Le Rousseau de Pierre Drieu La Rochelle

 

   Rien de plus opposés selon l’opinion générale que ces deux écrivains. L’un est un fasciste qui a collaboré avec l’occupant nazi et il est couvert de toute l’opprobre que les générations des temps présents portent à ce camp. L’autre est considéré comme le père de la Révolution française, de la République, voire même de la démocratie et du libéralisme et si on ne le pose plus en buste sur les cheminées, on le sert en pâture et à toutes les sauces dont la société de consommation a besoin pour mieux vendre ses produits. L’un serait de gauche, l’autre de droite. L’un serait un réactionnaire de la pire espèce et un romancier déplaisant ; l’autre une figure du progrès et de la liberté dont l’œuvre et la pensée anticipent sur bien des points les aspirations et les tendances d’aujourd’hui. Jean-Jacques est, selon l’acceptation contemporaine, celui qui a donné à l’autobiographie et à l’écologie leurs lettres de noblesse. Drieu est un méchant, Rousseau un gentil… enfin, presque car il ne manque pas de nains et de naines qui grimpent sur son dos pour nous rappeler qu’il a abandonné ses enfants et dit du mal des femmes.

   Et pourtant il ne manque pas de points communs entre ces deux auteurs. En février 1927, par exemple, Drieu écrit à la première page de la revue qu’il vient de fonder avec Emmanuel Berl, Les Derniers jours :

« Tout est foutu. Tout ? tout un monde, toutes les vieilles civilisations – celles d’Europe en même temps que celles d’Asie. Tout le passé qui a été magnifique s’en va à vau l’eau, corps et âme. […]

Il n’y a plus de Dieu, plus d’aristocratie, plus de bourgeoisie, plus de propriété, plus de patrie, mais il ne nous est pas né non plus de prolétariat. Je vous forcerai à l’avouer, à droite et à gauche : chacun le sait dans son cœur. Il n’y a plus que des hommes qui seront forcés de créer autre chose pour ne pas mourir » .

Le lecteur de Rousseau ne peut que songer à ce passage extrait des premières pages d’Emile qui dresse un bilan tout aussi apocalyptique des temps présents :

« L’institution publique n’existe plus, et ne peut plus exister ; parce qu’où il n’y a plus de patrie il ne peut plus y avoir de citoyens. Ces deux mots, patrie et citoyen, doivent être effacés des langues modernes » .

Il n’y a plus non plus de pères et de mères dignes de ce nom et l’éducation doit être confiée à des mercenaires de l’enseignement ou à un gouverneur hors du commun.

   Drieu et Rousseau sont des penseurs obsédés par l’idée de la décadence et ils répondent, chacun à sa manière, à la société qu’ils ont sous les yeux et qui leur paraît n’être que chaos et oppression. Ils partagent également un goût exceptionnel pour l’introspection et l’autobiographie et les commentateurs n’ont pas manqué de souligner à propos de l’auteur de Gilles tout ce qui le rapprochait de Rousseau sur ce point . Je ne vais pas pour autant me livrer au jeu démodé et sans grand intérêt des vies parallèles, encore moins tenter de prouver que Rousseau est un précurseur du fascisme ou que Drieu est un rousseauiste larvé. Je vais simplement tenter de dégager l’image – ou les images plutôt – que Drieu a de Rousseau et que l’on relève au fil de ses écrits. Drieu n’a pas consacré de livres ni même d’articles à l’auteur du Contrat social. C’est de Diderot qu’il s’occupe dans le Tableau de la littérature française XVIIe – XVIIIe siècles que Gallimard publie au début de 1939 et qui est, selon Gide qui préface l’ouvrage, « un livre où nombre des meilleurs d’aujourd’hui parleraient des meilleurs d’hier, chacun selon son goût, sa préférence, et ne parlerait que de celui-là seul qu’il a choisi, pour lequel il s’est senti choisi » . Rousseau n’est donc pas un des auteurs de prédilection de Drieu, mais il est un auteur qu’il a lu et médité et sur lequel il présente bien souvent un point de vue original et plein d’acuité.

   Il est présent dès l’enfance de Drieu à travers ses grands-parents et le souvenir qu’il garde d’eux. Drieu est né en 1893 dans une famille bourgeoise, mais ses parents se disputent et c’est auprès de son grand-père et de sa grand-mère maternels qu’il trouve l’affection dont il a besoin. Il décrit cette dernière avec encore beaucoup d’émotion, dans Etat-civil, en 1921 :

« Elle était petite et avait un gros nez […]. Elle avait un corps de proportions assez réduites, mais discrètement robuste et bien ramassé comme était bien tiré son vêtement simple […]. Elle cultivait l’hygiène comme une manie. A la campagne où elle passait le plus de temps possible elle marchait comme un bataillon de chasseurs à l’entraînement, en aspirant avec de grands efforts. Son père le disciple de Rousseau lui avait, sur tout cela, mis dans la tête les plus vivaces préjugés. Enfant il l’avait pliée à l’ascétisme qu’il voyait dans l’Emile. Il venait la réveiller au petit matin, la faisant laver dans l’eau glacée et l’emmenait dans de longues expéditions à pied. Il y a une tradition de tenue corporelle en France, indépendante de toute anglomanie. Ainsi elle avait vécu hors de la misérable ambiance physique qui aura régné un certain temps parmi la majeure partie du peuple français. Mais elle s’était échappée par d’autres côtés encore » .

On pourrait croire en lisant ces lignes que Rousseau avait apporté à cette femme ce « lait des forts » dont parle Nerval, mais il n’en est rien. Drieu nous décrit deux pages plus loin comment  sa grand-mère jugeait son père :

« Certes son père lui paraissait respectable en sa vie nette et droite. Petit rentier il avait vécu inutile mais modeste, digne, plein des maximes de la philosophie la plus soignée, ennobli par ses fortes convictions politiques, cultivant en Rousseau et Voltaire un modèle propret. Mais toute la révérence de ma grand-mère ne l’empêchait pas de remarquer que cette vertu était facile, faite d’abstention. Elle ne l’admirait pas beaucoup d’avoir pendant la Commune porté à une barricade avec une placidité dédaigneuse les pavés que lui indiquaient les insurgés. Elle aurait bien voulu qu’après cela il choisit une des faces de ces pavés et tiraillât derrière » .

Ce souhait est aussi sans nul doute celui de Drieu lui-même, qui donne dans d’autres écrits des précisions supplémentaires. Dans un texte intitulé Confession qu’il rédige durant l’hiver 1939-1940, Drieu parle de son grand-père comme d’« un hystérique de la paix, un halluciné de l’univers de coton » qui avait peur de tout, et il précise :

« Sa femme était en révolte contre ces excès. Bien que son père fût un rentier de province qui avait eu une vie fort désarmée, il avait la tradition de Rousseau où sans doute subsistait ou réapparaissait quelque chose des antiques mœurs : il avait le culte de l’air libre, des longues marches (pour sa satisfaction il allait de Caen à Paris à pied), de l’eau froide, du lever matinal. Peu de vêtement, peu de couverture, peu de feu » .

