Émile, lecteur du Contrat social.

Ni citoyen, ni sociable, mais anarque

 

 

   Émile contient au Livre V un résumé du Contrat social. Pour être plus précis, ce sont plutôt des extraits de la première partie du traité politique, essentiellement en rapport avec les Livres I et II – avec  quelques passages des chapitres 1 et 2 du Livre III sur le principe qui constitue les diverses formes de gouvernement – ; les considérations du Livre IV sur la dictature ou la censure n’y figurent pas. Le texte d’Émile diffère aussi sur plusieurs points de celui du Contrat et Pierre Burgelin, à la suite de Robert Derathé y voit plutôt « une sorte d’abrégé des Institutions politiques que Rousseau n’écrivit pas, mais dont il rédigea, sous le nom de Contrat social, la première partie »[1]. Michel Launay est encore plus précis :

 

 « Le Livre V de l’Émile contient donc un complément ou une introduction à la lecture des œuvres politiques de Rousseau, plutôt qu’un résumé de ces derniers. Les variantes qu’il présente par rapport à la version définitive du Contrat social sont des formulations différentes d’une même pensée en train de se chercher et de se définir. Pour faire comprendre à Émile le paradoxe nécessaire de tout contrat social, il greffe purement et simplement dans le Livre V un passage de la première version du traité politique, passage inspiré par un fragment plus ancien, et qui sera morcelé et profondément transformé dans le texte définitif du Contrat social »[2].

 

Mon propos ne sera pas d’examiner ces différences ni de comparer les deux textes, mais de souligner l’importance de la structure romanesque qui encadre la partie théorique sur les gouvernements.

   Les pédagogues et les philosophes ont été jusqu’à présent les deux principaux groupes qui se sont intéressés à Émile. Chacun l’a fait en fonction des méthodes de sa discipline, mais aussi avec ses préjugés et ses limites et bien souvent le roman des amours d’Émile et de Sophie qui constitue l’intrigue de la fin du Livre IV et du Livre V tout entier, a paru fort secondaire. Un exemple typique de ce genre de lecture nous est donné par André Charrak qui, dans une édition récente du traité d’éducation de Rousseau consacre son annotation aux passages théoriques sur la femme, les voyages ou les principes du gouvernement, mais ne dit pas un mot des amours des deux jeunes gens, cessant son commentaire à la p. 683 et négligeant totalement les dix pages qui suivent. Il est vrai qu’A. Charrak a annoncé en tête de son annotation que celle-ci était « conceptuelle »[3], mais ce type de lecture qui sépare ce qui est digne de la pensée conceptuelle ou philosophique de ce qui ne l’est pas me paraît à la fois appauvrissant et bien peu respectueux de l’œuvre elle-même. Et de son auteur par conséquence. C’est agir comme ces spectateurs qui, dans un film, ne voudraient choisir que les passages psychologiques et supprimeraient les scènes d’action, ou vice-versa. Nul doute que ce type d’approche donnerait une idée fausse du film et reconstituerait même un autre film, bien différent des idées et de la volonté créatrice du réalisateur.

   Rousseau serait-il un si mauvais écrivain qu’il aurait placé comme cela, sans y penser, les passages théoriques et philosophiques de son traité d’éducation, au sein d’une histoire romanesque ? Serait-ce pour brouiller les cartes, embêter les philosophes conceptuels du début du XXIe siècle ou bien, lui si soucieux d’être utile à ses semblables, se serait-il relâché dans le livre qu’il considérait comme l’aboutissement de sa pensée, le point final de sa réflexion philosophique, et se serait laissé aller à son goût romanesque irréversible, comme on l’a dit tant de fois ? Dernière hypothèse tout aussi absurde : Rousseau aurait-il, dans une vision prophétique et dans un juste souci d’égalité, voulu offrir aux littéraires de quoi commenter après avoir offert aux philosophes de quoi philosopher conceptuellement ?

  Si la réponse est négative – et elle l’est –, cela veut dire qu’il faut prendre en compte à la fois la philosophie et le roman dans Émile, tout comme dans toute l’œuvre de Rousseau d’ailleurs, et apprécier celle-ci dans sa totalité. Agir autrement permet certes de mieux dominer les secteurs propres de chaque discipline et d’y prendre le pouvoir, mais c’est aussi fort mal comprendre un penseur de la taille de Rousseau. Je crois en effet qu’on ne peut séparer philosophie et roman  et qu’il faut se souvenir des leçons apprises autrefois, quand nous étions lycéens et que les maîtres nous disaient de ne pas distinguer le fond de la forme. Rousseau est loin d’être un auteur qui a ses hauts et ses bas. Vers 1760, quand il rédige Émile, il a déjà derrière lui une œuvre puissante. Il est le grand romancier du XVIIIe siècle et la critique a montré avec quel brio il organise la mise en scène de quinze correspondants, fait progresser son intrigue et expose les idées essentielles de sa philosophie dans La Nouvelle Héloïse. S’il a donc choisi de traiter dans la veine du roman la dernière partie de son traité d’éducation, ce n’est ni un hasard ni le fait d’une quelconque faiblesse ou d’un abandon à quelques démons cachés. Il est temps de prendre Rousseau au sérieux, non seulement dans sa pensée, mais aussi dans ses choix, et de se demander dès lors pour quelle raison il a agi ainsi et quel bénéfice il en espérait.

   Les commentateurs ont aussi eu bien souvent le goût de classer et d’arranger à leur façon une œuvre qui traite de sujets fort divers, mais dont Rousseau lui-même a souligné l’unité. Il était tentant de montrer qu’après les Discours dans lesquels Rousseau avait peint et condamné la société de son temps, Du Contrat social apportait la solution et Émile permettait à la Cité décrite dans ce dernier livre d’exister en offrant une méthode d’éducation nouvelle pour former les citoyens. La pensée de Rousseau, ainsi alignée, devenait encore plus logique et cohérente qu’elle ne l’est et le commentateur pouvait alors reculer de quelques pas, pour regarder, l’air satisfait, le système rousseauiste qu’il avait fabriqué. Il y était même encouragé selon l’époque ou le pays dans lesquels il vivait ou selon l’idéologie ou la pensée dominante du moment. Rousseau devenait ainsi le porte-parole ou le précurseur d’une doctrine moderne ou d’un programme gouvernemental, le soutien d’un régime, et perdait la fonction de contestation, de résistance ou de rugosité propre à sa pensée.

