Francis Dupuis-Deri
Professeur, Département de science politique, UQÀM
(1999)
“L’esprit antidémocratique
des fondateurs de la
«démocratie» moderne”
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
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“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 3
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, profes-
seur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Francis Dupuis-Deri
L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » mo-
derne.
Un article publié dans la revue AGONE , no 22, septembre 1999, pp. 95-113.
Agone , no 22, septembre 1999
M Dupuis-Déri, professeur de science politique, nous a accordé le 14 juin
2007 sa permission de diffuser électroniquement cet article dans Les Classiques
des sciences sociales.
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“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 4
Francis Dupuis-Déri (1999)
L’esprit antidémocratique
des fondateurs de la « démocratie » moderne
Un article publié dans la revue AGONE , no 22, septembre 1999, pp. 95-114.
 
 
 
 
 
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Table des matières
Résumé
Introduction
Une socialisation élitiste
Utilisation politique du mythe de la « souveraineté »
Discours antidémocratique& peur des pauvres
Justifications philosophiques
Langage : l’antidémocratisme dissimulé
L’« agoraphobie » comme concept politique
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 6
Francis Dupuis-Déri
“L’esprit antidémocratique des fondateurs
de la « démocratie » moderne.”
Un article publié dans la revue AGONE , 1999, no 22, pp. 95-114.
Résumé
Se réclamant de la « démocratie » – sans toutefois donner plus de pouvoir au
démos –, les représentants de nos systèmes politiques n’ont pas seulement piégé
le peuple qu’ils prétendaient servir, c’est la langue elle-même qu’ils ont trahie :
comment désormais mettre à jour l’anti-démocratisme des discours, des pratiques,
des systèmes et des hommes politiques rangés sous l’étiquette de « démocrates » ?
Le glissement de sens qu’a connu le mot « démocratie » constitue sans doute le
principal coup de maître de la propagande politique moderne.
Introduction
L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démo-
cratie » moderne. On peut presque dire que la théorisation
politique a été inventée pour montrer que la démocratie, le
gouvernement des hommes par eux-mêmes, vire nécessai-
rement en règne de la populace… S’il existe quelque chose
telle que la tradition occidentale de la pensée politique, elle
débute avec ce biais profondément antidémocratique.
J. S. MC CELLAND
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AUJOURD’HUI, presque tous les acteurs et les penseurs politi-
ques se réclament de la démocratie. Or, les fondateurs de nos démo-
craties représentatives étaient ouvertement antidémocrates, utilisant le
mot « démocratie » pour désigner et dénigrer leurs adversaires trop
radicaux. Ce paradoxe – des antidémocrates qui fondent les soi-disant
« démocraties » modernes – apparaît très clairement lorsqu’on se
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 7
plonge dans la lecture des discours, des pamphlets, des articles de
journaux, des lettres personnelles ou des poèmes de l’époque révolu-
tionnaire, tant américaine que française. En fait, la force quasi incan-
tatoire que possède le mot « démocratie » aujourd’hui nous fait ou-
blier que, pendant plus de deux mille ans, le terme « démocratie » eut
un sens très négatif pour pratiquement tous les penseurs politiques, et
qu’aucun acteur politique ne s’en est fait le champion.
Depuis Athènes, on entendait par « démocratie » le gouvernement
direct d’un peuple assemblé à l’agora pour proposer des lois, en débat-
tre et les voter. Bien sûr, la démocratie athénienne n’était pas parfaite,
les femmes, les esclaves et les métèques en étant exclus. Mais ce pro-
blème d’exclusion – qui mérite d’être pensé – n’eut que peut de réso-
nance pendant deux mille ans, puisque les régimes monarchiques, im-
périaux ou soi-disant « démocratiques » pratiquaient presque toujours
eux-mêmes l’esclavagisme et l’exclusion des femmes de la sphère pu-
blique. La définition de la démocratie s’intéressait donc peu à ces pro-
blèmes, qui n’en étaient pas aux yeux des penseurs et des acteurs poli-
tiques. Ils se concentraient plutôt sur la forme du gouvernement direct
de la démocratie, considérée comme incompatible avec toute espèce
de représentation. Cette définition descriptive se doublait d’un sens
normatif péjoratif : la démocratie était un régime faible car le peuple
est facilement manipulable par des démagogues et se laisse aisément
entraîné par ses passions. Pire encore, ce peuple foncièrement irra-
tionnel est incapable de discerner le « bien commun » – expression
qui fait l’impasse sur les conflits inhérents à la vie en commun – et
risque d’imposer des politiques égalitaires puisqu’à l’agora les pau-
vres seront toujours plus nombreux que les riches. Bref, la démocratie
tendrait inéluctablement vers une de ses deux formes pathologiques :
la tyrannie de la majorité ou le chaos. Les pères fondateurs des pre-
mières « démocraties » modernes partageaient cette vision de la dé-
mocratie.
Nous nous trouvons donc devant une situation des plus paradoxa-
les : nos régimes « démocratiques » ont été fondés par des individus
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 8
profondément et ouvertement antidémocrates. Cet antidémocratisme,
que nous nous proposons ici d’explorer, est un des éléments fonda-
mentaux de nos systèmes représentatifs contemporains. Lors de sa
formation, notre régime représentatif n’est pas connu sous le nom de
« démocratie » mais plutôt sous celui de « république », deux termes
qui ne sont pas synonymes, loin s’en faut. Pourtant, un changement
d’étiquette survient, tant aux États-Unis qu’en France, vers la fin de la
première moitié du XIXe siècle 1 . Dès lors, des régimes ouvertement
antidémocratiques adoptèrent, pour des raisons que l’on appellerait
aujourd’hui de marketing politique, l’appellation de « démocratie ».
Comme l’antidémocratisme inhérent à notre régime représentatif, cet
antidémocratisme des pères fondateurs nous semble s’expliquer sur
les plans à la fois sociologique, politique et économique, philosophi-
que et linguistique.
UNE SOCIALISATION ÉLITISTE
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Avant d’être instrumental, l’antidémocratisme des patriotes est
sans doute sincère. Il est le résultat d’une socialisation profondément
élitiste, influencée en grande partie par l’éducation classique que re-
çoivent les leaders patriotes des deux côtés de l’Atlantique 2 . Au col-
lège, ils apprennent le latin et le grec et ils lisent, étudient et traduisent
les principaux textes des auteurs classiques. Ces auteurs et leurs idées
1 Pour les États-Unis, voir Bertlinde Laniel, Le mot « démocracy » aux États-
Unis de 1780 à 1856 , Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1995.
Pour la France, voir Pierre Rosanvallon, « L’histoire du mot démocratie : à
l’époque moderne », in La Pensée politique I : situations de la démocratie ,
Gallimard-Le Seuil, 1993.
2 Pour l’Amérique, voir Carl J. Richard, The Founders and the Classics:
Greece, Rome, and the American Enlightenment , Harvard University Press,
1994 ; Meyer Reinhold, Classica Americana : the Greek and Roman Heritage
in the United States , Wayne State University Press, 1984. Pour la France, voir
Claude Mossé, L’Antiquité dans la Révolution française , Albin Michel, 1989.
 
