CITOYENNETÉ ET FOR INTÉRIEUR
LE DÉBAT HOBBES - ROUSSEAU
PAR
François RANGE ON
Professeur à l'Université de Picardie Iules Verne
Directeur du CURAPP (CNRS)
Alors que la dimension du privé et de l'individuel semble aujourd'hui
l'emporter sur celle du public et du communautaire, le rapprochement des
notions de citoyenneté et de for intérieur peut surprendre. Le for intérieur,
c'est-à-dire le tribunal de la conscience, ne relève-t-il pas en effet de la part la
plus intime et la plus secrète de l'individu, la citoyenneté impliquant au
contraire la participation publique à la vie de la cité?
Que l'on valorise le for intérieur, espace d'authenticité et de structuration
de l'identité individuelle, ou la citoyenneté, dotée de vertus civiques et démo
cratiques, dans les deux cas, l'opposition entre le for intérieur et la citoyenne
té apparaît comme une modalité de la distinction plus générale entre la sphère
publique et la sphère privée.
Cette opposition entre les notions de for intérieur et de citoyenneté est lar
gement répandue dans les discours juridiques et politiques. Le droit électoral,
chargé de garantir le secret, la sincérité et la liberté du vote, ignore délibéré
ment les mobiles profonds du choix électoral du citoyen. Il ne s'intéresse aux
intentions de l'électeur que dans la mesure où des indices extérieurs visibles
(bulletin de vote froissé, déchiré, comportant des inscriptions ...) manifestent
un doute à leur égard. La science politique demeure pour sa part le plus sou
vent fidèle au modèle républicain de citoyenneté, celle-ci se définissant juridi
quement par la jouissance de droits civiques attachés à la nationalité, et
LE DÉBAT HOBBES - ROUSSEAU
109
politiquement par la participation à la chose publique. Elle n'a guère étudié
jusqu'ici la face cachée de la citoyenneté: le rôle de la délibération intérieure
dans les comportements politiques.
Le contraste entre la citoyenneté et le for intérieur est pourtant plus appa
rent que réel. L'histoire de ces deux notions révèle en effet la constitution
simultanée et corrélative d'un espace privé de l'individu et d'un espace public
du citoyen l . Loin de s'exclure, les notions de citoyenneté et de for intérieur
sont au contraire interdépendantes.
Le thème du for intérieur est présent dans l'espace public, et spécialement
dans l'élaboration du concept même de citoyenneté. Par opposition au sujet,
soumis à une obéissance passive au souverain, le citoyen dispose de la liberté de
pensée et du droit à la critique. La responsabilité individuelle et le libre débat
intérieur font partie intégrante de l'idée de citoyenneté. Comme le suggère son
étymologie (for: tribunal; forum: espace public) le for intérieur constitue la
part publique de l'intériorité; il ne se réduit pas à la sphère privée.
Inversement, la citoyenneté ne s'épuise pas dans l'espace public, le citoyen
étant également présent dans l'espace privé. C'est en tant que citoyen que
l'individu demande à l'Etat d'assurer la protection de sa vie privée, la libre
disposition de son for intérieur.
La conception moderne de la citoyenneté implique ainsi une double
reconnaissance: celle du for intérieur de l'individu, c'est-à-dire d'un espace
privé échappant à toute emprise publique, mais aussi celle du for intérieur
du citoyen, c'est-à-dire d'un espace de libre délibération intérieure du
citoyen.
Cette approche moderne de la citoyenneté s'enracine dans la philosophie
politique des XVIIe et XVIIIe siècles qui est dans une large mesure structurée
autour de la relation entre l'individu et le citoyen et plus généralement entre
l'homme et la société. Parmi les théories du contrat social, les doctrines de
Hobbes et de Rousseau présentent deux modèles bien différenciés de la rela
tion entre la citoyenneté et le for intérieur. Hobbes emprunte à la scolastique
la notion religieuse et morale de "for intérieur" et lui confère une dimension
politique et juridique. Le for intérieur est conçu par Hobbes comme un refu
ge. Le citoyen doit obéissance au souverain dans son comportement extérieur,
mais son for intérieur reste libre, inaccessible aux interventions et aux
influences de la sphère publique. La liberté de pensée est garantie au prix
d'une docilité apparente aux ordres du souverain.