    Cette action de la critique est particulièrement sensible sur la question de l’homme et du citoyen. Nous savons qu’au début d’Émile, Rousseau, considérant la situation sociale, politique, familiale et individuelle de son temps, déclare qu’il est impossible de renouer avec la Cité antique et donc qu’il faut opter entre faire un homme ou un citoyen. Il choisit donc de décrire avec Émile l’éducation d’un homme et de renoncer à celle du citoyen. Il va même plus loin, parce qu’il propose une éducation domestique et individuelle bien peu pratique pour les futurs théoriciens et pratiquants de l’éducation publique. Ceux-ci ont eu rapidement affaire à des classes surchargées où la pensée du philosophe genevois se prête bien mal à la garde des petits Émile et des charmantes Sophie que les parents déposent au petit matin pour aller au travail. Il convient donc de résoudre cette « contradiction », cette « hétérogénéité » ou ce « paradoxe » de Rousseau, puisque c’est ainsi que les critiques nomment les difficultés qu’ils rencontrent dans leur reconstruction de la pensée rousseauiste. Francisque Vial déclare, par exemple, en 1920 dans La doctrine d’éducation de J.-J. Rousseau qu’en distinguant l’éducation de l’homme et du citoyen, Rousseau a fait « une boutade qui vise son époque et ces « risibles établissements qu’on appelle collèges » », en aucun cas le système scolaire de la Troisième République qui tente de s’organiser « d’une façon rationnelle et conformément aux exigences de la liberté et de l’égalité naturelles » [4]. Les philosophes et pédagogues de chaque époque rivalisent alors de subtilité pour aller dans le sens que les gouvernements leur suggèrent, ce qui a lieu assez souvent puisque dans nos sociétés malades où règnent, comme chacun sait, l’insécurité, l’absence de civisme et un individualisme outrancier, la citoyenneté apparaît comme la panacée la plus évidente. Aussi, Rousseau qui a opté pour l’homme pose-t-il quelques difficultés d’adaptation vite résolues d’ailleurs puisque la pensée humaine est un outil formidablement perfectionné pour ce genre de travail. Michel Soëtard décrit « le processus d’éducation d’Émile à la citoyenneté », puisque dans le traité de Rousseau se forment « à la fois l’homme (libre) et le citoyen (utile) : « Sa liberté d’homme se donne contenu dans la maîtrise qu’il acquiert des structures sociales, maîtrise qui s’enracine finalement dans la maîtrise de soi-même. Son utilité de citoyen se vérifie dans la part active qu’il prend à la vie de son pays, mais sans jamais faire de la politique une fin pour elle-même »[5]. M. Soëtard explique alors que la conciliation des deux termes de l’antinomie soulevée par Rousseau se fait par l’action pédagogique. Rousseau, nouveau Monsieur Jourdain de la pédagogie, faisait donc de la citoyenneté sans le savoir. Barbara de Négroni, lors d’un colloque consacré à Émile et à la Révolution française, en 1989, va dans la même direction en affirmant qu’« Émile est élevé de façon solitaire pour pouvoir accéder un jour à une vie sociale et à la fonction de citoyen »[6]. Hédia Khadar enchaîne en disant qu’ « Émile a été élevé pour être citoyen d’un État, membre de la société de son temps, mais libre de ses préjugés et à l’abri du besoin »[7] et Miyagaya Tokuzo conclut la série en faisant appel aux pages où Rousseau traite de l’éducation nationale des Polonais dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, selon une méthode de confusion déjà amplement utilisée et qui a fait ses preuves pour faire dire à Rousseau le contraire de ce qu’il a dit et l’adapter à tous les systèmes politiques. Plus récemment encore, Florent Guénard a soutenu qu’au Livre V, « le développement en Émile de la sociabilité rend possible l’apprentissage de la citoyenneté »[8]. Il me semble cependant que si Rousseau avait voulu que l’éducation de l’homme aboutisse à celle du citoyen, il l’aurait dit nettement et n’aurait pas distingué aussi fermement les deux. Mais encore une fois, il faut envisager que ce brave Rousseau pensait aux philosophes du XXIe siècle et voulait leur donner de quoi philosopher.

   Si l’on constate de la sorte une telle conformité à résoudre l’opposition soulevée par Rousseau au début d’Émile, c’est peut-être aussi que la notion de citoyen est devenue fort malléable. Rousseau a affirmé du premier Discours à Émile qu’il n’existait plus de Cité ni de citoyens et que les individus vivaient dans le monde du faux contrat social. Nous n’avons pas lieu de penser que la Cité du vrai contrat social est arrivée ni qu’un quelconque pays est régi selon les principes définis par le philosophe genevois. Pour réussir donc les adaptations que je viens d’exposer et renforcer grâce à Rousseau le monde de la « citoyenneté » moderne, peut-être faut-il faire évoluer un peu aussi la notion de citoyen. Nos commentateurs s’y emploient également. Le juriste Georges Burdeau déclarait au Colloque de Dijon, en 1962, qu’« être citoyen, c’est participer » : le citoyen est un membre de la souveraineté et un individu qui participe à cette dernière « dans l’exacte mesure où il s’identifie au groupe »[9]. Bruno Bernardi déclare plus récemment qu’« être citoyen, c’est être membre du souverain » pour Rousseau et remarquant que cet énoncé est formel et quasiment tautologique, il ajoute qu’il ne reçoit de contenu « que si l’on dit en quoi consiste l’exercice de la souveraineté et comment le citoyen y participe »[10]. Il prolonge donc, cinquante ans après, le commentaire de Georges Burdeau, et même le répète puisque dans un article plus récent, il expose que « plus les hommes ont le sentiment d’exercer un pouvoir dans la société, plus ils lui sont attachés ; inversement, les réduire à la passivité c’est en faire les ennemis. La participation au pouvoir commun d’orientation de la société est le plus fort facteur de cohésion sociale »[11]. Un tel recadrage peut sans doute servir à la réflexion et à l’action des politiques d’aujourd’hui qui ont bien besoin des juristes et des philosophes pour donner un sens à leur gestion faite le plus souvent au jour le jour et au coup par coup, mais il n’offre qu’une version affadie et bien pauvre de ce qu’est le citoyen dans l’œuvre de Rousseau. B. Bernardi ne trahit certes pas la pensée de ce dernier, mais il ne dépasse pas les évidences et évite les questions essentielles comme celle de savoir pour quelle raison le « citoyen » de notre temps ne participe plus ou participe mal au monde que les gouvernants et autres intéressés lui proposent. Rousseau a pourtant fourni les éléments pour la réponse dans son Contrat social, mais, comme on dit, autant éviter les questions qui fâchent et ronronner selon l’air du temps. Toujours est-il que cette analyse superficielle de la notion de citoyen aboutit au même résultat que les commentateurs décrits plus haut et offre un Rousseau prêt à l’emploi pour les utilisateurs de notre XXIe siècle, ces gens en place qui décernent les places et les médailles et que dénonçaient déjà Rousseau en son temps.