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 9
se retrouvent de plus cités et discutés par les grands penseurs politi-
ques du XVIIe et du XVIIIe siècles tels James Harrington, John Locke
et Montesquieu, qui vont également influencer les patriotes. Aristote
et Cicéron sont sans nul doute les deux penseurs politiques de l’ère
classique qui exercent la plus grande emprise sur l’esprit patriotique.
Or ces deux penseurs prônent un régime mixte où les trois ordres – le
monarque, les aristocrates et le peuple (ou demos ) – se neutraliseraient
au sein d’institutions telles que le sénat, la chambre basse, etc. Pareille
constitution est dite « républicaine » et, plutôt que de favoriser les in-
térêts d’un seul ordre au détriment des autres, elle prétend tendre vers
le bien commun . C’est d’ailleurs l’étendard républicain que vont bran-
dir les patriotes. Quant à la démocratie, Aristote comme Cicéron s’en
méfient, méfiance qu’ils ont transmise aux jeunes patriotes déjà bien
disposés à croire que les gens du petit peuple sont dépourvus de dis-
cernement politique.
Outre cette méfiance à l’égard d’un régime politique démocratique,
les membres de l’élite patriotique sont socialisés à se considérer
comme supérieurs. Ils répètent ce qu’ils ont appris : de chaque société
émergerait une sorte d’«aristocratie naturelle», à distinguer de
l’aristocratie héréditaire illégitime quand la première est celle du mé-
rite et de la vertu. L’« aristocratie naturelle », on la retrouve chez
Thomas Jefferson : « Il y a une aristocratie naturelle, fondée sur le
talent et la vertu, qui semble destinée au gouvernement des sociétés, et
de toutes les formes politiques, la meilleure est celle qui pourvoit le
plus efficacement à la pureté du triage de ces aristocrates naturels et à
leur introduction dans le gouvernement ». Robespierre parle quant à
lui d’une « aristocratie représentative », faisant sans doute référence à
Jean- Jacques Rousseau, pour qui, des trois sortes d’aristocratie – na-
turelle, élective, héréditaire – « la deuxième est le meilleur : c’est
l’aristocratie proprement dite 3 ». Selon les membres même de cette
3 Jefferson est cité par Giovanni Lobrano, « République et démocratie ancien-
nes avant et pendant la révolution », Michel Vovelle (dir.), Révolution et ré-
publique : l’exception française , Kimé, 1994, p. 56. Pour Robespierre, voir
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 10
aristocratie naturelle, eux seuls détiendraient les compétences pour
identifier, défendre et promouvoir le bien commun, alors que les gens
du [petit] peuple ne sont motivés que par leur intérêt personnel et im-
médiat. Cet élitisme des patriotes s’exprime d’ailleurs sans gène dans
les discours, pamphlets et lettres personnelles : le peuple est syno-
nyme de « foule », de « populace », de « mob » , de « crowd » , de
« vermine »… bref, d’attributs qui dénotent autant leur antidémocra-
tisme qu’un véritable dédain des gens du peuple.
UTILISATION POLITIQUE DU MYTHE
DE LA « SOUVERAINETÉ »
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D’un point de vue politique, les patriotes vont bien sûr s’efforcer
de discréditer la légitimité du pouvoir du roi ou de l’aristocratie. Mais
ils vont aussi insister sur l’incapacité politique du peuple à se gouver-
ner lui-même. Méprisant les gens du peuple, il est bien normal que les
leaders du mouvement patriote ne rêvent pas d’instaurer une démocra-
tie directe. Mais s’ils refusent que l’agora soit le siège du pouvoir,
c’est aussi, et surtout, qu’ils veulent le pouvoir pour eux-mêmes.
Il est en effet primordial de garder à l’esprit qu’un peu partout en
Occident, au moment des « révolutions » mais depuis le Moyen-Âge,
siègent des assemblées de représentants aux pouvoirs plus ou moins
étendus 4 : dès les XIIe et XIIIe siècles dans la péninsule ibérique (les
Cortes), dans le Saint Empire romain germanique (la Diète) ; tandis
Lettres à ses commettans (septembre 1792) in Gordon H. McNeil, « Robes-
pierre, Rousseau and Representation», Richard Herr & Harold T. Parker
(dir.), Ideas in History , Duke University Press, 1965, p. 148 et Rousseau, Du
contrat social , Livre III, chap. 5, Garnier-Flammarion, 1966, p. 109.
4 Voir Yves Durand, Les Républiques au temps des monarchies , PUF, 1973.
 
