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double assassinat



La fantastique plume de J.-J. Rousseau, un quelconque mercredi (ou jeudi) soir de juin
Je naquis infirme et malade ; je coûtais la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs : Jean-Jacques Rousseau naît le 28 juin 1712 à Genève. Son père est un horloger qui préfère jouer du violon plutôt que de se consacrer aux montres.
-J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire

C'est avec beaucoup de plaisir que je relisais cette semaine la petite Préface au Narcisse de J.-J. Rousseau, petit texte d'une quarantaine de paragraphes tous plus marrants les uns que les autres, dans lesquels ce "bon Jean-Jacques" (pour reprendre les mots de Gérald Allard, le plus hot des chargés de cours de la Faculté de philo de l'université Laval), sans quasiment faire aucune référence à la pièce de théâtre dont le texte en question en est supposément la préface, justifie les propos tenus dans son Premier Discours, et abandonne ainsi à elles-mêmes les péripéties de Narcisse dans la comédie du même nom. Enfin, bref.

Un petit extrait (complètement hors contexte, mais de toute façon le point est en caractères gras) de ce qu'on peut y lire :

C'est alors que furent composés les vers et la plupart des autres écrits qui sont sortis de ma plume, et entre autres cette petite comédie. Il y aurait peut-être de la dureté à me reprocher aujourd'hui ces amusements de ma jeunesse et on aurait tort au moins de m'accuser d'avoir contredit en cela des principes qui n'étaient pas encore les miens. Il y a longtemps que je ne mets plus à toutes ces choses aucune espèce de prétention; et hasarder de les donner au public dans ces cironstances, après avoir eu la prudence de les garder si longtemps, c'est dire assez que je dédaigne également la louange et le blâme qui peuvent leur être dûs, car je ne pense plus comme l'auteur dont ils sont l'ouvrage. Ce sont des enfants illégitimes que l'on caresse encore avec plaisir en rougissant d'en être le père, à qui l'on fait ses derniers adieux et qu'on envoit chercher fortune, sans beaucoup s'embarrasser de ce qu'ils deviendront.

Ça alors, quelle image éloquente. Ça vous arrive souvent, vous, de caresser vos enfants illégitimes sans trop vous inquiéter de ce que le sort leur réserve? P'tain, quelle comparaison inopportune. C'est d'autant plus fou que l'on peut lire quelque part dans les Confessions qu'il a abandonné au cours de sa vie "5 ou 6" enfants aux Enfants-Trouvés. 5 ou 6 (ça aurait pu être franchement pire), s'en souvient plus trop exactement. Me semble que c'est le genre de chose dont on doit se rappeler précisément, le nombre de mômes qu'on a laissés pour compte, non? Et à part ça, c'est pas supposé être honteux, voire même scandaleux, et donc préférablement tabou l'abandon de sa progéniture? Et d'autant plus à une époque où il fallait être unis devant Dieu pour ne serait-ce qu'envisager éventuellement attendre la cigogne!? La comparaison est tellement sortie de nulle part, c'est de toute beauté, absolument. Rousseau est fantastique, on trouve dans son oeuvre des centaines de comparaisons et d'allusions de la sorte, il faut y être attentif, ça rend la lecture complètement tordante. Ce qui n'est pas peu dire pour un auteur dont les livres se retrouvent dans la section "philosophie" des bibliothèques et librairies... Soyons francs, on n'en dira jamais autant d'Heidegger, de Kant, de Spinoza, de Kierkegaard, ou de Hegel (surtout de Hegel), et de la plupart de leurs voisins de tablettes, au grand dam des étudiants de philosophie illusionnés, qui pensaient, jeunes et naïfs, que la philo avait aussi un petit côté givré, comme dans les céréales. M'enfin.

En dépit d'avoir été un écrivain narcissique, un sale hippie avant son temps, un courailleux, un romantique fini, franchement imbu de lui-même, et père sans coeur de surcroît, ce Rousseau est vraiment fantastique. Pour les non-initiés, Les Rêveries sont à ajouter à votre liste des 1001 bouquins à lire avant de... vous connaissez la suite. Si le coeur vous en dit, L'Émile est à ne pas manquer aussi, la grosse joke du bouquin résidant dans le fait que Rousseau, incarnant un parfait précepteur dans ce traité d'éducation (entre autres, et de politique, accordons-lui), a quand même abandonné, comme nous venons de le dire, tous ses enfants à l'assistance publique. (Merde, et il se permet de nous faire la leçon sur l'éducation de nos enfants! ... pourtant, sa leçon est plus qu'intéressante, et toujours d'une actualité renversante, d'où notre grand bouche-béeatisme.) Quoi qu'il en soit, Rousseau a beau n'avoir pas prêché par l'exemple, il n'en reste pas moins que ses écrits demeurent des classiques, des incontournables de la littérature et de la philo, que l'on lit et relit encore avec autant de fun, malgré que l'on aime bien aussi abuser des bonnes choses de la vie, et s'abrutir pendant des heures en écoutant en boucle des vidéo de singes se pissant dans la bouche, et/ou d' éléphants se fouillant dans le derrière. Cela dit, je ne sais vraiment pas ce que ces deux liens viennent faire dans la fin de ce paragraphe.

En terminant, un dernier passage (sublime) de ce petit texte précédant l'histoire de Narcisse, pour les lecteurs qui font mentir les statistiques stipulant que le temps moyen d'attention sur un blogpost est de plus ou moins 1,5 seconde. À noter que le mot "philosophie" ou "philosophe" peut être remplacé par le mot "université" ou "universitaire", ou mieux encore "intellectualisme" et "intellectuel".

Le goût de la philosophie relâche tous les liens d'estime et de bienveillance qui attachent les hommes à la société, et c'est peut-être le plus dangeureux des maux qu'elle engendre. Le charme de l'étude rend bientôt insipide tout autre attachement. De plus, à force de réfléchir sur l'humanité, à force d'observer les hommes, le philosophe apprend à les apprécier selon leur valeur, et il est difficile d'avoir bien de l'affection pour ce qu'on méprise. Bientôt il réunit en sa personne tout l'intérêt que les hommes vertueux partagent avec leurs semblables : son amour-propre augmente en même proportion que son indifférence pour le reste de l'univers. La famille, la patrie deviennent pour lui des mots vides de sens : il n'est ni parent, ni citoyen, ni homme ; il est philosophe.
Publié par Karina à l'adresse 7/01/2007