Rousseau récuse cette position, qu'il juge moralement et politiquement
inacceptable. Le contrat social serait un échec s'il obligeait le citoyen à entrer
en contradiction avec lui-même. Tout au contraire le citoyen doit, selon
1. Habermas (J.), L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitu
tive de la société bourgeoise, trad. M.-B. de Launay, Payot, 1978.
 
110
LE FOR INTÉRIEUR
Rousseau, s'efforcer d'accéder à l'autonomie en harmonisant ses pensées et
ses actions, en respectant sa conscience, en devenant transparent aux autres et
à lui-même. Rousseau tente ainsi de réconcilier le for intérieur de l'individu et
celui du citoyen que Hobbes avait, selon lui, séparés.
Par delà ces divergences, les deux auteurs ont en commun de poser la
question du for intérieur en termes politiques en l'associant à celles de la liber
té et de la présence de l'individu dans l'espace public.
Cette politisation du for intérieur nous semble fondatrice de la conception
moderne du citoyen, partagé entre la sphère publique et la sphère privée, sou
mis aux sollicitations concurrentes, et parfois contradictoires, de l'une et de
l'autre. La doctrine de Hobbes marque une étape importante de la genèse de
la conception moderne du for intérieur du citoyen (1), la critique de Rousseau
illustrant une des mutations les plus caractéristiques de cette notion (II).
1 - LA GENÈSE DU FOR INTÉRIEUR DU CITOYEN
"Toute soumission est due au Prince, sauf
celle de l'entendement", Montaigne.
Le thème du for intérieur s'enracine profondément dans l'histoire de la
philosophie, et trouve son origine dans la formule delphique "connais-toi toi
même", reprise par Hobbes dans l'introduction du Léviathan.
Dans la doctrine platonicienne, la connaissance de soi est une recherche
d'authenticité, la philosophie n'étant pas conçue comme un simple mode de
pensée, mais aussi comme un art de vivre. La connaissance de soi ne signifie
pas chez Platon un repli sur soi, un isolement du monde, mais au contraire
une prise en charge de l'individu comme être social.
Associé à la notion de for intérieur 2 , le concept stoïcien de "conscience",
entendue au sens moral comme le degré le plus élevé d'humanité, comme le
signe de la présence du divin en l'homme, conduit en revanche à un éloge de
l'intériorité, du rapport solitaire de l'homme avec lui-même.
Si l'origine du for intérieur se situe dans la philosophie antique, la distinc
tion du for interne et du for externe semble s'inscrire principalement dans la
tradition chrétienne. Empruntant au stoïcisme le thème de la conscience mora
le, lié à celui de la responsabilité et de la culpabilité, Saint Paul oppose au
jugement que l'Eglise porte sur les "péchés extérieurs", le jugement que Dieu
porte sur les consciences, sur "les actions secrètes des hommes"3. Développant
ensuite l'argument paulinien selon lequel la foi authentique est intérieure et
2. Sénèque, De beneficiis IV, 21, I.
3. Saint Paul, Epître aux Romains, II, 15.
 
LE DÉBAT HOBBES - ROUSSEAU
Hl
invisible, Saint Augustin souligne que "c'est dans l'homme intérieur
qu 'habite la vérité"4.
Progressivement se dessine ainsi dans la pensée chrétienne une dichotomie
entre le for intérieur, espace d'autonomie, d'autocontrainte, d'introspection,
de relation directe de l'homme au divin, et le for extérieur où l'individu est
confronté au jugement de la société. Saint Thomas explicite la distinction du
for intérieur et du for extérieur, et lui donne une portée non seulement morale
et religieuse, mais aussi juridique. Par opposition aux lois injustes, "les lois
justes obligent dans lefor de la conscience (in foro conscientiae)"5.