Pourtant, cette grand-mère n’a pas donné à Drieu une éducation équivalente à celle qu’elle avait reçue, car « elle oscillait entre la doctrine héritée et l’insinuation de l’air ambiant, l’hystérie de son mari ». Cette éducation rustique n’est rousseauiste que très superficiellement et se limite à bien peu d’aspects de celle que connaît Emile, mais elle fait encore rêver l’écrivain. Le culte de Rousseau lui paraît démodé et risible, mais le culte du corps a son importance pour l’auteur de Gilles qu’obsède l’idée de décadence. Drieu trouve chez ses ancêtres, rousseauistes ou non, des exemples et des modèles de vie saine et forte. Dans le premier article qu’il publie après l’armistice dans La Gerbe, le 15 septembre 1940, il évoque la figure de son bisaïeul paternel qui semble sorti du même moule que celui de sa grand-mère :

« Celui-là se moquait du confort comme d’une guigne, il aimait mieux suivre son idée et son chef sur toutes les routes d’Europe. Il trouvait ça plus excitant que de rester chez lui à boire l’apéro et de pêcher à la ligne. Il méprisait les bourgeois. Quand il est rentré, en 1814, il s’est marié et s’est mis à faire des enfants parce qu’il ne pouvait vraiment plus traîner ses guêtres en Russie ou en Espagne. Il a d’ailleurs fait beaucoup d’enfants ; mais il n’est jamais devenu bourgeois. Il disait à chacun son fait, vivait à sa manière et quelquefois il s’en allait sur les routes deux ou trois jours de suite pour éprouver ses jarrets et sa dureté, comme dans sa jeunesse. Il était fier d’avoir été jeune ; il giflait et provoquait en duel ceux qui ricanaient de ses exploits inutiles » .

Ce caractère rude, âpre et rustique s’identifie pour Drieu à Rousseau dans son aspect le plus séduisant. On le retrouvera tout au long de son œuvre et notamment dans la peinture qu’il fait dans Gilles des jeunes soldats fascistes qui combattent en Espagne, durant la guerre civile, ces « jeunes paysans robustes et d’une simplicité inexpugnable. Ils étaient faits de cette race éternellement primitive qui remplit encore les profondeurs de l’Europe et d’où sort maintenant tout ce grand mouvement irrésistible qui étonne les esprits délicats dans les villes d’Occident » . Que Drieu ait regimbé quand il était à l’armée contre la promiscuité qui le forçait à « vivre avec des terrassiers qui puent la sueur et tiennent des propos stupides » importe peu ici. Le fascisme qu’il célèbre tient plus du rêve que de la réalité et prend racine, entre autres, dans le souvenir fantasmé de l’éducation rousseauiste évoquée par ses grands-parents. Le fasciste à pour Drieu les charmes du bon sauvage. J’y reviendrai

    Drieu est placé dans un collège mariste à sept ans, mais c’est après avoir passé son baccalauréat, en 1910, qu’il découvre Amiel en même qu’un goût extrême pour l’introspection et l’analyse intime :

« Un jeune abbé, qui était mon professeur de philosophie, m’avait mis entre les mains le Journal d’Amiel. J’avais été complètement fasciné par le comportement tout à fait particulier, tout à fait excessif de ce professeur genevois qui a porté au dernier degré une certaine tendance française, mais que les Français n’auraient jamais réalisée à ce point s’ils n’y avaient été conduits par les Suisses. Amiel s’enfonçait beaucoup plus avant dans l’étroite fissure qui s’ouvrait à l’extrémité du cheminement secret parcouru déjà par le Rousseau des Rêveries, par le Constant du Cahier rouge, et par ce Sénancour que l’émigration avait amené tout naturellement aux bords du lac d’ennui » .

Ce texte date de 1943 et l’allusion à Rousseau ne nous indique pas si Drieu le connaissait avant de découvrir Amiel. Il existe bien alors un rapport à Rousseau, à travers l’éducation de sa grand-mère ou la découverte du Journal, mais qui reste indirect et superficiel.

   C’est en 1912 qu’il découvre Les Confessions. Le sujet est d’actualité puisque le gouvernement radical-socialiste a voté cette année-là un hommage national à l’auteur du Contrat social, dont c’est le deux centième anniversaire. La cérémonie a eu lieu au Panthéon le 30 juin, mais toute la presse en parle depuis plus d’un mois. Des échauffourées entre les manifestants royalistes opposés à Rousseau et au régime et la police ont eu lieu et fait plus de cent arrestations. Drieu qui est alors étudiant à l’Ecole des Sciences politiques, témoigne dans une lettre à son ami André Jéramec de l’écho que cette actualité déclenche dans son entourage. C’est le 2 juillet qu’il écrit ceci :

« Pour en revenir à mon point de départ, j’ai discuté ces soirs-ci avec un émoi qui me troublait les entrailles sur J.-J. Rousseau.

  J’avais mis de côté mon bouquin de droit et attrapé ma plume pour te parler de cet être intéressant, qui souffrit sa vie durant d’une envie continuelle de pisser et de la déception toujours renouvelée que lui causait l’impossibilité de ne jamais pouvoir complètement satisfaire ce légitime besoin.

  Cet inconvénient l’empêcha de réussir auprès des belles mais en revanche cela lui permit de se faire du monde une vision assez originale.

  Ma propension aux images libidineuses me fait te rappeler aussi qu’il aimait à montrer aux vierges dans les endroits écartés non pas ses couilles, car il n’osait pas, mais ses fesses.

  Je suppose que sa timidité le priva de pénétrer d’une manière définitive dans les parties les plus délicieuses et les plus secrètes que Madame d’Houdetot cachait, par pudeur invétérée et  contrainte sociale, sous les robes à panier, les jupons neigeux et parfumés, les « caleçons sournois » que j’ai l’impertinence de me représenter .

  Mais je crains bien (J. Lemaître l’a discrètement suggéré) que des séances prolongées d’Ermenonville il ne soit résulté que des catastrophes intra culotam comme citerait frère Jean des Entomeurs.

  Enfin, je l’aime ; il s’est acharné désespérément à trouver la vérité et à ne pas sortir de la logique – ce qui est impossible – mais c’est ce que tous nous essayons tous les jours.

  Son projet de cité le plus connu est une plaisanterie, une fantaisie aimablement féroce.

  Enfin je n’ai jamais été aussi ému que par l’exquise promenade des cerises qu’il a contée au début de ses Confessions.

  Je prétends être reconnaissant. Il eût convenu que j’allasse jouer de la canne et du poing aux alentours du Panthéon hier !

  Je pourrais continuer longtemps à enfiler des mots, mais tu dors ou tu m’as mis dans ta poche » .

