Discours sur l'origine et les fondements du romantisme parmi les hommes
Par Raphaël Arteau-McNeil
Où est l’enthousiasme ? où est l’idolâtrie ? Où sont ces divins égarements de la raison, plus brillants, plus sublimes, plus forts, meilleurs cent fois que la raison même ?
Rousseau, La Nouvelle Héloïse, VI, vii, p.675[ 1] .
Introduction
La question que propose ce dossier est on ne peut plus claire et elle structure la réponse de quiconque s’y essayera. Il s’agit de bien définir ce qu’est le romantisme et de montrer ensuite en quoi cette définition convient ou ne convient pas à ce que nous voyons et connaissons de notre époque. Pourtant, le texte que je proposerai ne respectera pas cette structure fort simple. En effet, j’ai cru bon de renverser la question et d’examiner en premier lieu trois comportements contemporains ou trois traits d’une sensibilité qui, me semble-t-il, est la nôtre. Autrement dit, j’ai tenté d’esquisser trois comportements qui, je l’espère, seront familiers à tous ceux qui liront ce texte, pour ensuite tenter de voir en quoi ces comportements se rattachent au romantisme.
En renversant ainsi la question, il m’a semblé que j’adoptais, à certains égards, mais aussi que je renversais la structure que proposait Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. De là m’est venue l’idée de lui donner le titre pompeux de Discours sur l’origine et les fondements du romantisme parmi les hommes, que l’on voudra bien ne pas trop prendre au sérieux. Dans son Discours sur l’inégalité, Rousseau commence par examiner, pour ainsi dire statiquement, un homme à l’état de nature sous trois aspects : physique, moral et métaphysique. Ensuite, il met son modèle en mouvement et montre son évolution, ou plutôt sa déchéance, dans le temps, et ce, jusqu’à ce qu’il ait rejoint l’époque dans laquelle il écrivait. Le texte qui va suivre proposera lui aussi, dans un premier temps, d’examiner un homme sous trois aspects. Mais cet homme, c’est en quelque sorte nous tous, et les trois aspects sont les rapports que nous entretenons avec la désillusion, le mariage et la tempérance. Ou pour être plus précis, il sera question de la connotation péjorative du mot « désillusion » ; du mépris et de la valorisation du mariage religieux ; et de ce que l’on pourrait nommer la noblesse de l’effort érotique destructeur. Ensuite, dans un second temps, il s’agira de mettre aussi notre « portrait » en mouvement, mais cette fois en le faisant cheminer vers le passé. Nous tenterons en effet de trouver l’origine de ces trois traits de notre sensibilité moderne dans les œuvres dites romantiques. Mais comme ces œuvres sont en quantité innombrable, nous nous concentrerons sur celles de Jean-Jacques Rousseau, utilisant cet auteur comme la figure instigatrice d’un mouvement artistique et philosophique qui fut baptisé le Romantisme. Plus précisément, nous regarderons surtout son roman Julie ou la Nouvelle Héloïse afin de bien voir comment les trois traits de sensibilité que nous aurons identifiés font écho à trois thèmes qui se trouvent valorisés, plus ou moins directement, dans ce roman.
Telle est la démarche que je propose et qui nous permettra de définir en cours de chemin ce qu’est le romantisme pour pouvoir être en mesure de mieux comprendre et de mieux juger notre présent.
Partie I
La désillusion
Il est jeune, il est beau, mais il a l’âme triste ou cynique. Il a commencé à réfléchir, il a compris quelque chose, il a vu une vérité, il est désillusionné. Cette figure nous est familière : nous pourrions certainement reconnaître dans ce portrait rapide un personnage de roman, un ami, nous-mêmes à la rigueur. Mais, ce qui m’intéresse ici, encore davantage que le portrait, c’est l’emploi que nous faisons de l’expression « être désillusionné » : ce qui la cause, ce qu’elle signifie et ce que nous signifions quand nous l’utilisons.
Une illusion, au sens strict, est une apparence sensorielle trompeuse : le bâton droit qui paraît brisé dans l’eau, le Soleil qui paraît tourner autour de la Terre, le même son de moteur qui, aigu avant le passage du bolide, devient grave après, etc. Illusions d’optique et auditive, c’est-à-dire des phénomènes que les sens et la raison perçoivent différemment et dont la raison peut expliquer la divergence de perception par la connaissance scientifique de l’optique, de l’astronomie et de la mécanique ondulatoire. L’exercice scientifique de la raison permet donc à l’homme de se désillusionner, c’est-à-dire de comprendre que ce qu’il perçoit par ses sens n’est pas aussi simple que ça lui semble, que ce qu’il voit, et continue de voir, est, en partie du moins, faux.
Dans un sens strict, l’illusion s’attache aux sens, dans un sens large, elle englobe aussi l’une des deux autres sources de la connaissance : l’opinion. Le processus est similaire à celui des sens, mais beaucoup moins évident pour le simple fait qu’il est extrêmement difficile de distinguer ce qui vient de l’opinion de ce qui vient de la raison. Pour ne pas entrer ici dans un débat épistémologique, acceptons tout simplement qu’il est possible, pour certains individus et par un exercice de la raison, de découvrir que certaines opinions qu’ils ont toujours crues spontanément vraies, parce que tout le monde autour d’eux les disait vraies, sont en partie fausses. Et si la désillusion sensorielle était l’affaire des sciences naturelles, disons que la désillusion intellectuelle est celle des sciences humaines, mais surtout de la philosophie. Par exemple, l’un des premiers éveils philosophiques consiste peut-être en une désillusion envers la démocratie, ses faiblesses (spirituelles et morales) venant remettre en doute sa suprématie dans la hiérarchie des régimes politiques. On aura donc compris que la désillusion est causée par un gain de savoir. « Se désillusionner » signifie par conséquent passer d’un état où il y a moins de vérité à un état où il y en a plus.
Définie en ces termes, la désillusion devrait être utilisée comme une expression méliorative. Pourtant, et c’est précisément ce point qui m’intéresse, lorsque nous utilisons cette expression, nous laissons souvent entendre que quelque chose fut perdu. Ou encore, nous utilisons cette expression quand la vérité qui l’a causée est froide, laide, monstrueuse. Est désillusionné celui qui, plein de bonnes intentions, se lance dans la vie politique et n’y trouve que corruption et intrigues, et perçoit alors « avec tristesse que la vie ne serait donc en fin de compte que gaspillage de rêves, d’efforts, d’élans, d’espoirs[2].» Cet autre qui ne peut plus regarder la nature, où en apparence tout n’est qu’ordre et beauté, sans avoir en tête la violence du règne animal et son perpétuel carnage que régissent la loi de la jungle et la nécessité biologique ; celui qui s’est déjà dit que « prise dans son ensemble la nature sauvage n’était rien donc qu’une répugnante saloperie ; [que] prise dans son ensemble la nature sauvage justifiait une destruction totale, un holocauste universel — et [que] la mission de l’homme sur Terre était probablement d’accomplir cet holocauste[3] » ; celui-là aussi nous le disons désillusionné. Mais par contre, celui qui croyait que tout n’était qu’égoïsme et bas instincts, et qui, par un heureux hasard, rencontre celle avec qui il apprend à aimer, le dirons-nous désillusionné de ce monde en apparence si cruel ? Non, attendons plutôt qu’il ait le cœur brisé. Mieux, laissons passer le feu de la passion qui naît. Laissons aller, la routine viendra bien assez tôt le réveiller au milieu de la nuit comme un vent glacial sous les draps. Alors seulement ce sera un amant désillusionné. Celui qui peut dire, à la suite du poète : « N’ayez pas peur du bonheur ; il n’existe pas[4] », celui-là est désillusionné. Celui-là, enfin, pourra alors reprendre à son compte les paroles de Lorenzaccio et dire : « l’Humanité souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité[5].»
