Luc Foisneau,
chargé de recherche au CNRS,
centre Raymond-Aron, EHESS
Un peuple n'existe pas à la manière d'un objet matériel, dont on pourrait attester l'existence en constatant la présence en lui de certaines qualités
physiques, mais il existe comme une certaine manière d'être ensemble des êtres humains. Ce qui caractérise cette manière d'être, c'est le souci de l'intérêt
général. Mais comme l'intérêt général est rarement suivi, que l'intérêt particulier l'emporte souvent, le peuple n'existerait pas longtemps si l'intérêt
général n'était institué, c'est-à-dire s'il ne trouvait à s'exprimer dans des organisations publiques, symboliques et administratives.
Cette institutionnalisation est autant une solution qu'un problème, car l'intérêt général est parfois institué au seul profit de ceux qui l'instituent.
Sans institution, l'intérêt général n'existe guère, on en convient ; mais quand il est institué, il n'existe parfois pas davantage. La fragilité
de l'existence du peuple est ainsi une fragilité de principe : l'institution qui vient conforter une manière d'être ensemble fondée sur l'intérêt
général risque à tout instant de substituer l'intérêt particulier des instituteurs à l'intérêt général dont ils sont censés permettre l’expression. Il
faut donc se demander si l'ennemi principal du peuple ne serait pas le peuple lui-même, dès lors qu'il se trouve confronté à la difficile question de
son institution.
Il s'agira de montrer, dans un premier temps, que le peuple signifie la même chose pour Rousseau que le sens de l'intérêt général et que, là où le second
n'a plus cours, le premier a cessé d'exister. Il conviendra de souligner, dans un deuxième temps, que ce sens de l’intérêt collectif – la volonté
générale – a besoin d'être forgé et conforté par des institutions spécifiques, qui sont toujours liées à une histoire et à des lieux particuliers,
mais que cette solution institutionnelle est elle-même source de problèmes.
Le peuple et le sens de l’intérêt général
À trop considérer les embarras de l'origine des peuples, on finit par oublier que le contrat social vise un but relativement simple, qui est de permettre
aux hommes de surmonter les conflits qui naissent de leur absence de sens de la justice. Prisonniers de relations toujours particulières et de la recherche
exclusive de leur intérêt propre, les hommes d'avant le contrat social sont incapables de résoudre le moindre problème d'intérêt général ; ils peuvent
certes vivre heureux, mais c'est à condition de vivre seuls (Contrat social, I, vi, 360). Ce qui les sépare, c'est avant tout le fait qu'ils sont incapables
de concevoir, une fois qu'ils se sont réunis, ce qui les unit par-delà leurs divergences momentanées ou leurs dissemblances superficielles. Parce que
l'un désire ce que l'autre convoite, ils s'imaginent qu'ils n'ont aucun intérêt en commun et que la guerre est l'unique issue de leurs dissentiments.
Le but du contrat social est à l'inverse de donner sens à une association qui ne serait pas fondée sur la duperie et sur la ruse, mais sur un intérêt
véritablement commun. Dans une telle association, chacun a la certitude que les règles qui le gouvernent n'ont pas été adoptées dans l'intérêt de quelques-uns
– les plus riches ou les plus habiles (Discours sur l'inégalité, II, 177) –, mais dans l'intérêt de tous. Obéir à de telles règles n'équivaut donc nullement
à se soumettre à la puissance sociale de quelques-uns, mais à vivre selon l'égalité et la justice, la seconde n'allant pas sans la première. Dans une
semblable association, nulle dépendance personnelle ne vient entraver la liberté de chacun car, dépendant de l'ensemble formé par tous, chacun est indépendant
des autres pris en particulier. On connaît la condition qui permet de transformer un homme borné par le souci exclusif de son intérêt propre en un citoyen
soucieux du bien public : il faut qu'il mette « en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale »
(Contrat social, I, vi, 361) ; en échange de quoi, car c'est bien d'un échange dont il s'agit dans le contrat social, « nous recevons en corps
chaque membre comme partie indivisible du tout » (ibid.). C'est cet « échange avantageux » (Contrat social, II, iv, 375) qui nous fait
membre d'un peuple, puisque chacun des contractants cesse d'être pour nous un concurrent potentiel pour devenir un associé avec lequel nous partageons
un même sens de l'intérêt collectif : « À l'égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s'appellent en particulier
Citoyens comme participans à l'autorité souveraine, et Sujets comme soumis aux loix de l'État. » (Contrat social, I, vi, 362).
