècle s’unifie. On confond un peu vite les derniers combats des Philosophes avec un lent processus qui s’étend sur plus d’un siècle, du Dictionnaire critique de Pierre Bayle (1694) au tout début des années 1780.

Petit éclairage lexical
Dans de nombreuses langues européennes un mot désigne la philosophie militante du XVIIIe siècle : Lumières (français), Illuminismo (italien), Enlightenment (anglais, de création récente), Aufklärung (allemand). En espagnol et en portugais, à côté de Ilustracion et Ilustraçao, on peut employer El Siglo de las Luces et A filosofia das Luzes. L’opposition lumières / ténèbres a pris très tôt une valeur morale. On la trouve dans la Bible et chez les théologiens du XVIIe siècle.
Plus largement, le mot lumière conserve une connotation religieuse même si l’on évoque les lumières naturelles ou les lumières de l’esprit. Il faut s’interroger pour « Philosophie des Lumières » sur ce passage d’un sens empreint de religiosité à celui, laïcisé, confondant les Lumières avec l’esprit critique, le rejet des préjugés et des superstitions. L’évolution fut lente, ponctuée d’émergences fugaces comme cet « âge de lumière » de Fontenelle. Jusque vers 1750, les Lumières n’ont pas vraiment de connotation antireligieuse mais, au-delà, non seulement l’expression est commune mais elle se charge de toutes les valeurs modernes. L’Encyclopédie en abuse. On la trouve même chez les adversaires des philosophes qui prétendent défendre les « vraies lumières ». Le règne de Louis XV est souvent appelé « règne éclairé ». Cette unanimité lexicale cache des opinions divergentes. À partir des années 1760, Jean-Jacques Rousseau, en critiquant la notion de progrès moral et social, les philosophes athées, pour qui le combat essentiel contre la religion reste à mener, la dénoncent avec véhémence. Les Lumières appartiendraient à l’avenir ou seraient une illusion. Ces divergences montrent qu’on aurait tort de prêter à ce mot commode et imagé un seul et unique sens au XVIIIe siècle.
AU-DELA DES APPARENCES
Ainsi perçues, les Lumières semblent constituer un bloc homogène. En réalité, que de différences ! Alors que l’opinion est largement rousseauiste et admire Voltaire, patriarche de Ferney, défenseur des Calas, Voltaire n’a pas épargné Jean-Jacques, et le clan philosophique tout entier n’a cessé de le persécuter. Rousseau, accusé de refuser le progrès, de douter de la raison, de dénoncer la vie sociale et même de prétendre aux vertus de l’émotion religieuse, est persécuté et par les autorités civiles et religieuses et par ses amis d’hier. Sous l’unanimité de surface, dans l’armée philosophique règne le désordre. Si tout le monde use des mots « raison », « bonheur », « Lumières », si, dans certains almanachs des années 80, les noms de Voltaire et de Rousseau remplacent avec les mots « raison » et « Lumières » les saints du calendrier, on demeure malgré tout en pleine ambiguïté.
La décennie qui précède la Révolution est marquée, comme aurait dit Freud, par « le retour du refoulé ». Les romans sont volontiers fantastiques et font appel aux puissances infernales, à la magie noire ou blanche. L’irrationnel triomphe dans la fiction (Cazotte, Le Diable amoureux, 1772 ; et, plus tard, Ducray-Duminil, Victor ou l’enfant de la forêt, 1797, Potocki, Le Manuscrit trouvé à Saragosse, 1805), on fait un succès aux romans gothiques d’Ann Radcliffe comme L’Italien (1797). Le monde romanesque est régi par des forces obscures. On ne joue plus sur les sentiments du lecteur, on s’efforce de lui faire peur. On a oublié le goût pour les sciences exactes. On se presse autour du baquet magnétique de Mesmer qui prétend guérir par le fluide. Cagliostro, le charlatan, triomphe. Les aventuriers de tout poil battent le pavé de Paris. Les théories théosophiques sont à la mode. Claude de Saint-Martin, dit « Le philosophe inconnu », est devenu « Le mystique pour gens du monde ». Le bel optimisme des Lumières triomphantes est mis à mal. On éprouve des nostalgies sans fin pour un monde originel, aboli, comme le démontrent Court de Gébelin dans Le Monde primitif (1773-1782) et la condamnation de la culture et de la civilisation, au nom du primitivisme, que contient Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre (1788). Si l’optimisme historique formulé par Voltaire (Essai sur les mœurs, 1756) continue à être de mise – Condorcet ne rédige-t-il pas, sur le point d’être arrêté et exécuté, l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1794) ? –, l’époque doute et s’interroge sur le sens du monde, la réalité de la vertu, la possibilité de la morale, ainsi que le prouve la philosophie du marquis de Sade, qui exalte la violence et le règne des maîtres affranchis de toutes contraintes pour mieux satisfaire leurs caprices et leur quête du plaisir.