 
 
 
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qu’en France les premiers États généraux furent convoqués en 1302 5 .
Si ces institutions représentatives devinrent des lieux où les monar-
ques, l’aristocratie, le clergé et la bourgeoisie pouvaient négocier, en
aucune manière elles se voulaient l’expression d’un esprit démocrati-
que. Jean-Jacques Rousseau dira de l’idée de représentation qu’« elle
nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouver-
nement dans lequel l’espèce humaine est dégradée 6 ». Idée reprise
par l’historien américain Samuel Williams en 1794 : « La représenta-
tion […] a été graduellement introduite en Europe par les monarques ;
non pas avec l’intention de favoriser les droits des peuples, mais
comme le meilleur moyen de lever de l’argent 7 » – pour financer
leurs aventures guerrières.
Dans l’Amérique coloniale britannique, les assemblées exercent un
très grand pouvoir et nombreux sont les leaders de la guerre
d’Indépendance qui siégeaient déjà dans les assemblées coloniales 8 .
En France, ce sont les représentants du Tiers États siégeant aux États
généraux et bientôt à l’Assemblée nationale qui seront les leaders des
mouvements révolutionnaires – ceux-ci ne sont donc pas des exclus
qui du passé cherchent à faire table rase. Participant déjà aux institu-
tions politiques, les révolutions vont leur permettre d’augmenter le
pouvoir politique de l’institution où ils siègent et par conséquent leur
5 Voir Bertie Wilkinson (ed.), The Creation of Medieval Parliaments , John Wi-
ley & Sons, 1972, p. 110 & Thomas Ertman, Birth of the Leviathan : Building
States and Regimes in Medieval and Early Modern Europe , Cambridge Uni-
versity Press, 1997, p. 69-72.
6 Rousseau, Du contrat social , op. cit. , p. 134. [Texte disponible dans Les Clas-
siques des sciences sociales . JMT.]
7 Samuel Williams, The Natural and Civil History of Vermont , Walpole (NH),
1794, dans Charles S. Hyneman & Donald S. Lutz (eds), American Political
Writing During the Founding Era 1760-1805, tome II, Liberty Press Edition,
1983, p. 964.
8 Harry M. Ward, Colonial America : 1607-1763 , Prentice Hall, 1991, p. 198-
199 ; Jack P. Greene, « The Role of the Lower House of Assembly in Eigh-
teenth-Century Politics » , in Jack P. Greene (dir.), The Reinterpretation of the
American Revolution 1763-1789 , Greenwood Press, 1968, p. 94.
 
 
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 12
propre pouvoir politique – puis de s’assurer une très avantageuse car-
rière.
Il n’est donc pas question pour ces représentants de fonder une
démocratie – régime qui ne se conçoit encore à l’époque que sous sa
forme directe. Le discours des patriotes, s’il condamne bien évidem-
ment l’Ancien régime, dénigre également la démocratie. L’idée qu’ils
fondaient des «démocraties» n’a jamais traversé leur esprit,
n’utilisant le mot qu’en de très rares exceptions. En fait, l’étiquette de
« démocrate » n’est accolée qu’aux plus radicaux pour les discréditer,
tandis qu’on insiste sur l’incapacité du peuple à se gouverner lui-
même sans l’intermédiaire de représentants. Ne prenons que deux
exemples parmi tant d’autres : le girondin Brissot, ouvertement anti-
démocrate, déclare ainsi que «la plupart des désordres» qu’ont
connus les cités démocratiques antiques « peuvent être attribués à leur
manière de délibérer. Le peuple délibérait sur la place 9 » ; James Ma-
dison, un des pères de la Constitution américaine, exprime lui aussi
très clairement cette peur du peuple délibérant : « Si chaque citoyen
d’Athènes avait été un Socrate, chaque assemblée athénienne aurait
été malgré tout une cohue 10 ».
En Amérique, le débat constitutionnel de 1787, qui aboutira à la
création de l’union, offrit une bonne occasion aux fédéralistes
d’utiliser le mot « démocratie » comme repoussoir. On parle ainsi des
« excès de la démocratie », celle-ci étant présentée comme « le pire de
tous les maux politiques», qui conduit à «l’oppression et à
l’injustice » 11 . Ainsi, selon John Adams, un patriote de la première
9 Cité par L. Cornu, « L’idée moderne de République : émergence du mot, éla-
boration de l’idée en 1791», La Révolution française et la philosophie:
échanges et conflits , CRDP, 1990, p. 78-79.
10 Cité in James Madison, Alexander Hamilton & John Jay, The Federalist Pa-
pers , Penguin books, 1987, p. 336.
11 Ralph Ketcham (dir.), The Anti-Federalist Papers and the Constitutional
Convention Debates , Mentor-Penguin, 1986, p. 39-40 ; Laniel, Le mot « dé-
mocracy »…, op. cit. , p. 64.
 
