Deleuze

Spinoza : Déc.1980/Mars.1981 cours 1 à 13 - (30 heures)

Marielle Burkhalter

Cours du 16/12/80 - 2 (Transcription : Cécile Fredet. Relecture-correction : Emmanuel Péhau)

... C'est une manière. On dirait aujourd'hui autre chose, mais ça reviendrait au même, hein. On prendrait un autre exemple... Bien... Et, ce qui est important, c'est la réponse de Spinoza - dès sa première lettre. Ça, c'est vraiment leur attaque. Spinoza répond en quelque sorte : « D'accord. » Il répond déjà à Blyenbergh à peu près : « Oh oui, ton ton, il me plaît pas beaucoup, mais d'accord, d'accord, pour ce problème, je vais t'expliquer un peu. » Et il lui répond une chose vraiment très, très curieuse, alors. Très curieuse. Au point que il faut lire plusieurs fois le texte. On se dit : « mais qu'est-ce qu'il est en train de nous dire ? »

Et je le lis, le texte. « L'interdiction du fruit de l'arbre... » Là, c'est Spinoza qui répond, donc, à Blyenbergh « L'interdiction du fruit de l'arbre consistait seulement dans la révélation faite par Dieu à Adam des conséquences mortelles qu'aurait l'ingestion de ce fruit ; c'est ainsi que nous savons par lumière naturelle qu'un poison donne la mort. »

Lire un texte comme ça... Si je numérote les paradoxes de la correspondance avec Blyenbergh, je dis : ça commence par un paradoxe très, très curieux. Puisque Spinoza répond essentiellement : « Voilà, vous parlez au nom... En fait, lorsque vous dites : "Dieu a défendu à Adam de manger du fruit", vous énoncez pas un fait, vous donnez déjà une interprétation. Il se trouve que cette interprétation, c'est celle de l'ancien testament. C'est une interprétation ; c'est pas un fait. Vous racontez une histoire. L'histoire même que raconte l'ancien testament. Et cette histoire, elle implique un certain "code", on dirait aujourd'hui. Quel est le code ? C'est le système du jugement. Vous traduisez un fait - il y a bien un fait, Spinoza va essayer de le découvrir, le fait -, mais, quand vous racontez : "Dieu a interdit quelque chose à Adam et Adam l'a quand même fait", ben, c'est une histoire, oui, c'est bien, c'est intéressant, c'est une histoire qui a son code - et le code, c'est le système du jugement. »

Pourquoi c'est le système du jugement ? Parce que ça implique un premier jugement, jugement prohibitif de Dieu : « tu ne feras pas cela. » « Tu ne feras pas cela. » : premier jugement de Dieu. En effet, y'a rien de fait encore - c'est du domaine du jugement. Y'a pas de fait : Adam, il a encore rien fait. Et Dieu lui dit : « Tu ne mangeras pas du fruit. » C'est un jugement divin. « Ne mange pas du fruit. » C'est un impératif divin, c'est un jugement. Deuxième chose, deuxième jugement : Adam juge qu'il est bon pour lui de manger du fruit. C'est le fameux « faux jugement ». Troisièmement : jugement de sanction. Dieu condamne Adam, et la sanction, c'est : il est chassé du paradis.

Là-dedans, à tous étages, à toutes les étapes, quelqu'un a jugé. C'est-à-dire : on a substitué des jugements aux faits. Voilà ce qu'est en train de nous dire Spinoza : « Vous avez substitué des jugements aux faits. »

La philosophie du jugement, pour Spinoza, c'est la catastrophe. En effet, encore une fois, le jugement implique le primat de l'Un sur l'Être. Juger l'Être, ça ne peut se faire qu'au nom de quelque chose qui est supérieur à l'Être. Et toutes les philosophies du jugement, je crois, s'opposeront précisément, à cet égard, à une ontologie.