   Bien plus profonde et intéressante que celle de Bernardi, me paraît l’analyse de Philip Knee dans son livre Penser l’appartenance, malheureusement édité sur le continent nord-américain et donc mal diffusé en France. P. Knee ne veut pas ignorer l’opposition soulevée par Rousseau dans Émile et le danger qu’il y a « à vouloir former en même temps un homme et un citoyen en mélangeant les exigences de la nature et celle de la cité ». Il montre comment patriotisme, citoyenneté et appartenance sont imbriqués chez Rousseau et affirme qu’« une citoyenneté sans passion  est impensable » chez lui :

 

«  C’est pourquoi toute éducation civique doit s’accompagner d’une éducation nationale, qui réunit toutes les passions dans l’amour de la patrie. Mais de l’autre côté, la citoyenneté ne procède pas seulement des sentiments d’appartenance. Elle requiert une volonté de cohérence et de clarté, afin de former des lois, d’assurer leur fonctionnement. Une fois ces lois formées, si le sentiment patriotique est puissant, les lois peuvent devenir elles-mêmes l’objet d’un amour spontané. Le patriotisme peut alors s’enrichir de la citoyenneté, faisant s’entremêler le subjectif et l’objectif. Mais si le patriotisme et la citoyenneté peuvent se donner des justifications similaires dans le bien public et se compléter, leurs motifs respectifs – sentimentaux et rationnels – n’en constituent pas moins un perpétuel enjeu : celui d’appartenir à une communauté tout en la forgeant soi-même par sa volonté, de lier le sentiment le plus intime à une réalité publique, partagée, bref, d’appartenir à une réalité tout en faisant que cette réalité nous appartienne »[12].

 

   Rousseau donne dans le premier Livre d’Émile une parfaite illustration de ce qu’est le citoyen, illustration qui répond bien plus à ce qu’exprime remarquablement ici P. Knee qu’aux fades définitions du citoyen qui délibère ou qui participe. On a, à mon sens, prêté assez peu d’attention à ces pages où Rousseau fait un bilan de son siècle et pose quelques grands principes sur lesquels fonder ses choix éducatifs. Les exemples qu’il donne, ont paru simplement faire partie du décor philosophique des Lumières et renvoyer banalement à un monde auquel tout penseur de ce temps est conduit à se référer. Ils figurent dans un paragraphe dont les premières lignes ont la valeur et le style d’un axiome de mathématique pour le sujet traité :

 

« L’homme naturel est tout pour lui : il est l’unité numérique, l’entier absolu qui n’a de rapport qu’à lui-même ou à son semblable. L’homme civil n’est qu’une unité fractionnaire qui tient au dénominateur et , et dont la valeur est dans son rapport avec l’entier, qui est le corps social » (OC, IV, p. 249).

 

Cette affirmation est suivie aussitôt de sa conséquence et celle-ci est en l’occurrence une loi sur le plan social:

 

« Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l’unité commune, en sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout » (249).

 

Le lecteur retrouve ici les développements du Contrat social et, se sentant en terrain connu, prête moins attention aux trois exemples qui suivent et illustrent ces lignes :

 

« Un Citoyen de Rome n’était ni Caius ni Lucius ; c’était un Romain : même il aimait la patrie exclusivement à lui. Regulus se prétendait Carthaginois comme étant devenu le bien de ses maîtres. En sa qualité d’étranger, il refusait de siéger au Sénat de Rome ; il fallut qu’un Carthaginois le lui ordonnât. Il s’indignait qu’on voulût lui sauver la vie. Il vainquit, et s’en retourna triomphant, mourir dans les supplices. Cela n’a pas grand rapport, ce me semble, aux hommes que nous connaissons.

   Le Lacédémonien Pédarète se présente pour être admis au conseil des trois cents ; il est rejeté. Il s’en retourne tout joyeux de ce qu’il s’est trouvé dans Sparte trois cents hommes valant mieux que lui. Je suppose cette démonstration sincère, et il y a lieu de croire qu’elle l’était : voilà le Citoyen.

   Une femme de Sparte avait cinq fils à l’armée, et attendait des nouvelles de la bataille. Un ilote arrive ; elle lui en demande en tremblant. Vos cinq fils ont été tués. Vil esclave, t’ai-je demandé cela ? Nous avons gagné la victoire. La mère court au temple et rend grâce aux Dieux. Voilà la Citoyenne » (OC, IV, p. 249).

 

Ces trois exemples méritent pourtant qu’on s’y arrête puisqu’ils donnent des images du citoyen et qu’on sait que Rousseau pense en images plus qu’en idées.