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 13
heure qui sera vice-président de George Washington puis président
des États-Unis : « L’idée que le peuple est le meilleur gardien de sa
liberté n’est pas vraie. Il est le pire envisageable, il n’est pas un gar-
dien du tout. Il ne peut ni agir, ni juger, ni penser, ni vouloir 12 ». On
peut difficilement imaginer un antidémocratisme et un mépris du peu-
ple plus clairement exprimés et assumés.
Les représentants ne veulent-ils donc changer le monde qu’afin
d’obtenir pour eux-mêmes plus de pouvoir au sein des institutions re-
présentatives où ils siègent déjà ? Certains révolutionnaires vont ainsi
jusqu’à admettre que leur « révolution » n’a de révolutionnaire que le
nom. Selon Alexander Hamilton, un des patriotes américain les plus
influents : « Il n’y a pas eu de changements dans les lois, il n’y a pas
eu d’interférence avec les intérêts de quiconque, tout le monde est res-
té à sa place et, la seule altération, c’est que le siège du gouvernement
a changé ». Il conclut qu’en fait, aux États-Unis, il n’y a pas eu de ré-
volution 13 .
Les patriotes avaient bien sûr besoin d’un discours légitimant la
position qu’ils entendaient occuper au sommet du nouveau système.
Ils devaient justifier leur autorité aux yeux de leurs adversaires
comme à ceux de leurs partisans. Comme ils devaient le faire à leurs
propres yeux, car se voulant, justes et grands, à l’image de leurs mo-
dèles historiques, les législateurs du monde antique. Ne pouvant que
difficilement se référer à Dieu ou au sang, leur légitimation sera le
peuple. Mais un peuple étrangement désincarné. Car, on l’a vu, le
peuple est déclaré politiquement taré, fruit d’un mépris politique, éco-
nomique, culturel et psychologique. Politiquement taré, le peuple a
12 James A. Morone, The Democratic Wish : Popular Participation and the Li-
mits of American Government , BasicBooks, 1990, p. 33.
13 Selon De Charles Albert Moré de Pontgibaud, A French Volunteer in the War
of Independence , Paris, 1897, p. 147, cité par Samuel Eliot Morison, The
Conservative American Revolution , Anderson House-The Society of the Cin-
cinnati, 1976, p. 17.
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 14
donc besoin de représentants, comme le lui expliquent d’ailleurs ses
représentants…
C’est ainsi que les patriotes s’approprièrent le discours de la « sou-
veraineté populaire », une fiction, un mythe alors très installé, qui ser-
vit beaucoup à leur stratégie discursive de légitimation 14 . Selon les
auteurs, cette fiction pouvait légitimer toutes sortes de régimes : de la
monarchie absolue avec Thomas Hobbes ( Léviathan ) * à la démocra-
tie (directe) avec Jean-Jacques Rousseau. Évoquée dans l’abstrait, la
souveraineté est de fait niée par les représentants lorsqu’ils réaména-
gent le système politique et ses institutions. Déjà Montesquieu préten-
dait que « le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capa-
bles de discuter des affaires. Le peuple n’y est point du tout propre :
ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie 15 ». Ainsi
Brissot, suivant cette idée très partagée, déclara que le « peuple seul a
le droit de se constituer, mais il n’en a pas le talent ; il doit donc
confier une partie de son droit à ceux qui en ont le talent » 16 – un ta-
lent dont Brissot, bien sûr, se croit doté. De l’autre côté de
l’Atlantique, le pasteur de Nouvelle Angleterre James Belknap dira
pour sa part 17 : « Tenons comme principe que le gouvernement tire
son origine du peuple, mais qu’on enseigne au peuple qu’il n’est pas
apte à se gouverner lui-même ». (Là encore, les exemples abondent
qui reflètent un état d’esprit généralisé, la même idée se retrouvant sur
14 Selon Edmund S. Morgan, tout régime repose sur un type de consentement
inspiré par une fiction ou un mythe : ainsi la croyance que le roi est divin ou
que l’élu démocratique représente le peuple – mieux encore, qu’il est le peu-
ple ( Inventing the people : The rise of popular sovereignty in England and
America , W.W. Norton & Company, 1988).
* [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales . JMT.]
15 L’Esprit des lois , Livre XI, Chapitre 4, 1748. [Texte disponible dans Les Clas-
siques des sciences sociales . JMT.]
16 Brissot, Plan de conduite pour les députés du peuple aux États généraux , cité
par Maurice Genty, « 1789-1790 : l’apprentissage de la démocratie à Paris »,
in Roger Bourderon (dir.), L’An I et l’apprentissage de la démocratie , PSD,
1995, p. 44.
17 Laniel, Le mot « démocracy…, op. cit. , p. 73.
 
 
 
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 15
les lèvres ou sous la plume de presque tous les chefs révolutionnaires,
qui tentaient tout autant de convaincre le peuple qu’eux-mêmes…)
À l’incapacité du peuple à se gouverner seul, plusieurs ajoutèrent
qu’une démocratie n’était possible qu’à l’échelle d’une cité antique –
argument employé notamment par Montesquieu. Les États-Unis
d’Amérique et la France seraient trop vastes et trop peuplés pour per-
mettre l’instauration d’une démocratie directe. Si Rousseau contesta
déjà cet argument démographique et géographique 18 , les exemples
ont suivi qui en montrent le peu de fondement : une réforme d’un sys-
tème politique n’a pas besoin de respecter l’étendue géographique ini-
tiale, elle n’est question que de volonté 19 .
Malgré toutes ces limitations, certains auteurs et acteurs politiques,
dénonçant son caractère par trop abstrait, ont refusé de se laisser ber-
ner par le mythe de la « souveraineté populaire » et son corollaire, la
délégation du pouvoir souverain par le peuple à ses représentants. On
connaît bien la citation de Rousseau au sujet des électeurs Anglais,
esclaves sauf le jour des élections : « La souveraineté ne peut être re-
présentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée… Le peuple
anglais pense être libre; il se trompe fort, il ne l’est que durant
l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est es-
clave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage
qu’il en fait mérite bien qu’il la perde 20 ». En Amérique également,
on trouve, en 1636, un John Cotton déclarant que « le gouvernement
n’est pas une démocratie s’il est administré non par le peuple mais par
des gouverneurs » – même si le peuple choisit ses propres gouver-
nants. Toujours en Amérique, John Winthrop affirmait en 1639:
18 Rousseau, Du contrat social , Livre III, chap. XII.
19 L’histoire regorge en effet d’exemples : restructurations vers des organisations
plus locales pour les town meetings en Amérique, les sections parisiennes de
la Commune de Paris, les anarchistes espagnols, les kibboutzim en Israël, les
Soviets en Russie…; et vers de grands ensemble: l’Italie de Garibaldi,
l’Allemagne de Bismarck, les fédéralismes européens, américains…
20 Rousseau, Du contrat social , op. cit ., p. 134.
 