L'acte d'association a deux caractéristiques principales : il possède, tout d'abord, une universalité parfaite, puisque les clauses de l'acte sont
« par-tout les mêmes, et par-tout tacitement admises et reconnües » (Contrat social, I, vi, 360) ; ensuite, et contrairement au pacte
de Hobbes et de Grotius, il ne repose pas sur une relation de dépendance particulière à l'égard d'un chef. Si Rousseau ne conteste pas le principe d'autorité
et conçoit bien la nécessité d'un gouvernement (cf. Contrat social, III), il considère en effet que ce n'est pas l'autorité politique qui constitue le
peuple, mais que c'est le peuple qui donne sens et légitimité à l'autorité politique. La condition d'universalité du pacte signifie qu'il n'existe pas
de condition particulière à l'origine d'un peuple – comme le serait une conquête par exemple – hormis la volonté particulière de chacun des
contractants de se soumettre à la volonté générale de l'association. On dira peut-être que cette notion de volonté générale est trop générale car elle
recouvre des réalités politiques extrêmement différentes. Sans doute, mais l'affirmation demeure exacte que les hommes qui contractent ne le font pas
dans l'idée de garantir leur tranquillité en se soumettant au plus puissant d'entre eux, mais dans l'idée de se prémunir contre toute forme de domination,
c'est-à-dire contre toute dépendance personnelle en politique. Autrement dit, le but de l'association civile n'est pas d'assurer la paix au prix de la
domination, mais de résoudre collectivement les problèmes collectifs, y compris les problèmes de sécurité, auxquels des citoyens sont nécessairement
confrontés. Si l'administration publique et l'État sont détournés de leur finalité première pour servir les intérêts de groupes particuliers, ce détournement
qui établit ou conforte une inégalité de fait est contraire à l'esprit de l'association, et donc à l'esprit du peuple, qui ne reconnaît qu'une égalité
de droit. Fondamentalement, ce que Rousseau reproche à Hobbes et à Grotius (Contrat social, I, ii, iii, iv), c'est de ne pas avoir compris l'esprit du
contrat social, qui n'est pas d'assurer la paix de tous au prix de la domination de quelques-uns, mais de développer l'esprit public au moyen d'un « échange
avantageux » de l'indépendance naturelle contre une égale participation aux bienfaits de l'existence politique. La volonté générale ne veut rien
d'autre, en ce sens, que le développement et la consolidation de l'esprit public, du sens de la justice et de l'intérêt général. Le contrat social n'a
d'autre fonction, mais elle est essentielle, que de fournir la formule la plus générale permettant d'instituer un peuple, c'est-à-dire une association
dont la finalité n'est autre que l'intérêt de tous les membres qui la composent. Après le pacte, chacun possède pour se guider une norme sur laquelle
il doit régler sa volonté particulière ; accepter le pacte, c'est accepter cette norme, que Rousseau nomme « volonté générale », qui « est
toujours droite et tend toujours à l'utilité générale » (Contrat social, II, iii, 371). Il importe donc de bien comprendre ce qui rend la volonté
générale : c'est « moins le nombre des voix, que l'intérêt commun qui les unit » (Contrat social, II, iv, 374). La force du pacte, qui
est que chacun veut « constamment le bonheur de chacun » des autres membres de l'association, repose ainsi sur une clause fondamentale, qui
est « qu'il n'y a personne qui ne s'approprie ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous » (Contrat social, II, iv, 373).
On pourrait développer ce point en précisant que la force du pacte est que personne, dans l'exercice de ses fonctions publiques, ne pense à des fins
particulières quand l'intérêt commun est en jeu. L'existence d'un peuple s'atteste dans la réponse à la question suivante : ses citoyens sont-ils,
ou non, capables de concevoir un intérêt général ? Lorsque plus personne n'est capable de prendre au sérieux la notion même d'intérêt général, car
chacun ne voit plus que son intérêt propre ou celui de sa corporation, de sa famille ou de sa religion, il n'y a plus de peuple, mais une agrégation
d'individus, liés par des relations toujours particulières, les uns aux autres et aux institutions qui sont censées régir leur existence collective.