LUMIERES ET REVOLUTION : LE GRAND MALENTENDU
C’est dans ce contexte que survient la Révolution. Se cherchant des pères fondateurs, elle les trouvera chez les hommes des Lumières. Voltaire est le premier grand homme conduit au Panthéon (1791). On se réclame de Rousseau, autodidacte et marginal, obstiné à vivre de son travail de copiste, fuyant les honneurs de la cour et le service humiliant des grands. La fête révolutionnaire lui emprunte ses modèles et, dans les jeux de cartes, en compagnie de Voltaire, il remplace les rois honnis. La volonté générale, volonté du peuple souverain, qu’il a définie dans Le Contrat social (1762), est à la mode chez les partisans comme chez les adversaires de la Révolution. Dans la lutte contre les privilèges, on se souvient qu’il a montré le caractère illégitime de l’inégalité (Discours sur les fondements de l’inégalité entre les hommes, 1754). On fait aussi grand usage des théories de Montesquieu, baron de la Brède, de son analyse de la constitution anglaise et de la nécessaire séparation des pouvoirs (De l’esprit des lois, 1748). Robespierre emprunte aux philosophes déistes le culte de l’Être suprême. Mais, là encore, l’unanimité de surface est trompeuse. Robespierre n’aime guère les Encyclopédistes accusés, non sans raison, d’avoir persécuté le pauvre Jean-Jacques Rousseau et rejette l’athéisme d’un d’Holbach. Marat dénonce les prétentions aristocratiques de Montesquieu. Si l’on excepte Condorcet, et l’exception est de taille, pas un des philosophes encore vivants ne participe à la Révolution. Morellet se cache, l’abbé Raynal auteur de la célèbre Histoire des établissements des Européens dans les deux Indes (1770 et 1781), qui avait souffert les rigueurs de l’exil sous l’Ancien Régime, adresse en 1791 une lettre au président de l’Assemblée nationale pour dénoncer les violences de la Révolution. La Harpe, disciple de Voltaire, d’abord enthousiaste, au point d’arborer le bonnet phrygien, se désolidarise ensuite. Il échappera à la guillotine, se convertira au catholicisme et dénoncera avec violence les abus jacobins dans De la guerre déclarée par les derniers tyrans à la raison, à la morale, aux lettres et aux arts (1796) et Du fanatisme dans la langue révolutionnaire (1797).
C’est dire la coupure qui existe entre les représentants des Lumières et cette révolution qui se réclame de leur philosophie. S’il est certain que la Révolution aurait effrayé les philosophes, il est tout aussi certain qu’ils n’auraient pas reconnu comme leur œuvre ces Lumières dont se réclame cette même Révolution. En 1789 commence le grand malentendu entre les Lumières et leurs postérités.
La stabilisation du processus révolutionnaire marque une mise en sommeil de la référence aux Lumières. Elles sont pourtant dénoncées comme responsables des abus de la Révolution par La Harpe dans le Cours de littérature (Philosophie du XVIIIe siècle) et parfois même comme organisatrices d’un complot qui en serait à l’origine dans les Mémoires pour l’histoire du Jacobinisme (1797-1799) de l’abbé Barruel. La pensée contre-révolutionnaire est violemment et résolument hostile aux Lumières accusées de tous les maux passés, présents et à venir comme chez Louis de Bonald (1754-1840) et Joseph de Maistre (1753-1821). On continue pourtant à publier les grands textes de la philosophie : Voltaire, Montesquieu, Rousseau, mais aussi Raynal et Helvétius, lus dans les cercles néo-jacobins, nostalgiques de la Révolution et volontiers comploteurs. Le retour à la foi religieuse – la publication du Génie du christianisme de Chateaubriand date de 1802 –, le ralliement au Consulat et à l’Empire de la majorité du personnel révolutionnaire (Tallien, Talleyrand, Fouché, David) semblent marquer un total effacement des Lumières.