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 16
« Quand le peuple a choisi des hommes pour être ses gouvernants […]
le peuple, en ayant député certains, n’a pas le pouvoir de faire ou de
modifier les lois, mais n’a que le pouvoir d’être sujet. » Selon John
Davenport, un autre Américain, en choisissant des représentants, le
peuple n’« abandonne pas tant ses droits et sa liberté à ses gouver-
nants, mais son pouvoir » (1699) 21 . Enfin, plus lucide ou, à tout le
moins, plus honnête, le représentant Lambert rappelle au Comité de
salut public que le « peuple [qui est souverain…] n’est qu’un être pu-
rement métaphysique » . Quelle belle expression pour dire ce que per-
sonne n’entend voir : que le discours autour de la souveraineté popu-
laire est un leurre ; que, pour n’être plus ni esclave ni sujet, le peuple
reste aliéné car dépossédé du véritable pouvoir. Le peuple n’est sou-
verain que sur le plan métaphysique. Sur le plan politique, il n’est
rien.
Les débats étaient virulents, se transformant parfois en véritables
coups de force – comme la rébellion de Shays en Amérique ou celle
des sans-culottes en France. Toutefois, aux États-Unis, les tensions
entre partisans de la représentation et démocrates sont presque inexis-
tantes 22 , l’utilisation péjorative du mot « democracy » servait à miner
la crédibilité de constitutions plus radicales, comme l’unicaméraliste
de Pensylvannie 23 . En France, certains révolutionnaires radicaux
21 Roy N. Lokken, « The Concept of Democracy in Colonial Political Thought »,
The William and Mary Quarterly , IIIe série, Vol. XVI, n° 4, octobre 1959, p.
571 et 578.
22 Personne ne prétend, en effet, sérieusement faire des fameux town meetings le
coeur de la vie politique américaine (William F. Willingham, « Deference
Democracy and Town Government in Windham, Connecticut, 1755 tp 1786 »,
The William and Mary Quarterly , IIIe série, Vol. XXX, n° 3, juillet 1973, p.
403 ; David Syrett, « Town-Meeting Politics in Massachusetts, 1776-1786 »,
The William and Mary Quarterly , IIIe série, Vol. XXI, n° 3, juillet 1964, p.
355).
23 Alors que le bicaméralisme consiste en un système à deux chambres,
l’unicaméralisme ne prévoit qu’une seule chambre – suivant une théorie selon
laquelle la voix du peuple ne peut être divisée. Pour les républicains,
l’unicaméralisme n’offre pas assez de protections contre les pulsions égalitai-
res et irrationnelles des représentants du peuple. D’où l’intérêt du sénat,
 
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 17
comme les sans-culottes, s’inspirant notamment de Rousseau, vou-
laient contrer le régime représentatif, lui préférant le pouvoir direct
des sections, préférant les mandataires aux représentants. (Contraire-
ment au représentant, le mandataire ne fait qu’exprimer la volonté de
ses commettants, il doit taire sa propre volonté 24 .)
Ce fut finalement le discours de la souveraineté populaire repré-
sentée qui l’emporta sur celui de la souveraineté populaire exercée .
John Adams et James Madison en Amérique, Sieyès, Brissot et Ro-
bespierre en France seront parmi les plus importants propagandistes
du système représentatif, qu’ils entendent légitimer, mais aussi contrô-
ler. Voilà une belle brochette de représentants du peuple dont les ef-
forts sont surtout consacrés à justifier leur propre fonction. Faite de
membres autoproclamés de l’« aristocratie naturelle », cette élite serait
nécessaire, estime Sieyès faisant écho à Brissot, car les représentants
sont « bien plus capables [que le peuple] de connaître l’intérêt géné-
ral » ; et de conclure que « la France n’est point, ne peut pas être une
démocratie » car le « peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas
une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut par-
ler, ne peut agir que par ses représentants. 25 » Doit-on s’étonner que
Sieyès soit lui-même un représentant et que ces déclarations soient
faites à l’Assemblée nationale ?
Pourquoi cette négation de la compétence du peuple ? Les patriotes
savaient pourtant que, dans une démocratie directe comme Athènes,
les citoyens appelés à combler des postes officiels ne détenaient pres-
chambre haute composée d’éléments en principe plus éclairés, plus tempé-
rés…
24 Voir Maurice Genty, op. cit. , p. 41 ; Albert Soboul, « Démocratie représenta-
tive ou démocratie directe : l’exemple de la démocratie populaire en l’An II »,
Raison Présente , n° 49, janvier-mars 1979, p. 22-23 et 29 ; Jacques Guilhau-
mou, « Prises de parole démocratiques et pouvoirs intermédiaires pendant la
Révolution française », Politix , n ° 26, mai 1994, p. 91.
25 « Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale », in Les ora-
teurs de la Révolution française. Les Constituants , Tome I, Paris, Gallimard,
1989, p. 1025 et 1027.
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 18
que aucun pouvoir décisionnel et, surtout, qu’ils étaient le plus sou-
vent désignés par tirage au sort. On tirait au sort précisément parce
qu’on accordait à chaque citoyen un jugement politique et la capacité
d’exprimer sa volonté politique. L’élection était au contraire considé-
rée comme aristocratique car supposant des citoyens plus à même que
d’autres de prendre des décisions politiques 26 . Mais les patriotes ne
retiendront pas le tirage au sort – qui rendrait inutile leur rôle de re-
présentants –, l’idée d’aristocratie naturelle venant parfaire le principe
de représentation, qui, selon Thomas Jefferson, « a rendu inutile pres-
que tout ce qui a déjà été écrit au sujet de la structure du gouverne-
ment 27 ».
26 Voir Aristote dans Les Politiques , thèse reprise par James Harrington dans
Oceana [1656], par Spinoza dans le Tractatus Logico Politicus , par Montes-
quieu dans L’Esprit des lois et par Jean-Jacques Rousseau dans Du contrat so-
cial.
27 Lettre à Isaac Tiffany, août 1816. Cité par Regina Ann Markell Morantz,
« “Democracy” and “Republic” in American Ideology (1787-1840) », Thèse
de doctorat non publiée, Columbia University, 1971, p. 25. Une citation aussi
troublante que le serait celle d’un roi affirmant que le principe de la monar-
chie – un religieux déclarant que le principe de la théocratie – a rendu inutile
presque tout ce qui c’est écrit avant au sujet de la structure du gouvernement .
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 19
DISCOURS ANTIDÉMOCRATIQUE
& PEUR DES PAUVRES
Retour à la table des matières
À cet antidémocratisme s’ajoutait une peur du pauvre et de
l’égalitarisme . Selon une idée alors largement répandue, comme tous
ceux qui n’étaient pas autonomes financièrement (esclaves, femmes et
salariés), les pauvres ne pouvaient avoir de pensée autonome et ra-
tionnelle. John Adams écrit ainsi : « Telle est la fragilité du coeur hu-
main que seulement quelques hommes qui n’ont pas de propriété pos-
sèdent un jugement qui leur soit propre 28 ». L’aristocratie du mérite
ferait donc nécessairement partie de la classe économiquement aisée.
L’idée exprimée par Adams n’est pas nouvelle, loin de là : Aristote
déjà affirmait que si «la définition même de l’aristocratie c’est
l’excellence alors que celle de l’oligarchie c’est la richesse », il n’en
résulte pas moins que « dans presque tous les cas les gens aisés sem-
blent occuper la place des gens de bien » 29 . Dans le même esprit, un
habitant du Maryland conseillait, en 1767, de confier les affaires pu-
bliques à ceux qui détiennent une propriété et ont reçu une bonne édu-
cation plutôt qu’aux « créatures » qui « sont compétentes à tenir une
petite boutique (ou au plus) à juger la qualité d’une feuille de ta-
bac » 30 .
À ce mépris qu’affichait l’« élite » patriotique quant aux capacités
politiques du peuple, se doublait la peur que, une fois au pouvoir, ce-
lui-ci ne s’attaque à la propriété privée et n’instaure l’égalitarisme :
28 Cité par Markell Morantz, « “Democracy” and… », ibid. , p. 84.
29 Les Politiques , IV, 8, 1294-a, Garnier-Flammarion, 1993, p. 304-305.
30 Cité par Jackson Turner Main, « Government by the People : The American
Revolution and the Democratization of the Legislatures », in Jack P. Greene
(dir.), The Reinterpretation of the American Revolution 1763-1789 , Green-
wood Press, 1968, p. 323.
 