   Le premier évoque le général et consul romain Regulus qui fut vaincu par les Carthaginois lors de la première guerre punique. Ceux-ci lui proposèrent de rentrer à Rome pour obtenir du Sénat la cessation des combats, mais il encouragea au contraire les Romains à poursuivre l’offensive. De retour à Carthage, ainsi qu’il l’avait promis, il fut exécuté. Le second présente Pédarète dont Rousseau a trouvé l’histoire chez Plutarque. Ce dernier écrit en effet dans ses Apophtegmes des Lacédémoniens : « Pédarète. Quelqu'un disait à Pédarète que les ennemis étaient bien nombreux. « Tant mieux, dit-il, nous en tuerons davantage, et par là nous acquerrons plus de gloire. » Un homme naturellement mou était vanté pour sa douceur. Pédarète dit qu'il ne fallait louer ni les hommes qui imitaient les femmes, ni les femmes qui ressemblaient aux hommes, à moins que les dernières n'eussent pour le faire un motif de nécessité. Il n'avait pas été admis au nombre des trois cents qui formaient le premier conseil de la ville, et il sortait de l'assemblée en souriant. Les éphores l'ayant rappelé pour en savoir la cause : « Je me réjouis, dit-il, de ce que Lacédémone a trois cents citoyens meilleurs que moi » ». On notera que Rousseau a laissé de côté les deux premières parties pour donner à sa présentation du citoyen plus de cohérence et de force, et dès à présent, on peut considérer que le citoyen est un homme d’honneur, respectueux de la parole donnée et de la décision collective, qui fait preuve de fierté et de courage et qui est prêt à aller jusqu’au sacrifice de lui-même. Il vit sur un plan élevé et tous ces sentiments sont fort respectables même s’ils sont peu pratiqués. Le dernier exemple procuré par Rousseau est cependant plus difficile à admettre par le lecteur et répond à la technique de Rousseau qui consiste à le brutaliser et à l’ébranler pour le faire réfléchir. D’aucuns diraient que cet exemple est hétérogène, mais je crois au contraire qu’il est essentiel et fondamental – au même titre que les précédents d’ailleurs – pour la compréhension de ce que Rousseau expose dans Émile. Rousseau pose en effet ici, avec ces récits antiques d’un monde disparu, les principes qui définissent ses choix et ses positions présentes. Ces exemples sont, à l’égal du second Discours, qui décrit un monde qui n’existe plus et n’a peut-être jamais existé, mais qui pourtant est fondamental pour comprendre la pensée philosophique et politique de Rousseau. Ne pas les prendre en considération comme on l’a fait jusqu’à présent révèle un bel exemple de cécité, mais cette conduite permet en effet les glissements d’interprétation que j’ai mentionnés plus haut, glissements qui font tant bien que mal coïncider le citoyen de Rousseau avec le citoyen tel que le fabriquent les sociétés libérales d’aujourd’hui[13].

   Le troisième exemple est en effet difficilement tolérable et les commentateurs qui l’évoquent parfois parlent du caractère inhumain de cette mère qui pense avant tout à la victoire de ses compatriotes et met au second rang la mort de ses propres fils. Et Rousseau ajoute pourtant : voilà la citoyenne ! Cette dernière image permet de définir les deux précédentes et de comprendre que le citoyen n’est pas uniquement cet être plein de nobles sentiments, mais avant tout celui ou celle en qui vit la nation. Ce que chacun des trois personnages expriment, ce ne sont ni propos oisifs, ni leçons de morale et encore moins absurdité inhumaine ; ce qu’ils expriment, c’est la volonté générale de la nation qui les habite et dans laquelle ils ont leur place. Cette volonté générale vit en eux parce que l’être public et l’être individuel coïncident. Cette coïncidence, Rousseau tente de la retrouver méthodiquement dans Du Contrat social, mais elle n’existe plus au XVIIIe siècle et encore moins de nos jours. L’Antiquité, Sparte et Rome ont produit des citoyens, mais le monde du faux contrat social, de l’inégalité, du luxe, du profit et de la consommation ne produit que des leurres, des esclaves et tous ces discoureurs affairés à tromper les autres et eux-mêmes. Le monde est bien vide depuis les Romains et la passion pour la Cité fort bien relevée par Philip Knee, a disparu.

    Émile ne peut donc pas être un citoyen et son éducation n’est pas une éducation à la citoyenneté, puisque ces notions appartiennent à un monde aussi définitivement perdu que celui des dinosaures.

   Émile est éduqué à la société. Il a vécu son enfance et son adolescence dans un village, à la campagne, non pas en dehors du monde, mais dans un monde à sa mesure comme celui de tout enfant et adolescent. Ses relations étaient les autres enfants avec lesquels il jouait, les adultes du voisinage qu’il croisait, le gouverneur et les domestiques qui s’occupaient de lui. Parfois, le monde extérieur venait à lui sous la forme d’un bateleur, mais il ne quittait pas la sphère étroite de cet univers. L’éducation ne consiste pas chez Rousseau, comme le dit F. Guénard, en un apprentissage de la sociabilité qui déboucherait sur un apprentissage de la citoyenneté. Une telle interprétation est plus l’écho du discours scolaire, gouvernemental et social actuel auquel elle emprunte les termes que celui de Rousseau qui ne les emploie nulle part dans Émile. Le jeune élève n’est pas un être à socialiser – c’est-à-dire à mettre aux normes[14] – dans l’esprit de Rousseau, car il est dans la société dès le premier jour de sa vie. Il doit cependant être éduqué à la société, la comprendre et la découvrir en compagnie du gouverneur, tout comme il a compris déjà le monde des choses et des nécessités. À partir du Livre IV, Rousseau décrit une nouvelle orientation de l’éducation, complémentaire de la précédente, en plusieurs étapes qui prennent parfois l’allure d’une initiation à un monde dont l’enfant devenu grand doit maintenant connaître le sens et les codes.

