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« Les douceurs d’un commerce indépendant » : Jean-Jacques Rousseau, ou le libéralisme retourné contre lui-même

Blaise Bachofen


Table des matières

1. Commerce, douceur et sociabilité

2. Quelques remarques sur l’usage de la notion de libéralisme à propos de Rousseau

3. Le républicanisme comme conscience lucide du libéralisme

4. La pensée économique de Rousseau : une critique interne de la pensée économique de son temps

5. Le libéralisme retourné contre lui-même : trois exemples d’une rhétorique de la désillusion


Commerce, douceur et sociabilité

Rousseau écrit, dans la seconde partie du Discours sur l’inégalité, que « tant que les hommes […] ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils […] continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant »1. On peut être tenté de faire un rapprochement entre cette formule de Rousseau et l’apologie, devenue classique depuis Jacques Savary et surtout depuis Montesquieu, du « doux commerce » ou de ce que Turgot appellera peu de temps après les « doux principes du commerce »2. Ce rapprochement peut paraître forcé, si l’on souligne que Rousseau, dans ce texte, entend par le mot « commerce » non pas le négoce, mais la relation sociale. Cependant le rapprochement n’est peut-être pas si artificiel que cela. Si Rousseau parle d’un « commerce indépendant » – la formule est assez inhabituelle pour que l’on s’y arrête –, c’est bien par opposition à l’idée d’un « commerce dépendant ». Or, qu’est-ce que le « commerce dépendant », sinon cette relation de dépendance mutuelle qu’implique la nécessité d’échanger une part du produit de son travail pour obtenir un autre bien ressenti comme nécessaire, c’est-à-dire le commerce au sens de « négoce » ? Le « commerce », au sens de « rapport », qu’entretiennent les individus dans les nations sauvages n’est donc « doux » que parce qu’il n’est pas lié à la division du travail qui rend à la fois possible et nécessaire le négoce :

Dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre, dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.3

Si l’on suit cette idée, on devra en tirer la conséquence que, le commerce n’étant doux que parce qu’il est « indépendant », c’est-à-dire parce qu’il prend la forme d’une relation non marchande, le négoce ou le rapport marchand, par opposition, loin d’être doux ou d’obéir à de « doux principes », est précisément ce qui introduit dans les relations entre les hommes cette dureté ou cette brutalité que Rousseau nomme ici « esclavage » et « misère ». L’évocation, peut-être mythique, des « douceurs d’un commerce indépendant » représente bien le renversement terme à terme d’une autre fable, celle des « doux principes du commerce ».

Nous avons donc dans cette phrase de Rousseau une synthèse remarquable de ses thèses concernant le commerce au sens du négoce. Mais nous avons plus que cela : nous avons une expression de son opposition radicale à l’apologie du négoce formulée en empruntant à cette apologie son propre vocabulaire et ses propres valeurs (les notions de « commerce » et de « douceur », mais aussi celles d’« indépendance » et de « jouissance »), et les retournant contre elle. Or, les principes de la théorie du doux commerce pouvant être rapprochées de l’émergence du libéralisme économique4, il n’est pas absurde de considérer que c’est, en partie du moins, au nom des principes mêmes sur lesquels repose le libéralisme naissant que Rousseau en critique la traduction économique telle que nous l’entendons aujourd’hui, et telle qu’elle se dessine dès son époque, à savoir une doctrine du « laissez-faire, laissez-passer » et de l’autorégulation de la société civile par les vertus du marché.

2. Quelques remarques sur l’usage de la notion de libéralisme à propos de Rousseau

Rousseau, critique du libéralisme au nom des exigences fondatrices du libéralisme : cette hypothèse doit être éclairée par quelques remarques préalables pour ne pas susciter de malentendus.

Bien d’autres avant moi se sont autorisés de l’usage anachronique du terme de libéralisme, et s’en sont justifiés5 : je n’y reviendrai donc pas ici de façon approfondie, sinon pour noter que, si le mot n’existe pas encore à l’époque de Rousseau, le concept qui sera désigné ainsi quelques décennies plus tard n’est évidemment pas sorti de nulle part, en même temps que sa désignation. L’usage anachronique du terme n’est donc pas aberrant, et même, comme le montre notamment Didier Deleule, cette archéologie conceptuelle est nécessaire, si l’on veut se donner les moyens de mettre au jour la pluralité et la complexité des sources qui sont venues alimenter le libéralisme économique tel qu’il s’est en définitive constitué doctrinalement. C’est bien en ce sens que je conçois l’idée selon laquelle il conviendrait de situer la position propre de Rousseau quelque part dans le champ conceptuel complexe du libéralisme, plutôt qu’en l’en excluant a priori. En amont de ce que Michaël Biziou nomme le « libéralisme dogmatique » et qu’il définit par les trois idées principales du refus de la politique, du relativisme moral, et de la religion du marché6, on peut en effet identifier des prémisses anthropologiques et morales qui autorisent à affirmer l’existence d’une parenté entre la pensée de Rousseau et la pensée libérale en gestation.

Pour réduire cette anthropologie libérale à quelques-uns de ses principaux éléments, et sans prétendre aucunement à l’exhaustivité, j’évoquerai notamment l’affirmation et la valorisation de la liberté individuelle, et les différents droits subjectifs naturels qui en découlent : le droit de l’individu à définir lui-même les conditions de son bonheur, la préservation de son intégrité physique et morale, le droit à la propriété des biens produits par son travail, et plus généralement l’affirmation du droit à la libre disposition de soi (notamment économique), fondant le principe général d’une indépendance à l’égard d’autrui. Or on pourrait trouver, dans l’œuvre de Rousseau, de nombreux éléments étayant son adhésion à ces principes caractéristiques de l’anthropologie libérale, et à d’autres encore, relatifs notamment au rôle de la sensibilité dans le rapport aux choses et à autrui. Mais sans passer en revue toutes les occurrences pertinentes sur ce point, je m’en tiendrai à quelques références dans l’Émile, qui corroborent l’idée d’une parenté entre la pensée de Rousseau et certains aspects essentiels de la pensée libérale en voie de constitution.

Émile est une figure exemplaire dans le cas qui nous occupe, car il représente l’individu conçu en dehors de tout contexte politique (ou plus exactement à travers l’hypothèse d’un contexte politique où il n’existe ni véritable « patrie », ni véritable république7). Il nous permet donc de découvrir la représentation d’un usage légitime de la liberté l’individuelle lorsque celle-ci n’a pas pour vocation de s’investir dans la participation aux affaires de la cité. Émile choisit par exemple librement son métier et opte pour celui qui lui donnera la plus grande indépendance, à la fois économique et politique : contrairement au conseil que Rousseau donnera aux Corses et aux Polonais, il n’adopte pas celui de cultivateur, mais celui d’artisan indépendant, qui est « aussi libre que le laboureur est esclave » : « […] partout où l’on veut vexer l’artisan, son bagage est bientôt fait ; il emporte ses bras et s’en va. »8 Mais Émile choisit aussi, et selon les mêmes modalités, sa religion, sa patrie et sa femme : le gouverneur fait chaque fois en sorte que soient mises en concurrence, chacune gardant toutes ses chances, les différentes possibilités concernant ces choix existentiels. L’exemple du choix de sa patrie par Émile est particulièrement éclairant. Émile, pour choisir un pays où l’on puisse vivre « indépendant et libre »9, « emplo[ie] deux ans à parcourir quelques uns des grands États de l’Europe et beaucoup plus des petits »10. La signification politique de ce choix est explicitée par Rousseau quelques pages auparavant :