Cette lettre est assez typique d’un jeune homme de cet âge – dix-neuf ans – et de cette époque, bien qu’elle soit aussi très moderne et pourrait être le commentaire d’un lycéen sérieux d’aujourd’hui auquel ses professeurs ont fait découvrir Les Confessions. Livres I à IV. Elle montre une connaissance assez superficielle et anecdotique de Rousseau, essentiellement et longuement commenté à partir de quelques scènes érotiques des Confessions dont la presse maurrassienne et réactionnaire s’est aussi fait l’écho pour mieux condamner l’immoralité de celui qui avait pris pour devise : Vitam impendere vero. Le Contrat social et la pensée politique de Rousseau sont expédiés en une seule phrase et la relation libidineuse de Rousseau et Sophie d’Houdetot déplacée à Ermenonville. Cette lettre contient cependant l’aveu que Drieu a été ému et touché par le Genevois et que c’est à cette émotion qu’il a renoncé à faire le coup de poing aux côtés de ses compagnons d’école séduits, comme bien des bourgeois d’alors par la pensée de Maurras.

   Les vacances qui suivent sont l’occasion de prolonger cette évocation de Rousseau. S’il conte à André la plaisir qu’il éprouve à frôler sur les plages de Dinard « des jeunes femmes qui s’abandonnent, toujours provocantes, à la volupté », Drieu lui fait aussi part de sa morosité :

« La vie est si morne le long des arbres cultivés, sur l’asphalte brûlant, entre les maisons qui se ferment. On se rappelle Jean-Jacques qui dénonça comme une folie l’œuvre citadine des hommes. On est enfoncé si irrésistiblement dans le pessimisme par la vue des hommes pitoyablement  bêtes et mesquins, tout congestionnés après les repas trop chargés, engloutis malgré l’alourdissante chaleur. Ils se traînent sous le soleil et la graisse d’une nourriture grossière se mêle sur leurs visages à la sueur qui roule dans leurs rides la crasse et la poussière. Tout de même Dieu est un sinistre bonhomme pour prendre plaisir à de tels spectacles » .

La pensée de Rousseau nourrit ici celle de Drieu qui déplore la décadence physique et morale de ses compatriotes, et va prôner, à travers l’éloge du sport et du fascisme, la renaissance d’un homme nouveau.

   La guerre va éloigner Rousseau, mais il va réapparaître dans la vie de Drieu lorsque celui-ci fréquente les dadaïstes. En 1921, dans la revue Littérature ceux-ci entreprirent de donner une note aux écrivains classiques et contemporains, ainsi qu’à eux-mêmes :  – 25 traduisait la plus grande aversion, + 20 la plus grande admiration. Drieu  donne ainsi 15 à Rousseau et 16 à Voltaire, alors que ses camarades sont très réservés pour ce dernier et peu chaleureux avec Jean-Jacques (la moyenne des notes est de 3,27 pour celui-ci et de – 15,27 pour Voltaire). André Breton a donné la note 7, Benjamin Péret 1 et Eluard – 25 à l’auteur des Confessions ; seule la femme de Picabia, Gabrielle Buffet, a mis 20 à Rousseau. Le temps n’est pas à la vénération des grands ancêtres (le titre de l’article le prouve : « Liquidation ») et il faut considérer également que joue un certain ton de défi de chaque participants avec les autres, mais la bonne note mise par Drieu à Rousseau traduit probablement l’affection qu’il lui porte et qu’il exprimait dans sa lettre de 1912 .

    1927 est une année importante dans la vie de Drieu et son évolution intellectuelle et politique. Il a trente-quatre ans, a publié deux plaquettes de poèmes, un essai Mesure de la France, en 1922 et un roman, vite renié : L’homme couvert de femmes. Cette année-là il lance avec Emmanuel Berl Les derniers jours et fait paraître Le Jeune Européen et Genève ou Moscou, le premier dédicacé à André Breton, avec lequel il rompt pourtant alors. Le Jeune Européen est un « document mythique, des mémoires fictifs, où l’auteur dit son tréfonds en s’accordant un fantasme d’enfance, d’origine, de métier » . Il y a un ton provocateur qui n’est pas sans rappeler le Moravagine de Cendrars. Plusieurs passages évoquent de façon tout aussi mythique que dans le Discours sur l’origine de l’inégalité une époque préhistorique ou anté-historique. Drieu y fait surgir dès les premières pages cette Grande Guerre, où « les races hurlaient leur génie altéré » :

« La violence des hommes : ils ne sont nés que pour la guerre, comme les femmes ne sont faites que pour les enfants. Tout le reste est détail tardif de l’imagination qui a déjà lancé son premier jet. J’ai senti alors un absolu de chair crue, j’ai touché le fond et j’ai étreint la certitude. Il ne fallait pas sortir de la forêt : l’homme est un animal dégénéré, nostalgique » .

L’idée de la décadence qui obsède Drieu est à l’origine de cette évocation :

« Il est vrai que je crois à l’homme décadent parce que je crois à l’homme primitif. Or, il apparaît un fait immense qui ira en s’élargissant encore et qui rend aléatoire ce rapport d’idées. Au-delà de six mille ans d’histoire, il y a au moins, et peut-être beaucoup plus, cent mille ans de préhistoire. Durant ces mille siècles vécut un être qui a été social avant que d’être homme. Les civilisations les plus anciennes que nous connaissons ont mis en œuvre d’antérieures activités collectives. Dès lors, est-ce que le mythe du primitif, reculé indéfiniment, ne s’évanouit pas ? On ne peut fixer à aucun point dans le temps cet homme-souche, au fond l’homme de Rousseau, vierge de toute complication, indemne de toute usure, disposant de toute la puissance qui aurait été dépensée depuis lors. Nous avons été prendre notre notion de l’homme primitif chez les sauvages qui meurent autour de nous, qui n’étaient que des dégénérés » .

L’homme naturel de Rousseau n’est pas ici présenté sous la forme habituelle d’un être innocent, solitaire et amoral, il est défini au niveau de la puissance, de la force et de l’intégrité. Il peut ainsi s’intégrer à la mythologie de Drieu et occuper sa place dans un état de nature qui ne serait pas celui de l’homme des sociétés modernes, mais celui de l’homme de la société virile et autoritaire qu’incarnera quelques années plus tard l’idéal fasciste de l’écrivain.