   La première étape de ce passage à l’âge adulte et de cette rencontre avec les autres qui en découle est donnée par l’exposé de la profession de foi du Vicaire savoyard. Bien qu’elle s’adresse à un jeune homme et non pas à Émile, ce discours permet à Rousseau d’expliquer quelle place occupe l’individu dans le cosmos. Il est une ouverture vers un monde plus vaste, moins borné aux préoccupations enfantines et au moment présent. Il est une préparation à ce qui va suivre et cette suite nécessite en effet prudence et explications entre le jeune homme et son maître, et entre Rousseau et son lecteur. Le renouvellement du pacte qui unit Emile et le gouverneur est nécessaire à la quête qui s’annonce et Rousseau en décrit minutieusement la complexité et les enjeux[15]. C’est un moment grave et important qui marque la frontière entre deux univers : celui où on avait affaire à un enfant et celui où on a affaire à un homme ; c’est celui où il va s’agir « de bien saisir l’usage du monde » (OC IV, p. 654). L’éducation qu’Émile a reçue est garante de la conduite à venir. Le gouverneur peut demander sans inquiétude s’il est un seul garçon sur la terre « mieux armé que le mien contre tout ce qui peut attaquer ses mœurs, ses sentiments, ses principes. S’il en est un plus en état de résister au torrent » (OC, p. 659).

   La rencontre avec la société est présentée sous la forme d’un voyage. Il s’agit de quitter le monde protégé de l’enfance et du village pour aller vers d’autres lieux et les Livres IV et V vont nous narrer le cheminement d’Émile d’un endroit à l’autre : des salons de Paris où il est introduit aux lupanars où son maître l’accompagne. Émile découvre le monde de sa caste sociale et en analyse l’état et la médiocrité. Le Livre IV se termine sur le départ de la capitale en quête d’une aventure plus essentielle : celle de la femme qui formera avec Émile le couple parfait. J’ai conté ailleurs comment Rousseau retrouve dans le Livre V le ton des récits chevaleresques du Moyen Âge pour montrer comment le jeune homme est initié de façon quasi féerique à sa dame[16]. Je n’y reviendrai pas ici bien que chaque étape de la quête amoureuse s’intègre à cette éducation à la société que j’expose ici. Le franchissement des cercles que sont la forêt, le village et la maison de Sophie pour la rencontrer en son jardin ont valeur symbolique tout comme la pluie, la perte du chemin ou le repas au cours duquel Émile entend la voix de celle qu’il aime déjà et la reconnaît. La société est présente aussi fortement dans cette histoire d’amour et souvent, elle s’interpose entre les deux amants avec ses exigences, ses conventions et les douleurs qu’elle occasionne.

   Chacun des deux jeunes gens doit accueillir l’autre, être à lui seul la société où il s’avance. Émile doit comprendre qu’il ne peut s’installer chez Sophie sans la compromettre ; Sophie doit accepter qu’il travaille chez un menuisier et ne lui consacre pas son temps selon son bon plaisir. Des problèmes plus graves comme celui de l’inégalité des conditions sont soulevés. Émile doit accepter que Sophie ne veuille pas dépendre de lui ; il doit accepter sa coquetterie, tenir compte de sa fierté tout comme elle doit accepter de ne pas le modeler selon ses seuls désirs. La société apparaît de façon de plus en plus forte dans le récit, et toujours en tant qu’obstacle à surmonter. Le paysan blessé que rencontrent un soir Émile et son gouverneur en se rendant chez Sophie en est un bel exemple. Il crée l’angoisse chez la jeune fille qui les attend et ne les voit pas venir. Il l’oblige à tenir compte du monde extérieur. Tous ces éléments romanesques ne sont pas placés dans le récit par pure fantaisie : ils ont valeur philosophique tout autant que les dissertations sur le goût ou les voyages qui s’insèrent à des moments bien précis et s’intègrent à la démonstration de Rousseau qui reste essentiellement philosophique.

   Le départ vers l’étranger qui amène l’exposé des thèses du Contrat social est l’étape initiatique la plus importante. Jusqu’alors, chaque obstacle a été surmonté et Rousseau a mis en scène les baisers et les étreintes qui ont marqué le rapprochement des deux amants, initiés l’un à l’autre, l’un par l’autre. Mais ni l’un ni l’autre, si riches de personnalité et si parfaits dans leur éducation soient-ils, ne peuvent prétendre à remplacer la société. Chrétien de Troyes avait déjà traité ce sujet dans Erec et Enide. Le jeune homme doit aller faire un tour de l’Europe et probablement du bassin méditerranéen et de l’Orient, selon la coutume du temps. Rousseau en profite donc pour rappeler théoriquement sa conception du politique, et il nous indique par la sorte une manière de lire Du Contrat social et de s’en servir. Émile reçoit le livre comme une clé lui permettant d’apprécier et de jauger les différents types de pouvoirs et de sociétés qu’il va rencontrer. Il peut comprendre leur fonctionnement et donc voir leurs défauts et la conséquence de ceux-ci à partir des éléments qu’offre la théorie de Rousseau. L’ouvrage n’apparaît d’ailleurs ici dans une version réduite  par rapport au livre que le philosophe publie en même temps qu’Émile et Yves Vargas s’étonne que Rousseau ne l’ait pas intégré intégralement à son récit. Il relève par ailleurs les différences entre les deux textes et voit une « orientation conservatrice » du Contrat social à Émile[17]. C’est ici que l’imbrication du roman et de l’exposé théorique a son sens. Rousseau présente une version du Contrat adapté au personnage qu’il a composé. Émile n’a en effet aucun besoin des derniers chapitres de l’ouvrage qui traitent des manières de ralentir la décadence de la Cité ou des moyens de maintenir la cohésion sociale comme le chapitre sur la religion civile. Pas besoin de celle-ci puisqu’il n’y a pas de Cité et qu’il ne sera pas un gouvernant: la profession de foi du Vicaire savoyard suffit. Émile n’a pas besoin non plus des éléments du Contrat sur le droit de révolte ou sur les possibilités de révision du pacte social. Toutes les différences entre les deux textes qu’a fort bien relevées Y. Vargas et auquel je renvoie le lecteur, prennent un sens si l’on envisage le personnage d’Émile dressé par Rousseau. Il a besoin de comprendre le fonctionnement des États et des sociétés, non pas pour s’y opposer et les renverser, mais pour trouver celui qui lui laissera de quoi mener une vie paisible et rustique. Les ajouts que Rousseau a fait dans ce dernier livre ont aussi leur sens, puisqu’ils montrent que l’homme vit dans une situation de droit avec ses concitoyens, mais non pas avec les autres peuples. Ils confirment qu’Émile ne se place pas au niveau d’une réflexion philosophique sur le droit, mais au niveau de son utilisation dans le cadre de la vie quotidienne, d’une situation donnée dont Émile offre ici un exemple. Rousseau agit avec son personnage pareillement qu’il avait agi avec les Corses et les Polonais venus lui demander une constitution pour leur peuple. La version du Contrat social contenue dans Émile est donc parfaitement adaptée au dessein de Rousseau, à l’intrigue romanesque et donc voulue par son auteur. Le roman et la philosophie sont ici totalement complémentaires.