[…] par un droit que rien ne peut abroger, chaque homme en devenant majeur et maître de lui-même devient maître aussi de renoncer au contrat par lequel il tient à la communauté, en quittant le pays dans lequel elle est établie. Ce n’est que par le séjour qu’il y fait après l’âge de raison qu’il est censé confirmer tacitement l’engagement qu’ont pris ses ancêtres.11

En d’autres termes, au rebours de l’injonction faite aux Polonais de « renverser un exécrable proverbe, et [de] faire dire à tout Polonais au fond de son cœur : Ubi patria, ibi bene »12, Émile et le gouverneur adoptent bien l’« exécrable » maxime : « Ubi bene, ibi patria » ; et ce n’est qu’après s’être donné la possibilité d’un autre choix, et plutôt par absence de raisons contraires que par un choix positif, qu’ils décident de revenir dans leur patrie d’origine13. Je ne ferai que rappeler ici allusivement l’importance qu’un auteur comme Robert Nozick accorde à la possibilité, pour chacun, de choisir librement d’intégrer telle ou telle communauté politique, et les débats que cette question a suscités, dont l’enjeu est précisément la mise à l’épreuve d’une conception radicale du libéralisme14.

L’usage libéral que fait Émile de sa liberté s’illustre encore, par excellence, dans le rapport au travail et à la propriété. Si le gouverneur exige de son élève qu’il apprenne un métier, c’est que le travail seul peut donner à sa subsistance et à son patrimoine une légitimité15. Mais avant d’apprendre à Émile à travailler pour ne rien devoir qu’à lui-même, le gouverneur a inculqué à Émile, dès son plus jeune âge, le sens de la propriété en lui faisant cultiver un plan de fèves pour lier la propriété de celui-ci à un travail effectif de son corps, suivant en cela fidèlement la leçon du chapitre V du Second Traité du gouvernement civil de Locke :

Je lui fais sentir qu’il a mis là son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin ; qu’il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu’il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retenir son bras de la main d’un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui.16

À travers l’image du bras qu’Émile serait en droit de dégager d’une main étrangère qui prétendrait le retenir, Rousseau lie intimement le droit sur un bien extérieur, le droit à l’intégrité physique et le droit à la liberté. Or ce sont là, on le sait, les trois concepts que Locke réunit sous le terme générique de « propriétés »17. On ne doit donc pas s’étonner de trouver dans le Discours sur l’inégalité le même triptyque, en une formulation presque littéralement reprise de Locke : « Pourquoi [les hommes], écrit Rousseau, se sont-ils donné des supérieurs, si ce n’est pour […] protéger leurs biens, leurs libertés, et leurs vies, qui sont, pour ainsi dire, les éléments constitutifs de leur être ? »18

3. Le républicanisme comme conscience lucide du libéralisme

En intégrant Rousseau à la tradition libérale, il ne s’agit pas de sauver celle-ci en montrant qu’il existerait, à côté de ses formes caricaturales et dogmatiques, un bon libéralisme, un libéralisme présentable, ou encore un libéralisme pour chacun, un libéralisme tellement vague et consensuel qu’il deviendrait impossible de ne pas être libéral. Il s’agit de montrer que le libéralisme tel qu’il se présente dans sa version doctrinale contemporaine, tout en prétendant se légitimer d’un enracinement dans une ambitieuse tradition philosophique, méconnaît et même trahit ce que l’on pourrait nommer les promesses contenues à l’origine dans cette tradition de pensée.

Que la pensée libérale en gestation puisse être décrite en termes de « promesses », que, mieux encore, le libéralisme ne puisse jamais cesser de se donner comme la réalisation d’un idéal philosophique, moral et politique, peut être interprété de deux façons différentes. Soit cela signifie que le libéralisme a toujours eu besoin de se camoufler derrière de fausses promesses qui sont en réalité des leurres : le libéralisme, sous toutes ses formes, serait alors seulement le cache-sexe du capitalisme ; soit cela signifie que ce qu’est devenu le libéralisme, ou ce qu’il devient dans ses formulations les plus caricaturales, repose sur la corruption d’un idéal ou plus simplement sur de mauvaises conséquences tirées de bons principes. Il n’est pas réellement besoin de choisir entre ces deux hypothèses pour la problématique présente. Quel que soit le statut historique et théorique des « promesses » fondatrices du libéralisme, ce qui est intéressant est l’usage stratégique qu’en fait Rousseau. Celui-ci critique le libéralisme en le retournant contre lui-même, c’est-à-dire en montrant qu’il n’est à même de remplir ses promesses qu’à la condition de renoncer à l’essentiel des conséquences pratiques que l’on a cru pouvoir tirer de ses séduisantes prémisses.

Mon hypothèse ne conduit donc en aucune façon à remettre en cause les acquis de l’historiographie qui ont montré l’existence d’une tradition républicaine à côté de la tradition libérale et l’appartenance de Rousseau à cette tradition républicaine19. Je pense seulement qu’il ne faut pas durcir à l’excès l’opposition entre libéralisme et républicanisme. Cette distinction ne doit pas être conçue comme une sorte de choix originaire qui s’imposerait à la pensée, au point d’exiger de celle-ci qu’elle s’inscrive nécessairement, et de façon non ambiguë, dans l’une ou l’autre de ces deux perspectives concurrentes. La nécessité d’un « choix » entre libéralisme et républicanisme est d’abord, il faut le noter, particulièrement peu pertinente si l’on se situe dans le contexte intellectuel et politique qui est celui de Rousseau, puisque ces catégories sont des reconstructions rétrospectives. Mais la prise en compte de la porosité des frontières entre républicanisme et libéralisme est importante, même si l’on suppose un contexte où cette distinction serait constituée de façon claire et consciente. Si le choix entre libéralisme et républicanisme était un choix originaire, comme celui qui se présenterait entre deux systèmes hypothético-déductifs clos sur eux-mêmes, il deviendrait impossible de faire dialoguer ces deux traditions, et chacune d’entre elles serait comme une forteresse imprenable depuis l’autre. Or la position propre de Rousseau est ce qui fait la force de ses démonstrations : c’est parce qu’il prend au sérieux les promesses du libéralisme en gestation que Rousseau démontre de la façon la plus féconde et la plus convaincante les insuffisances et les sophismes du libéralisme doctrinal qui s’est progressivement constitué, historiquement, en se réclamant de ces principes originaires.

Par ailleurs, durcir l’opposition entre libéralisme et républicanisme aurait un autre inconvénient majeur : cela conduirait à simplifier à l’excès la position républicaine en la confondant avec une exigence de sacrifice de l’aspiration au bonheur et à la liberté individuels au profit de l’intérêt collectif. Si le républicanisme, et notamment celui de Rousseau, devait prendre cette forme, il pourrait être aisément caricaturé et réfuté, à la façon dont Isaiah Berlin caricature ce qu’il nomme la « liberté positive », faisant la part belle à la liberté négative comme seul choix réellement acceptable20. Une conception héroïque du républicanisme serait certes séduisante, envisagée de loin, d’un point de vue strictement rationnel et contemplatif, mais on ne la jugerait, « en prenant les hommes tels qu’ils sont »21, ni très réaliste, ni réellement défendable. Or il se trouve précisément que Rousseau, quant à lui, ne pense jamais la soumission à l’intérêt général comme un pur et simple sacrifice de l’intérêt particulier, mais comme le prolongement ou la médiation du légitime souci qu’a chaque individu de son intérêt et de son bonheur propres, ainsi que de son désir d’indépendance. La volonté générale telle que la conçoit Rousseau doit pouvoir dériver « de la préférence que chacun se donne et par conséquent de la nature de l’homme »22.