Un fait de mémoire
Les Lumières ont été une culture vivante au XVIIIe siècle et au début du XIXe. Leurs acteurs étaient encore présents. À partir des années 1830, la situation change : les Lumières sont un fait de mémoire, un ensemble d’idées triées, construites et déconstruites, valorisées ou rejetées, au gré des événements et des idéologies. On aurait tort de croire qu’il existe une vérité des Lumières, dont les Républicains, par exemple, seraient les détenteurs. Encore fortement imprégnés de la pensée religieuse, les hommes de 1848 rejettent l’athéisme d’un d’Holbach ou le matérialisme d’Helvétius, idéologie pour eux d’une bourgeoisie contre laquelle ils luttent. Les Lumières se construisent à partir des discours institutionnels : politiques et religieux que l’on tient sur elles, sans que les lignes de partage soient parfaitement et clairement délimitées. Par ailleurs, on lit les textes plus facilement accessibles peut-être qu’aujourd’hui. Ainsi, la dernière édition de l’Histoire des établissements des Européens dans les deux Indes de l’abbé Raynal date de 1821, et l’ouvrage, dès lors, ne sera plus réédité. S’il existe des histoires de la littérature et de la pensée au XVIIIe siècle comme celle de Noël et Place, pour la majorité, le XVIIIe siècle est autodidacte. La création d’un enseignement gratuit et obligatoire, le développement de l’enseignement secondaire et universitaire, une meilleure connaissance des œuvres – celle de Diderot qu’on découvre peu à peu –, une abondance de témoignages sur le siècle, la montée du socialisme, le gouvernement des Républicains, autant de facteurs qui vont permettre que se constitue institutionnellement, par le discours politique et l’école, une image des Lumières commune à partir de laquelle s’organiseront les oppositions, les acceptations et les rejets.
ADHESION PUIS REJET SOUS L’EMPIRE ET LA RESTAURATION
Apparence plus que réalité. Le mouvement philosophique se survit. Dans le cadre de l’Institut de France fondé en 1795 pour remplacer les académies supprimées par la Révolution, les Idéologues (Cabanis, Volney, Destutt de Tracy) continuent l’œuvre de réflexion entreprise par leurs aînés. Grâce à eux, l’anthropologie, l’ethnologie, émergentes avec les Lumières, deviennent des sciences. À bien des égards, l’œuvre administrative entreprise par Napoléon, le code civil représentent l’accomplissement des Lumières. La mise en place d’un droit valable pour tous et partout répond aux vœux qu’après le Traité des délits et des peines de Beccaria (1764) Voltaire lui-même avait formulés. Le système éducatif napoléonien poursuit l’œuvre révolutionnaire, liée elle-même aux projets pédagogiques des Lumières. Au-delà de ses aspects guerriers, l’Empire n’est pas sans évoquer l’absolutisme éclairé russe, prussien ou autrichien qui fascinait tant les Philosophes. On peut l’interpréter comme un pouvoir fort, imposant des réformes rationnelles et nécessaires, souvent rendues impossibles par le débat démocratique, contre les pesanteurs et les archaïsmes sociaux.