A partir du XVIe siècle, la césure for interne/for externe se radicalise.
Luther opère une séparation tranchée entre la perfection intérieure de
l'homme et son état social, le croyant devant chercher en lui-même, plutôt que
dans l'obéissance aux lois humaines, les voies de son salut 6
La dévalorisation des comportements extérieurs s'accentue au XVIIe siècle,
aussi bien chez les libertins qui, à l'image de Pierre Charron, érigent le for
intérieur en espace de sagesse et d'émancipation humaine 7 , que chez les puri
tains qui identifient l'extériorité et l'impureté, la corruption, la foi authen
tique relevant au contraire de la vie intérieure de l'homme.
Malgré son opposition aux doctrines puritaines, Hobbes n'est pas indiffé
rent à cet éloge de l'intériorité. Influencé par l'individualisme de Guillaume
d'Occam, il se donne pour objectif de fonder l'ordre social sur l'accord des
volontés individuelles. Il récuse toute position, qu'elle soit d'inspiration puri
taine ou libertine, qui conduit à détourner l'individu de ses responsabilités
politiques et sociales. La question primordiale consiste pour lui à garantir les
conditions d'une paix durable entre les individus. Il estime que ces conditions
ne sont pas assurées si chaque individu, s'érigeant en juge du bien et du mal,
peut critiquer librement et ouvertement les actes du souverain et les principes
sur lesquels il fonde son action.
La paix implique l'obéissance. Mais l'obéissance n'entraîne pas l'adhésion.
Les convictions privées échappent à l'emprise de l'Etat. C'est une erreur, esti
me Hobbes, "d'étendre le pouvoir de la loi à la conscience des hommes''8. Il
ajoute que "les lois de nature obligent dans le for interne (in foro interno)
mais elles n'obligent pas toujours dans le for externe (in foro externo)'''I. A
4. Saint Augustin, De la vraie religion, 39, 72.
5. Saint Thomas, Somme théologique, la, lIRe quo 96 art. 4.
6. Voir Folkers (H.), "Mal contenu et liberté ordonnée dans la pensée juridique de Luther,
Hegel et Schelling", Archives de philosophie du droit, 1993, pp. 93-110.
7. Voir supra l'article de Claudine Haroche.
8. Léviathan, ch. 46, p. 691 (traduction F. Tricaud, Sirey, 1971).
9. Id. ch. 15, p. 158. Dans les passages correspondants du De Cive et des Elements ofLaw,
l'expression "for interne" est remplacée par "le tribunal de la conscience" ("the court of
conscience").
 
112
LE FOR INTÉRIEUR
l'inverse des lois de nature, les lois civiles ne visent que les comportements
extérieurs des sujets, le for intérieur étant ainsi placé hors d'atteinte de la
sphère publique: "aucune loi humaine n'estfaite pour obliger la conscience,
mais seulement les actions"IO.
Reinhart Koselleck estime qu'en laïcisant ainsi le for intérieur, en lui don
nant une portée politique, Hobbes annonce le "désengagement moral" de
l'Etat qui sera explicité ultérieurement par les philosophes des Lumières ll .