Il faut d’ailleurs préciser que Rousseau, loin d’être isolé dans cette position hybride entre libéralisme et républicanisme, s’inscrit parfaitement dans la réalité de la tradition républicaine. C’est pourquoi la tentative de découvrir dans son œuvre une critique libérale du libéralisme me semble une façon de rester fidèle au type d’analyse menée par Skinner ou par Pocock dans leur entreprise d’exhumation de la tradition républicaine. On constate, à lire ces auteurs de près, que la tradition républicaine est présentée par eux comme possédant de nombreux points de convergence et d’interaction avec la pensée libérale en gestation. Mais l’inverse est également vrai, car les schèmes conceptuels républicains (principalement la référence à la vertu invoquée contre les différents dangers de corruption du pouvoir ou de la société) ont souvent servi d’instruments d’analyse pour des auteurs que nous rangerions aujourd’hui clairement dans la tradition libérale – Daniel Defoe en est un exemple particulièrement intéressant23. On doit reconnaître, selon Pocock, la prégnance d’un discours à tonalité républicaine même chez les auteurs que l’on peut le plus évidemment considérer comme des précurseurs du libéralisme économique24 ; c’est pourquoi, dans un des essais recueillis dans Vertu, commerce et histoire, polémiquant avec Macpherson, Pocock suggère, de façon volontairement provocatrice : « Dans la critique contemporaine, les marxistes sont les whigs, et leurs opposants manient la dialectique. »25 C’est selon une logique très semblable que Charles Larmore, dans un commentaire de la pensée de Philip Pettit, affirme que « [la] pensée républicaine [de celui-ci] n’est […] pas réellement en opposition avec l’essentiel du libéralisme, bien qu’il s’oppose, cela est clair, à son courant benthamien »26 ; en effet, selon Larmore, « la tradition libérale n’est pas tout d’une pièce » et « le républicanisme s’avère l’instrument d’une formulation plus lucide de la théorie libérale »27. C’est bien en m’inspirant de ce type d’analyse que je crois légitime de voir en Rousseau tout à la fois un authentique républicain et un auteur inspiré par les principes fondateurs du libéralisme : un républicain radical, au nom d’une fidélité radicale aux promesses originelles de la tradition libérale.

4. La pensée économique de Rousseau : une critique interne de la pensée économique de son temps

Reste alors à décrire, au moins dans ses grandes lignes, la théorie antilibérale que Rousseau élabore en prenant au mot les promesses du libéralisme. Cette description me conduit à affronter la question du contenu de ce que l’on pourrait, avec prudence, appeler le « système économique » de Rousseau28 : c’est particulièrement dans la dénonciation des illusions relatives à l’idée d’une autorégulation optimale des relations économiques que se découvrent au mieux tout à la fois l’antilibéralisme de Rousseau et sa stratégie toute particulière, qui le conduit à se placer sur le terrain de la théorie adverse, à en emprunter les prémisses et les promesses, pour mieux la récuser.

On trouve, tout au long de l’œuvre de Rousseau, des éléments d’analyse portant sur les questions économiques, qui peuvent être rapprochés les uns des autres et synthétisés : je ne peux sur ce point que renvoyer aux importants apports de certains commentateurs, tels que Michel Launay, Simone Meysonnier, Catherine Larrère, Bertil Fridén, Jean Mathiot ou Céline Spector29, qui ont étudié de façon détaillée les thèses de Rousseau concernant la production et la consommation de la richesse, le commerce et la monnaie, et que je ne voudrais donc pas répéter ici inutilement. Je voudrais néanmoins soulever un problème concernant le statut de ces conceptions économiques de Rousseau. Il est frappant de constater que, dans un temps où la science économique se constitue comme une science autonome et devient même l’une des grandes affaires de la philosophie – comme en témoigne la place que lui accorde l’Encyclopédie – et plus généralement une des grandes affaires de la nation, Rousseau semble n’avoir participé que de façon très marginale à cet effort général d’élaboration d’une nouvelle science. Ses thèses, qui sont tellement en rupture avec la science économique de son temps qu’elles ne rencontrent que de façon superficielle certains thèmes mercantilistes ou physiocratiques, les conseils qu’il donne aux Corses et aux Polonais d’exclure toute production autre qu’agricole, de ne pas chercher à augmenter cette production autrement que par l’extension de la population et des surfaces cultivées et non par l’accroissement de la productivité, de se passer tendanciellement du commerce et de la monnaie, propositions qui font sourire les économistes sérieux, semblent au premier abord témoigner de son incompréhension ou de son désintérêt complet à l’égard des phénomènes économiques réels et de leurs enjeux. Selon Jean-Claude Perrot, Rousseau « néglige la macroéconomie » et « ne possède aucune culture de ce genre »30. Or, à ce jugement radical, on peut opposer celui de B. Fridén, qui fait au contraire de Rousseau un des grands économistes de son temps, à égalité avec Hume et Smith, et, mieux encore, le précurseur de certaines des thèses les plus novatrices de la pensée économique contemporaine. D’autres commentateurs, notamment J. Mathiot et C. Spector, adoptent un point de vue plus nuancé, en reconnaissant à Rousseau des positions économiques claires et originales, mais en refusant de les placer sur un plan de comparaison avec la science économique naissante de son temps : Rousseau ne serait ni inculte et archaïque dans ses conceptions économiques, ni l’un des plus grands économistes de son temps : il serait simplement partisan d’une subordination de l’économie à la politique ; ce qui expliquerait qu’il soit resté en retrait de la grande entreprise de théorisation et d’exploration des lois intrinsèques de la production et de la circulation des richesses, qui s’élabore exactement à l’époque de sa plus grande activité intellectuelle.

Cette dernière hypothèse est séduisante, et je suis tenté de la reprendre en grande partie à mon compte, mais elle pose tout de même un problème : elle suppose que l’élaboration d’une véritable science économique requiert l’affranchissement de l’économie à l’égard de la politique et l’identification d’un domaine d’activité spécifiquement économique, autonome au sens fort, c’est-à-dire s’organisant selon ses lois propres. Or on peut soupçonner ce postulat de s’appuyer lui-même sur une certaine conception de l’économie, à savoir précisément celle qui a commencé d’émerger avec l’apparition des premières théories économiques libérales – au sens où nous entendons aujourd’hui cet adjectif. Dans la mesure où Marx lui-même a au moins repris aux économistes libéraux ce postulat (l’économie ne devient une science sérieuse que lorsque l’activité économique est conçue comme indépendante des superstructures politiques), on comprend que la plupart des économistes ou des historiens de la science économique, quelle que soit leur appartenance doctrinale, soient conduits à considérer que Rousseau, puisqu’il n’adopte pas ce présupposé, ne peut pas être un véritable économiste. Mais une objection majeure se présente ici : comment le choix de subordonner l’économie à la politique pourrait-il ne pas procéder d’une réflexion de fond sur la nature des phénomènes économiques ? Il ne faut en effet pas confondre deux types de subordination : le choix de maintenir l’activité économique sous la direction du pouvoir politique n’implique pas nécessairement un mépris théorique pour les phénomènes économiques et pour leur complexité, bien au contraire. Il est raisonnable de supposer que Rousseau, qui avait conscience des enjeux politiques majeurs des phénomènes économiques, qui avait à coup sûr les moyens intellectuels d’en penser la complexité, et qui possédait sur ces questions et sur les thèses en présence une information qui était loin d’être négligeable, se forgea une représentation approfondie des questions macroéconomiques. Mais le savoir qu’il en tira se traduisit sous la forme d’une conception de l’économie politique qui ne pouvait le placer que dans une position de rupture par rapport aux économistes de son temps, rupture qui, avant d’être politique, est avant tout épistémologique.