Louis XVIII et Charles X sont violemment hostiles aux Lumières. Ils les accusent d’avoir été les fourriers de la Révolution, dont ils ont souffert et qui les a contraints à l’exil et à l’errance. Malgré la Charte qui joue le rôle de constitution, la politique tend à restreindre les libertés publiques. Durant la Terreur blanche, juste après la chute de Napoléon, alors que les Bourbons rentrent en France, les éléments royalistes les plus intransigeants (« ceux qui n’ont rien appris et rien oublié ») font la chasse à ceux que l’on soupçonne de sympathie pour la Philosophie. Du côté républicain ou bonapartiste, faute de pouvoir exalter la République ou l’Empire déchu, on se rabat sur les Lumières, qui incarnent la liberté de penser, l’esprit critique, la foi en l’homme et en sa raison, la lutte pour la tolérance. Dans le cadre de l’Institut, les héritiers des Philosophes comme Damiron se font les défenseurs de la Philosophie. L’anticléricalisme voltairien rallie les républicains hostiles à l’ordre noir des cléricaux. On cherche chez Montesquieu, alors très lu, les moyens de fonder une monarchie constitutionnelle. Les sociétés secrètes, francs-maçons et carbonari, utilisent la littérature du XVIIIe siècle comme base de leur réflexion. Les esprits les plus libres – pensons à Stendhal – relisent libertins et philosophes en réaction contre le conformisme ambiant. L’œuvre de Sade, officiellement condamnée, est lue dans le secret par Balzac, à qui elle inspire le cynisme de Vautrin (Le Père Goriot, Les Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes), et même par Lamartine (elle influence La Chute d’un ange, 1838). Malgré les saisies de la police, de nombreuses éditions de textes philosophiques interdits circulent sous le manteau. Ce cheminement secret se révélera lors des événements révolutionnaires de 1848.
L’EMPEREUR-PHILOSOPHE ET LES REPUBLICAINS DES LUMIERES
Oublions un instant le coup d’État, les attaques de Victor Hugo contre Napoléon le petit, la censure, l’autoritarisme du pouvoir. Par sa politique de grands travaux, le rôle dévolu à l’enseignement, le paternalisme envers les associations ouvrières (le gouvernement finance le voyage de la délégation française au congrès de l’Internationale ouvrière à Londres), les encouragements apportés aux Lettres, par le biais de la princesse Mathilde (elle reçoit Flaubert, George Sand, les frères Goncourt, Sainte-Beuve...) et aux Arts par les commandes d’État, la politique de Napoléon III se rapproche, comme celle de son oncle, de l’absolutisme éclairé. Pour la première fois peut-être, l’économisme des Lumières, ce goût de Voltaire pour l’activité commerciale, a trouvé sa traduction historique. Le voltairianisme, réduit à quelques formules anticléricales et à un positivisme un peu court, devient le mode de pensée de la petite bourgeoisie, dont Homais dans Madame Bovary est une caricature significative. Souterraine, l’influence des Lumières s’exprime aussi bien dans le style des attaques de l’opposition contre l’Empire (Henri de Rochefort, Victor Hugo, Jules Vallès) que dans la pratique du pouvoir. La Commune (1871) n’y fera guère référence. De nouveaux modèles s’offrent à elle, et son refus des valeurs bourgeoises l’en éloigne.
L’avènement de la République, après la défaite de la Commune, marque le triomphe des Lumières. Dans le camp républicain, elles représentent l’idéologie officielle. C’est à elles qu’on se réfère pour légitimer la constitution, le droit de vote, les libertés publiques, la laïcité, les lois scolaires. En 1878, la municipalité de Paris commémore officiellement et avec éclat le premier centenaire de la mort de Voltaire. Les Lumières occupent à nouveau le devant de la scène. Du côté des loges maçonniques, on aime Voltaire au point de vouloir lui consacrer rues et boulevards. À l’incitation de nombreux conseils municipaux radicaux, on inaugure des rues « consacrées » au chevalier de La Barre, situées en général près de la cathédrale (à Paris près du Sacré-Cœur). À droite, on continue à dénoncer en Voltaire le prussien, le courtisan, et on reprend le procès des Lumières responsables de la Révolution, de la Commune, de la dégradation des mœurs, de l’état d’avilissement moral et physique du prolétariat.