Hobbes base cependant son système politique sur une anthropologie morale et
il ne dissocie pas une morale du for intérieur, qui règle les conduites et les dis
positions internes des individus et une science politique du for extérieur qui
règle les comportements sociaux des citoyens. Hobbes pense en effet que les
actions des hommes procèdent de leurs opinions. C'est pourquoi le gouverne
ment des corps exige, selon lui, le gouvernement des esprits. C'est dans le bon
gouvernement des opinions que réside celui des actions des hommes : "régler
les actions qui sont dictées par la conscience des hommes est le seul moyen
d'obtenir la paix"12. En ce sens, l'éducation fait partie intégrante de l'art de
gouverner, même si Hobbes reconnaît par ailleurs au citoyen la liberté du
choix du mode d'éducation de ses enfants l3
Le rapprochement esquissé par R. Koselleck entre la doctrine politique de
Hobbes et la philosophie des Lumières doit donc être nuancé. Pour les philo
sophes des Lumières, la liberté de conscience est un droit naturel qui entraîne
nécessairement la liberté d'expression, même si cette dernière doit s'exercer
dans le cadre de la loi. Sans la liberté d'expression, la liberté de pensée n'a
guère de sens. Tout au contraire, la conception hobbesienne du for intérieur a
pour objet de dissocier la liberté de pensée de la liberté d'expression. Réduit
au silence, le citoyen de Hobbes a une conscience prisonnière. Il doit obéir,
quels que soient son sentiment et son opinion sur le bien fondé de l'ordre qu'il
reçoit. Ni la sagesse, ni la raison, ni la vérité ne constituent des critères déter
minants d'appréciation de la validité de la contrainte: "ce n'est pas la sages
se,
c'est l'autorité quifait la loi"14.
Une telle doctrine confine le for intérieur dans un espace résiduel. Le
citoyen est soumis à un principe général d'obéissance, dans la mesure où il se
reconnaît auteur des actes du souverain qui est son représentant. Il ne peut
donc sans se contredire refuser d'obéir à l'ordre auquel il a lui-même implici
tement consenti. C'est pourquoi Hobbes refuse d'accorder au citoyen un véri
table droit de résistance à l'oppression.
10. Elements ofLaw, II, 6, 3 (traduction 1. Roux, L'Hermès 1977, p. 272).
II. Koselleck (R.), Le règne de la critique (trad. de Kritik und Krise), Minuit, 1979,
pp. 31 ss.
12. Elements ofLaw, II, 6, 4, trad. L. Roux, p. 272.
13. Léviathan, ch. 21, p. 224.
14. Hobbes, Dialogue entre un philosophe et un légiste des Common Laws d'Angleterre,
trad. 1. et P. Carrive, Vrin, 1990, p. 29.
 
LE DÉBAT HOBBES - ROUSSEAU
113
Le citoyen de Hobbes est donc un homme déchiré, partagé entre une
logique d'obéissance civique et la revendication d'un droit au respect de sa
conscience. En cas de conflit, la solution réside dans l'exercice solitaire du for
intérieur. Si ce repli sur le privé peut certes s'interpréter comme la reconnais
sance au citoyen d'un droit minimum au secret, au débat intérieur, il signifie
aussi une fuite hors de l'espace public favorisant le conformisme dans un
cadre politique autoritaire 15
En incitant le souverain à respecter les convictions morales et religieuses
de chacun, Hobbes réduit la fonction du droit à une fonction de régulation
sociale. La loi et l'Etat restent extérieurs aux individus: ils n'ont pas pour
objet de rendre les hommes sages ou vertueux, mais simplement d'assurer un
ordre pacifié. L'Etat n'est pas un directeur de conscience: "un Etat peut
contraindre à l'obéissance mais non pas convaincre d'une erreur, ni altérer
l'esprit de ceux qui croient avoir une meilleure raison"16.
La neutralisation morale de l'Etat aboutit, en cas de conflit de conscience,
à libérer l'individu de toute responsabilité et de toute culpabilité. Lorsqu'un
sujet est contraint d'agir contre sa conscience, "cette action, estime Hobbes,
n'est pas son fait, mais celui de son souverain"17.
Peu conforme à la théorie hobbesienne de l'autorisation et de la représen
tation, cette solution présente en outre l'inconvénient de dissocier la morale et
la politique, dont l'association est pourtant à la base du système politique de
Hobbes. Comment le citoyen peut-il moralement accepter d'adopter un com
portement politique directement contraire à ses convictions les plus profondes?
Le conflit ne se situe pas seulement entre l'individu et le citoyen, "c'est dans
l'individu comme sujet politique et comme chrétien que s'introduit le déchire
ment éventuel"18.