Je serais donc tenté de formuler la solution dans les termes suivants, qui ne font d’ailleurs que confirmer l’idée d’une subordination par Rousseau de l’économie à la politique, mais ne reposent pas sur le même jugement quant à ses compétences d’« économiste ». Je pense que la vive conscience que possédait Rousseau des coups de force philosophiques sur lesquels reposait la constitution de la science économique de son temps l’a conduit à se concentrer, dans sa réflexion économique, moins sur tel ou tel canton de la phénoménalité économique à la compréhension de laquelle il aurait pu s’atteler, que sur le basculement théorique en train de s’opérer à son époque dans le champ conceptuel du libéralisme : c’est le principe même d’une croyance dans l’autorégulation des rapports économiques (et donc dans la possibilité d’une science économique autonome) qu’il récuse en bloc, au nom précisément des analyses qu’il a très tôt élaborées concernant les aspects économiques des rapports sociaux. C’est ce qui expliquerait que ses analyses des phénomènes économiques puissent être, comme le souligne à juste titre Fridén, ponctuellement très savantes, manifestant un degré de maîtrise de la technicité économique qui n’a rien à envier aux « économistes » scientifique de son temps31, et que ces analyses soient malgré tout demeurées à un état fragmentaire, ne débouchant sur aucun traité d’économie ni sur aucun projet de réforme qui aurait pu contribuer à alimenter les grands débats du temps, par exemple le problème de la prévention des disettes agricoles ou celui de l’importation ou de la production nationale de produits manufacturés.

Il est intéressant de noter que la seule contribution approfondie et, si l’on peut dire, « réaliste » de Rousseau aux débats économiques de son temps concerne la politique fiscale, notamment telle qu’il en traite dans le Discours sur l’économie politique. Or cela n’est sans doute pas sans signification quant au statut accordé en général par Rousseau à la théorisation de l’économie. La politique fiscale n’engage pas des relations de marché, des relations entre agents économiques indépendants, mais des décisions concernant le sens de la contribution économique des particuliers au profit de l’État ; et par conséquent, cette modalité de la circulation des richesses lui semble pouvoir obéir à une logique qui ne soit pas nécessairement grevée, dans son principe même, par les principes de la spoliation économique et de l’aliénation morale. En revanche – et c’est là que réside probablement la clé de toute la pensée économique de Rousseau –, dès lors que l’on s’engage dans le domaine des relations marchandes, c’est-à-dire celui des rapports de production, d’échange et de consommation déterminés par le libre jeu des initiatives privées, une évidence s’impose à lui : la relation marchande, qui se présente, dans la science économique naissante, comme le moyen par excellence de réalisation des promesses originelles du libéralisme et des aspirations « naturelles » des individus, n’est en réalité que la manifestation d’une gigantesque imposture ; imposture précisément d’autant plus formidable que les philosophes s’emploient à lui donner une légitimité en prétendant y découvrir la manifestation d’une rationalité comparable à celle de la mécanique céleste révélée quelques décennies plus tôt par Newton.

Cette imposture prend à ses yeux principalement deux aspects. L’expansion illimitée des relations marchandes, premièrement, prétend reposer par nature sur un système d’échanges librement consentis, donc nécessairement avantageux pour les différentes parties du jeu économique. Or cette apparence masque un système de relations économiques forcées et de contrats léonins : c’est ce qu’il démontre avec une grande rigueur et des outils théoriques originaux dans le Discours sur l’inégalité32. Par ailleurs, l’avènement de la « société marchande », pour reprendre une formule qu’utilisera quelques années plus tard Smith33, repose sur la promesse d’une satisfaction optimale des désirs de tous les agents économiques, alors qu’en réalité, selon Rousseau, elle produit une insatisfaction à l’exacte mesure du bonheur promis. Dans les deux cas, il est inutile d’attribuer à Rousseau une morale du sacrifice de soi et de l’ascèse, ni même un idéal autarcique, pour comprendre le fondement de sa critique : c’est bien du décalage entre ce que promet la théorie et ce qu’elle produit dans sa mise en pratique que naît sa critique radicale, lui interdisant de participer à l’exploration scientifique d’un objet qui se présente à lui comme le contraire exact d’une totalité ordonnée, d’un monde autorégulé dont il serait possible de dégager les lois immanentes. Parce qu’il est (comme le sont, en théorie, les libéraux) partisan d’une allocation des richesses strictement proportionnée au mérite et au travail de chacun, parce qu’il est partisan d’échanges entre agents économiques absolument libres de passer contrat et de fixer leurs conditions de façon négociée, parce qu’il donne pour critère au « commerce » (dans tous les sens de ce terme) l’optimisation de la jouissance, parce qu’il prend donc au mot et à son compte les paradigmes constitutifs de la « religion du marché », Rousseau se trouve en position paradoxalement privilégiée pour dénoncer les promesses non tenues de celle-ci.

Le premier aspect de l’imposture identifiée par Rousseau fait l’objet de plusieurs analyses serrées de sa part, à l’exemple de celle portant sur les effets prévisibles d’une politique visant à favoriser le commerce des grains. Ses remarques sur l’élasticité du prix des denrées de première nécessité34, dont le prix ne peut augmenter proportionnellement ni à l’augmentation de la demande, ni à la baisse de l’offre, ni à l’augmentation globale du coût de la vie, témoignent, comme le montre Fridén, non de son ignorance des fameuses « lois du marché », comme on a pu le lui reprocher, mais au contraire d’une compréhension fine de celles-ci35. Or, si Rousseau insiste particulièrement sur cet aspect du circuit économique, c’est qu’il y trouve un exemple significatif de la distorsion dans l’échange marchand qui fait de celui-ci un échange « forcé »36, où l’un des agents économiques (le cultivateur) n’a pour ainsi dire aucune marge dans la négociation, à la différence de ceux qui, dans l’hypothèse d’une libération du commerce des grains, s’enrichiront nécessairement à ses dépens.

Cet exemple n’est cependant qu’une situation dérivée d’une spoliation plus fondamentale et plus structurelle, qui explique que Rousseau ne se fasse aucune illusion sur la possibilité de corriger ces distorsions de l’économie marchande par des réformes de détail. Cette spoliation, dont l’analyse est au cœur du Discours sur l’inégalité et donc de toute la pensée politique de Rousseau, résulte de l’expropriation originaire qui, selon lui, a distingué en un même mouvement les propriétaires et ce qu’il nomme les « surnuméraires »37. Launay considère à juste titre que Rousseau a énoncé le problème de la misère et de l’inégalité économiques en des analyses dont la portée dépasse, par la rigueur de la « chaîne de raisons » qu’elles mettent en œuvre, sa formulation chez tous les philosophes de son temps38. De fait, si, très peu de temps avant la publication du second Discours, Plumard de Dangeul et l’abbé Coyer avaient stigmatisé en des termes qui semblent annoncer ceux de Rousseau les extrêmes inégalités de fortunes qui séparaient alors en France les plus pauvres des plus privilégiés, aucun n’avait comme Rousseau identifié le mécanisme d’exploitation économique qui fournit l’explication de cette situation. Selon le second Discours, l’apparition non pas de la propriété en général, mais de la propriété foncière, a eu pour conséquence nécessaire la création d’une situation dans laquelle les non-propriétaires, « pauvres sans avoir rien perdu » lorsque les terrains occupés se furent « accrus en nombre et en étendue au point de couvrir le sol entier et de se toucher tous », se virent « obligés de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des riches »39. Cette logique de l’exploitation du travail des « surnuméraires » par les propriétaires des moyens de production ne se vérifie d’ailleurs pas seulement dans le cas de la propriété de la terre, mais aussi de la propriété capitaliste, puisque, dans un fragment portant sur « le luxe, le commerce et les arts », Rousseau écrit :

[…] c’est le superflu même des riches qui les met en état de dépouiller le pauvre de son nécessaire. […] L’argent est la véritable semence de l’argent et le premier écu est infiniment plus difficile à gagner que le second million.40

Dans la réalité des sociétés de production fondées sur la division sociale du travail, le principe d’une adéquation de la propriété des individus à la réalité du travail effectué se révèle n’être qu’un leurre grossier.