Nous comprenons donc que l’emploi de cette expression signifie quelque chose de précis. « Se désillusionner » signifie que l’exercice rationnel de l’homme lui dévoile un monde inhospitalier. Gagner en savoir, c’est, somme toute, gagner en désespoir.
Le mariage
De l’amour, et de sa désillusion, passons maintenant au mariage ; car, traditionnellement du moins, le mariage suit l’amour. You can’t have one without the other chantait encore récemment Sinatra. Mais c’est l’inverse que je voudrais ici examiner, c’est-à-dire pourquoi le mariage ne suit pas justement l’amour. Plusieurs raisons peuvent sans doute justifier un amant à faire, comme chante Brassens, sa non-demande en mariage : le rejet de l’Église, en tant qu’institution, ou l’inutilité et le ridicule du cérémonial pour exprimer ses sentiments sont certainement des plus populaires. Une autre raison, toutefois, qui n’est pas moins répandue, m’intéresse davantage ; peut-être à cause de son raffinement, mais sûrement parce qu’il me semble la rencontrer de plus en plus fréquemment. J’espère que l’on y reconnaîtra une silhouette familière, car c’est une bête qui ne semble pas pouvoir tenir en un seul corps que je tenterai d’exposer, une contradiction où se mêlent à la fois le mépris et le plus grand des respects, mais qui, une fois cousus ensemble, produit un argument de grand poids.
On ne veut pas se marier, dit-on, parce que l’on craint de se présenter devant Dieu. Le mariage est un acte si pur et si sacré, dont les implications sont si énormes, que se savoir si peu chrétien viendrait souiller un tel sacrement. On ne veut pas faire comme le vulgaire, qui se marie pour parader. Si on se marie, on se marie dans la disposition interne d’un vrai chrétien qui a consacré chaque jour de sa vie à Dieu. Mais l’on est incapable de consacrer sa vie à Dieu. On ne sait même pas si Dieu existe et on a peine à croire que Jésus-Christ fut son fils. Mais c’est précisément ce que le mariage vient symboliser. Se marier, c’est affirmer la vérité des Évangiles. Et, sincèrement, on prête davantage sa foi à l’astrophysique et la biologie, qui font de la planète Terre et de l’espèce humaine un heureux hasard, une possibilité surprenante, qu’à la Bible. Se marier, aujourd’hui, c’est donc être hypocrite. Or le mariage est dans la logique du tout ou rien. Il n’y a pas de compromis à faire ; ce qu’il représente est si grand, qu’il vaut mieux ne pas se présenter devant l’autel que de s’y présenter à moitié. Pourtant, si un homme est un vrai chrétien, et qu’il comprend que ce qu’il fait, il le fait devant Dieu, et que dans la sincérité de son cœur il l’accepte, alors là, lui seul sera justifié de se marier à l’église. Ainsi, on donne à qui se marie religieusement ou sa plus grande admiration ou son plus profond mépris.
L’argumentation peut prendre diverses formes, mais le point que je voudrais mettre en évidence est l’admiration que l’on porte pour quelque chose auquel on ne croit pas. C’est comme si l’on disait que le mariage chrétien est en lui-même admirable, mais qu’il est pour ainsi dire impossible d’être chrétien. On ne croit pas au christianisme, car on n’est pas capable d’endosser tout ce que cela implique scientifiquement : sa cosmologie, son anthropologie, sans parler de son lourd passé de papes cupides et meurtriers, de croisades sanglantes, d’inquisitions, de prosélytisme intolérant et autres que l’histoire et la sociologie ont mis à nu ; et tout cela sans parler de l’effort moral que l’on passe habituellement sous silence. Mais, simultanément à cette retenue scientifique, on admire le christianisme. On voudrait être chrétien, mais malheureusement, comme par un surplus d’éducation, on ne le peut plus. C’était beau, ce serait beau, mais, hélas, on ne le peut plus.
On aura compris que cette attitude va main dans la main avec la désillusion. Mais le cas du mariage religieux nous en apprend un peu plus sur la sentimentalité de la désillusion : il y a nostalgie de la beauté du geste, mais mépris de son fondement intellectuel.
La tempérance
Cette disposition à l’égard du mariage, si nous l’élargissons davantage, nous conduit au dernier comportement ou point de sensibilité que je veux examiner. Là encore, nous devons considérer un mélange surprenant composé d’effort et de paresse. Le volet effort sera sans doute plus facile à saisir. Il s’agit de ce goût, de cette sensibilité pour les extrêmes, qui est généralement partagé aujourd’hui. Si on repart de l’exemple du mariage, nous avons vu que ce qui charmait était le type pur, le chrétien qui place tout en Dieu. À ce compte, ce n’est pas celui qui se marie que nous admirons, mais le moine, le saint, celui qui est intransigeant, qui est tout en Dieu. Mais il faut élargir ce goût pour bien saisir le trait que j’essaie de cerner. Car ce n’est pas l’objet de la passion qui importe, mais la passion. L’homme passionné est le type pur au sens où il refuse de se freiner tant qu’il n’est pas détruit par sa passion.
Avec ce refus de vouloir se freiner, on comprend en quoi la tempérance fait mauvaise figure. La tempérance, en effet, est traditionnellement cette vertu cardinale qui permet de se freiner devant un bien qui, trop atteint, en détruit un autre. Est tempérant, pour prendre un exemple simple et évident, l’homme qui modère le bien que lui procure la cigarette afin de pouvoir jouir d’un autre bien plus grand qu’est la vie. Mais on répondra souvent que se freiner n’est qu’un calcul pour se protéger de la mort, alors que le type pur, si épris de sa passion, en oublie de penser à lui. Cependant, il ne doit pas être idiot. L’homme dont je parle est conscient de sa passion et accepte de s’y soumettre totalement. Effort érotique donc, de ne pas se freiner devant ce qui suscite en nous désir et envie, et ce, même au risque d’être détruit par l’objet en question. Plus précisément encore, il vaut mieux parler d’un effort érotique destructeur, car celui qui subit cette passion accepte, et même veut être détruit par elle. C’est au fond le trait de l’héroïsme, héroïsme qui devient cependant tragique lorsque les deux termes ne peuvent se réconcilier et s’harmoniser en un tout stable, mais que la relation, poussée à sa limite, conduit à la destruction de l’amant ou de l’aimé, pour emprunter ce vocabulaire, voire même à leur destruction commune et simultanée.
Ce mouvement volontaire devient cependant ambigu lorsque l’on porte un peu attention à ces héros qui fascinent notre imaginaire. L’exemple que je propose d’examiner n’est peut-être pas le plus connu, ni même peut-être le plus représentatif, mais il est si explicite qu’il illustrera parfaitement mon propos. Je pense au film américain Leaving Las Vegas (Mike Figgis, 1995) mettant en vedette Nicolas Cage et Elisabeth Shue. Ce film raconte l’histoire d’un homme qui, ayant ruiné sa vie familiale et professionnelle dans l’alcool, décide de se suicider en allant jusqu’au bout de sa « passion ». La vente de sa maison lui procurant une somme d’argent suffisante pour vivre pendant quelques mois à raison de dizaines et dizaines de litres d’alcool par jour, il part pour Las Vegas dans le but de réaliser son projet, lieu où il rencontrera une prostituée qui l’accompagnera dans sa lente mais inévitable décadence. Comme dit le dicton, l’alcool est un poison qui tue lentement.
Ce film m’intéresse pour au moins deux raisons. Premièrement, pour la façon dont il fut reçu par un public adolescent. Si je me rappelle bien, j’ai vu ce film aux alentours de mes dix-sept ans. Mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il fut fort bien accueilli par tous ceux que je fréquentais alors, moi y compris. Encore aujourd’hui, je serais bien curieux de savoir combien d’adolescents et de jeunes adultes n’ont pas du tout aimé ce film. On dira plutôt qu’il s’agit d’un film « hot », signifiant par là qu’il propose à la fois quelque chose d’attirant et de révélateur. Et si on poussait un peu la réflexion, on trouverait sûrement une explication fort similaire à celle de l’effort érotique destructeur qui fut proposée plus tôt. Aller jusqu’au bout est héroïque. S’il n’y a qu’un pas qui sépare le ridicule du sublime, c’est un pas vers l’avant. « Aimer », oui, mais « jusqu’à la déchirure » ; désirer, mais « à s’en écarteler » ; être ce malheureux qui « brûle encore, bien qu’ayant tout brûlé[6] », car la beauté du geste fera oublier la bassesse de l’action.