La philosophie politique de Hobbes a ouvert la brèche du for intérieur et
posé de manière nouvelle la question du rapport entre l'individu et la société.
Comment concilier les exigences du for intérieur et celles de la citoyenneté, les
aspirations individuelles et les contraintes sociales? Les doctrines ultérieures,
en particulier celle de Rousseau, élargiront la brèche, entraînant ainsi une
série de mutations de la notion de for intérieur.
15. Voir infra Pisier (E.), "Totalitarisme et for intérieur".
16. Hobbes, Behemoth, trad. P. Naville, Plon, 1989, p. 113.
17. Léviothan, ch. 42, p. 524.
18. Duprat (G.), "Expérience et science politiques: Machiavel, Hobbes", Revue
Européenne des Sciences Sociales, nO 49,1980, p. 125.
 
114
LE FOR INTÉRIEUR
II - LES MUTATIONS DU FOR INTÉRIEUR DU CITOYEN
S'inspirant de la philosophie politique de l'Antiquité, Rousseau adopte une
conception exigeante de la citoyenneté. La citoyenneté n'est pas seulement un
état juridique, mais aussi le résultat d'une ascèse, d'une contrainte que l'indi
vidu exerce sur lui-même. Le citoyen est celui qui parvient à intérioriser l'exi
gence de la loi, à surmonter son intérêt particulier au profit de l'intérêt
général, à pratiquer la vertu républicaine.
Cette conception ne paraît guère laisser place au for intérieur entendu au
sens d'un espace de repli dans la sphère privée. Le for intérieur serait plutôt
l'instrument d'appropriation de la contrainte sociale par l'individu, Rousseau
opérant ainsi un déplacement du for intérieur vers la sphère publique.
Rousseau poursuit cependant l'entreprise hobbesienne d'émancipation de
l'individu et de promotion de l'intériorité. Le distinguant de l'amour-propre,
il érige l'amour de soi en véritable principe moteur de la société 19 : "l'amour
de soi est le seul motif qui fasse agir les hommes". Dans la "profession de foi
du vicaire savoyard", il se livre à un vibrant éloge de la conscience, qualifiée
d' "instinct divin", de "principe inné de justice et de vertu", de "juge
infaillible du bien et du mal". C'est en nous-mêmes que nous devons trouver la
racine de l'ordre social.
L'intention de Rousseau n'est donc pas de résorber le for intérieur, mais
de prévenir les effets socialement néfastes de l'amour de soi, tout en respec
tant l'intégrité des consciences individuelles. Reprenant à son compte le projet
de Hobbes (''faisons l'homme"), il estime que, loin de s'opposer, la construc
tion sociale de l'individu et la construction politique du citoyen sont corréla
tives. L'objectif est de rendre à l'individu son identité tout en assurant l'unité
du corps politique.
Alors que Hobbes avait une conception défensive du for intérieur, cher
chant à protéger l'espace privé de l'individu, l'individualisme de Rousseau est
offensif, l'individu construisant son for intérieur en s'opposant à la pression
que la société exerce sur lui.
L'analyse des tensions entre l'individu et le citoyen conduit Rousseau à
une réflexion plus large sur les relations conflictuelles entre l'homme et la
société 20 En posant le principe selon lequel "le passage de l'état de nature à
l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substi
tuant dans sa conduite la justice à l'instinct''21, Rousseau ne prétend pas faire
disparaître l'individu au profit du citoyen. De même que la justice est une
19. Voir infra Ansart-Dourlen (M.), "Rousseau et l'idéologie jacobine: rationalisme et for
intérieur" .
20. Goldschmidt (V.), "Individu et communauté chez Rousseau", Ecrits, t. 2, Vrin, 1984,
p. 161.