 
 
 
 
 
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comme les royalistes, les républicains craignaient la démocratie di-
recte et l’aspiration égalitaire des pauvres – l’égalitarisme était alors
clairement associée aux excès de la démocratie. Certes, l’élite patrio-
tique ne comptait pas tant de grands banquiers ou de riches marchants
qu’essentiellement des administrateurs, des juges et des avocats qui
avaient siégé dans les assemblées coloniales ou aux États généraux 31 .
Mais les leaders politiques connaissaient souvent personnellement les
membres de l’élite économique, qu’ils côtoyaient au collège, en fa-
mille, dans les clubs, etc. Ils partageaient donc leur peur de voir les
pauvres profiter des troubles socio-politiques pour imposer réforme
agraire, abolition des dettes, etc. Comme ils partageaient leur intérêt à
limiter la turbulence qu’entraînait le mouvement de contestation qu’ils
avaient lancé…
Les révolutionnaires les plus radicaux ne s’y trompèrent d’ailleurs
pas, associant ouvertement leurs idéaux égalitaires à l’idéal démocra-
tique. Ainsi, une version préliminaire de la déclaration des Droits de
Pennsylvanie voulut donner à l’État le contrôle des richesses indivi-
duelles. Thomas Paine, pour sa part, affirmait que « la protection de la
personne est plus sacrée que la protection de la propriété. Si la pro-
priété devient le critère, cela constituera une rupture complète avec
tout principe moral de liberté, car cela rattacherait le droit à la matière
et transformerait l’homme en agent de la matière 32 ». D’autres refusè-
rent que les droits civiques soient établis en fonction de la richesse,
comme en témoignent ces commentaires de Benjamin Franklin, selon
lequel, un tel esprit est « contraire à l’esprit de la démocratie » et ré-
vèle d’une « disposition chez certains de nos gens de débuter une aris-
tocratie, en donnant aux riches une prédominance dans le gouverne-
ment » 33 . Enfin, en novembre 1776, les radicaux de Mecklenburg
County, de Caroline du Nord, donnèrent l’instruction à leurs délégués
31 Gary Kates, The French Revolution : Rencent debates & New Controversies ,
Routledge, 1998, p. 5.
32 Cité par Markell Morantz, « “Democracy” and… », ibid. , p. 89.
33 Extrait de On the Legislative Branch (1789), cité par Bertlinde Laniel, op. cit. ,
p. 129-130.
 