Là gît en effet l’ambiguïté, me semble-t-il, et c’est la deuxième raison pour laquelle ce film m’intéresse. Car en fait, de quel type d’effort parle-t-on lorsque l’on considère le héros de Leaving Las Vegas ? Cet homme est dans une pente descendante, inclinée à près de quatre-vingt-dix degré. Et son effort, c’est-à-dire son acte de volonté, est de se laisser tomber en avant, de se faire trébucher pour commencer la vraie descente. Est-ce là véritablement un effort ? Lorsque l’on descend une rivière en canot, et que l’on s’aperçoit que l’on se dirige droit dans une chute de cent mètres, le véritable effort est de tenter de ramer à contre courant, non de pagayer dans le sens du courant. Pagayer encore plus fort dans le sens du courant fera certes avancer plus vite, mais seulement parce que le courant, c’est-à-dire l’inertie, y porte. Mais avec de la vitesse et de la détermination, c’est comme si la chute gagnait en beauté. Ainsi, tout comme Hippias disait qu’il suffisait d’ajouter de l’or à toutes choses pour qu’elles soient belles, on dira que, dans le registre des actions humaines, il suffit de les pousser à leur point extrême pour qu’elles deviennent belles et admirables. D’où, me semble-t-il, un attrait pour ses personnages qui brisent la médiocrité, la défoncent. Break on through to the other side, disait Jim Morrison qui s’y connaissait bien en la matière. On admire donc, sans vraiment faire de différence, Socrate, Caton et Jésus-Christ, mais aussi Alfred de Musset, Jim Morrison et Kurt Cobain. C’est extraordinaire, nous sommes parmi les rares à avoir du mal à distinguer qui, de César ou Caligula, fut le plus grand homme.
Essayons maintenant de regrouper tous ces traits de sensibilité en un seul. Au fond, ils expriment tous une certaine inadéquation entre une partie de l’homme : son désir de vérité, son désir de religiosité et son désir de plaisir (sensible, amoureux, etc.), et ce que le monde lui offre pour répondre à ces désirs. Autrement dit, l’homme qui possède les trois traits de caractère que nous venons d’esquisser doit se sentir dans le monde comme un étranger ou un être en exil. Il est insatisfait de sa place dans le monde, car ce monde ne réussit pas à satisfaire les plus profonds désirs qui l’habitent. Mais cette insatisfaction doit bien être comprise comme un signe de noblesse. Lui seul brûle d’un feu inassouvissable, d’un feu sacré qui, ne trouvant aucun objet pour l’apaiser, finira par le consumer en entier. Nous connaissons tous cela. Que le commun des mortels puisse se satisfaire de ce que le monde met à sa disposition, et on signifie par là que ses désirs ne se bornent qu’à un bungalow, une voiture, un barbecue, une télévision, une compagne pour les nuits froides et un chien pour les promenades, qu’un tel homme puisse être heureux et satisfait dans ces conditions, cela ne prouve que la bassesse de son âme. L’âme noble fait au contraire l’expérience toujours répétée de son échec à être heureuse et satisfaite. L’âme noble sait qu’elle n’est pas à sa place dans ce monde et en souffre.
Partie II
Tout ce que nous venons de résumer est parfaitement exprimé par ce que Rousseau fait dire à son Saint-Preux lorsque ce dernier, violemment séparé de son amante, est contraint à errer en solitaire dans les plus grandes villes d’Europe : « J’entre avec une secrète horreur dans ce vaste désert du monde. Ce chaos ne m’offre qu’une solitude affreuse, où règne un morne silence » (II, xiv, p.231). Voilà certes un motif suffisant pour nous inciter à accorder une attention particulière à ce roman et son auteur. En plus, Julie ou la Nouvelle Héloïse est sans aucun doute l’œuvre de Rousseau qui connut le plus de succès ; près de soixante-dix éditions en moins de quarante ans peut-on lire dans l’introduction d’Henri Coulet. C’est donc dans cette œuvre que nous chercherons surtout à trouver l’origine de ce que nous percevons aujourd’hui. C’est dire que nous considérerons Jean-Jacques Rousseau comme la figure marquante et instigatrice du mouvement romantique. Évidemment, un tel travail demanderait un effort beaucoup plus poussé et soutenu que celui que nous présenterons dans les pages qui vont suivre. Cependant, la compréhension de la pensée de Rousseau, même exposée grossièrement, est nécessaire à la compréhension du romantisme.
Pour aider le lecteur à suivre l’exposé que nous proposons, prenons ici quelques instants pour en rendre explicite la structure. En bref, nous referons le chemin que nous avons fait dans la première partie, mais pour ainsi dire à reculons. Nous débuterons par examiner un point novateur de la philosophie de Rousseau que nous considérons comme au fondement de cet écart entre l’âme humaine et le monde sous lequel nous avons résumé les trois traits esquissés plus tôt. Nous porterons ensuite notre attention sur ces traits en nous penchant surtout sur le roman Julie ou la Nouvelle Héloïse, mais en considérant d’abord le combat violent des passions, combat qui nécessite l’admiration d’un objet dont l’existence est plutôt douteuse, ce qui conduit, enfin, une fois que cette existence est révélée comme fausse, à la désillusion.
Si le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes mérite sa place dans l’histoire de la philosophie, c’est qu’avec lui quelque chose de nouveau se produit. Pour bien mettre cet élément de nouveauté en lumière, utilisons ce modèle fort simplifié. À l’époque à laquelle écrit Rousseau, deux courants de pensée importants se font face. Le premier est celui de la tradition chrétienne, tel que représenté, par exemple, dans les Pensées de Pascal. Le second est celui naissant de la science empirique, tel que le défend, par exemple, Voltaire dans ses Lettres philosophiques. Différents et même en opposition à plusieurs égards, ces deux courants de pensée se rejoignent au moins en ceci qu’ils regardent l’homme comme naturellement incomplet et situent son bonheur dans un avenir plus ou moins lointain[7]. Dans les deux cas en effet, il y a présence d’un avenir, qui se présente comme une croyance divine (Pascal) ou un possible humain (Voltaire), où il y aura adéquation entre les désirs de l’homme et son milieu.
C’est en regard de cette schématisation temporelle du bonheur humain que Rousseau fait bande à part. Premièrement, si Rousseau dit que nous avons besoin d’un idéal pour juger de notre insatisfaction présente, il ne dit jamais que cet idéal existe positivement. À vrai dire, alors que Pascal parle d’une croyance et Voltaire d’une possibilité, on serait tenté de dire que Rousseau parle d’une fiction. Ou plus exactement, il s’agit d’une fiction qui se veut l’expression d’un sentiment que chacun doit retrouver en soi-même.
Il y a, je le sens, un âge auquel l’homme individuel voudrait s’arrêter : tu chercheras l’âge auquel tu désirerais que ton espèce se fût arrêtée. Mécontent de ton état présent par des raisons qui annoncent à ta postérité malheureuse de plus grands mécontentements encore, peut-être voudrais-tu pouvoir rétrograder ; et ce sentiment doit faire l’éloge de tes premiers aïeux, la critique de tes contemporains, et l’effroi de ceux qui auront le malheur de vivre après toi[8].