5. Le libéralisme retourné contre lui-même : trois exemples d’une rhétorique de la désillusion

On peut ici encore se référer à l’Émile, qui nous fournira trois exemples significatifs des procédés qu’emploie Rousseau dans son entreprise de démystification de la fable libérale. J’achèverai cet article par ces trois exemples, en soulignant qu’ils ont en commun d’initier Émile aux éléments d’une véritable science de l’économie, mais en procédant toujours sur le même mode, celui d’une expérience du désenchantement ou de la désillusion : comme si la vérité de l’économie ne pouvait consister que dans la conscience lucide d’une promesse non tenue.

Le premier exemple nous ramène à une situation déjà évoquée : celle de la découverte du principe de la propriété par Émile. Après avoir tout fait pour donner à l’enfant le sentiment que son travail, et son travail seul, lui assurait une propriété sur la plante cultivée et sur le terrain où elle s’enracinait, le gouverneur le désabuse de la façon suivante. Émile a semé et cultivé ses fèves – sans le savoir, mais à l’instigation du gouverneur – dans le jardin du jardinier Robert, à l’endroit où celui-ci avait précédemment planté des graines de melon de Malte. Robert détruit un jour – sur ordre du gouverneur, toute cette scène ayant évidemment été préparée – les plants d’Émile :

Ô spectacle ! ô douleur ! toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé […]. Ah qu’est devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes soins et de mes sueurs ? Qui m’a ravi mon bien ? Qui m’a pris mes fèves ? Ce jeune cœur se soulève ; le premier sentiment de l’injustice y vient verser sa triste amertume.41

La leçon fait découvrir à Émile que le droit fondé sur son travail, aussi légitime soit-il en apparence, est rendu inopérant, car il est toujours-dejà précédé d’une occupation de la terre. Le jardinier Robert apprend alors à l’enfant que non seulement la terre qu’il a prétendu cultiver était déjà occupée, mais qu’en outre l’occupation des terres a couvert la terre entière ; lorsque le gouverneur promet à Robert de faire venir d’autres graines de Malte et de ne « travailler plus la terre avant de savoir si quelqu’un n’y a point mis la main avant nous », celui-ci répond :

Oh bien Messieurs, vous pouvez donc vous reposer ; car il n’y a plus guère de terre en friche […] et toutes les terres que vous voyez sont occupées depuis longtemps.42

Un autre exemple, reposant également sur ce procédé de la désillusion, possède un enseignement un peu différent, mais également significatif du point de vue de notre problématique. Lors d’un dîner au cours duquel le gouverneur laisse Émile s’enivrer de mets fins, de boissons et du charme de ses voisines, il lui glisse soudain à l’oreille :

Par combien de mains estimeriez-vous bien qu’ait passé tout ce que vous voyez sur cette table, avant que d’y arriver ? Quelle foule d’idées j’éveille dans ce cerveau par ce peu de mots ! À l’instant voilà toutes les vapeurs du délire abattues. Il rêve, il réfléchit, il calcule, il s’inquiète. […] Avec un jugement sain que rien ne peut corrompre, que pensera-t-il du luxe quand il trouvera que toutes les régions du monde ont été mises à contribution, que vingt millions de mains, peut-être, ont longtemps travaillé, qu’il en a coûté la vie, peut-être, à des milliers d’hommes, et tout cela pour lui présenter en pompe à midi ce qu’il va déposer le soir dans sa garde-robe ?43

La leçon, à première vue, est une leçon de morale : elle renvoie Émile à l’éthique de l’indépendance qu’ont cultivée en lui la lecture et l’imitation de son héros Robinson. Mais elle porte en réalité plus loin et contient une leçon d’économie politique. Quel est le contenu de cette leçon ? Il faut, pour le comprendre, intégrer ce texte dans une histoire, qui commence en amont et qui se poursuit en aval de l’œuvre de Rousseau.

L’idée centrale de ce texte en est en effet très probablement inspirée d’un passage du chapitre V dans le Second Traité du gouvernement civil de Locke (§ 43), qui évoque, cette fois sur le mode de l’émerveillement, les innombrables mains qui ont collaboré, non pas à l’élaboration d’un festin, mais d’un simple morceau de pain :

[…] ce n’est pas seulement la peine d’un laboureur, la fatigue d’un moissonneur ou de celui qui bat le blé, et la sueur d’un boulanger, qui doivent être regardées comme ce qui produit enfin le pain que nous mangeons.

L’énumération de Locke le conduit des bûcherons aux mineurs de fond et à tous ceux qui transforment la matière première pour en faire des moulins et des fours, mais aussi des vaisseaux qui transportent des biens non disponibles sur place. « On pourrait faire un prodigieux catalogue », écrit Locke, si l’on continuait à passer cette revue presque infinie des travaux qui se cachent derrière d’autres travaux pour aboutir au moindre produit fini44.

Je suis tenté de rapprocher ces lignes de Locke d’un troisième texte, qui se situe quant à lui en aval de l’œuvre de Rousseau, mais qui est certainement une troisième version de la même idée, probablement inspirée du texte de Locke ou d’un autre texte intermédiaire. Il s’agit d’une énumération encore plus interminable (l’effet rhétorique participe évidemment de l’intention démonstrative) que fait Adam Smith, dans le chapitre Ier de la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, des conditions requises pour fournir « ce dont dispose l’artisan ou le journalier le plus simple dans un pays civilisé et prospère » : cette énumération, écrit-il, « dépasse tout ce que vous pouviez supputer ». Smith évoque une dizaine de métiers pour la seule fabrication du manteau, puis les marchands et les transporteurs « employés à transporter les matériaux de […] de ces ouvriers », ce qui le mène à citer les constructeurs de navires, les marins, les fabricants de voiles, les cordiers, puis tous ceux qui ont fabriqué « les outils du plus humble de ces ouvriers » ; il se propose ensuite « d’examiner, de la même manière, toutes les parties différentes [du] vêtement et des meubles [du journalier] ». On ne peut tout rapporter ici, car, à la différence de Locke, Smith ne craint pas d’être « infini » dans son propos. En revanche, sa conclusion mérite d’être mentionnée :

Comparée […] au luxe plus dispendieux des grands, son installation doit sans doute apparaître extrêmement modeste et simple ; cependant il n’y a peut-être pas autant de différence entre la demeure d’un prince européen et celle d’un paysan industrieux et frugal qu’entre la demeure de ce dernier et celle de maint roi africain, maître absolu de la vie et de la liberté de dix mille sauvages nus.45