   Du Contrat social est donc encore moins ici le brûlot révolutionnaire dénoncé par tant de commentateurs, ni le manuel qui permettrait aux gouvernants qui l’appliqueraient de mieux dominer les hommes et de les forcer à être libres. Il est un traité de fonctionnement, une explication claire du pouvoir légitime et des dérapages qui se produiront inévitablement, puisqu’il n’existe pas pour Rousseau de société parfaite ni d’État idéal. Même la Cité du Contrat social est destinée à la décadence et à la perversion : le temps où le bien public et le bien individuel coexistent est toujours limité et l’adhésion passionnée du souverain et du sujet finit toujours par rompre.

   Émile n’est donc pas destiné à être le citoyen d’une cité parfaite, ni même d’une cité imparfaite. La Cité n’existe pas plus au Livre V qu’au Livre I. Il n’est ni un Romain ni un Spartiate, rien qu’un décadent fait pour une société décadente[18]. Mais cette lecture que propose le Livre V est-elle exclusive de toutes autres lectures ? Probablement pas, et en ce sens les révolutions que Du Contrat social a engendrées constituent la vie de l’ouvrage et l’étude de leur réception est riche d’enseignement et de compréhension du livre même de Rousseau[19]. Les négliger comme le font généralement les philosophes, les pédagogues et les littéraires qui veulent s’en tenir au seul texte de Rousseau est aussi le signe d’une cécité et d’une limite de la critique. Par ailleurs, les applications du Contrat social que Rousseau a données avec le Projet de constitution pour la Corse et les Considérations sur le gouvernement de Pologne sont aussi des exemples de lectures. Avec Émile toutefois, Rousseau donne le modèle le plus généralement adapté aux sociétés du faux contrat social.

   De retour de leur périple, Émile et le gouverneur envisagent l’avenir et la place qu’ils auront parmi les hommes. Le second avait déjà posé le cadre de leurs recherches avant de partir :

 

« S’il est quelque moyen légitime et sûr de subsister sans intrigue, sans affaire, sans dépendance, c’est, j’en conviens, de vivre du travail de ses mains en cultivant sa propre terre ; mais où est l’Etat où l’on peut se dire : la terre que je foule est à moi ? Avant de choisir cette heureuse terre, assurez-vous bien d’y trouver la paix que vous cherchez ; gardez qu’un gouvernement violent, qu’une religion persécutante, que des mœurs perverses ne vous y viennent troubler. Mettez-vous à l’abri des impôts sans mesure qui dévoreraient le fruit de vos peines, des procès sans fin qui consumeraient votre fonds. Faites en sorte qu’en vivant justement vous n’ayez point à faire votre cour à des intendants, à leurs substituts, à des juges, à des prêtres, à de puissants voisins, à des fripons de toute espèce, toujours prêts à vous tourmenter si vous les négligez. Mettez-vous surtout à l’abri des vexations des grands et des riches » (OC IV, 835).

 

Se mettre à l’abri en toute connaissance de cause sur les avantages et les dangers qu’il y a à vivre dans tel ou tel pays, voilà à quoi était destinée la connaissance du mécanisme social et des autres nations. Y a-t-il place pour la citoyenneté à cette étape ? C’est ce que proclament avec force nombre de commentateurs qui oublient ici le choix entre l’homme et le citoyen formulé par Rousseau au Livre I. Rousseau n’évite pas la question et le gouverneur en fait état dans sa discussion avec le jeune homme :

 

« Si je te parlais des devoirs du Citoyen, tu me demanderais peut-être où est la patrie, et tu croirais m’avoir confondu. Tu te tromperais, pourtant, cher Émile, car qui n’a pas une patrie, a du moins un pays. Il y a toujours un gouvernement et des simulacres de lois sous lesquels il a vécu tranquille. Que le contrat social n’ait point été observé, qu’importe, si l’intérêt particulier l’a protégé comme aurait fait la volonté générale, si la violence publique l’a garanti des violences particulières, si le mal qu’il a vu faire lui a fait aimer ce qui était bien, et si nos institutions mêmes lui ont fait connaître et  haïr leurs propres iniquités ? Ô Émile ! est l’homme de bien qui ne doit rien à son pays ? Quel qu’il soit, il lui doit ce qu’il y a de plus précieux pour l’homme, la moralité de ses actions et l’amour de la vertu » (OC IV, p. 858)[20].

 

C’est sur « l’homme de bien » que se termine ce discours et non pas sur le Citoyen. Rousseau expose d’ailleurs ici les mêmes doutes à l’égard de l’existence de ce dernier qu’auparavant. Émile n’a pas été éduqué à la sociabilité, mais à l’humanité selon le vœu formulé hautement par Rousseau : « Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir ; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n’est pas étranger à l’homme ». Rousseau qui, décidément, n’a pas l’art d’éviter les questions à la manière des philosophes à la langue de bois actuels, place également ces propos dans la bouche du gouverneur. Dans les toutes dernières pages de son livre, il évoque le bonheur qui attend le jeune couple :

  

« Il semble déjà renaître autour de l’habitation de Sophie ; vous ne ferez qu’achever ensemble ce que ses dignes parents ont commencé. Mais cher Émile, qu’une vie si douce ne te dégoûte pas des devoirs pénibles, si jamais ils te sont imposés : souviens-toi que les Romains passaient de la charrue au consulat. Si le prince ou l’État t’appelle au service de la patrie, quitte tout pour aller remplir, dans le poste qu’on t’assigne, l’honorable fonction de citoyen. Si cette fonction t’est onéreuse, il est un moyen honnête et sûr de t’en affranchir, c’est de la remplir avec assez d’intégrité pour qu’elle ne te soit pas longtemps laissée. Au reste, crains peu l’embarras d’une pareille charge ; tant qu’il y aura des hommes de ce siècle, ce n’est pas toi qu’on viendra chercher pour servir État. » (OC IV, p. 860).