Toutefois, comme cette citation l’exprime, s’il faut situer un tel idéal temporellement, Rousseau n’hésite pas à le situer dans un passé lointain. L’homme à l’état de nature est l’homme avant son entrée en société. Mais cet état « n’existe plus », « n’a peut-être point existé » et « probablement n’existera jamais[9].» L’état présent des choses n’est donc plus une étape qui motive un pas en avant. L’état présent des choses est un état de fait irrémédiable. L’état présent est tragique, parce que l’âme noble désire quelque chose que le monde lui interdit : que le passé soit présent ou la fiction réalité.
À ces affirmations aussi catégoriques, on répondra peut-être que l’état de nature de Rousseau est un outil méthodologique qui lui permet certes de juger l’état présent des choses, mais aussi de proposer une autre façon de concevoir les rapports avec autrui (politiques, moraux, amoureux, etc.). Tout cela est parfaitement vrai : le Discours sur l’inégalité fonde entre autres en droit la société républicaine de Genève telle que présentée par Rousseau dans la lettre dédicatoire de son Discours. Autrement dit, le Contrat social trouve son assise anthropologique dans l’état de nature. Cependant, nous croyons qu’une telle solution demeure, dans le cadre de la pensée de Rousseau, une réponse incomplète au problème de l’insatisfaction. Voilà en fait la thèse que nous voulons tenter de vérifier en nous penchant ici sur cette œuvre influente de Rousseau que fut son roman La Nouvelle Héloïse. Nous croyons en effet que l’examen de ce roman montrera que les réponses que suggère Rousseau à notre sentiment d’insatisfaction ne sont en fin de compte que des artifices incomplets qui finiront inévitablement par se révéler pour ce qu’ils sont : des artifices[10].
Ainsi, nous voulons montrer que ce que nous avons identifié dans notre première partie comme l’incapacité du monde à répondre à nos plus profonds désirs était déjà le fil conducteur du roman de Rousseau. Pour ce faire, nous résumerons d’abord brièvement La Nouvelle Héloïse afin de rendre explicite le violent combat de passions qui habite l’héroïne Julie. Nous verrons que ce violent combat de passions est parfaitement assimilable à ce que nous avons déjà nommé l’effort érotique destructeur. Ensuite, il s’agira d’examiner le statut des objets qui suscitent tant de passion. Nous voudrons montrer que leur côté chimérique nous amène tout près de ce qui fut notre point de départ : la désillusion.
Le violent combat des passions
Qu’un roman d’amour finisse mal, cela ne surprend plus personne. Comme le dit Saint-Preux : « C’est un des miracles de l’amour de nous faire trouver du plaisir à souffrir » (II, xvii, p.245). Je me rappelle même avoir été d’abord déçu, et par la suite charmé, par le happy end de Orgueil et préjugés de Jane Austen la première fois que je l’ai lu. L’amour semble en effet plus grandiose et spectaculaire dans son échec. Ou redisons-le plutôt ainsi : parce qu’il ne va pas de soi, parce qu’il a à surmonter mille obstacles, parce que les amants doivent toujours s’efforcer et lutter pour tenter de faire triompher leur amour, et parce qu’ils iront jusqu’à jouer leur vie pour leur passion, l’amour n’en paraît que plus vrai, plus pur et plus grand.
Voilà le premier trait que nous voulons identifier dans ce grand roman qu’est Julie ou la nouvelle Héloïse. Comme le titre du roman l’indique, l’histoire qui y est racontée est celle de Julie d’Étange, une jolie jeune femme intelligente qui possède un charme irrésistible, une aura de bonté qui suscite chez tous ceux qu’elle rencontre un désir, à différents degrés cependant, d’être aimés ou du moins reconnus par elle[11]. Julie, quant à elle, est déchirée entre deux amours. Le premier, passionné au sens sensuel du terme, est celui qu’elle porte à son amant Saint-Preux. Le second, non moins passionné mais cette fois au sens spirituel du terme, est celui qu’elle porte à la vertu prise dans son acception large. Ce second amour est personnifié par M. de Wolmar, celui que Julie épouse en justes noces. Pour comprendre l’écart qui habite Julie, il faut bien voir que Saint-Preux représente le désordre et Wolmar l’ordre. Saint-Preux n’a pour ainsi dire ni famille ni nation. Il entre dans la famille de Julie comme précepteur de cette dernière, mais la passion qui se développe entre son élève et lui met en péril l’ordre social dans lequel Julie est inscrite. Pour l’amour qu’elle porte à Saint-Preux, Julie est prête à mentir à ses parents, à leur désobéir, mais toujours dans le dessein de donner une place à Saint-Preux, fut-ce par la force, dans l’ordre social qu’elle habite. Julie veut obliger ses parents à reconnaître, légitimement, c’est-à-dire socialement, leur union naturelle. Évidemment, le père de Julie s’y refusera obstinément. Toutefois, à la différence de Saint-Preux, Julie n’est pas mue par cette seule passion. Saint-Preux croit qu’il pourrait vivre heureux en ayant comme seule attache dans le monde son amour pour Julie. Ainsi, lorsqu’un ami propose aux deux amants de s’exiler sur ses terres en Angleterre, loin de la société, Julie refuse de briser définitivement le lien qui l’unit à sa société (II, iii et vi). Pour être heureuse, Julie a besoin des deux : à la fois l’amour passion et la société[12]. On pourrait dire, même si ce n’est pas dans ces termes que Julie pose le dilemme, que, pour connaître la félicité, Julie doit réunir l’amant et le mari. Elle veut les feux de la passion, mais dans un cadre familial et social que la vertu défend.
La relation entre Julie et Saint-Preux ayant été découverte, ce dernier doit quitter la maison familiale en laissant son amante derrière lui. Les deux amants vivent alors en se nourrissant des souvenirs de leur amour, Saint-Preux éparpillé en Europe et Julie fixée à sa société, et se jurent fidélité (II, xi). Leur secrète correspondance est cependant découverte, ce qui cause un grand émoi dans la famille d’Étange, et c’est dans cette confusion que la mère de Julie, déjà malade, rend l’âme. Bouleversée et se croyant responsable de la mort de sa mère, Julie en vient à accepter de marier l’homme à qui son père l’avait toujours destinée, M. de Wolmar, d’au moins vingt-cinq ans son aîné13. Le cœur saignant et sans aucun espoir de trouver ailleurs les moyens de le panser, Saint-Preux part « faire le tour du globe » (III, xxvi, p.396). Là se termine la première moitié du roman.
La seconde sera pour ainsi dire son exact pendant. M. de Wolmar personnifie l’ordre. « Mon seul principe actif, confie-t-il à Julie, est le goût naturel de l’ordre » (IV, xii, p.490). Il est au principe de la petite société de Clarens où il habite avec Julie, leurs enfants, leurs domestiques et bon nombre de paysans. La société de Clarens est l’image d’un ordre social parfait. Chacun est à sa place et trouve sa place par ce tout qui l’englobe. Clarens est le lieu de l’harmonie, de la sérénité, des joies naïves et simples et du calme. Toutefois, tout comme Saint-Preux offrait une passion insociable à Julie, M. de Wolmar lui offre une société, parfaitement ordonnée, mais sans passion. Ou plus exactement, si l’ordre d’une telle société peut susciter un sentiment de « sublime » chez l’âme passionnée qui la contemple[14], il ne laisse cependant aucune place à la sensualité. La première règle qui y est en effet observée concerne la séparation des sexes. En vue d’éviter les intrigues amoureuses qui déstabiliseraient l’ordre social, chaque sexe possède ses occupations propres, et leur réunion, quand elle a lieu, ne peut être que publique. En effet, « les liaisons trop intimes entre les deux sexes ne produisent jamais que du mal » pour la société (IV, x, p.449). Le tout, le public, s’il veut prétendre à l’excellence, a donc primauté sur l’intimité. L’amour qui ne se nourrit que de lui-même, qui ne trouve sa fin que dans la passion de deux amants, comme l’était celui de Julie et Saint-Preux, est banni de Clarens. Tout amour est donc médiatisé par le tout et subordonné à l’utilité commune[15]. Telles sont les exigences de la société pour que son ordre et sa vertu soient assurés.