Bien... Voyez, Spinoza, il dit : « D'accord, bon, tout ça - on peut toujours me raconter cette histoire, mais cette histoire, elle appartient entièrement au système du jugement. Si j'essaie en revanche de saisir un fait là-dedans, où est le fait ? » Ça implique : pas de jugement. Vous supprimez les jugements. Qu'est-ce qui vous reste ? Il vous reste le fait suivant : Adam mange d'un fruit et il perd de la perfection, c'est-à-dire de la puissance. Voilà le fait. Voilà le fait supposé. C'est une très bonne méthode, ça, chercher le fait. Adam mange le fruit et par là même perd de sa perfection, c'est-à-dire de sa puissance.

Remarquez que dans le fait tel que je l'énonce actuellement, je n'ai pas retenu « Dieu avait interdit », qui était un jugement. On va voir si je peux l'intégrer dans le fait, ça, le pseudo-interdit de Dieu. Mais on en reste là. On cherche toujours à creuser ce fait.

Dieu a mangé du fruit et Adam a... Ah, non, non, non ! (rires) Adam a mangé du fruit et, voilà, il a perdu de sa perfection, c'est-à-dire de sa puissance. Spinoza, vraiment, il y va pas de main morte, hein ? « C'est ainsi que nous savons par la lumière naturelle qu'un poison donne la mort. » En d'autres termes, il dit explicitement : la pomme, elle a agi sur Adam comme un poison. Adam, il a pas du tout fait quelque chose de défendu, Adam il s'est empoisonné... Ah bon ? Ah... Ça change tout ! Je croyais qu'il avait fait quelque chose de défendu, mais pas du tout ! Il a eu quoi ? Alors là, déjà, on va faire comme un bond en avant pour plus tard, mais il faut aller vraiment lentement, hein. Qu'est-ce qui lui est arrivé à Adam, au juste ? Perdre de sa perfection, c'est-à-dire de sa puissance, c'est quoi ? Voyez, c'est pas une sanction : la sanction, ça implique le jugement. C'est pas « Dieu qui a puni Adam ». Ça arrive tout le temps dans la nature, ça, ces trucs là, une bête qui mange quelque chose qui est pas bonne pour elle. On dit après que la bête, elle est morte - « c'est ainsi que nous savons, etc., que un poison donne la mort » -, on dit : « tiens, oh, elle est morte » - là, ce n'est pas un jugement, c'est l'énoncé d'un fait : « elle est morte, ah... ». Elle bouge plus, quoi. Ou bien elle est malade. Elle est malade... Adam a mangé quelque chose qui le rendait malade. La maladie, c'est la diminution de puissance. Qu'est-ce que c'est, être malade ? C'est perdre de la puissance.

Bon... Quelle différence il y a entre santé et maladie ? Là, là, sentez : on commence à tenir un problème. On commence à tenir un problème. Est-ce que ne va pas appartenir à l'éthique et à l'ontologie de faire une espèce de conversion des valeurs du bien et du mal en santé/maladie ? Est-ce que l'éthique va pas être fondamentalement - fondamentalement - une... quoi ? Une médecine ? Autre chose qu'une médecine ? Et quelle genre de médecine ?

Bon, je reviens ... Pour ça, allons très, très lentement... Il a mangé sa pomme, Adam, hein. Et il est livide. Il s'est empoisonné. Donc, il tombe malade. « Tomber malade », ça veut dire « devenir moins puissant ». C'est bien connu, quand je suis malade, je ne peux plus faire certaines choses que je pouvais faire avant.

Bien... En fait, ça arrive tout le temps. Je dis : des bêtes, en effet, mangent juste ce qui leur faut pas. Les chats, par exemple, dans la nature, il leur arrive de manger, là, des choses qui sont des poisons pour eux. Les rats, ils cessent pas de manger des - non, les rats, ils sont tellement intelligents, contrairement aux chats, que, eux, ils évitent. Mais parfois même un rat y passe. C'est-à-dire, bon... Et nous - et nous, tout le temps.