L’extrême gauche socialiste, à l’exemple de l’Histoire de la Révolution du républicain de 1848 Louis Blanc, se déclare paradoxalement hostile aux Lumières. Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, affirme que les communistes n’ont rien en commun avec des philosophes analysés comme des idéologues de la bourgeoisie. Et pourtant, c’est bien aux valeurs de justice, de vérité, de tolérance des Lumières que les défenseurs du capitaine Dreyfus, accusé injustement de trahison, dégradé et condamné à la déportation, se réfèrent (voir TDC « L’affaire Dreyfus », n° 676 du 15 mai 1994). Zola s’inspire des textes de Voltaire consacrés aux Calas pour écrire son célèbre J’accuse en faveur de Dreyfus. La droite nationaliste dénonce le cosmopolitisme des Lumières et, lors de l’inauguration, en 1912, de la statue de Jean-Jacques Rousseau place du Panthéon à Paris, le député nationaliste et écrivain Maurice Barrès interpelle le gouvernement pour dénoncer la reconnaissance officielle apportée à un fauteur d’anarchie. Mais c’est pourtant à Voltaire que pensent Tristan Tzara et ses amis dadaïstes, joyeux iconoclastes, peu respectueux de la littérature et des valeurs bourgeoises, quand, à Zurich, ils inaugurent en pleine guerre le Cabaret Voltaire. Et l’on sait que les pacifistes regroupés durant le conflit en Suisse rendront hommage aux projets de paix de l’abbé de Saint-Pierre (1658-1743) et à la dénonciation voltairienne de l’esprit de conquête. On ne s’étonnera pas outre mesure de ces visages contrastés de Voltaire, mis en même temps au service de l’ordre républicain et de l’anarchisme dadaïste.
Dans l’enseignement républicain, les Lumières nourrissent la morale laïque (voir TDC « La laïcité », n° 703 du 1er novembre 1995), puis vont servir à légitimer la séparation de l’Église et de l’État, dont Pierre Bayle (1647-1706) et Voltaire s’étaient faits, en leur temps déjà, les défenseurs. Les Lumières sont alors pour l’essentiel réduites à leur plus petit commun dénominateur : un peu de Voltaire anticlérical et croyant au progrès historique, beaucoup de vertu et un brin de sensibilité. Une foi sans limites dans l’éducation, dans la démocratie, la méritocratie, une certaine dignité attribuée à la culture. Par souci de morale et de bienséance, on se garde bien de présenter des Lumières leur face d’ombre et leur radicalisme philosophique ou moral. Ni les matérialistes, comme d’Holbach, Meslier, La Mettrie ou même Diderot réfléchissant sur la matière n’ont droit de cité. Sade est relégué dans l’Enfer des bibliothèques, malgré la défense qu’en présente à la veille de la guerre de 1914 le poète Guillaume Apollinaire (1880-1918). On affadit Rousseau ou on livre son œuvre à la psychiatrie naissante. On aime les Lumières parce qu’elles marquent le triomphe des intellectuels, la possibilité d’agir sur les hommes et les événements comme le prouve, pense-t-on, la Révolution. Chaque instituteur en blouse grise se sent l’héritier des Lumières, le continuateur de leur œuvre, investi de la mission de veiller à leur accomplissement par la diffusion du savoir. La Belle Époque, qui ne le fut pas pour tous – la misère ouvrière est encore très grande et les attentats anarchistes ensanglantent la fin de siècle – croit retrouver parfois la douceur de vivre du XVIIIe siècle.

Un héritage controversé
En 1878, pour consolider la République, à la demande des journaux républicains (et particulièrement Le Bien public du chocolatier Menier), on décide de commémorer le centenaire de la mort de Voltaire en même temps que l’Exposition universelle. Participeront à cette cérémonie la Société des gens de Lettres avec Victor Hugo et le conseil municipal de Paris. L’exemple fut suivi par les municipalités de Nantes, Bordeaux, Versailles, Amiens... La presse républicaine lance des invitations à l’étranger. On s’organise dans un Comité du centenaire qui décide de publier une édition de textes choisis de Voltaire présentant un Voltaire militant, défenseur des droits de l’homme, apôtre de la tolérance, homme des Lumières. Les cérémonies ont lieu le 30 mai. Il y a des discours dont celui de Victor Hugo. Le soir, un banquet se déroule à l’Hôtel de ville. Dans les rues éclairées par les feux d’artifice défilent les retraites aux flambeaux. On célébra aussi Voltaire en province et à l’étranger : en Italie surtout.