Évidemment, si l’ordre social répond à l’une des exigences de l’âme de Julie, il ne saurait la combler parfaitement. La tragédie de Julie est que l’amant pur et le mari pur ne peuvent cohabiter dans le même être, de sorte que lorsqu’elle trouve l’un, elle souffre de l’absence de l’autre. Cette impossibilité est rendue explicite lorsque Julie avoue souffrir d’un « chagrin secret[16] » au milieu de l’ordre parfait de Clarens. Ce « chagrin secret » n’a pour cause rien d’autre que l’athéisme de son vertueux mari. Ce point religieux est d’une importance capitale, car il est le symptôme qui vient illustrer l’incapacité de M. de Wolmar à pouvoir combler Julie sur le plan émotionnel. M. de Wolmar est l’incarnation de la raison, or la raison est scientifique et seul le sentiment sait véritablement élever l’âme.
Imaginer Julie à la promenade avec son mari ; l’une admirant dans la riche et brillante parure que la terre étale l’ouvrage et les dons de l’Auteur de l’univers ; l’autre ne voyant en tout cela qu’une combinaison fortuite où rien n’est lié que par une force aveugle : Imaginez deux époux sincèrement unis, n’osant de peur de s’importuner mutuellement se livrer, l’un aux réflexions l’autre aux sentiments que leur inspirent les objets qui les entourent, et tirer de leur attachement même le devoir de se contraindre incessamment (V, v, p.591). Si les âmes de Julie et de M. de Wolmar ne vibrent pas au même diapason, c’est parce qu’il manque au dernier « la preuve intérieure ou de sentiment » (ibid., p.594) pour pouvoir croire en Dieu. Et nul besoin de dire que le passionné Saint-Preux la possède, lui, cette preuve. Le sentiment de Saint-Preux modère l’exercice de sa raison et lui permet d’adopter cette excellente maxime : « Je crois de la Religion tout ce que j’en puis comprendre, et respecte le reste sans le rejeter » (V, iii, p.583). Dans ce roman, la sensibilité affective est l’instrument, voire le lieu de la révélation religieuse.
Ainsi, Julie n’est pas non plus heureuse en société. Elle sait qu’elle fait son devoir et agit selon la vertu, mais il lui manque encore quelque chose. M. de Wolmar, qui possède une acuité pénétrante, semble s’en apercevoir. Il se connaît assez pour se décrire comme un être de raison et non de passion[17] et semble savoir qu’il ne peut offrir à Julie ce qu’elle trouvait chez Saint-Preux. Il entreprendra donc de réunir les deux amants. Les motifs de ce projet ne sont pas aisés à identifier et à démêler. Cependant, nous pouvons dire que M. de Wolmar entend faire découvrir aux deux amants que leur amour est quelque chose du passé. Il veut leur ôter la mémoire de leur amour passé en les faisant cohabiter ensemble dans le présent. M. de Wolmar confie donc, en ce qui regarde Saint-Preux : « À la place de sa maîtresse je le force de voir toujours l’épouse d’un honnête homme et la mère de mes enfants : j’efface un tableau par un autre, et couvre le passé du présent » (IV, xiv, p.511). Le problème est que si l’état de Julie (social, voire moral) a considérablement changé durant leur séparation, on ne peut en dire autant de celui de Saint-Preux. Julie aura en effet grand peine à voir autre chose en Saint-Preux que son ancien amant[18]. Ainsi, si Julie veut « couvrir le passé du présent », elle devra le faire non en regardant un nouveau Saint-Preux, mais en luttant toujours pour se rappeler qu’elle est, elle, une nouvelle Julie. M. de Wolmar a en effet appuyé toute la stabilité de sa construction sociale de Clarens sur les mœurs irréprochables de Julie et le charme qui s’en dégage. Tout repose donc sur Julie, et c’est à elle de décider quel « tableau » (celui de la maîtresse ou celui de la mère de famille) elle présentera à Saint-Preux.
Julie tentera en vain d’unir Saint-Preux à sa cousine Claire[19] ou à l’un de ses enfants[20] dans un désir confus d’entremêler la passion aux liens amicaux et familiaux. Elle cherchera aussi refuge dans sa piété, mais ce combat entre la passion amoureuse et la vertu, entre la nature et la société, entre Saint-Preux et M. de Wolmar, l’épuise rapidement. Comme l’écrit en note Rousseau, ici commence le « chant du cygne » de Julie (VI, viii, p.694). Le combat des passions qui a son âme pour champ de bataille est en train d’avoir raison d’elle. Julie veut mourir : « Après tant de sacrifices je compte pour peu celui qui me reste à faire : Ce n’est que mourir une fois de plus » (VI, xii, p.741). Un accident se produit, Julie sauve un de ses enfants, mais les séquelles seront irréversibles. Et Julie meurt comme elle a vécu : sa mort publique est celle d’une reine, ou plutôt d’une sainte qui s’est sacrifiée pour Clarens[21], mais la nuit, en privé, elle écrit une lettre à Saint-Preux : « La vertu qui nous sépara sur la terre, nous unira dans le séjour éternel. Je meurs dans cette douce attente. Trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime, et de te le dire encore une fois » (VI, xii, p.743).
Ce trop bref résumé d’un fort long roman avait pour but de révéler ce que nous avions identifié plus tôt comme un effort érotique destructeur. Il y a, il est vrai, un écart énorme entre Leaving Las Vegas et La Nouvelle Héloïse. Le premier est cru, explicite et ne concerne que le corps. Le second est plus raffiné, sinueux et ne cesse d’entremêler les exigences spirituelles et sensuelles. Cependant, les deux œuvres artistiques expriment une même volonté : il est préférable d’être détruit par des désirs inassouvissables que de survivre en les modérant. Et là encore, comme nous le notions pour notre propre sensibilité, le choix de Julie repose aussi sur un critère esthétique. Lorsque Julie refuse l’exil en solitaire avec Saint-Preux, elle lui écrit une lettre dans laquelle elle lui rappelle leurs goûts communs. Elle sait que ce qu’elle demande à leur amour est un sacrifice des plus déchirants, mais elle sait aussi que c’est par un tel sacrifice que des hommes deviennent admirables et beaux.
Quels hommes contemplais-tu donc avec le plus de plaisir ? Desquels adorais-tu les exemples ? Auxquels aurais-tu mieux aimé ressembler ? Charme inconcevable de la beauté qui ne périt point ! c’était l’Athénien buvant la Ciguë, c’était Brutus mourant pour son pays, c’était Régulus au milieu des tourments, c’était Caton déchirant ses entrailles, c’était tous ces vertueux infortunés qui te faisaient envie, et tu sentais au fond de ton cœur la félicité réelle que couvraient leurs maux apparents (II, xi, p.223-24)[22].
Tout est ici parfaitement exprimé. La souffrance pour un idéal (philosophique, politique, religieux, amoureux, peu importe), le sacrifice de sa personne pour sa passion, voilà l’acte humain le plus sublime. Ce n’est pas un hasard si Rousseau a choisi de donner à son roman la forme épistolaire. Il importe aux deux amants de se raconter leur histoire, de l’esthétiser, c’est-à-dire de se mettre en scène pour se voir comme les protagonistes d’un drame universel. Leur passion les fait souffrir par le fait que leurs désirs restent insatisfaits. Mais cette frustration peut se renverser et devenir une « félicité réelle » s’ils se représentent leurs souffrances et s’en émeuvent. L’acteur souffre, mais le spectateur admire et jouit. Il faut savoir être les deux, mais tout en restant un. Un peu dans le sens où Rousseau dira dans les Confessions : « il m’aurait fallu deux âmes dans le même corps ; sans cela je sentais toujours du vide[23].» Ou peut-être serait-ce plus juste de le formuler selon la maxime ancienne « Tout composé de contraires est corruptible[24] » ? Ce qui exprime que tout doit finir dans la mort. La mort sublime faudrait-il cependant ajouter.
