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En finir avec Jean-Jacques (Arion)

On ne lit plus guère Rousseau, mais le mal est fait. Sa thèse, en deux siècles d’imprégnation et d’avatars, n’a pas peu contribué à faire de notre peuple l’un des  plus chimériques au monde.

Rousseau De son vivant, Jean-Jacques avait fini par rebuter ses amis Encyclopédistes, qui ferraillaient sur tous les fronts du réformisme éclairé . Ils se lassèrent de ménager un dépressif jamais guéri d’avoir tué sa mère.

Car Jean-Jacques, c’est d’abord du pain béni pour la psychanalyse.

Mme Rousseau meurt en le mettant au monde et le père pleure en répétant au petit qu’il croit la voir en lui ; puis le veuf s’en va voir ailleurs.

Rousseau est placé, aime assez qu’on le fesse, préfère les femmes plus âgées, surtout sa chère Warens, qu’il appelle «Maman » pour une liaison d’abord filiale, bientôt charnelle où « Maman », ne trouvant pas tout son compte avec « Petit », demande le reste  au valet de chambre.

Plus tard, Jean-Jacques se jette dans un lit conjugal comme dans un berceau, fait cinq enfants qu’il confie à l’Assistance, évidemment, puisque l’enfant c’est lui. Enfant au demeurant affligé d’une timidité qui l’empêche d’entrer dans une pâtisserie ou le cloue chez lui quand le Roi le fait mander. Rêvant de gloire et inapte à la supporter, gauche dans le monde, maîtrisant mal sa vessie, terne causeur à l’esprit d’escalier au siècle de « l’esprit » tout court.

Tout cela pourrait le rendre touchant. Mais, né fautif, Rousseau se confesse, s’absout et contre-attaque en montant son mal-être particulier en théorie générale : si l’homme est mauvais, malheureux, c’est la faute de la société.

Et le voilà qui nous refait à peu près le coup de l’ « âge d’or », vous savez, ce bon vieux temps d’avant l’agriculture, la métallurgie et la propriété, ce temps béni de la chasse et de la cueillette pour un homme innocent et libre. Voltaire ironise  : « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à  quatre pattes, quand on lit votre ouvrage ».

Les autres « philosophes » aussi pensent en général que l’homme à l’état de nature est une brute qu’il faut des siècles de civilisation pour dégrossir, à force de sociétés imparfaites inlassablement remises en chantier. Rousseau récidive, nuance laborieusement, se justifie, accuse, s’offre en victime de toutes les persécutions qui vérifient sa thèse ; et le cercle est bouclé, vicieux  : Jean-Jacques meurt comme son être profond  le souhaitait, en enfant battu.

Soutenue par une imagination puissante, une sensibilité vive et un grand style , sa paranoïa était promise à un bel avenir. Les premiers Romantiques, ces gourmets de la neurasthénie, le lisaient l’œil humide au clair de lune ; les premiers socialistes, ces recyclés de la déchristianisation, se forgèrent chez lui un slogan que Jésus même, plus raisonnable qu’on ne le dit, n’avait pas  osé :

« La propriété, c’est le vol. » Communistes, trotskistes, écologistes, alter mondialistes  et autres dévots de la sainteté ouvrière et des moulins à vent ; néo-moralistes, psychologues, pédagogues et autres sacristains de l’innocence première  : combien d’âmes généreuses sont venues au XXème siècle grossir la cohorte des lointains héritiers de Rousseau, pour répéter à l’individu malheureux qu’il n’est en rien responsable de son malheur ! 

Et bien sûr, une fois pour toutes, il est admis que Jean-Jacques a du cœur, comme ont du cœur et du souffle tous ceux qui prêchent de changer le monde plutôt que  de l’aménager, cœurs utopiques et fiers de l’être, dont la France s’est fait une spécialité moins exportable que ses bordeaux.   

A la veille d’élections décisives, j’attends le journaliste qui lancerait à chaque candidat, au lieu de la petite malice sur le prix de la baguette  : « Que comptez-vous faire de Jean-Jacques ? » 

Et j’ose prétendre que celui -ou celle- qui répondrait sans hésiter  : « Je le renvoie à Genève », mériterait nos suffrages comme seul capable de réveiller avant le gouffre ce peuple somnambule.