La comparaison entre ces trois textes est évidemment fort instructive. Tous les trois décrivent avec la même pénétration un même objet : le monde, insoupçonnable au premier abord, de relations de travail et d’échanges qui se cache dans le moindre bien manufacturé, un peu à la façon dont chaque monade est, selon la formule de Leibniz, « un miroir […] de tout l’univers »46. Cette description consiste donc à tirer le fil de l’immense filet invisible qui relie presque toutes les parties de l’humanité à travers les réseaux de la production et du négoce. Mais de l’évocation de ce réseau qui « dépasse tout ce que [nous pouvons] supputer », les trois philosophes tirent des conclusions bien différentes. Locke y voit la manifestation de l’extraordinaire concours d’ingéniosité que l’humanité sait mettre en œuvre pour transformer la nature et de l’augmentation de la productivité du travail lorsqu’il devient collaboration. Smith, tout en insistant également sur ce point, s’enthousiasme en outre du pouvoir sur des multitudes d’hommes que « le moindre journalier » semble posséder en employant tant d’intermédiaires pour obtenir son « manteau grossier et rude », et qui le place donc bien au-dessus d’un « roi africain » ne régnant que sur dix mille sauvages qui ne connaissent même pas la division du travail (sans quoi ils ne seraient pas « nus »). Rousseau, quant à lui, en tire des conclusions exactement inverses. Ce qui, pour Locke, était ingéniosité et collaboration, est pour Rousseau une contrainte imposée à des millions de mains qui « ont longtemps travaillé » et peut-être même à des milliers d’hommes qui sont morts à la tâche. Ce qui, pour Smith, sera pouvoir d’un homme sur une multitude d’inconnus mis sans le savoir à son service, est pour Rousseau dépendance d’un homme à l’égard de tant d’autres sans lesquels il ne pourrait satisfaire ses désirs. On ne saurait trouver meilleure illustration du renversement qu’opère Rousseau dans la pensée économique de son temps, en s’appuyant sur la description des mêmes phénomènes, en s’appuyant sur les mêmes valeurs (le désir de jouissance et d’indépendance, la sociabilité), et en aboutissant à des jugements exactement inverses de ceux que sont en train d’élaborer les inventeurs du libéralisme économique.

L’enseignement tiré de cet exemple est donc particulièrement riche, puisqu’il touche à la fois à la question de la violence cachée dans des relations économiques supposées être fondées sur le libre consentement, et à celle de la jouissance réelle qui en résulte pour chaque consommateur. Il offre ainsi une transition pour aborder le dernier aspect essentiel de la critique rousseauiste de la « société marchande » en voie de constitution : alors que l’une des grandes promesses de la libération illimitée des échanges est la jouissance maximale, la satisfaction optimale de tous les désirs, Rousseau n’y voit, comme en témoigne la leçon morale de cette anecdote de l’Émile, que le triste spectacle de ce que Leo Strauss décrira comme une « quête de joie sans joie »47. Une lucidité comparable à celle de Strauss est à l’évidence au cœur de la critique rousseauiste du libéralisme naissant. Aux simplismes de l’hédonisme politique, qui confond le bonheur avec une maximisation des biens disponibles, il oppose non pas une condamnation de la recherche du bonheur individuel, mais un eudémonisme politique, qui exhibe les exigences autrement complexes du bonheur véritable. On pourrait l’illustrer par d’innombrables exemples en plus de celui évoqué précédemment, et notamment rapprocher cette problématique d’une autre intuition économique très fine et très savante de Rousseau, mentionnée par Fridén, et qui offre sans doute l’une des objections les plus fortes au paradoxe de Smith selon lequel un misérable journalier écossais serait plus prospère et donc plus heureux qu’un roi africain. S’il n’est pas faux que les biens dont jouit le premier ont requis plus de main-d’œuvre et sont techniquement plus élaborés, et éventuellement plus abondants que ceux dont jouit le second, il est certain que ce journalier, ou même un homme moins nécessiteux que lui, ne ressentira en réalité pas subjectivement sa situation comme étant identique à celle d’un monarque puissant. Comme le remarque en effet Rousseau :

On donne le nom de riche à un homme qui a plus de bien que le plus grand nombre n’a accoutumé d’en avoir et l’on appelle pauvre non seulement celui qui n’a pas assez de bien pour vivre, mais celui qui en a moins que les autres.48

Être « riche » ou « pauvre », et donc jouir d’un sentiment d’« opulence » (pour reprendre un terme de Smith), ne signifie pas seulement posséder, dans l’absolu, telle ou telle quantité de richesse : c’est d’abord comparer les richesses dont on dispose avec celles dont disposent les autres agents économiques. Même si l’on fait abstraction de la misère objective qui fait que souvent « la multitude affamée manque du nécessaire »49, une théorie économique reposant sur la promesse de la maximisation de la jouissance ne peut pas faire abstraction des conditions subjectives de celle-ci. Or, pour l’avoir cherché passionnément et désespérément, Rousseau connaît trop bien les exigences infinies du bonheur pour se payer, sur ce point, d’illusions : voyant « [les] misères [des hommes] dans leurs succès mêmes », voyant « leurs désirs et leurs soucis rongeants s’étendre et s’accroître avec leur fortune »50, il ne peut que dénoncer le mensonge d’une société qui prétend confondre le bonheur avec l’« opulence » pensée de façon purement quantitative.

On peut, pour conclure, mentionner un dernier exemple emprunté à l’Émile, qui présente une dernière et remarquable illustration du renversement opéré par Rousseau à l’intérieur de la configuration théorique libérale. Nous avons vu plus haut qu’Émile avait choisi son épouse en suivant la pente de son cœur et en se donnant le temps, sur l’insistance du gouverneur, de connaître le monde, afin notamment de s’assurer qu’elle était bien la femme de sa vie. Le gouverneur a tenu à ce qu’Émile fasse librement son marché en mettant le plus de femmes possible en concurrence – on verra d’ailleurs qu’il en est de même pour Sophie. En s’autorisant du mode de raisonnement de Francine Markovits qui, dans L’ordre des échanges51, dégage des analogies de structure entre des sphères a priori très différentes de l’ordre social et même de l’ordre naturel, on peut faire l’hypothèse que la question du libre choix dans le mariage contribue, dans sa sphère propre, à la formation du paradigme libéral. Marivaux par exemple, notamment dans le Jeu de l’amour et du hasard, affirme la supériorité d’une démarche de choix individuel, non pré-orienté par les positions sociales, ne regardant qu’au mérite objectif des partenaires « offerts » au choix, sur la logique du mariage socialement arrangé qui quant à lui reproduit à l’identique l’ordre des hiérarchies sociales. Les protagonistes du Jeu de l’amour et du hasard font librement leur marché entre les prétendants, parce que les circonstances artificiellement créées par le dramaturge mettent le partenaire choisi par les familles en concurrence avec un autre prétendant. On dira certes que le supposé « jeu » laissé, par ce dispositif, au choix fait par le cœur en dépit des conventions sociales rétablit en définitive, comme par hasard, les hiérarchies sociales et en redouble la légitimité en les naturalisant par le choix du cœur. Pour ce qui est de l’intention de Marivaux dans sa façon de résoudre cette situation complexe de choix matrimonial, il est bien difficile d’en juger : s’agit-il de contribuer à produire l’illusion idéologique, typique de ce que l’on nommerait alors l’imposture libérale, d’une naturalité des inégalités sociales, ou sa pièce nourrit-elle une intention critique plus subtile ? Peu nous importe ici. Ce qui importe en revanche est de découvrir chez Rousseau une attention à la question du choix matrimonial très proche, non dans son contenu, mais dans son enjeu moral et politique, de celle que lui accorde Marivaux. On ne saurait dès lors examiner de trop près les détours par lesquels Rousseau fait se rencontrer puis se séparer Émile et Sophie.