Les objets imaginaires
Il nous semble donc que Rousseau a bien su exprimer et valoriser un trait de sensibilité que nous avons fait nôtre. Et ce trait de sensibilité, nous l’avons baptisé, avec tout le sérieux que cela demande, l’effort érotique destructeur. Effort, car les protagonistes doivent lutter et déployer beaucoup d’énergie pour garder leurs désirs violents. Érotique, car il s’agit justement de désirs. Et destructeur, car l’ultime expression de la violence de ces désirs passe par le sacrifice du moi au nom des désirs en question. Mais nous avons aussi vu que ce qui entretenait la violence de ces désirs chez Julie, c’est l’opposition entre deux amours : amour de la passion et amour de la vertu. En ce sens, Julie est tout à fait un « composé de [désirs] contraires ». La question qu’il faut maintenant se poser concerne l’objet de ces désirs. Autrement dit, lequel du désir ou de l’objet du désir a la primauté ? Ou encore, est-ce que l’objet qui suscite le désir et le motive possède une réalité, c’est-à-dire la capacité de venir satisfaire le désir ? De même que la faim est comblée par la pomme ; peut-on dire que de même ces désirs plus « existentiels » peuvent être comblés par des objets qui leur seraient propres ?
Premièrement, nous devons redire l’articulation qui nous semblait être au cœur de La Nouvelle Héloïse. Julie désire deux objets incompatibles : l’amant et le mari, la passion et la vertu. Mais plus encore, la possession de chacun n’amène pas le bonheur. Comme nous l’avons vu, la vertu n’apporte pas le bonheur, mais seulement le sentiment d’être digne de lui, c’est-à-dire l’espoir d’être heureux dans une autre vie. Contrairement à M. de Wolmar, le don de soi comme principe d’un ordre social parfait ne rend pas Julie heureuse[25]. Mais cela est tout aussi vrai pour la passion amoureuse : son accomplissement produit le même effet d’amertume. Si l’histoire d’amour de Julie et Saint-Preux est riche en sensualité, leurs rapports physiques sont cependant fort limités. Les deux amants ne font l’amour qu’une seule fois. Pourtant, de l’aveu de Saint-Preux, cette unique fois semble suffire, car elle paraît lui avoir donné l’objet de ses désirs, et par le fait même les avoir rassasiés. Après avoir fait l’amour, Saint-Preux écrit à Julie : « Ô mourons, ma douce Amie ! mourons, la bien aimée de mon cœur ! Que faire désormais d’une jeunesse insipide dont nous avons épuisé toutes les délices ? » (I, lv, p.147). Mais cette phrase exprime du même coup le danger de l’assouvissement du désir, car avec lui, c’est la vie aussi qui s’assoupit. Plus pénétrante, Julie explique bien cela à Saint-Preux un peu plus loin. « L’amour sensuel ne peut se passer de la possession, et s’éteint avec elle. » (III, xviii, p.341) Il faut donc trouver autre chose si l’on veut faire persister le désir, c’est-à-dire un autre rapport entre eux que le rapport sexuel. C’est pour cela que Julie ajoute immédiatement : « Le véritable amour ne peut se passer du cœur, et dure autant que les rapports qui l’ont fait naître » (ibid.). Mais le point intéressant est que Rousseau ajoute une note précisément à cet endroit : « Quand ces rapports sont chimériques, il [l’amour] dure autant que l’illusion qui nous les fait imaginer » (ibid.). Il est loin d’être sûr, dans le cadre de la pensée de Rousseau, que l’amour puisse trouver un autre fondement que celui des rapports physiques. Ce qui est sûr par contre, c’est que lorsque ce désir est retardé ou frustré, il donne la possibilité à l’âme de s’élever. Il faut en effet se rappeler que c’est par un tel retardement de l’assouvissement du désir sexuel qu’Émile en vient à s’élever au concept d’humanité et à concevoir l’existence de Dieu[26]. Et c’est parce que leurs désirs sont frustrés que Julie et Saint-Preux peuvent vivre un amour si sublime.
La question est maintenant de savoir si l’amour de la vertu qui déchire Julie ne vient pas précisément jouer ce rôle d’aphrodisiaque, c’est-à-dire le rôle d’un objet imaginaire qui permet de conserver vivant le désir et même de l’amplifier en empêchant sa satisfaction. Autrement dit, la vertu et la religion possèdent-elles un rôle semblable à celui du Talisman et du portrait de Julie que cette dernière offre à Saint-Preux pour que celui-ci ait quelque chose d’elle sans toutefois la posséder réellement ? Peut-on dire de la vertu ce que dit Julie du Talisman : « Ô douces illusions ! ô chimères, dernières ressources des malheureux ! Ah, s’il se peut, tenez-nous lieu de réalité ! Vous êtes quelque chose encore à ceux pour qui le bonheur n’est plus rien » (II, xxiv, p.289-90). Car n’est-ce pas la même Julie qui, après avoir sacrifié son amour passion sur l’autel de la vertu, à bout de souffle et prête à mourir, s’exclame : « mon cœur ignore ce qui lui manque ; il désire sans savoir quoi » (VI, viii, p.694) ? Ne faudrait-il pas lui répondre que seule la possession physique, l’accomplissement du désir sexuel, viendra remplir ce manque ? Mais est-ce que la satisfaction physique, simple et brute, comblerait véritablement l’âme de Julie ?
Nous touchons ici un point important. J’oserais dire qu’il s’agit de la clef de voûte de tout l’édifice romantique. Il va sans dire que ce point mériterait un examen plus attentif que ce que nous proposons ici. Il s’agit de la relation entre le désir et l’objet du désir, entre le physique et l’idéal, entre le corps et l’imagination. Peut-être que le corps est le début et la fin du désir, c’est-à-dire son origine et son accomplissement. Mais pour véritablement connaître le désir, ce désir qui nous fait homme, il importe de le gonfler, de le sublimer dirait un psychanalyste. Cette sublimation a certes quelque chose de chimérique, mais elle seule peut rendre l’humain qui est mû par un tel désir admirable et beau. Autrement dit, même si la vertu ne conduit pas au bonheur terrestre (au sens d’une satisfaction et d’une plénitude), elle seule permet de transformer l’être qui est mû par une pulsion sexuelle (animale, biologique) en un être héroïque qui lutte pour sa dignité (humaine, idéale). Cette chimère est donc d’un rôle capital, car elle seule permet d’élever l’être humain jusqu’au sublime.
Il n’est pas dit que les personnages de Rousseau comprennent parfaitement ce qui se passe en eux. Mais Julie semble bien près de prendre conscience de ce qu’elle est dans son « chant du cygne ». Nous prenons ici la liberté d’en citer un assez long passage, car il faut à tout prix bien saisir ce qui y est exprimé si nous voulons comprendre ce qu’est le romantisme.
Après l’avoir pris à leur exemple [la dévotion], j’ai trouvé dans ce choix un autre avantage auquel je n’avais pas pensé. Dans le règne des passions elles [les vertus] aident à supporter les tourments qu’elles donnent ; elles tiennent l’espérance à côté du désir. Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir ; si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui la cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité.
Qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination [...], et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas.