En d'autres termes, Spinoza est en train de nous dire - de nous glisser à nous, dans l'oreille (et à l'oreille de Blyenbergh) : « mais Adam, il a eu qu'un tort, c'est que : manger la pomme, il en était pas capable. » « Il en était pas capable. », ça veut dire quoi ? Ben, je suis pas non plus capable d'avaler de l'arsenic. D'accord... La bêtise d'Adam, c'est de pas avoir compris qu'il était pas capable de faire ça. Ça se complique, alors, hein ? « C'est ainsi que nous savons ou que nous ne savons pas qu'un poison donne la mort. »

Alors... Il est temps que je rattrape dans le fait l'interdit - le pseudo-interdit - de Dieu. Le texte le dit formellement : Dieu a bien fait - mais pas du tout une défense à Adam (qui serait de l'ordre du jugement) ; il lui a fait une révélation. Là, voyez, tous les mots sont importants : une révélation, c'est pas un jugement. Une défense, c'est un jugement : « ne fais pas ceci. » Une révélation... Il lui a fait savoir. Par quels moyens ? Peu importe, là, Spinoza il était pas... Il lui a fait savoir. Il lui a fait savoir quoi ? Ben, Dieu dans son immense bonté - d'accord, ça, on peut garder ce bout de... - a fait savoir à Adam que le fruit agirait sur lui comme un poison. Seulement, Adam a rien compris. Ayant l'entendement faible - Adam étant vraiment pas malin-malin -, il a rien compris. Dieu lui fait savoir que ce fruit est un poison. C'est gentil, parce que, sinon, comment est-ce qu'on peut savoir fruit est un poison ? Je me promène dans la forêt, je vois des fruits admirables, comment je peux savoir que c'est un poison ?

De trois manières... Je le mange - et je m'écroule... (rires) C'est la méthode Adam. (rires) C'est vraiment pas la meilleure. (rires) Je suis malade. Première manière. Deuxième manière : j'observe. J'amène - j'ai mon chat, dans ma poche (rires) ; je lui fais manger un bout du fruit ; il est pris de convulsions et crève. (rires) Je peux conclure par expérience que ce fruit est un poison. Hein. J'aurai expérimenté. Ça implique une certaine sagesse. Seconde méthode possible. C'est la méthode expérimentale. Troisième méthode : méthode divine. Dieu m'épargne l'expérience et me fait savoir que c'est un poison. Il me révèle que c'est un poison. Par quoi ? Lisons les livres des prophètes : par un signe... Que j'interprète. Les prophètes procèdent comme ça. Et Spinoza a une admirable et très belle théorie du prophétisme et des signes prophétiques dans le Traité théologico-politique. Mais on conçoit que Dieu puisse faire en effet une révélation à Adam. Il en a bien fait à Moïse, il en a bien fait aux prophètes. Il peut faire une révélation à Adam. Pour lui dire : « ce fruit est un poison. » Adam ne comprend rien. Du coup, il se dit - là, il est vraiment comme ça - il se dit : « ah bon, qu'est-ce qu'il me dit là, Dieu ? » [Intervention de Claire Parnet : comme Rantanplan, alors ?] Oui, tout à fait, tout à fait, comme Rantanplan... Et il dit : « ah, qu'est-ce qu'il me dit, mon dieu ? » Et il comprend que Dieu lui défend quelque chose. Mais Dieu lui défend rien du tout. Dieu met une affiche, par gentillesse, comme ça, (rires) il met une affiche sur le fruit : « poison. » L'autre se dit : « Ouh lala, Dieu m'interdit de manger du fruit. » Pas du tout. Dieu s'en fout - complètement, complètement, complètement... Ça lui est égal, Dieu, ça lui est égal... Il a prévenu Adam... Ça lui est complètement égal... Et Adam se dit : « Dieu me le défend ? Qu'est-ce qu'il doit être bon, ce fruit ! Il doit être bon. » Il mange le fruit.

Donc, le fait, c'est quoi ? Encore une fois, le fait, c'est ceci : Dieu... Voilà, notre réduction au fait... On a converti le système du jugement en un simple fait (complexe mais unique) : Dieu avait révélé que le fruit était un poison, Adam a quand même mangé le fruit et il est tombé malade. Bien...