21. Du contrat social, Livre l, ch. 8, Oeuvres complètes, t. 3, La Pléiade, 1964, p. 364.
 
LE DÉBAT HOBBES - ROUSSEAU
115
transposition socialisée de l'instinct naturel, de même l'accès à la citoyenneté
résulte d'une contrainte exercée sur lui-même par l'individu. C'est en deve
nant citoyen que l'individu construit en même temps son identité.
A la suite de Hobbes, Rousseau souligne l'importance politique de l'éduca
tion, qui favorise à la fois le progrès de la conscience individuelle et l'intériori
sation des normes sociales. L'éducation a pour objet de socialiser l'individu,
non de le dénaturer.
La figure de l'individu persiste à travers celle du citoyen: "chaque indivi
du peut, comme homme, avoir une volonté particulière contraire ou dissem
blable à la volonté générale qu'il a comme citoyen"22. L'écart entre l'homme
et le citoyen ne peut donc être totalement réduit. Rousseau partage avec son
siècle le rêve d'un progrès indéfini de la conscience humaine, mais il est aussi
conscient du caractère indépassable de la contradiction potentielle entre
l'homme et la société. La personne humaine ne saurait être réduite à sa
dimension sociale. Face à la pression des contraintes sociales, le for intérieur
constitue un rempart, une garantie d'indépendance. Mais ce souci d'indépen
dance varie selon les individus. Si chacun a droit, selon Hobbes, au respect
de son for intérieur, Rousseau estime que ce droit est très inégalement parta
gé. A l'inverse de Hobbes, Rousseau a une conception élitiste du for inté
rieur. Seuls les individus disposant d'une force de caractère et d'un niveau
d'études suffisants sont aptes à résister aux sollicitations de la société et à
mener une vie intérieure riche.
A l'image du système politique de Hobbes, qui oscille entre une tendance
autoritaire et une tendance libérale, le projet de Rousseau est partagé entre
une recherche de transparence, de réconciliation du for intérieur de l'individu
et du citoyen, et un souci de garantir les libertés individuelles.
Hobbes pense que la garantie de la liberté de pensée implique une sépara
tion du for intérieur de l'individu et du comportement extérieur du citoyen.
Rousseau estime au contraire que la liberté du for intérieur est une condition
de la citoyenneté: c'est en parvenant à être libre en lui-même que le citoyen
peut être libre dans la cité. Le for intérieur n'est pas une donnée qu'il convient
de protéger, mais une construction, une quête permanente d'autonomie et
d'authenticité. C'est par une réflexion toujours renouvelée sur les moyens de
concilier les exigences de l'action publique et de la liberté individuelle que le
citoyen peut, selon Rousseau, parvenir à agir conformément à ses convictions.
22. Id. Livre 1, ch. 7, p. 363 (souligné par nous).
 
116
LE FOR INTÉRIEUR
En définitive, le débat entre Hobbes et Rousseau permet de mieux com
prendre quelques uns des paradoxes du for intérieur. Ce débat n'est pas seu
lement un conflit doctrinal, il est aussi révélateur des contradictions
inhérentes au statut de citoyen. Ce dernier réclame à la fois une extension du
libre exercice de son for intérieur privé, un recul de l'intervention étatique, et
le droit d'exposer publiquement ses convictions intimes, ses états d'âme, ses
débats de conscience 23
Le for intérieur n'est plus aujourd'hui confiné dans l'espace privé, ainsi
qu'en témoigne la résurgence des questions éthiques dans le champ politique.
Le rapprochement des notions de citoyenneté et de for intérieur nous est deve
nu naturel, les aspirations du citoyen concernant aussi bien l'Etat que la
société civile, ce qui engendre une recomposition permanente du mode de
régulation des relations privé/public 24
Pour mieux appréhender la portée de cette recomposition, la science poli
tique ne saurait faire l'économie d'une véritable anthropologie politique de
l'intériorité.
23. Voir infra l'article de D. Mehl.
24. Commaille (J.), L'esprit sociologique des lois. Essai sur la sociologie politique du droit,
Paris, PUF, 1994, pp. 165 ss.