[...] Celui qui pourrait tout sans être Dieu, serait une misérable créature ; il serait privé du plaisir de désirer ; tout autre privation serait plus supportable. (VI, viii, p.693-94)
Vivre et désirer ne font qu’un. Mais pour entretenir le désir, et du même coup la vie, il faut la vertu et la religion. Et nous retrouvons ici notre question initiale : quelle existence ont la vertu et la religion ? Faire de Rousseau un athée serait, me semble-t-il, une thèse difficilement défendable. Dans tous ses écrits, Rousseau examine la question de la religion avec beaucoup de sérieux et de profondeur. Cependant, il est peut-être bon de se demander qui intéresse le plus Rousseau, Dieu ou Julie. Car renier Dieu et la religion aura pour conséquence de ne plus permettre un type humain comme Julie. Ôter la religion, c’est ôter le désir qui anime Julie. Affirmer la mort de Dieu, c’est affirmer la mort de la Présidente de Tourvel des Liaisons dangereuses de Laclos, c’est affirmer la mort de Mme de Rênal du Rouge et le Noir de Stendhal. Ces deux personnages sont en effet de puissantes amantes, parce qu’elles sont justement déchirées entre leur amour pour un homme et leur amour pour Dieu et la vertu. Quand la Présidente de Tourvel se donne à Valmont et quand Mme de Rênal se donne à Julien Sorel, elles savent toutes deux qu’elles commettent un péché. Elles savent qu’elles brûleront en enfer, mais disent « oui » à leur amant. Elles seules se sont véritablement damnées « pour l’or d’un mot d’amour[27] ». Voilà la passion, voilà l’effort érotique destructeur au sens le plus élevé. Autrement dit, le déclin de la religion va de pair avec le déclin de la sentimentalité et du désir de Mme Bovary. Mieux : la mort de Dieu est la naissance de Mme Bovary. Sans religion, l’amour passion n’a plus rien de sublime. Pour que le désir soit gardé en vie, il faut un violent combat de passions, et pour qu’il y ait combat, il faut deux adversaires, deux passions qui se font face. Le déchirement entre l’amour passion et l’amour de la vertu est la condition de possibilité de la grandeur de Julie. Sans ce combat, il n’y a plus de Nouvelle Héloïse.
La désillusion
En examinant la place et l’importance accordées au désir dans La Nouvelle Héloïse, nous croyons avoir identifié le fondement de l’argumentation contemporaine qui fait du mariage chrétien à la fois un objet admirable et de mépris. On admire la disposition intérieure de celui qui pourrait se présenter à l’église en véritable chrétien (quel désir ! quelle passion !), mais on méprise celui qui se croit tel (quelle naïveté ! croire en des chimères). On admire la passion, mais on ne croit pas en l’objet qui seul peut la motiver. Mais pour en arriver là, il faut passer par une étape de désillusion.
Nous hésitons à faire de la désillusion un thème proprement rousseauiste[28]. Comme nous le disions, la chimère, dans le cadre de la pensée de Rousseau, est plutôt le bonheur et la satisfaction apportés par la vertu et la religion que l’existence de Dieu. Julie dit bien que le « pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et [que] tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas.» Une place est donc faite à « l’Être existant par lui-même », c’est-à-dire à Dieu. Il serait donc peut-être plus juste de dire les choses ainsi : il y a, chez Rousseau, un primat du corps et des désirs (comme origine et fin), mais une primauté du spirituel, de la vertu et de la religion (comme importance)[29].
Cela dit, beaucoup d’éléments sont réunis et le pas qui reste à faire est peut-être en fin de compte plus petit que nous le croyons. Rousseau, c’est une évidence, aurait été le premier à déplorer la bassesse spirituelle de notre monde. Pourtant, quand nous lisons un roman aussi désillusionné que Les particules élémentaires de Michel Houellebecq, nous ne pouvons que repenser au critère à partir duquel Rousseau voulait que nous jugions nos sociétés. Car que sont les relations entre les hommes et les femmes à l’état de nature ? « L’appétit satisfait, l’homme n’a plus besoin de telle femme, ni la femme de tel homme. Celui-ci n’a pas le moindre souci, ni peut-être la moindre idée des suites de son action. L’un s’en va d’un côté, l’autre de l’autre, et il n’y a pas apparence qu’au bout de neuf mois ils aient la mémoire de s’être connus[30].» Ne fallait-il pas, par une nécessité logique oserions-nous dire, retourner à cet état animal une fois que les chimères furent identifiées ? La pensée de Rousseau ne cesse d’osciller entre l’homme animal (que révèle la science) et l’homme sublime (que révèle l’art). Sans doute tenait-il aux deux, mais la vérité du second ne semble pas faire le poids en face de celle du premier. Car, pour reprendre les mots de Nietzsche, « l’esprit intrépide » qui se donne la tâche « d’expliquer et d’analyser sérieusement, en partant des principes darwiniens, les phénomènes de la bonté humaine, de la compassion, de l’amour et de l’abnégation31 » sera conduit tout droit à la « connaissance tragique[32]». Naïveté de l’état de nature certes, mais désillusion du nôtre.
Conclusion
Une fois tout ce chemin parcouru, quel choix nous reste-t-il ? Est-ce un véritable dilemme que de nous obliger à choisir entre « réenchanter » le monde de chimères ou accepter un monde où la vérité est animale et brute ? Ce n’est pas ce que nous croyons, ou plus exactement nous croyons que la façon dont les romantiques ont posé le problème est biaisée. Avant de considérer une autre façon de voir les choses, disons encore un mot sur le romantisme.
La réponse que nous venons de fournir à la question que pose ce dossier voulait montrer que le cœur du romantisme se joue au niveau des désirs humains. Être romantique, c’est préférer être détruit par ses désirs que de les adapter à notre réalité humaine. Malgré tout ce qu’a tenté Rousseau dans son Émile, nous croyons que le romantisme s’est construit autour de la prémisse que les désirs humains les plus profonds sont bons par nature et qu’ils n’ont pas à être éduqués. Et nul n’a su mieux exprimer cela que Werther : « je traite mon petit cœur comme un enfant malade, je lui passe toutes ses volontés[33].» Les écrivains romantiques sont tous des poètes plus doués les uns que les autres. Leur âme sensible est capable d’embellir à peu près n’importe quoi. Pourtant, il nous semble que la philosophie qui soutient leur création (philosophie qui fut exprimée par Rousseau mieux que par quiconque) est, osons le mot, immature. Et comprendre cela, je l’espère, nous aidera à comprendre notre propre immaturité.
Face à cette immaturité, nous aimerions rappeler un autre type de création imaginaire à travers laquelle une tout autre façon de comprendre la nature humaine est proposée. Pour y avoir accès, il suffit de s’imaginer que la même journée se répète sans cesse. Il suffit de s’imaginer coincé, comme Bill Murray dans Le jour de la marmotte (Harold Ramis, 1993), à l’intérieur des mêmes vingt-quatre heures. Qui peut faire l’effort de se penser dans un tel contexte peut alors, peut-être, découvrir les véritables activités qui combleront ses véritables désirs. Car que représente ce film sinon un homme insatisfait, jeté dans une petite ville qu’il déteste, une ville minable qui ne lui offre rien pour le satisfaire, mais contraint d’habiter cette ville indéfiniment sans pouvoir en sortir ? Une fois que le personnage a pris conscience de sa situation, il comprend qu’il n’y a plus de conséquences à ses actes. Si demain n’existe pas, ou si demain efface les actions commises aujourd’hui, alors tout est permis. Cette comédie « légère » est construite sur ce que nous appelons en grandes pompes en philosophie la mort de Dieu. Ou encore, il s’agit d’une reprise du mythe de l’anneau de Gygès que Platon propose dans sa République. Bref, il s’agit d’une fiction qui met à nu les désirs qui nous habitent. Mais ce que Le jour de la marmotte a de particulier est qu’il ne propose aucune voie de sortie, même la mort ne permet pas d’échapper à ce curieux destin. Ainsi, après avoir laissé cours à ses désirs les plus bas, après être devenu chaque jour le tyran de cette ville, le personnage se bute à un obstacle : l’amour d’une femme. C’est là que le personnage devient intéressant, car c’est là qu’il devient romantique. Son désir ne peut être satisfait et il découvre l’absurde de sa situation. Au vrai sens du terme, cet homme est insatisfait et désillusionné. Dès lors, comme pour Julie, Werther et compagnie, la mort devient la solution. Mais, et c’est là que la fiction est géniale, la mort n’y change rien. Dans cette fiction, nous sommes tous contraints à apprivoiser le monde. Plus encore, ce mythe a ceci de vrai qu’il s’accorde parfaitement avec notre mode de connaissance : ce sera toujours nous qui changerons, ce sera toujours nos désirs qui changeront, non le monde. Et notre homme découvre tranquillement la musique, les arts et la littérature, les rapports humains, et alors qu’il n’y croit plus, l’amour, le fait d’être aimé. Notre homme a été contraint d’éduquer ses désirs et il a redécouvert le monde, un monde dans lequel il veut habiter.