La droite monarchiste s’opposa à la commémoration. Mgr Dupanloup, sénateur, académicien, évêque d’Orléans, rédigea Dix Lettres à messieurs les membres du conseil municipal de Paris sur le centenaire de Voltaire, dans lesquelles, jouant du contexte nationaliste et républicain, il dénonçait l’aristocrate courtisan, ami de la Prusse, hypocrite, ennemi de la religion. Il y eut un contre-centenaire, et on opposa Jeanne d’Arc, patriote, française et chrétienne, dressée contre l’envahisseur, à Voltaire. Les autorités n’avaient pas voulu commémorer le centenaire de la mort de Rousseau. Ce fut l’affaire des républicains d’extrême gauche. La cérémonie, modeste, fut animée par Louis Blanc, avec la participation des chambres syndicales de Paris. On acclama le philosophe fils du peuple et on réclama l’amnistie pour les déportés communards.
Cette double commémoration illustre l’héritage divisé des Lumières et les hostilités diverses qu’elles provoquent.
UN SYSTEME DE VALEURS SOUMIS AUX SOUBRESAUTS DE L’HISTOIRE
Les millions de morts de la Grande Guerre ont mis à mal le bel optimisme hérité des Lumières. Peut-on, au retour des tranchées, croire encore à la vertu naturelle de l’homme, à la pédagogie, au progrès continu des mœurs, ou même à la raison humaine ? Allant plus loin, certains commencent à les rendre responsables du désastre général : dans l’Italie préfasciste, l’Allemagne ruinée par la guerre, libéraux et hommes de gauche, intellectuels critiques sont dénoncés puis pourchassés. La droite nationaliste en France, par la plume de Charles Maurras et de Léon Daudet, dénonce les Lumières négatrices et cosmopolites. Voltaire n’a plus guère d’admirateurs. L’époque qui s’interroge lui préfère Jean-Jacques Rousseau. Les surréalistes exaltent l’œuvre du marquis de Sade dont, après Guillaume Apollinaire, ils font un esprit souverainement libre. Dans Le Clavecin de Diderot (1932), René Crevel s’enthousiasme pour ce philosophe arraché au discours universitaire et rendu à son imagination intuitive et à sa pensée radicalement novatrice. Les communistes, réconciliés avec la culture du passé au point de n’en plus faire table rase, consacrent aux philosophes du XVIIIe siècle de nombreuses études dans Commune ou Monde. Dans les manifestations du Front populaire, sur les pancartes brandies, les noms de Diderot, de Voltaire et de Rousseau voisinent avec ceux de Marx et de Lénine. En URSS, on le commente et on l’analyse. Parfois non sans risques, le livre de I.K. Luppol, consacré à Diderot et publié en 1924, puis 1934, lui vaut d’être condamné lors d’un des tristement célèbres procès de Moscou en 1936-1937.
DE LA DEFAITE A AUJOURD’HUI
L’Histoire semble se répéter. Après la défaite de 1940, les Lumières sont mises à nouveau en accusation. Si l’on excepte Voltaire rameuté au service de la propagande antisémite et Rousseau à qui on fait prêcher le retour à la terre, la Collaboration les condamne. Seule exception, d’Holbach, que son nom allemand préserve des rigueurs de la censure des autorités d’occupation. Ainsi, pendant la guerre, peut se publier sans encombre l’ouvrage P. Thiry d’Holbach et la philosophie scientifique au XVIIIe siècle, du surréaliste et marxiste Pierre Naville. On rend les philosophes responsables de la défaite. Pour les Résistants, au contraire, les Lumières incarnent des valeurs que bafouent le nazisme et l’État français. En appeler à Rousseau, à Voltaire, à Diderot, c’est en appeler à la France éternelle et aux valeurs de liberté. On imite Voltaire pour se moquer de la Collaboration et des Allemands. On cite volontiers Rousseau qui affirmait que « l’homme libre est partout dans les fers ». Les Lumières sont résolument du côté du maquis et de l’Homme. Elles inspirent non seulement la haine de la barbarie, mais aussi les principes de la société que l’on se propose de construire dans la France libérée. On reparle de la séparation des pouvoirs, de la tolérance, du refus de la torture, du droit au bonheur, de la dignité humaine.