On sait qu’en réalité le choix apparemment libre d’Émile a été arrangé, et cet arrangement est présenté de façon fort sophistiquée (au point de paraître sophistique) par le tout-puissant et omniscient rédacteur de l’Émile : « Ce n’est point moi qui fais cette destination, c’est la nature », fait-il dire au gouverneur. Mais il ajoute : « […] mon affaire est de trouver le choix qu’elle a fait. »52 On a ici l’un des multiples exemples de la façon dont l’art, chez Rousseau, crée l’apparence de la nature. La rencontre et le choix de Sophie coulent de source comme coulent les ruisseaux dans le jardin de Julie53 : au moyen de subtils artifices cachés qui produisent l’illusion d’un ordre à la fois admirable et résultant de la spontanéité de la nature. « Il faut employer beaucoup d’art, écrit Rousseau, pour empêcher l’homme social d’être tout à fait artificiel »54 – ce qui est assez dire que l’ordre naturel ou spontané, à lui seul, ne fait jamais bien les choses. Si la main du gouverneur ou celle de Julie sont « invisibles » puisqu’on ne fait que découvrir le résultat de leur art, ce sont des mains bien réelles, tout à fait différentes, en cela, de la « main invisible » de la théorie du marché, qui quant à elle est invisible parce qu’elle n’est qu’une métaphore, et qu’elle n’existe ni comme intervention d’un artifice caché, ni comme intervention de la Providence. Or, que les rapports humains, en réalité, ne s’ordonnent jamais spontanément de façon harmonieuse, que le libre jeu de la concurrence, par exemple, ne soit pas suffisant pour optimiser le choix du consommateur, c’est ce qui se dévoile tragiquement à la fin de l’histoire d’Émile et Sophie – fin racontée dans la suite d’Émile, intitulée Les Solitaires : cette fin prend la forme de l’ultime désillusion d’Émile.

Sophie a été également mise par ses parents dans la situation de choisir parmi de nombreux prétendants avant de faire son choix, à l’occasion d’un séjour chez une tante. Mais Sophie, en cette occasion, obnubilée par le personnage fictif de Télémaque dont elle s’était éprise, est restée aveugle à l’offre réelle qui se trouvait soumise à son jugement55. Ce n’est que plus tard, après son mariage avec Émile, lorsqu’ils en viennent à quitter leur campagne pour la ville, qu’elle se trouve à nouveau en situation de mettre son Émile en concurrence avec d’autres propositions masculines. L’un et l’autre des deux époux sont à ce moment étourdis par les plaisirs superficiels de la mondanité, leur faculté de désirer devient déréglée et erratique, et lorsque Sophie se décide enfin à faire son « marché » amoureux, elle finit fatalement par tromper son époux, et tombe même enceinte des œuvres de son amant56. Quand on sait l’importance que revêt la constitution de ce couple dans le bonheur des deux protagonistes (ils ne peuvent l’un et l’autre se passer de leurs éducateurs que parce qu’ils se tiennent lieu, l’un à l’autre, d’éducateurs57), on conçoit l’importance symbolique de l’échec sur lequel s’achève leur histoire, et donc de la sombre lumière que projette, rétrospectivement, cette fin sur toute la vie d’Émile. L’apparence d’une bienfaisance spontanée de la nature ordonnant le monde humain selon des principes universels et harmonieux se dissipe pour révéler à ses yeux, une fois de plus, la réalité d’un désordre désespérant. L’entropie gagne fatalement sur l’ordre chaque fois que la main bien réelle des gouverneurs et des législateurs échoue à corriger les entreprises d’une liberté abandonnée à l’asservissant commerce du désir social.


Notes

1 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (abrégé DI), IIe partie, Œuvres complètes de Rousseau (abrégé OC), vol. III, Paris, Pléiade, 1964, p. 171.

2 L’assimilation du commerce à une activité « douce » date, selon Hirschman, de l’ouvrage de Jacques Savary intitulé Le Parfait Négociant, publié en 1675 (voir Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts, trad. P. Andler, Paris, PUF, 2001, réédition, p. 58-59). On retrouve cette thématique chez Montesquieu (voir notamment L’Esprit des lois, livre XX, chap. 1 et 2), que Rousseau a lu de près.

DI, IIe partie, OC, III, p. 171.

4 Voir A. O. Hirschman, op. cit., p. 61 et suiv. ; Catherine Larrère, L’invention de l’économie, Paris, PUF, 1992.

5 Pour ne citer que quelques exemples de cette liberté prise avec la chronologie des usages terminologiques, on rappellera que Leo Strauss voit en Hobbes « le fondateur du libéralisme » (Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Paris, Champs Flammarion, 1995, réédition, p. 166) ; Pierre Manent fait remonter « l’histoire intellectuelle du libéralisme » à Machiavel, Hobbes et Locke (Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Calmann-Lévy, 1987) ; Didier Deleule examine, dans la pensée de Hume, certains aspects de « la naissance du libéralisme économique » (Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier-Montaigne, 1979) ; Simone Meyssonnier identifie une « césure entre mercantilisme et libéralisme […] bien antérieure à 1758 » (La balance et l’horloge : la genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe siècle, Montreuil, Les Éditions de la Passion, 1989, p. 16) ; Catherine Larrère identifie chez Gournay et Turgot l’apparition d’une « critique libérale » de la réglementation économique (op. cit., p. 138 et 162) ; Claude Gautier trouve dans l’étude de Mandeville, Smith et Ferguson les moyens d’une « compréhension du paradigme de l’individu libéral » (L’invention de la société civile, Paris, PUF, 1993, p. 9) ; Michaël Biziou étudie, à travers l’œuvre d’Adam Smith, « l’origine du libéralisme » (Adam Smith et l’origine du libéralisme, Paris, PUF, 2003).

6 M. Biziou, ibid., p. 8-9.

7 Émile ou De l’éducation (abrégé Émile), livre V, OC, IV, 1969, p. 857 et suiv.

8 Ibid., livre III, p. 470.

9 Ibid., livre V, p. 834-835.

10 Ibid., p. 855.

11Ibid., p. 833.

12 Considérations sur la Pologne, OC, III, p. 963.

13 Émile, livre V, OC, IV, p. 857.

14 Voir sur ce point Stéphane Chauvier, « Émigration et délocalisation : quid juris ? », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, n° 34, Libéralisme et républicanisme, 2000, p. 59-84.

15 Émile, livre III, OC, IV, p. 460, 470 et 480.

16 Ibid., livre II, p. 330 et suiv. Nous soulignons.

17 Voir Second Traité du gouvernement civil, chap. IX, § 123, trad. J.-F. Spitz, Paris, PUF, 1994, p. 90.

18 DI, IIe partie, OC, III, p. 180-181.

19 Voir notamment J.-F. Spitz, La liberté politique, Paris, PUF, 1995, p. 311-465, et Préface à J. Pocock, Le moment machiavélien, trad. L. Borot, Paris, PUF, 1997, p. xliii et suiv.

20 Voir I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 167 et suiv.

21 Du contrat social, livre I, Préambule, OC, III, p. 351.

22 Ibid., livre II, chap. IV, p. 373. Cf. dans le même passage : « Pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot, chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous ? » ; et Extrait du Projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre : « […] vainement ferait-on parler l’intérêt public au préjudice de l’intérêt particulier » (OC, III, p. 580).

23 Defoe mêle, à un plaidoyer sans équivoque en faveur du développement du commerce et même du crédit, une conscience particulièrement lucide des conditions morales auxquelles est soumise une économie reposant sur la circulation de biens immatériels et même fictifs, et donc en dernière analyse sur la confiance sociale. Voir sur ce point J. Pocock, Le moment machiavélien, op. cit., p. 453 et suiv.