1 . Toutes les citations de Rousseau sont tirées de l’édition des Œ uvres complètes (O. C.) de La Pléiade. Les citations de Julie ou la Nouvelle Héloïse sont tirées du tome II et seront indiqués à même le texte entre parenthèse le numéro du livre, le numéro de la lettre et le numér de la page de cette édition.
2. Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement, Montréal, Boréal, 1984, p.460.
3. Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p.47-48.
4. Id., « Survivre » dans Rester vivant, Paris, Librio, 1999, p.21.
5 . Alfred de Musset, Lorenzaccio, III, iii, v.352.
6 . Jacques Brel, « La Quête ».
7. Pour Pascal, il s’agit de la chute originelle de l’homme et de la grâce divine. L’homme est fautif par nature, et il doit découvrir sa faute en s’apercevant que son plus grand désir ne peut être comblé en ce monde, et par le fait même que ce monde est pour lui un « cachot », et par conséquent placer tout son bonheur dans l’espérance d’une vie éternelle en Dieu. Pour Voltaire, il s’agit de l’égoïsme naturel de l’homme et de sa gestion rationnelle. Cet égoïsme, surtout lorsqu’on essaie de le nier, est à la cause de grands désastres dans les affaires humaines. Toutefois, si on reconnaît son existence, si on accepte que chaque homme recherche d’abord son propre intérêt, on peut alors entreprendre de le gérer rationnellement en faisant comprendre à chacun que son intérêt, une fois bien compris, doit tenir compte de l’intérêt de chacun (voir, entre autres, la lettre onzième qui porte « Sur l’insertion de la petite vérole » et qui explique que le principe de vaccination, qui vise et produit la santé, consiste justement à insérer en petite dose la maladie dans un corps sain).
8. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes dans O. C., tome III, p.133.
9. Ibid., p.123.
10. Cette thèse n’est aucunement originale, car elle fut à la source d’un livre excellent, soit L’Amour et l’Amitié d’Allan Bloom (voir p.61 dans les Éditions de Fallois, 1996).
11. Claire, la cousine et meilleure amie de Julie, est celle qui fournit la plus parfaite description de ce que l’on pourrait appeler « l’effet Julie » : « C’est que ton cœur [celui de Julie] vivifie tous ceux qui l’environnent et leur donne pour ainsi dire un nouvel être dont ils sont forcés de lui faire hommage, puisqu’ils ne l’auraient point eu sans lui » (IV, ii, p.409).
12. « Vous donnez une retraite agréable et sûre à deux amants persécutés ; vous y rendez leurs feux légitimes, leur union solennelle, et je sais que sous votre garde j’échapperai aisément aux poursuites d’une famille irritée. C’est beaucoup pour l’amour, est-ce assez pour la félicité ? » (II, vi, p.207-208).
13 . « M. de Wolmar a près de cinquante ans » (III, xx, p.369) lorsqu’il marie Julie, qui elle n’en a certainement pas vingt-cinq.
14. « Cette partie de la police établie dans cette maison me paraît avoir quelque chose de sublime » s’exclamera Saint-Preux (IV, x, p.463).
15. « La vie qui charmerait [un sexe] serait, dit-[Julie], insupportable à l’autre ; les inclinations que leur donne la nature sont aussi diverses que les fonctions qu’elle leur impose ; leurs amusements ne diffèrent pas moins que leurs devoirs ; en un mot, tous deux concourent au bonheur commun par des chemins différents, et ce partage de travaux et de soins est le plus fort lien de leur union » (IV, x, p.450. C’est nous qui soulignons).
16 . « Favorisée en toutes choses du ciel, de la fortune et des hommes, je vois tout concourir à mon bonheur. Un chagrin secret, un seul chagrin l’empoisonne, et je ne suis pas heureuse » (IV, xvii, p.513).
17. « J’ai naturellement l’âme tranquille et le cœur froid. Je suis de ces hommes qu’on croit bien injurier en disant qu’ils ne sentent rien ; c’est-à-dire qu’ils n’ont point de passion qui les détourne de suivre le vrai guide de l’homme » (IV, xii, p.490).
18. Lors d’une fête donnée à Clarens lors de la réunion de Julie, de Claire et de Saint-Preux (les trois principaux acteurs de la première moitié du roman), Saint-Preux réaffirme le thème qui est le sien par son goût pour le désordre : « La fête fut célébrée, non pas avec pompe, mais avec délire ; il y régnait une confusion qui la rendait touchante, et le désordre en faisait le plus bel ornement » (V, vi, p.600).
19. « Oui, ma Claire, tu serviras encore ton amie en couronnant ton amour, et je serai plus sûre de mes propres sentiments quand je ne pourrai plus distinguer entre vous » (V, xiii, p.634).
20. « Je ferai plus ; je suis prête à vous confier un de mes enfants ; je le croirai mieux dans vos mains que dans les miennes : Quand vous me le ramènerez, je ne sais duquel des deux le retour me touchera le plus » (VI, viii, p.692).
21. Seul M. de Wolmar, qui pleura pour la première et la dernière de sa vie, semble voir plus clair en Julie et lui reproche : « vous vous réjouissez de mourir ; vous êtes bien aise de me quitter » (VI, xi, p.719).
22. La nouveauté historique du romantisme (comprise comme un penchant naturel de l’homme) peut être remise en question lorsque nous voyons Montaigne s’efforcer de ne pas adopter un tel point de vue et tenter de distinguer la mort de Socrate de celle de Caton ; voir De la cruauté (II, 11) et De la physionomie (III, 12).
23. Rousseau, Les Confessions dans O. C., tome I, ix, p.414.
24. Saint Thomas d’Aquin, Sur les tromperies, xiv, #692.
25. À la limite, nous avons vu que ce don de soi ne concerne pas l’extérieur mais reste intime. C’est un don de soi, comme acteur, mais pour soi, comme spectateur.
26 . Voir le livre IV d’Émile ou de l’éducation.
27. Jacques Brel, « La Quête ».
28. M. de Wolmar est certes désillusionné, mais pas exactement à la façon dont nous en avons parlé dans la première partie. M. de Wolmar est un athée vertueux, non un désillusionné tragique. Quant à Rousseau, un examen plus attentif de ses œuvres autobiographiques mériterait d’être fait avant d’affirmer que la désillusion n’est pas un thème de son œuvre ; voir, par exemple, Les Confessions : « Douce et sainte illusion de l’amitié ! Gauffecourt leva le premier ton voile à mes yeux. Que de mains cruelles l’ont empêché depuis lors de retomber ! » (O. C., tome I, viii, p.391). La désillusion sera cependant un thème explicite des auteurs qui suivront Rousseau. Voir par exemple Nietzsche, La Naissance de la tragédie, §15 où il est question de « la connaissance tragique ».
29. Nous empruntons cette formule à André Comte-Sponville qui, nous semble-t-il, affronte des questions similaires dans son excellent Traité du désespoir et de la béatitude ; voir par exemple le tome 1, Le mythe d’Icare, PUF, 1984, p.305.
30. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes dans O. C., tome III, note xii, p.217.
31. Nietzsche, Considérations inactuelles I, « David Strauss, le confesseur et l’écrivain », §7.
32. Voir note 28.
33. Goethe, Les souffrances du jeune Werther, « le 13 mai ».