   Drieu ne se déclare pas encore fasciste. Il erre entre divers courants de pensée politique, en quête de quelque chose de nouveau qui concilierait son attirance vers l’ordre et sa sensibilité socialiste. Il peut déjà faire sienne la réponse que fait un personnage de La Comédie de Charleroi à une femme du monde qui lui propose de financer sa campagne électorale : « Mais je ne suis pas de gauche. – Etes-vous de droite ? Cela ne fait rien. – Je ne suis pas de droite non plus. – Qu’est-ce que vous êtes ? – Je suis contre les vieux » . 1934, l’année où paraît ce livre, est l’année décisive pour Drieu. Bouleversé par les événements du 6 février, déçu par l’immobilité et l’incompétences des partis traditionnels qui ont raté l’occasion de transformer radicalement le paysage politique français, Drieu fait paraître en novembre un volume au titre éloquent et provoquant : Socialisme fasciste. S’opposant à Marx, il refuse d’admettre l’existence de la lutte des classes. Selon lui,

« En réalité, il n’y a jamais eu qu’une petite élite qui gouverne et qui, pour gouverner, s’appuie sur une ou plusieurs classes, en fait toujours sur un complexe de classes. Cette élite est formée d’éléments d’aventure. Chaque personne qui y entre s’impose individuellement. Ces personnes sont plus nombreuses que les places à pourvoir : derrière celles qui sont occupées, les autres demeurent en réserve. Cela forme un ensemble où certains ne font que passer tandis que d’autres demeurent » .

De ce fait, Drieu nie d’abord que la démocratie ait jamais existé et il s’appuie pour donner plus de force à cette affirmation choquante pour la plupart de ses lecteurs  sur le passage du chapitre 4 du livre 3 du Contrat social. Il nie également que le pouvoir soit passé de la noblesse à la bourgeoisie en 1789 : il n’est passé que d’un type d’élite politique hors classe à un autre type hors classe et, en dessous de cette élite, de nouveaux privilèges ont engendré une nouvelle classe privilégiée. « Remplacement d’une technique politique par une autre technique politique, remplacement en dessous d’un ordre de privilèges par un autre ordre de privilèges » .

« Mais aucun changement dans le rapport des nombres. En dépit des figures du suffrage universel et de la représentation parlementaire, il n’y a point de remplacement dans la souveraineté d’une classe moins nombreuse par une classe plus nombreuse, il n’y a point d’élargissement à la base dans l’ordre du gouvernement. Le rapport des nombres reste fixe : le flot social passe à travers ces termes comme l’eau d’une rivière à travers des écluses » (p. 21).

La noblesse et la bourgeoisie se sont confondues vers 1789 et la dictature du prolétariat est un leurre.

   Drieu examine également les événements de février et s’il reconnaît que le système ne fonctionne plus et que les signes de détresse sont décisifs, il voit la nécessité d’un nouveau parti qui ne peut être, selon lui, que national et socialiste. Il récuse cependant l’idée qu’il faille recourir à la dictature ; il pense même que l’engouement européen pour les dictateurs va passer. La dictature est toujours la conséquence d’une révolution, mais le dictateur devient rapidement encombrant et inutile, affirme Drieu qui en appelle alors à Rousseau :

« Rousseau, si raisonnable contrairement à ce qu’on croit, l’a fort bien dit dans son Contrat social : « Le législateur (il appelle « législateurs » les solitaires qui sont appelés de loin en loin à refondre la matière sociale et politique ; ailleurs, il les appelle les « pères des nations ») est à tous égards un homme extraordinaire dans l’Etat. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi… Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution ; c’est une fonction particulière et supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain ; car celui qui commande aux lois ne doit pas commander aux hommes, autrement ces lois, ministres de ses passions, ne feraient souvent que perpétuer ses injustices, et jamais il ne pourrait éviter que des vues particulières n’altérassent la sainteté de ses ouvrages ».

  Il vaut mieux pour tout le monde que les « pères des nations » meurent jeunes – enfin, assez jeunes » (p. 125).

La citation est extraite du chapitre 7 du livre 2 intitulé « Du législateur » et sa fin est incorrecte, même si le sens est assez bien respecté . On peut s’étonner que Drieu n’ait pas cherché appui dans le chapitre sur la dictature qui figure dans le quatrième livre du Contrat social, mais c’est parce que le point de vue de Rousseau qui dit que la dictature doit être exceptionnelle et de courte durée, ne peut guère lui servir pour juger des régimes de Mussolini et d’Hitler. Assimiler le dictateur et le législateur rousseauiste lui permet au contraire d’envisager le fascisme et le national-socialisme comme des doctrines nouvelles qui, débarrassées de leurs encombrants représentants, ont toute leur force et leur valeur pour la France et le monde entier. Drieu jugera toujours sévèrement le Duce et le Führer. S’il a pu espérer un temps que le second réalise l’Europe contre les patries, il a très vite déchanté et son commentaire s’est fait acerbe. Il reconnaît qu’il y avait une certaine nouveauté dans la politique de Hitler dans la mesure où il représentait la petite bourgeoisie, mais qu’il a très vite renoncé à l’aspiration socialiste, sacrifiant le dynamisme de son mouvement pour faire des concessions « à l’aristocratie de la Wehrmacht et de l’industrie lourde » : « Le fascisme a échoué parce qu’il n’a pu devenir franchement un socialisme », écrit-il, désabusé, en 1944 . Il n’a pu être cette force de fusion et d’intercession entre le capitalisme et le communisme, sur laquelle il misait. Mussolini et Hitler ont trompé ceux qui espéraient un renouveau et l’on songe à ce mot de Constant, dans Les Chiens de paille : « Les jeunes en France se font toujours rouler par les vieux. Du reste, ils aiment mieux ça, ça leur épargne d’être jeunes » .

   Notons aussi que Drieu juge Rousseau raisonnable. Il remet ainsi en cause toute une part de l’attaque menée depuis la fin du siècle précédent par les maurrassiens et la droite pour faire de Rousseau un fou ou au mieux, un « prince des nuées ». Dans la Revue de Paris, en avril 1938, il publie un long article sur la Révolution française dans lequel il affirme que la République n’a jamais su si elle était libérale ou jacobine, comme si « les Français n’avaient pas eu l’instinct du véritable libéralisme, qui n’ignore pas l’autorité, mais au contraire, la donne comme fondement de la liberté ». Pourtant la Révolution s’est fait un tort considérable en mettant l’exécutif dans la subordination du législatif lors de la fête de la Fédération et en ne respectant pas la théorie de la séparation des pouvoirs propre à Montesquieu. La leçon de celui-ci a été perdue.

« Et on pourrait dire aussi qu’a été perdue la leçon de Rousseau. Car, contrairement à la légende, dans son Contrat social, ce Genevois, par instants raisonnable, avait spécifié que son idéal de gouvernement du peuple par le peuple n’était praticable que par de petits cantons et non point par de vastes Etats. Rousseau dit au chapitre VIII du Contrat social (intitulé : « Que toute forme de gouvernement n’est pas propre à tout pays ») :

  « La liberté n’est pas un fruit de tous les climats, n’est pas à la portée de tous les peuples. Plus on médite ce principe établi par Montesquieu, plus on en sent la vérité…

  « La monarchie ne convient donc qu’aux nations opulentes ; l’aristocratie aux Etats médiocres en richesse ainsi qu’en grandeur ; la démocratie aux Etats petits et pauvres ».