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 21
élus pour rédiger la constitution que celle-ci devait être une « simple
démocratie » et qu’ils devaient s’« opposer à tout ce qui tendrait vers
l’aristocratie ou le pouvoir entre les mains des riches et des personnes
en position d’autorité habitués à opprimer les pauvres 34 ».
En France, c’est sans doute Babeuf qui incarna avec le plus de
force la lutte démocratique des pauvres contre les riches aristocrates.
Pour Babeuf, il y a en France un camp élitiste et un camp populaire
qui désirent tous deux la république. Mais, alors que « l’un la désire
bourgeoise et aristocratique, l’autre entend l’avoir faite et qu’elle de-
meure toute populaire et démocratique 35 ». Dans Le Tribun du peuple
(29 novembre 1795), rejetant une proposition qui invite les républi-
cains à se liguer contre la monarchie, Babeuf en profite pour se distin-
guer – lui le démocrate – de ses pseudo-alliés républicains : « Vous ne
paraîssez réunir autour de vous que des républicains , titre banal et fort
équivoque: donc vous ne prêchez que la république quelconque .
Nous, nous rassemblons tous les démocrates et les plébéiens, dénomi-
nations qui, sans doute, présentent un sens plus positif : nos dogmes
sont la démocratie pu[re], l’égalité sans tâche et sans réserve 36 ». Ba-
beuf n’est toutefois pas seul à parler de guerre économique et à identi-
fier les antidémocrates aux ennemis des classes défavorisées. Sylvain
Maréchal, prenant le parti des pauvres, écrit en 1791 : « Le bourgeois
n’est point démocrate […] c’est donc aux bourgeois que nous avons à
faire en ce moment ; eux seuls nous font ouvertement la guerre. […]
Ce sont les pauvres qui ont fait la révolution, mais ils ne l’ont pas faite
34 Merrill Jensen, «Democracy and the American Revolution», in Esmond
Wright (dir.), Causes and Consequences of the American Revolution , Qua-
drangle Books, 1966, p. 278.
35 Cité par Jens A. Christophersen, The Meaning of « Democracy » : As Used in
European Ideologies from the French to the Russian Revolution , Universitets-
forlagets Trykningssentral, 1968, p. 16.
36 Ibidem.
 
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 22
à leur profit ; […] ils sont à peu près ce qu’ils étaient avant le 14 juil-
let 1789 » 37 .
De telles déclarations inquiétaient les patriotes plus conservateurs
des deux côtés de l’Atlantique – qui parvinrent dans l’ensemble à
contrôler, marginaliser et étouffer les tendances les plus égalitaires.
Antidémocratisme et anti-égalitarisme étaient donc bien liés, faisant
de l’impératif de représentation du peuple par l’élite patriotique le
pendant de la défense de la propriété privée. Comme le dit Alexandre
Hamilton dans le premier des Federalist Papers : l’adoption de la
constitution fédérale offrirait des garanties supérieures « à la préser-
vation […] de la liberté et de la propriété 38 ».
JUSTIFICATIONS PHILOSOPHIQUES
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L’idéologie représentative sera enfin complétée par Benjamin
Constant dans son célèbre et brillant discours De la liberté des an-
ciens comparée à la liberté des modernes . Le système représentatif y
est dépeint comme le seul respectant l’« esprit des modernes », c’est-
à-dire une philosophie où l’individu moderne n’aurait comme pers-
pective politique que le système représentatif. Selon Constant, les an-
ciens concevaient la liberté comme la possibilité de participer aux dé-
cisions politiques. Les modernes, au contraire, se sentiraient libres
lorsqu’ils pourraient se consacrer à leurs affaires privées… D’où
l’intérêt pour les modernes du système représentatif, qui permet aux
représentés de ne pas avoir à s’investir dans la sphère publique. Cette
idée n’est pas nouvelle, qui avait déjà été exposée entre autres par
37 Dans la Révolution de Paris , numéro 87, cité dans Patrick Kessel (dir.), Les
Gauchistes de 1789 , UGE, 1969, p. 257 et 61.
38 Cité par James Madison, The Federalist…, op. cit. , p. 90.
 