L'existence du peuple n'est donc pas une question sociologique, comme si une fraction de la communauté des citoyens pouvait constituer à elle seule le
« peuple » par opposition à une élite (« […] ils cesseraient [« une poignée de puissans et de riches »] d'être heureux,
si le Peuple cessoit d'être misérable », Discours, II, 189) ni une question militaire, comme si le peuple n'existait que lorsqu'il doit se défendre
contre ses ennemis, mais une question politique, qui est de savoir si les citoyens orientent leurs actions en fonction d'un intérêt qui leur est commun.
Si tel est le cas, ils continuent de former un peuple ; sinon, ils ne sont plus qu'une multitude, dont le lien peut être économique, ethnique, familial,
religieux, culturel, mais assurément pas politique.
Le peuple comme volonté générale instituée
Afin de maintenir le pacte social et l'esprit public qui en résulte, il est nécessaire que la volonté générale soit présente dans des institutions spécifiques.
Il y a, en effet, une fragilité constitutive de la volonté générale qui exige qu'elle soit soutenue dans son expression et son action, et c'est la fonction
des institutions politiques que de lui fournir ce soutien. Il faut notamment surmonter une première difficulté, qui peut paraître insurmontable :
« Comment forcer des hommes à défendre la liberté de l'un d'entre eux, sans porter atteinte à celle des autres ? Et comment pourvoir aux besoins
publics sans altérer la propriété particulière de ceux qu'on force d'y contribuer ? » (Sur l'économie politique, 248). Si l'on veut bien proclamer
son attachement à l'esprit public, il est plus difficile de le suivre quand c'est au prix de sa liberté et de sa propriété privée.
La solution du problème requiert la « plus sublime de toutes les institutions humaines » (ibid.), à savoir l'institution de la loi. Grâce à
la législation, les commandements ne sont pas l'expression du caprice ou de la volonté arbitraire des autorités civiles, mais l'expression de la volonté
générale. Il faut, en outre, que l'administration soit conforme à l'esprit et à la lettre des lois, afin que l'influence de la volonté générale se fasse
sentir jusque dans les rouages les plus infimes de l'appareil d'État. Il faut que, de la volonté générale, qui est aussi la volonté souveraine, à son
application dans les détails de l'administration publique, la conséquence soit bonne. Rien de pire, dans un État, que le hiatus entre la loi et ses administrés :
à tout prendre, mieux vaut encore une loi imparfaite bien appliquée qu'une loi parfaite pas appliquée du tout. Dans ce dernier cas, en effet, les caprices
de la bureaucratie montrent trop bien que c'est la particularité de l'application de la loi qui importe plus que la loi elle-même ; chacun sait
d'expérience qu'une volonté générale qui ne se traduit pas dans la loi ou une loi que personne n'applique jettent le discrédit sur l'ensemble de l'activité
législative. On s'en remet alors à l'arbitraire de l'administration, qui ne connaît que la volonté particulière de ses agents. Pour éviter cette dérive
administrative de la volonté générale, il importe que l'État soit doté de solides institutions, et que ses différentes instances soient au service de
l'intérêt général, et non pas au service des autorités constituées.
C'est la fonction du législateur de « découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux Nations » (Contrat social, II, vii, 381).
Tâche redoutablement difficile qui consiste ni plus ni moins à « instituer un peuple », c'est-à-dire à « changer, pour ainsi dire, la
nature humaine », à « transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout dont cet
individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être » (Contrat social, II, vii, 381). Instituer un peuple, c'est définir des règles qui lui soient
propres, qui conviennent à l'état dans lequel il se trouve – ce qui suppose qu'il existe déjà comme peuple avant cette seconde institution –, qui consiste
dans la possession d'un territoire plus ou moins grand et d'une population plus ou moins nombreuse. Confronté à la tâche de conseiller les futurs législateurs
de la Pologne (et de la Corse), Rousseau ajoute, ce qui n’est pas peu, qu'il ne saurait y avoir d'institution d'un peuple sans accentuation des particularités
du génie de ce peuple.