  En réalité, Rousseau est le premier des anarchistes ; il a inventé leur idéal fédératif » .

Et il aurait été guillotiné par son compatriote Marat s’il avait vécu pendant la Terreur. Selon Drieu, les Jacobins ont rendu toute politique impossible en soumettant l’exécutif au législatif et en donnant tout le pouvoir à une assemblée et « la France ne s’est jamais remise de cette entorse qu’elle avait faite au libéralisme au moment même où elle l’adoptait, il y a un siècle et demi » (p. 34). Il ne dit pas là autre chose que ce que dira Jacques Julliard dans La Faute à Rousseau, en 1985, quand il affirmera qu’il faut débarrasser le paysage politique français de Rousseau pour le rendre vivable et permettre au libéralisme de type socialiste cette fois, de fructifier. Drieu poursuit :

« Les Jacobins, obsédés par l’idée du gouvernement du peuple par le peuple, sont nés de Rousseau mal compris et de l’antiquité encore plus méconnue. Ils n’ont pas vu que Rousseau ne songeait qu’à ses cantons suisses et qu’à Rome et à Athènes, l’assemblée du peuple ne réunissait qu’une aristocratie d’hommes libres dans un cadre aussi étroit que celui des cantons de Rousseau » (p. 35).

Il reprend là ce qu’il disait en janvier dans un article intitulé « Le Jacobinisme et nous » :

« Les Jacobins ont prétendu instaurer en France la doctrine de la souveraineté absolue et directe du peuple. Comme J.-J. Rousseau l’avait soigneusement expliqué dans son Contrat social qu’on trouverait assez sage si on se donnait la peine de le lire, ils ont dû, ayant en main une nation nombreuse, renoncer à ce principe bon pour un petit canton suisse. Ils ont essayé de transporter cette souveraineté absolue dans l’assemblée unique. Là encore, ils ont dû renoncer ; et finalement le pouvoir s’est réalisé dans un Comité de Salut public, composé de neuf personnes, où l’une d’elles a singulièrement prédominé » .

Si Drieu a été, comme tous les hommes de droite de sa génération, marqué par le maurrassisme, il s’en démarque ici singulièrement. Il ne voit pas en Rousseau un « incendiaire » comme l’avait dénoncé Léon Daudet, ni même un théoricien de la Révolution française et de la Terreur qui aurait conduit la France au despotisme le plus noir. Il insiste au contraire sur sa sagesse et s’il reprend pourtant à son compte une part du discours réactionnaire qui a réduit la portée de la pensée politique de Rousseau à la Suisse pour mieux en désamorcer la puissance, il fait œuvre originale en faisant du philosophe un précurseur du libéralisme. On peut en effet rester sceptique devant ce point de vue qui ne limite pourtant pas – comme le font aujourd’hui quelques commentateurs libéraux qui reprennent le même discours – le libéralisme à sa dimension économique. La morale et la politique étant inséparables pour Rousseau, il existe incontestablement dans sa pensée un contrôle de la Cité. Les lois sont là qui témoignent de la volonté générale et du pacte social et qui régissent la vie des citoyens selon les règles qu’ils se sont eux-mêmes donnés.

   Gilles, le roman-somme qu’il publie en 1939, au moment où la guerre avec l’Allemagne se déclenche, ne contient aucune référence explicite à Rousseau, pourtant le livre n’est pas sans exprimer ce que Drieu retient du Citoyen de Genève, surtout si on l’associe avec les Notes pour comprendre le siècle qui paraît deux ans plus tard et qui, cette fois, fait nettement référence à Rousseau.

   Gilles est chez Drieu un prénom à valeur emblématique et symbolique dont justement les Notes pour comprendre le siècle, nous donne la clé. C’est déjà, un S en moins, le nom qui désigne le narrateur de L’homme couvert de femmes, son premier roman ; c’est Gille Gambier que s’appelle le héros de Drôle de voyage, en 1933 et ce sera ce même nom que portera le héros de Gilles, un S en plus, en 1939. Gilles renvoie sans nul doute au personnage peint par Watteau et sur lequel Drieu a écrit de très belles pages :

« Le Gilles est un repère capital pour qui aime la vie et épie ses avatars avec une émotion haletante. Heureux relais entre la puissance gracieuse, l’austérité duveteuse des figures de Reims et le rétrécissement des os, la fatigue des nerfs chez les hommes peints à la fin du XIXe siècle […].

  Chez Gilles, quelle vigueur et quelle santé ! Quelle sûreté d’enracinement, quelle certitude dans le jet, quelle tranquillité dans l’équilibre, quelle légèreté dans l’épanouissement ! Il y a encore ici de la noblesse ; elle n’est plus faite d’une infinie fierté, d’un espoir total comme à Reims, mais au moins d’une aisance large, d’une générosité suffisante, d’une sagesse qui n’est pas restrictive. Nulle trace d’avarice.

  C’est à peine si l’introversion est esquissée. Ce sourire légèrement narquois, imperceptiblement désabusé, marque un léger repli sur soi qui pourra devenir mesquin mais qui ne l’est pas encore du tout.

  Il y a encore une énigme dans ces yeux, c’est-à-dire assez de richesses pour former une complexité. Les contradictions sont encore convergentes. Il reste assez de distance entre le mouvement des passions et la conscience qui en est prise pour que continue un certain battement libre du cœur. Mais le mouvement des passions n’embrasse plus qu’un des éléments de la totalité ; il n’y a plus le ciel dans ces yeux, seulement la terre » .

Le tableau est de 1721 et Drieu note que le fléchissement date de 1750. Notes pour comprendre le siècle est en effet une histoire de la décadence et une tentative pour comprendre les temps présents. Tout comme Taine dans les Origines de la France contemporaine, Drieu La Rochelle remonte au Moyen Age pour trouver une époque de référence durant laquelle les forces s’équilibraient et l’harmonie régnait. Mais à la différence de cet auteur, ce n’est pas tant l ‘évolution de la société française qui l’intéresse que celle de l’individu qui la constitue. C’est à partir du corps, de sa santé, de sa beauté et de la manière dont il est perçu et traité, qu’il tire son diagnostic . Selon lui, le Moyen Age a connu la joie du corps, puis celle-ci est devenue jouissance du corps durant la Renaissance. « La conception bourgeoise de la vie, la conception intellectuelle et rationaliste de l’homme sans corps, de l’homme assis » apparaît déjà à la fin du Moyen Age et va s’accentuant au temps de la Réforme. La rupture entre la ville et la campagne est présentée par Drieu comme une catastrophe.

« Le paysan voit s’éloigner à jamais l’homme de la ville. Ne s’appuyant plus sur une civilisation toute rustique, le paysan s’effare devant la ville qui barre l’horizon et il commence à rétrograder et dégénérer. L’appareil féodal fait sur lui un poids mort où il n’y a plus de justification morale. Il est abandonné de ses maîtres, de ses chefs. Il reste avec son curé pour croupir avec lui » .