 

Le gouverneur envisage bien là la possibilité d’un changement social et moral, encore plus que politique, mais s’il soulève l’espoir que le citoyen renaisse, la fin de son discours l’annule. Rousseau reste résolument pessimiste sur ce plan. La société du XVIIIe siècle, celle du faux contrat social en général, ne peut voir renaître le citoyen ni même le goût pour la chose et le bien publics. Dans Les Confessions, Rousseau explique qu’à l’époque où il rédige Émile, en 1759, il apprit la mésaventure arrivée à M. de Silhouette, contrôleur général des finances, et lui écrivit une lettre d’hommage pour son administration et sa rigueur avec les financiers qui lui valurent d’être rapidement remercié (OC I, p. 531-532).

   S’il n’est pas un citoyen, Émile est un homme lucide. Son éducation lui a appris à observer et à porter des jugements justes et elle lui est utile à cette étape, où il va choisir le pays et le régime sous lequel il vivra. Il ne participe pas ; il n’est pas un citoyen ; il ressemble à l’anarque tel que l’a peint Ernst Jünger dans son roman Eumeswil : un homme qui vit dans les sociétés aliénées et oppressives, qui se met à l’abri autant que possible, qui reste en dehors des courants qui conduisent les troupeaux. Il reste sceptique quant aux enthousiasmes créés par les sociétés et les gouvernants, qu’ils soient citoyens ou démocratiques, bien pensants ou hostiles à un quelconque groupe social[21]. Il est « résolu à ne [se] laisser captiver par rien, à ne rien prendre au sérieux, en dernière analyse… non, certes, à la manière des nihilistes, mais plutôt en enfant perdu qui, dans le no man’s land d’entre les lignes des marées, ouvre l’œil et l’oreille »[22].

  D’aucuns s’imaginent que le bon père ou le bon époux décrit à la fin d’Émile « prépare le bon citoyen »[23]. Ils le voient pensant bien, traversant dans les clous, mettant sagement son bulletin dans l’urne les jours où c’est autorisé, consommant bio, ne fumant pas et pensant au moins une minute par jour à « sauver la planète ». La suite d’Émile que Rousseau a laissé et que l’on connaît sous le titre d’Émile et Sophie, ou les Solitaires, est certes inachevée, mais les fragments qui prolongent les deux lettres connues confirment le résumé laissé par Bernardin de Saint-Pierre. Émile et Sophie confirme qu’Émile est un anarque, puisqu’après avoir perdu Sophie et ses enfants, il avait déjà ces mots : « Je suis seul, j’ai tout perdu, mais je me reste, et le désespoir ne m’a point anéanti » (OC IV, p. 882). Aussi, quand il se trouve capturé par les barbaresques et réduit en esclavage, il fomente une résistance passive au surveillant qui les maltraite, ses compagnons de captivité et lui. Raymond Trousson écrit fort justement : « Il ne s’agit pas d’une action révolutionnaire : reconnaissant toujours la loi de la nécessité, il ne met en question ni le principe de l’esclavage, ni l’autorité du maître, mais seulement la barbarie du traitement qui risque de priver le maître de son capital. Dans la société des esclaves comme dans celle du Discours sur l’inégalité, seul existe le pacte de sujétion, non celui d’association qui formerait le véritable contrat social. Émile parle donc au maître le langage de son intérêt. Reconnaissant ses capacités, celui-ci le nomme surveillant. Le bruit de son mérite parvient jusqu’au Dey, souverain sévère mais juste dont Émile devient le conseiller et l’homme de confiance »[24]. Émile ne devient pas plus un puissant à Alger qu’il n’a été un citoyen ou un notable après s’être marié. Il quitte l’Afrique et trouve dans l’île de Lampedusa une jeune Espagnole avec laquelle il s’isole des hommes et renouvelle l’aventure passée. Il devient même bigame lorsque Sophie le retrouve et vit avec le nouveau couple. Émile est bien d’une certaine façon un anarque avant la lettre, fait pour vivre dans les sociétés imparfaites et plus ou moins despotiques de son temps, et certainement pas le citoyen bien discipliné et bien éduqué pour la Cité du Contrat social que maints commentateurs de Rousseau imaginent encore.

 

                                                                                             Tanguy L’Aminot

     CNRS-Paris IV-Sorbonne

 



[1] . Pierre Burgelin dans J.-J. Rousseau, OC, IV, p. 1686. Voir aussi Robert Derathé, J.-J. Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 1950, p. 54 et 59

[2] . M. Launay, J.-J. Rousseau écrivain politique, Cannes, C.E.L./A.C.E.R., 1972, p. 371).

[3] . A. Charrak dans J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, Paris, GF Flammarion, 2009, p. 695.

[4] . F. Vial, La doctrine d’éducation de J.-J. Rousseau, Paris, Delagrave, 1920, p 57.

[5] . M. Soëtard, « Former l’homme ou former le citoyen », Impacts. Revue de l’Université catholique de l’Ouest, n° 1-2, 15 juin 1990, p. 214.

[6] . B. de Négroni, « Education privée et éducation publique : la politique du précepteur et la pédagogie du législateur » dans Rousseau, l’Émile et la Révolution française, publié par Robert Thiéry, Paris, Universitas, 1992, p. 120.

[7] . H. Khadhar, « L’éducation politique dans l’Émile » dans Rousseau, l’Émile et la Révolution française, publié par Robert Thiéry, Paris, Universitas, 1992, p. 139-140.

[8] . F. Guénard, « Devenir sociable, devenir citoyen. Emile dans le monde », Archives de philosophie, 72, 2009-1, p. 12.