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 23
Sieyès, pour lequel la grande majorité des Français n’ont pas « assez
d’instruction, ni assez de loisir pour vouloir s’occuper directement des
lois qui doivent gouverner la France » – ajoutant, non sans cynisme,
que, « puisque c’est l’avis du grand nombre, les hommes éclairés doi-
vent s’y soumettre comme les autres » 39 .
Malgré ses qualités, Constant incarne bien ce délégué cynique et
manipulateur qui dissimule son antidémocratisme derrière de belles
paroles, cherchant à légitimer aux yeux des électeurs sa propre ambi-
tion politique. Sans vergogne, Constant présenta sa thèse en pleine
campagne électorale alors qu’il était lui-même candidat : ses conci-
toyens doivent en effet rester chez eux pour lui permettre de les diri-
ger en leur nom et à leur place. Bref, Constant a soif de cette liberté
des Anciens car il veut gouverner, mais il refuse cette liberté à ses
concitoyens.
La boucle est bouclée : 1. le représentant exprime ouvertement son
mépris pour un peuple politiquement incompétent à discerner le bien
commun ; 2. le représentant en déduit la nécessité pour la souveraineté
populaire d’être représentée; 3. il se désigne comme membre de
l’élite éclairée qui saura discerner, défendre et promouvoir le bien
commun ; 4. ainsi défini, le bien commun ne peut s’accommoder de
l’esprit égalitaire et les revendications des pauvres doivent être jugu-
lées ; 5. l’élite politique prend donc le parti de l’élite économique tout
en expliquant aux citoyens qu’ils ne peuvent trouver leur bonheur que
dans l’espace dépolitisé de la sphère privée.
Historiquement hérité du régime monarcho-féodal, le système re-
présentatif moderne est philosophiquement légitimé par l’antidémo-
cratisme de ceux qui l’ont instauré.
39 Emmanuel Sieyès, « Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction
royale », in Les orateurs…, op. cit. , p. 1025.
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 24
LANGAGE : L’ANTIDÉMOCRATISME
DISSIMULÉ
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L’antidémocratisme des pères fondateurs, quoiqu’aujourd’hui mé-
connu, avait l’avantage d’être ouvertement assumé. L’antidémo-
cratisme contemporain est plus insidieux, ayant pris la forme d’une
propagande de la démocratie.
Conçu comme antidémocratique par ses fondateurs, le système re-
présentatif dut attendre les années 1840 pour être étiqueté comme
« démocratique » – sans qu’il y ait eu de changements institutionnels
majeurs. Comment peut-il ne pas rester marqué par l’antidémo-
cratisme originel ?
Aux États-Unis, le mot «démocratie» acquiert un sens positif
quand apparaissent les grands partis politiques. En France ce renver-
sement de sens correspond à l’octroie du suffrage universel aux hom-
mes et la montée des pressions socialistes. Un telle « manipulation
langagière » ne s’est pas faite seule, mais fut orchestrée par l’élite po-
litique ; son but, jouer sur l’imaginaire pour asseoir la légitimité des
représentants. Désigner les républiques comme démocratiques ne fut
qu’une manoeuvre pour faire croire que ce système répondait aux in-
térêts du peuple – du demos . Comme le révèlent les textes de
l’époque, cette stratégie, que nous appellerions aujourd’hui du marke-
ting politique, est clairement mise en place par l’élite politique. Ainsi,
selon le Boston Quarterly Review (11 janvier 1839) « un parti qui ne
serait pas perçu comme démocratique ne peut même pas devenir une
minorité respectable 40 ». Ainsi, l’ancêtre du parti Démocrate améri-
40 Cité par Morkell Morantz, « “Democracy” and… », op. cit. , p. 244.
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 25
cain, d’abord officiellement connu sous le nom de parti Républicain,
adopte en 1828 le nom de Democratic Republican pour ne devenir
finalement parti Démocrate qu’en 1840. Mieux encore, son opposant
conservateur adopte un discours pro-démocratique, aussitôt dénoncé
par les « démocrates » : les conservateurs « prétendent être démocra-
tes seulement parce qu’ils savent que le peuple est si attaché à ce mot
qu’il ne votera pas pour un parti qui ne le porte pas » (avril 1840,
Quarterly Revier de Boston) 41 .
Se réclamant de la « démocratie » – sans toutefois donner plus de
pouvoir au demos –, les modernes n’ont pas seulement piégé le peuple
qu’ils prétendaient servir, c’est la langue elle-même qu’ils ont trahie :
comment désormais mettre à jour l’antidémocratisme des discours,
des pratiques, des systèmes et des hommes politiques rangés sous
l’étiquette de « démocrates » ? Le glissement de sens qu’a connu le
mot « démocratie » constitue sans doute le principal coup de maître de
la propagande politique moderne.
L’« AGORAPHOBIE »
COMME CONCEPT POLITIQUE
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Un nouveau concept politique pourrait nous permettre de penser ce
qui ne semble pouvoir l’être : l’antidémocratisme de notre démocratie
moderne. Nous proposons un concept emprunté à la psychologie :
l’agoraphobie – « peur injustifiée, parfois accompagnée de vertige,
que certaines personnes éprouvent lorsqu’elles se trouvent dans des
lieux publics et de grands espaces découverts. L’agoraphobique, affo-
lé à l’idée de devoir traverser une place ou d’être mêlé à la foule, pré-
41 Ibid. , p. 246 et note 4.
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 26
fère les éviter 42 ». L’ agora , qui inspira le concept, est la place publi-
que constituant le coeur politique et économique de la cité démocrati-
que en Grèce antique, où se réunissaient les citoyens pour exercer di-
rectement leur pouvoir 43 .
Passant en politique, l’agoraphobie décrit cette méfiance à l’égard
d’un peuple se gouvernant seul, sans que sa volonté ne soit filtrée par
des représentants. Le philosophe ou l’acteur politique qui souffre
d’agoraphobie politique craint la démocratie directe, ce «chaos»,
cette «tyrannie de la majorité». Peur du peuple au pouvoir,
l’agoraphobie politique est aussi un mépris des capacités politiques du
peuple.
Un tel concept n’aurait pas été utile lors de l’instauration de nos
gouvernements représentatifs, les politiciens de l’époque se déclarant
alors ouvertement antidémocrates. Mais depuis, nommant «démo-
cratie » un système politique fondé sur des bases antidémocratiques,
les politiciens se disant « démocrates » ont piégé la pensée à la ma-
nière du « Big brother » de 1984 . Ce coup de force piège la critique de
l’agoraphobie de nos républiques. Il fait de la naissance des « démo-
craties » modernes une rupture avec un ordre ancien où le peuple ne
détenait pas le pouvoir. Rien n’est moins faux : suivant l’esprit des
fondateurs, le système représentatif n’est qu’une forme raffinée
d’incarnation de cette agoraphobie qui a toujours caractérisé la pensée
et l’action politique. Il y eut quelques rares expériences dénuées
d’agoraphobie – comme Athènes ou les communes anarchistes –, mais
notre système représentatif n’en fait pas partie.
42 Norbert Sillamy, Dictionnaire de la psychologie , Larousse, 1991, p. 11.
43 Il y aurait eu neuf cités démocratiques : Athènes, Segeste, Milet, Samos, Cor-
cyre, Argos, Tégée, Thourioi, Syracuse (Blandine Kriegle, Propos sur la dé-
mocratie : essais sur un idéal politique , Descartes & cie, 1994, p. 115.) Si le
cas de Carthage est sujet à débat, Rome n’aurait « pas été démocratique parce
qu’elle ne l’a pas voulu » (Norbert Rouland, Rome, démocratie impossible ?
Actes Sud, 1981.)
 
 
 
 
“L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne.” (1999) 27
FRANCIS DUPUIS-DÉRI
Montréal (Québec), août 1999
Enseignant en sciences politiques à Montréal,
Francis Dupuis-Déri est également essayiste, romancier et journa-
liste.
Fin du texte