Drieu ne cesse d’exprimer dans ses écrits cette nostalgie de l’unité et de la campagne. Bien qu’il soit un homme des villes, il aspire à un idéal de vie rustique qui n’a sans doute jamais existé, mais qui joue le même rôle que l’état de nature pour Rousseau. Cet idéal se confond bien souvent avec cette « vie dangereuse et austère que j’ai chantée et mise au-dessus de tout » , vie qu’il a connue au front pendant la Première Guerre Mondiale et dont la campagne lui apporte quelques vagues éléments. Gilles se retrouve quand il rend visite à Carentan, son tuteur et son mentor, philosophe misanthrope et bougon. Et quand il conduit son amante Dora – autre nom de Beloukia – loin du Paris mondain où elle passe sa vie, Drieu écrit :

« Il l’amenait quelquefois à la campagne un jour entier, toujours vers les forêts. Il n’avait jamais osé auparavant emmener une femme parmi les grands arbres. Il voulait la retirer des salons, des golfs, des restaurants. La France est un pays de forêts. Il y a encore autour de Paris, en tirant vers le Nord ou vers l’Ouest, de ces grands refuges. Là il aurait voulu la préparait au ton secrètement hautain des cathédrales, des châteaux et des palais qui sont les derniers points d’appui  de la grâce, car les pierres ont mieux résisté que les âmes » .

   Tout comme Rousseau qui montrait comment les villes détruisent les campagnes et bouleversent négativement l’économie d’un pays, Drieu insiste sur la conséquence morale de cette rupture. Il déclare que

 « l’homme dans la grande ville ne sait plus ce qu’il y a derrière la faim et la soif ; il oublie les plantes, les animaux et les saisons. Pour lui les chiens, les chevaux, les chats, les oiseaux ne sont plus que des  poupées. Il vit comme si on ne mourrait pas, il pense comme s’il n’y avait pas de tremblements de terre, d’épidémies, de guerres, de massacres. Ou le peu qu’il sache encore de tout cela il le nie éperdument et prétend que cela n’est plus et ne va plus être. Et en effet, cela ne sera plus puisqu’il nie l’enfant.

  - L’homme ne marche plus, ne court plus, ne saute plus. A peine remue-t-il ses organes et ses membres. Il mange et boit trop. Le seul mouvement qui lui reste est celui de l’érotisme.

  - Il vit selon une routine très restreinte, il passe d’une chambre dans une autre chambre, d’une rue dans une autre rue. Les étendues immenses de la ville moderne anéantissent l’horizon, noient la pierre et l’homme dans l’homme. La pierre, cette chose vivante, devient une abstraction tout aussi bien que la chair humaine. L’homme ne voit plus en fait de pays que des lignes raidies, des couleurs cuites, les visages de la foule qui sont des chiffres à peine grimaçants, d’innombrables zéros mal gonflés par un mince souffle de vie » .

Dans Gilles, il soutenait déjà que, lorsqu’il traverse les vastes étendues dépouillées et les villages tapis en hiver, « l’homme des villes est brusquement mis en face de l’austère réalité contre laquelle les villes sont construites et fermées » . L’homme de la ville s’identifie avec le bourgeois rationaliste et étriqué du XIXe siècle, celui qui s’est détourné « avec un ridicule dédain de la beauté et de la noblesse du corps » et c’est contre lui qu’il élève l’image d’un homme nouveau, fier de son corps, avide de force, solidement implanté dans un univers rude et rustique, le fasciste . C’est cet homme régénéré que devient Gilles à la fin du roman éponyme quand il combat en Espagne contre les Rouges. C’est cet homme qu’incarne l’Hitlérien décrit dans les Notes pour comprendre le siècle :

« C’est un type d’homme qui rejette la culture, qui se raidit au milieu de sa dépravation sexuelle et alcoolique et qui rêve de donner au monde une discipline physique aux effets radicaux. C’est un homme qui ne croit pas aux idées et donc pas aux doctrines. C’est un homme qui ne croit que dans les actes et qui enchaîne ses actes selon un mythe très sommaire […].

 - Cet homme-là essaie convulsivement et éperdument d’échapper à l’étreinte de la grande ville. Il s’enfuit dans les camps de travail et dans l’armée. Il a peur de lui-même. Mais son fils n’a plus peur de soi-même ; dans son fils, il n’y a plus de conflit, la révolution est accomplie et fleurit » .

  La civilisation moderne est conflit. Drieu se présente comme un antimoderne qui refuse d’adhérer au mythe du progrès. Dans son Journal de la guerre, il écrira : « Le monde entier est en décadence. Le « Moderne » est une catastrophe planétaire » . A l’urbanisme qu’il rejette, s’ajoute le machinisme comme facteur de dégénérescence et tout cela est né de l’excès de rationalisme posé par la philosophie des Lumières. Le discours n’est pas nouveau et l’on trouve parmi les penseurs réactionnaires, de nombreux textes qui disent la même chose. Drieu, pourtant, perçoit encore beaucoup de santé chez les hommes du milieu du XVIIIe siècle : ils ne font qu’amorcer le déclin qui sera catastrophique et déplorable au siècle suivant, chez les romantiques et les bourgeois du Second Empire. Dans un article sur le corps publié en 1941, il écrit :

« Les zélateurs de la raison au XVIIIe siècle ne sont pas conscients du mal qu’ils vont faire. Un Diderot, plein de santé, aurait horreur des générations d’intellectuels négligés qui descendront de sa lettre et non de son esprit. Bien mieux, un Rousseau, venu de la Suisse montagnarde, réagit contre le mal avant même qu’il se soit développé. Mais, je soupçonne Voltaire de n’aimer guère le corps. S’il y cajole avec des doigts secs l’amour il y craint la violence, la guerre » .

Non seulement Rousseau est un penseur beaucoup moins décadent ou fantasque que ne l’ont dit Maurras, Lemaître ou Montesquiou, mais il semble devenir chez Drieu, à cette époque, un précurseur de ses propres aspirations politiques. L’auteur de Socialisme fasciste reprend ce qu’il disait de Jean-Jacques en 1934, en prenant encore plus fermement son parti contre ceux qui ont voulu le simplifier trop. Dans un article de février 1943 consacré à La Reine morte de Montherlant, Drieu parle des sentences sévères sur la rigueur des gouvernements que l’on trouve dans cette pièce et il cite Rousseau :

« Dans le Contrat social, il spécifie avec soin que les grandes nations ne peuvent s’accommoder des mœurs suisses ; mais il ne savait pas que la Confédération suisse a été faite par de petits groupes germaniques fort rudes et fort impérialistes » .

Deux mois après, il précise encore ce point de vue :

« Certes, il y a bien la Suisse, mais l’exemple de ces montagnards à fond germanique et celte n’est guère transmissible. Personne ne le savait mieux que Rousseau, à qui on a fait dire des bêtises dont il n’a jamais rêvé. La Suisse n’a jamais été une fédération, au sens impossible, c’est-à-dire égalitaire. Il y a toujours eu des cantons plus dominants et plus responsables. Mais ils surent s’assagir et ne pas abuser de leur poids » .