Pourtant, au retour des déportés, des intellectuels comme Raymond Queneau (1903-1976) s’interrogent sur l’intérêt troublant porté à la face sombre des Lumières, et plus particulièrement à Sade. Lors du deux cent cinquantième anniversaire de la naissance de Voltaire, Valéry médite sur l’impuissance des intellectuels à s’opposer à la barbarie nazie. Qu’on est loin alors du militantisme heureux de Voltaire ! Mais ces doutes sont bien vite effacés. Sartre, intellectuel engagé, se réclame de Voltaire et les Lumières sont l’objet de vives disputes entre ceux qui se prétendent leurs héritiers : les libéraux, démocrates, ou les communistes qui se posent en philosophes des temps nouveaux. À en croire ces derniers, les idéaux des Lumières se seraient incarnés dans la « patrie du socialisme ». Les démocraties bourgeoises les auraient trahis. À tel point que les communistes se font dès lors les propagandistes forcenés des Lumières.
Généralement référence de gauche, les Lumières, posées comme une archéologie du progressisme, comme elles ont justifié avec Jules Ferry au nom du progrès la colonisation, serviront aussi à légitimer les engagements d’une génération contre les guerres coloniales et l’affirmation répétée de la laïcité. 1968 n’en appelle pas aux Lumières, si ce n’est à Jean Meslier (1664-1729), prêtre, athée et communiste, qui fournira quelques slogans aux murs de la Sorbonne. Le bicentenaire de la mort de Voltaire et de Rousseau en 1978, occasion d’une rencontre internationale de chercheurs, est dépourvu d’enjeux politiques. La disparition des régimes communistes dépolitise un peu plus encore la référence aux Lumières, malgré la montée de l’intolérance.
Et pourtant, au-delà des références vagues et inévitables des hommes politiques, les Lumières, largement reconstruites et triées, servent encore de modèles à des engagements au service des grandes causes : la faim, l’éducation, la culture, la santé, la paix et, bien sûr, la tolérance.

Quand une philosophie devient credo
Dans la France libérée, les communistes dominent et veulent démontrer qu’eux seuls défendent le patrimoine culturel du pays. Pas un anniversaire oublié dans La Pensée, Les Lettres françaises, ou La Nouvelle Critique. Naissance de Voltaire, publication de l’Esprit des lois, ou de l’Encyclopédie..., à chaque fois, l’occasion est bonne pour dénoncer la trahison de la bourgeoisie qui brade sa culture et affirmer que les philosophes seraient aujourd’hui communistes. Le XVIIIe siècle des grands écrivains est récupéré, mais peu à peu prennent forme des Lumières plus progressistes encore constituées des penseurs matérialistes, annonciateurs d’une société plus égalitaire : d’Holbach, Meslier, Helvétius. Comme saisie de fringale, la presse communiste ne cesse de commémorer : après Voltaire, Chamfort, Bernis, Chénier (pourtant victime de la Révolution), Laplace, Beaumarchais, Rameau, Rousseau... Diderot devient une référence constante : matérialiste, réaliste et fondateur de la critique d’art, préfiguration du poète communiste Aragon. Car il est essentiel de démontrer en toutes circonstances la filiation. La référence au matérialisme des Lumières a pourtant ses limites, puisque le matérialisme dialectique lui est supérieur. Les Lumières ici exaltées servent surtout à prouver qu’elles conduisent à la Révolution. Toutes distances gardées, on tente de les modeler sur l’image que le parti communiste donne de lui-même : défenseur de la morale (d’où la condamnation de Sade), de la liberté et de la raison.
Se constitue peu à peu un rituel des Lumières avec ses incantations, ses rapprochements et ses jugements inévitables. C’est un credo, éloigné des Lumières par essence critiques, sans tenir compte ici de la contradiction entre les mots et les pratiques, comme on allait l’apprendre à la mort de Staline en 1953.


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