24 Des auteurs comme Swift, Davenant et Defoe, écrit Pocock, faisaient « un usage considérable des paradigmes machiavéliens [c’est-à-dire républicains] pour formuler et exprimer [leur] prise de conscience » des contradictions internes de la société qui s’élaborait sous leurs yeux, lorsque l’Angleterre devint de plus en plus clairement une république marchande (ibid., p. 468-470).

25 J. Pocock, « Autorité et propriété », Vertu, commerce et histoire, trad. H. Aji, Paris, PUF, 1998, p. 94-96. Selon Pocock, les partisans de la « position antilibérale » « de droite comme de gauche, par impatience excessive, antidatent ou exagèrent le moment […] où l’individu commercial, productif et distributif déclara qu’il n’avait plus besoin de la paideia de la politique pour son autosatisfaction ». « Apparemment, poursuit-il, l’idéal classique ne mourut pas : il connut même une renaissance [à] la fin du xviie et [au] début du xviiie siècle, entraînant un débat sur la propriété dans le contexte politique de l’opposition entre liberté et autorité. » Macpherson, précise Pocock dans une note, « fit remarquer qu’on l’avait affublé de nombreux noms dans le passé, mais jamais de celui-là [whig]. »

26 C. Larmore, « Républicanisme et libéralisme chez Philip Pettit », Libéralisme et républicanisme, op. cit., p. 124.

27 Ibid., p. 102-121. Nous soulignons.

28 Il n’est cependant pas sûr que cette formule, qu’il emploie dans ses projets pour la Corse et pour la Pologne, soit entièrement appropriée : il faut sans doute la cantonner aux cadres circonstanciels dans lesquels il l’emploie, et renoncer à mettre au jour un « système économique » de Rousseau en général.

29 Voir M. Launay, J.-J. Rousseau écrivain politique, Cannes-Grenoble, CEL-ACER, 1971 ; S. Meyssonnier, La balance et l’horloge, op. cit. ; C. Larrère, L’invention de l’économie au xviiie siècle, op. cit. ; B. Fridén, Rousseau’s economic philosophy. Beyond the market of innocents, Dordrecht-Boston-Londres, Kluwer academic publishers, 1998 ; J. Mathiot, « Politique et économie chez J.-J. Rousseau », Rousseau anticipateur-retardataire, Paris, L’Harmattan - Presses de l’université de Laval, 2000 ; C. Spector, « Rousseau et la critique de l’économie politique », Rousseau et les sciences, Paris, L’Harmattan, 2003.

30 J. -C. Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (xviie-xviiie siècle), Paris, Éditions de l’EHESS, 1992, p. 67.

31 Ainsi de sa réflexion sur la monnaie, sur laquelle il a suffisamment médité pour estimer que « peu de philosophes mêmes ont bien conçu » en quoi elle consistait (Émile, livre III, OC, IV, p. 462).

32 Sur ce point, voir B. Bachofen, La condition de la liberté. Rousseau, critique des raisons politiques, Paris, Payot, 2002, chap. 2.

33 A. Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, livre I, chap. 4, trad. P. Jaudel, Paris, Economica, 2000, p. 29.

34 Voir Discours sur l’économie politique (abrégé DEP), OC, III, p. 274.

35 Voir B. Fridén, Rousseau’s economic philosophy, op. cit., notamment p. 86 et suiv., et 140 et suiv. Fridén souligne notamment les thèses originales de Rousseau quant à l’absence d’un véritable circuit économique entre les campagnes et les villes, dont le résultat est que la richesse, qui va de la campagne vers la ville (notamment à travers les impôts, qui financent les dépenses de luxe et dont le produit est supposé revenir vers le petit peuple à travers les dépenses de consommation), reste en réalité dans la ville, et toujours principalement dans les mains de ceux qui sont en mesure de « faire la loi » à leurs partenaires économiques (voir DEP, OC, III, p. 274).

36 DEP, OC, III, p. 275.

37 DI, IIe partie, OC, III, p. 175.

38 M. Launay, J.-J. Rousseau écrivain politique, op. cit., p. 217. Sur les conceptions économiques de Rousseau, voir également C. O’Neal, « Rousseau’s Theory of Wealth », History of European Ideas, vol. VII, 1986, p. 453-467.

39 DI, IIe partie, OC, III, p. 175. Nous soulignons.

40 Fragments politiques [Le luxe, le commerce et les arts], OC, III, p. 522. Cf. DEP : « Les pertes des pauvres sont beaucoup moins réparables que celles du riche, et […] la difficulté d’acquérir croît toujours en raison du besoin. […] La première pistole est parfois plus difficile à gagner que le second million » (OC, III, p. 272). « Dans l’état social, écrit Rousseau dans une note de l’Émile en réponse au Fils naturel de Diderot, le bien de l’un fait nécessairement le mal de l’autre. Ce rapport est dans l’essence de la chose et rien ne saurait le changer » (Émile, livre II, OC, IV, p. 340, note *).

41 Ibid., p. 331.

42 Ibid., p. 331-332. Nous soulignons.

43 Ibid., livre III, p. 463.

44 J. Locke, Second Traité du gouvernement civil, chap. V, § 43, op. cit., p. 33-34.

45 A. Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, livre I, chap. 1, op. cit., p. 15 et suiv.

46 Leibniz, Monadologie, § 56, Paris, Delagrave, 1983, p. 173.

47 L. Strauss, Droit naturel et histoire, op. cit., p. 219.

48 Fragments politiques [Le luxe, le commerce et les arts], OC, III, p. 521. Texte cité et commenté par B. Fridén, op. cit., p. 79.

49 DI, IIe partie, OC, III, p. 194.

50 Émile, livre IV, OC, IV, p. 533. Cf. Lettres morales, Lettre II, OC, IV, p. 1087 ; Rêveries, Neuvième promenade, OC, I, 1959, p. 1085 ; Fragments autobiographiques, OC, I, p. 1174.

51 F. Markovits, L’ordre des échanges. Philosophie de l’économie et économie du discours au xviiie siècle en France, Paris, PUF, 1986.

52 Émile, livre V, OC, IV, p. 765.

53 Voir La Nouvelle Héloïse, IVe partie, Lettre XI, OC, II, 1964, p. 474.

54 Émile, livre IV, OC, IV, p. 640.

55 Ibid., livre V, p. 757 et suiv.

56 Émile et Sophie, ou les Solitaires, Lettre I, OC, IV, p. 890.

57 Émile, livre V, OC, IV, p. 865-868. Voir notamment p. 867 : « Je dis à mon élève : cher Émile, un homme a besoin toute sa vie de conseil et de guide. J’ai fait de mon mieux pour remplir jusqu’à présent ce devoir envers vous ; ici finit ma longue tâche, et commence celle d’un autre. J’abdique aujourd’hui l’autorité que vous m’avez confiée, et voici désormais votre gouverneur. »


À propos de Blaise Bachofen

ancien élève de l’ENS Ulm, agrégé de philosophie, est depuis 2002 maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise, où il enseigne la philosophie politique et juridique. Il est l’auteur d’une thèse sur la pensée politique de Rousseau (2000), publiée en 2002 aux éditions Payot, sous le titre La condition de la liberté. Rousseau, critique des raisons politiques.


Citer cet article :  Blaise Bachofen, «  « Les douceurs d’un commerce indépendant » : Jean-Jacques Rousseau, ou le libéralisme retourné contre lui-même », Astérion, Numéro 5, janvier 2007,