L’époque est chez les collaborateurs à ce type de rapprochement avec l’Allemagne. Drieu ne dit pas comme Marcel Déat que Rousseau est avant la lettre un précurseur du national-socialisme . Il ne développe pas son point de vue sur l’auteur du Contrat social et se limite à quelques points qui lui semblent d’importance. Il se contente surtout d’insuffler à la pensée de Rousseau une certaine rudesse qui la rapproche de son idéal de rusticité et de virilité fascistes. Il s’oppose de ce fait à Maurras et à nombre de commentateurs d’avant-Guerre qui continuent de voir en Rousseau un malade, un faible ou un rêveur inconséquent, à la pensée si floue et si dangereuse qu’elle a conduit la France à toutes les catastrophes, de la Révolution de 1789 à la défaite de 1940. Les royalistes et les hommes de droite qui ont fait de Rousseau le père de la Terreur, de l’instabilité parlementaire ou de la faiblesse de l’armée française, qui en ont fait un épouvantail, sont tout aussi stupides, pour Drieu que les bourgeois qui en ont fait le père de la Société des Nations et de la Troisième République, qui l’ont habillé en franc-maçon ou en ami du genre humain. Tous l’ont mal lu et Drieu est là pour rectifier ces erreurs et affirmer la puissance de Rousseau.

   On pourrait s’attendre à ce que le romancier ou le diariste reconnaisse une dette envers Rousseau. Il n’en est rien. « Je n’ai jamais aimé les Suisses déchaînés, que ce soit dans la Nouvelle Héloïse, les Nourritures terrestres, l’Amant de Lady Chatterley ou cette fornication jouvienne de Freud avec Isaïe » , déclare-t-il en octobre 1942. On trouve cependant une certaine identification à Rousseau dans les pages du Journal qu’il rédige dès 1939. Peu d’allusions mais qui révèlent l’image qu’il a de Jean-Jacques alors. La misanthropie de celui-ci correspond à la sienne et semble justifier la solitude qu’il connaît alors : « Tous les solitaires sont odieux : La Bruyère, Rousseau, Bloy, Vigny. On en vient à leur préférer les francs putassiers comme Hugo. Mais ce sont de sublimes Epicuriens et ils ont de si belles heures » .

Rousseau lui apparaît comme un précurseur dans la forme d’hédonisme que lui procure la solitude. Faisant le point le 16 octobre 1939, il note :

« J’ai joui infiniment : de me lever tard, de lire dans mon lit, de me promener dans Paris, d’aller au cinéma, au bordel, de ne voir que rarement mes amis, de ne pouvoir rencontrer que deux ou trois heures par jour mes maîtresses, de songer indéfiniment, de lire, d’écrire quand j’étais las de ne rien faire, de voyager quelquefois. Certes, je n’ai pas assez voyagé. Mais enfin, j’ai vu la Grèce, l’Espagne, l’Italie – l’essentiel. Il m’a manqué l’Egypte et le Mexique. J’ai bien joui de Londres, voire de Berlin ; mais pas de New York.

  Seulement, je suis un sybarite du genre de Jean-Jacques. Avec la solitude, mon autre grand bien a été la mélancolie. Les gens s’y sont trompés, et m’ont cru maussade, ennuyé. Je m’y suis trompé parfois.

  Mélancolie infinie et délicieuse qui était faite du regret de ce que je n’avais pas sans cesse amorti par la jouissance de ce que j’avais

  Mélancolie de n’être pas actif et mobile qui revenait au plaisir d’être lent et presque fixe ; mélancolie de n’être pas marié et qui tournait, après mes écarts, au plaisir de ne l’être plus ; mélancolie de vivre dans un pays de décadence et qui tournait au plaisir de jouir de tant de débris épargnés par la laideur de l’âge ; mélancolie de n’être peintre ou poète et qui tournait au plaisir de me gaver d’histoire ; mélancolie de n’être pas politique et qui tournait au plaisir d’écrire quelques pages libres.

  Mon seul regret serait de ne m’être pas avoué et reconnu tel que j’étais et de m’être fait un procès de mes penchants. Tout cet esprit d’infériorité et de persécution et de culpabilité m’a tourmenté et défiguré à mes yeux et à ceux des autres. Mais, à la fin, je ne puis vraiment m’en plaindre, puisque sans cet élément d’inquiétude et d’amertume, j’aurais été tout à fait ce que j’aurais paru être à certains : un ignoble jouisseur, sans tréfonds.

  J’ai même joui de cet avantage pour le sybarite qui est d’être doucement mystique. Toujours Jean-Jacques. Je ne me suis privé de la compagnie des dieux. Et j’ai aperçu Dieu à travers les choses.

  Quand même la pitié, l’angoisse m’ont parfois visité et j’ai su que je flottais sur un abîme d’ivresse au regard de quoi les beautés sensibles n’étaient rien.

  Oui, regardant un Watteau, j’ai su non seulement que c’était tout mais aussi que ce n’était rien.

  Mais que faire, je ne puis, même dans cette voie-là, me défaire de ma nature et voilà que de l’approche de ma mort, je me fais encore une jouissance claire-obscure» .

Cette image d’un Rousseau sybarite est rarissime chez les commentateurs de Rousseau qui ont tendance à voir en lui soit un penseur dogmatique et rigide, soit un rêveur pleurnichard, les deux images étant tout autant stupides que fausses. Je n’ai trouvé que chez Pierre Burgelin cette affirmation selon laquelle « Rousseau a toujours voulu nous offrir une philosophie toute de détente et de contemplation, non de construction et d’effort » . L’intuition de Drieu est ici remarquable, d’autant que son commentaire et cette référence à Rousseau nous permettent pour une fois de l’approcher et presque de le toucher . J’ai en effet montré lors d’un colloque sur l’autobiographie en tant que dialogue que Drieu transformait ce Journal non pas en un dialogue avec son lecteur, mais en deux monologues . Il coupait en effet les ponts et imposait à celui qui allait le lire des images fortes et provocatrices de lui-même qui l’empêchaient de l’approcher et de le comprendre. Drieu restait ainsi dans une attitude solitaire et déplaisante où personne ne pouvait l’atteindre ni avoir de sympathie pour lui.