Il y a là un paradoxe qu'il faut souligner, puisque la volonté générale a besoin d'institutions nationales particulières pour s'exprimer. Cette particularité
pourrait se comprendre comme la particularité de toute institution en général, qui est toujours liée à une histoire et à un lieu. Ce n'est pas, toutefois,
ce que Rousseau veut dire. Il insiste, au contraire, sur le fait que le sens de l'intérêt général ne peut faire exister un peuple qu'à la condition de
le faire exister comme un peuple particulier, notoirement distinct des autres peuples qui l'entourent. Autrement dit, il ne saurait y avoir de peuple
sans nation, de volonté générale sans héroïsation de l'histoire nationale et sacralisation d'un territoire. De fait, si Rousseau considère que des institutions
politiques peuvent contribuer à l'expression de la volonté générale d'un peuple, c'est qu'il juge que ce sont ces institutions qui « forment le
génie, le caractère, les goûts, et les mœurs d'un peuple, qui le font être lui et non pas un autre, qui lui inspirent cet ardent amour de la patrie fondé
sur des habitudes impossibles à déraciner, qui le font mourir d'ennui chez les autres peuples au sein des délices dont il est privé dans le sien »
(Sur le gouvernement de Pologne, 960). Très clairement, dans ce dernier texte, qui n’est pas le seul, il est dit que la volonté ne saurait être générale
si elle n'est nationale.
La fonction du législateur est de transformer les contingences de l'histoire et de la géographie en geste d'une nation : Rousseau prescrit
aux Polonais de « graver » l'époque de la confédération de Bar, qui a illustré la capacité de résistance de la Pologne à l'envahisseur russe,
« en caractères sacrés dans tous les cœurs Polonois » ; il faut ériger un monument en son honneur ; instituer une fête périodique
pour en rappeler le souvenir, « avec une pompe non brillante et frivole, mais simple, fière, et républicaine » (Gouvernement de Pologne, 961),
et les familles de ceux qui s'y sont illustrés doivent être honorées. La volonté générale se trouve ici rattrapée, pourrait-on dire, par les circonstances
particulières de l'histoire, qui lui donnent sa coloration nationale spécifique. On pourra s'interroger sur le sens, pour nous aujourd'hui, de la déploration
rousseauiste : « Il n'y a plus aujourd'hui de François, d'Allemands, d'Espagnols, d'Anglois même, quoiqu'on en dise ; il n'y a que des
Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes mœurs, parce que aucun n'a reçu de forme nationale par une institution particulière. »
(Gouvernement de Pologne, 960).
La description des institutions qui permettent à la volonté générale de faire exister un peuple ne serait pas complète si l'on omettait le rôle de l'éducation,
nécessairement, là encore, nationale : « C'est ici l'article important. C'est l'éducation qui doit donner aux âmes la force nationale, et diriger
tellement leurs opinions et leurs goûts, qu'elles soient patriotes par inclination, par passion, par nécessité. » (Gouvernement de Pologne, 966).
Tout se passe comme si la condition pour former des hommes destinés à être libres, c'est-à-dire à obéir à la loi commune, était un sens aigu de la grandeur
de la nation ; comme si, pour obéir à une loi, il fallait que cette dernière soit la loi des Polonais, des Corses ou des Russes. Ce point n'est
pas évident, et l'on peut avoir le sentiment que Rousseau cède par anticipation à un romantisme nationaliste dont l'histoire des XIXe et XXe siècles
a montré les conséquences désastreuses. Il convient, toutefois, de bien préciser les choses : s'il est vrai que l'institution d’un peuple suppose
de la part de son législateur une institution symbolique dont il connaît lui-même les limites, puisque c'est sciemment qu'il institue un rituel et une
histoire officiels de la nation, il n'en est pas moins vrai que les événements qu'il propose à la remémoration de son peuple ne sont pas choisis au hasard,
mais parce qu’ils illustrent l'attachement des citoyens à une forme politique permettant l'expression de leur volonté de vivre ensemble sous la conduite
de la volonté générale.
La commémoration exprime en ce sens la nature générale du pacte qui régit l'association politique à travers l'exaltation des actes singuliers ayant contribué
à son maintien. S'il ne saurait y avoir de volonté générale sans patriotisme, c'est uniquement dans la mesure où le patriotisme est fondé sur la volonté
de maintenir des institutions politiques qui ont pour finalité d’exprimer la volonté générale. Des institutions politiques – lois, commémorations,
autorités civiles, éducation – qui ne seraient pas conformes à la volonté générale ne seraient pas légitimes. S’il est donc vrai que la volonté
générale a besoin d'institutions particulières pour s'exprimer, il est tout aussi vrai que les institutions politiques ont besoin d'être guidées par
un sens aigu de l'intérêt général.
Références bibliographiques
Rousseau, Œuvres complètes, t. III, Du contrat social. Écrits politiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964.
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