[9] . G. Burdeau, « Le citoyen selon Rousseau » dans Études sur le Contrat social de J.-J. Rousseau, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 223-224.

[10] . B. Bernardi, La fabrique des concepts. Recherche sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 215.

[11] . B. Bernardi, « Lire le Contrat social », Le Nouvel Observateur hors-série : Rousseau, le génie de la modernité, n° 76, juillet-août 2010, p. 67.

[12] . P. Knee, Penser l’appartenance : enjeux des Lumières en France, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1995, p. 138.

[13] . Les hommes politiques, qui se croient ancrés dans le « réel », méprisent généralement le « fumeux » auteur du Contrat social. Cela ne les empêche pas de faire appel aux spécialistes de Rousseau à l’occasion. En juin 2007, par exemple, Florent Guénard et d’autres universitaires et chercheurs participaient en compagnie d’économistes et d’experts en management à un séminaire intitulé « Regards croisés sur les résultats d’une expérimentation : le vote par note et le vote par approbation », organisé par le Centre d’analyse stratégique, organisme directement rattaché au premier ministre, ayant pour mission d’éclairer le gouvernement dans la définition et la mise en œuvre des orientations stratégiques en matière économique, sociale et environnementale.

[14] . Rousseau ne cesse d’insister dans Émile sur ce qui différencie son élève des autres enfants élevés selon les méthodes traditionnelles. Pas question pour lui de le formater pour l’intégrer au monde, bien au contraire. L’importance de l’éducation que reçoit Émile est qu’il aura un jugement plus juste et plus lucide que ses semblables, habitués à la docilité et à l’irréflexion pour mieux répondre aux exigences des systèmes politiques et économiques. Émile n’est jamais l’élève docile qui fait le bon citoyen des sociétés du faux contrat social.

[15] . OC, IV, p. 648-654.

[16] . Voir T. L’Aminot, « La fée et l’initiatrice : Sophie », Études J.-J. Rousseau, 9, 1997, p. 113-139.

[17] . Y. Vargas, Introduction à l’Émile de Rousseau, Paris, Puf, 1995, p. 264. Sur toute cette question des différences entre les deux livres, voir son excellente analyse p. 251-265.

[18] . Sur ce point, voir T. L’Aminot, « Émile, un décadent au sein de la décadence », Études sur le XVIIIe siècle, 34, 2006, p. 41-47.

[19] . Le livre de Xiaoling Wang sur Rousseau en Chine est à ce titre exemplaire. Son analyse du Contrat social à partir des discours tenus par les lettrés et révolutionnaires chinois au début du XXe siècle, fait ressortir l’importance des concepts politiques de manière bien plus profonde que les analyses de tant de philosophes actuels. La passion que Rousseau engendra en Chine, tout comme il l’avait fait durant la Révolution française, redonnait vie au Citoyen.

[20]. Florent Guénard fait un habile glissement dans son étude en faisant du citoyen celui qui choisit un État : « Émile est ainsi amené à choisir l’État où il souhaite vivre c’est-à-dire où il souhaite fonder sa famille. En d’autres termes, être citoyen, c’est accepter les lois de l’État dans lequel on vit, c’est plus encore s’y attacher. La définition ainsi donnée de la citoyenneté repose sur le contrat : « par un droit que rien ne peut abroger, chaque homme en devenant majeur et maître de lui-même devient maître aussi de renoncer au contrat par lequel il tient à la communauté, en quittant le pays dans lequel elle est établie », art. cit , p. 25. Si l’on accepte cette définition du citoyen, la société du XVIIIe siècle était tout entière composée de citoyens et Rousseau aurait pu s’éviter de penser. Une telle conception revient à émasculer complètement Rousseau et à faire de sa pensée une œuvre bien convenable, propre à servir à la demande citoyenne de la société libérale actuelle, prête pour être célébrée en grande pompe en 2012, mais totalement vide de contenu et de sens.

[21] . Voir T. L’Aminor, « Max Stirner et Rousseau dans Eumeswil de Ernst Jünger » dans Rousseau et l’Allemagne édité par Reinhard Bach, T. L’Aminot et Catherine Labro, Montmorency, Siam-JJR, 2010.

[22] . Ernst Jünger, Eumeswil, Paris, Folio, 1998, p. 119. La position de l’anarque est plus complexe qu’il n’y paraît. Le narrateur d’Eumeswil déclare qu’il a beau être convaincu de l’imperfection et de la vanité de tout effort, dans un monde « où toutes les grandes idées se sont usées à force d’être ressassées » et où elles ne feraient plus lever le petit doigt à personne,  il n’est pas conservateur à la manière de Chateaubriand. S’’il considère avec humour ses palabres professorales « devant un auditoire qui ne mord  plus qu’aux appâts les plus triviaux du jour qui passe », il garde l’apparence du sérieux : « Je prends donc au sérieux mes affaires au sein de l’ensemble qui me répugne par sa médiocrité. L’important, en tout cela, c’est que ce refus s’adresse justement à l’ensemble, sans y occuper une position conservatrice, ou réactionnaire, ou libérale, ou ironique, ou qu’on puisse de quelque manière définir socialement. Il faut se tenir à l’écart des changements de couches dirigeantes au sein de la guerre civile, avec ses contraintes de plus en plus rigoureuses. Sous ces réserves, je puis en effet prendre au sérieux ce que je fais ici. Je sais que le sous-sol est en mouvement continu, si l’on veut, lors d’un glissement de terrain ou d’une avalanche – et c’est ce qui fait que les relations réciproques restent, dans leurs détails, constantes. Je vis obliquement sur un plan oblique. Les distances entre êtres humains ne se modifient pas. Je les perçois même plus nettement, sur ce bord peu sûr. Leur position, si près de l’abîme, provoque aussi ma sympathie » (p. 137-138).

[23] . F. Guénard, art. cit, p. 27.

[24] . R. Trousson, « Emile et Sophie, ou les solitaires » dans Dictionnaire de Rousseau, éd. par R. Trousson et F.S. Eigeldinger, Paris, Champion, 1996, p. 293.