   Pourtant ce commentaire de Rousseau et l’identification qu’il provoque jette un pont entre Drieu et les autres. En faisant appel à lui pour illustrer sa conduite, Drieu investit Rousseau de son moi profond et du même coup, par un effet de boomerang, il colore son être de cette image de sybarite qu’il a perçue en Jean-Jacques et qui étonne par sa nouveauté. Il permet alors au lecteur attentif de le saisir dans une posture plus humaine parce que plus détendue, dans une sorte de charme soudain, même s’il est probable que Drieu s’illusionne également sur ce point. Par le biais de Jean-Jacques, Drieu est de nouveau séduisant et séducteur. Le romancier fasciste qui s’intéressait à la fin de sa vie aux pensées hindouistes et bouddhistes, savait que nous vivons dans l’illusion des choses, des êtres et de soi-même. Qu’il ait été ou non ce sybarite dont Jean-Jacques lui offre soudainement un modèle, n’a finalement pas grande importance. Tout est illusion, est-il besoin de le rappeler ?… et Drieu peut se rêver sybarite et voir Rousseau l’être tout autant. Le rêve est réalité et la réalité rêve, Novalis nous l’a déjà appris.

   Drieu qui refuse dans ce journal comme dans l’ensemble de son œuvre le dialogue avec son lecteur ou avec l’univers, trace cependant un lien avec les siècles passés et avec Rousseau notamment qu’il charge de sa propre personnalité. Il en fait du même coup un être nouveau, une figure complexe et surprenante qui rompt avec l’imagerie habituelle et nous conduit à revoir nos certitudes sur cet auteur. Ce n’est pas le moindre intérêt du travail sur la réception que de faire de telles découvertes.

Tanguy L’Aminot

                    C.N.R.S.

. P. Drieu La Rochelle, Les Derniers jours, Cahier 1, 1er février 1927, p.1.

. J.-J. Rousseau, Emile, Œuvres Complètes, IV, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 250.

. Voir Jean-Louis Saint-Ygnan, Drieu La Rochelle ou l’obsession de la décadence, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1984. Rima Drell Reck, Drieu La Rochelle and the Picture Gallery Novel, Baton Rouge and London, Louisiana State University Press, 1990, p. 27.

. André Gide, « Avant-propos » à Tableau de la littérature française XVIIe – XVIIIe siècles, Paris, Gallimard, 1939 , p. 9. C’est Jean Cocteau qui fait le chapitre sur Rousseau.

. Drieu La Rochelle, Etat-civil, Paris, Gallimard, L’Imaginaire, 1977, p. 52.

. Ibid. , p. 54.

. Drieu La Rochelle, « Confession » dans Drieu La Rochelle dirigé par Marc Hanrez, Paris, L’Herne, 1982, p. 94.

. Cité dans Jean Mabire, Drieu, la Normandie et le nordisme, Cahier n° 9 de l’Association des Amis de Drieu La Rochelle, avril 1997, p. 14.

. Gilles, Paris, Livre de poche, 1962, p. 493-494.

. Drieu La Rochelle, Correspondance avec André et Colette Jéramec, Paris, Gallimard, 1993, p. 313.

. Drieu La Rochelle, « Débuts littéraires » dans Sur les écrivains, Paris, Gallimard, 1964, p. 27.

. Drieu La Rochelle, Correspondance…, p. 55-56.

. Ibid., p. 68.

. « Liquidation », Littérature, n° 18, mars 1921, p. 6.

. Dominique Desanti, Préface de Drieu La Rochelle, Le Jeune Européen, Paris, Gallimard, 1978, p. 12.

 . Drieu La Rochelle, Le Jeune Européen, Paris, Gallimard, 1978, p. 29.

. Ibid., p. 116-117.

. Drieu La Rochelle, La Comédie de Charleroi, Paris, Gallimard, 1934, p. 97.

.  Drieu La Rochelle, Socialisme fasciste, Paris, Gallimard, 1934, p. 15.

. Ibid., p. 21

. Rousseau écrit : « Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution : c’est une fonction particulière et supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain ; car si celui qui commande aux hommes ne doit pas commander aux lois, celui qui commande aux lois ne doit pas commander non plus aux hommes ; autrement ses lois, ministres de ses passions, ne feraient souvent que perpétuer ses injustices, et jamais il ne pourrait éviter que des vues particulières n’altérassent la sainteté de son ouvrage » (Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, p. 382.

. P. Drieu La Rochelle, Textes retrouvés,  Paris, Editions du Rocher, 1992, p. 214.

. P. Drieu La Rochelle, Les Chiens de paille, Paris, Gallimard, 1964, p. 181.

. P. Drieu La Rochelle, Chronique politique, 1934-1942, Paris, Gallimard, 1943, p. 33.

. « Le Jacobinisme et nous » (4 février 1938)  dans Ibid., p. 102.

. P. Drieu La Rochelle, Notes pour comprendre le siècle, Paris, Gallimard, 1941, p. 54-56.

. Sur le corps chez Drieu, voir Michel Lacroix, De la beauté comme violence. L’esthétique du fascisme français, 1919-1939, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2004.

. Notes pour comprendre le siècle, p. 46.

. P. Drieu La Rochelle, Journal, 1939-1945, Paris, Gallimard, 1992, p. 183.

. Gilles, p. 212-213.

. Notes pour comprendre le siècle, p. 77-79.

. Gilles, p. 353.

. Voir L’Homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945). Entre dictature et totalitarisme. Sous la direction de Marie-Anne Matard Bonucci et Pierre Milza, Paris, Fayard, 2004.

. Notes pour comprendre le siècle, p. 159-160.

. P. Drieu La Rochelle, Journal, 1939-1945, Paris, Gallimard, 1992, p. 115.

. P. Drieu La Rochelle, « Le corps » dans Le Français d’Europe, 1943,  Paris, Le Jeune Européen, sans date, p. 27.

. « La Reine morte » dans Le Français d’Europe, p. 224.

. « D’une dictature à l’autre » dans Ibid., p. 351.

. Voir l’article de Pascale Pellerin, « Quand Déat récupérait Rousseau : chronique d’une forfaiture », Etudes Jean-Jacques Rousseau, n° 14-15, 2003-2004, p. 261-270.

. « Pierre Emmanuel » dans Le Français d’Europe, p. 166.

. Journal, 1939-1945, p. 316.

. Ibid., p. 98-99.

. Pierre Burgelin, La Philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau, Paris, Vrin, 1973, p. 141.

. Dans Le Jeune Européen, Drieu écrit : « Je souffre d’être l’homme d’aujourd’hui, l’homme qui s’oublie, l’homme qui va e noyer et qui se crispe. {…] Enfin ce qui l’emporte c’est ce que je désigne depuis le début : la paresse, la bienfaisante paresse que je découvre et que je salue au fond de mes jours. Cette paresse ce n’est même plus la poésie. C’est la paresse tout entière, sans limite et sans recours. Enfin, son flot vivant est le plus fort et toutes les distinctions sont emportées par sa crue. […] Où est maintenant le rêve ? Où est maintenant l’action ? Tout cela se mêle et se roule dans la liberté », op. cit, p. 60-61.

. Voir T. L’Aminot, « Le journal intime de la guerre de Drieu La Rochelle : dialogue ou monologue ? », communication à paraître dans les actes du colloque de Kyoto sur l’autobiographie en tant que dialogue.