Il est tombé malade... Est-ce que ça ne doit pas nous ouvrir, là, des horizons ? Et je commence... Vous acceptez juste ce point de départ de Spinoza et je voudrais déjà le commenter au maximum, parce que, si on tient ça... Ça a l'air un peu d'une proposition d'humour. Quand vous lirez le texte, à vous, là aussi, de mettre vos accents. Moi, je crois que Spinoza a une jubilation intense en extrayant ce prétendu fait de l'histoire du jugement. Il peut pas ne pas savoir lui-même ce qu'il est en train d'agiter. Il peut pas ne pas penser par exemple à l'état dans lequel les prêtres sont, en lisant... Les prêtres de l'époque. Maintenant, ils sont habitués... (rires) Dans quel état les prêtres pouvaient être en lisant des trucs comme ça, quoi. « Ah oui, Spinoza... Spinoza, vous savez ce qu'il raconte sur Adam ? » Enfin... Epatant ! Epatant... Je crois que c'est un texte de grand humour philosophique. C'est un grand texte, oui, d'humour juif, d'humour positiviste et d'humour tout court, quoi.

[Intervention de Claire Parnet. Elle lui demande s'il ne croit pas que ça tient à ce qu'il y a deux sortes de prophètes : les « Averell Dalton » et les « Lucky Luke ». « Y'en a qui comprennent tout - Jérémy et Daniel - et ceux qui comprennent rien : Adam... »]

Oui, en effet, puisqu'il s'oppose à toute la tradition « Adam, l'homme parfait ». Pour lui, c'est très important que Adam il peut pas être un homme parfait. Le peu de perfection qu'il a, il la perd dès le premier coup, et il avait pas grande perfection.

Alors... Oui ?

[Intervention d'un étudiant.].

... Pour tout mélanger, elle serait kierkegaardienne : Adam aurait l'angoisse devant cet interdit dont il ne sait même pas quel est le sens. Mais, encore une fois, je rappelle que pour Spinoza - et c'est de Spinoza qu'on s'occupe -, il n'y a pas d'interdit, y'a absolument pas d'interdit, y'a absolument pas d'histoires, y'a absolument pas d'angoisse d'Adam, y'a le fait qu'Adam, là, s'empoisonne. Et c'est ça uniquement le fait.

Moi, je veux dire... Et c'est ça, donc... Retenez juste ça, mais je voudrais déjà en tirer des conséquences comme éthique... Pour vous montrer cette proposition : « Adam mange du fruit et tombe malade parce qu'il s'empoisonne. », elle est assez inépuisable. Avant même qu'on cherche ce qu'elle veut dire philosophiquement, je crois... Tirons en des conséquences... Ben, je crois qu'il y a déjà beaucoup de conséquences pratiques, c'est-à-dire éthiques.

Finalement, il y a une expression assez courante : « s'empoisonner la vie ». Il y a des gens qui s'empoisonnent la vie. Ça veut dire quoi ?

Je veux dire : prenons cette conduite d'Adam. Il avait des moyens de savoir si le fruit était un poison ou non. Soit la révélation de Dieu, soit l'expérimentation. Il s'est précipité sur le fruit et il l'a mangé et puis il tombe - il tombe malade... Est-ce que d'une certaine manière, si ça fait tellement rigoler Spinoza, est-ce que d'une certaine manière c'est pas ce qu'on fait ? Et s'il prend cet exemple, est-ce

que c'est pas un exemple très représentatif de ce qu'on fait tous les jours ? A savoir, on cesse pas... Et peut-être la morale a pas grand-chose à nous dire à cet égard, mais peut-être que l'éthique a beaucoup à nous dire à cet égard... Nous ne cessons pas de nous mettre, à la lettre, dans des situations impossibles. S'empoisonner la vie, c'est cet art que nous avons de nous mettre nous-même dans des situations impossibles. « Situations impossibles », ça veut dire quoi ? Des situations, ben, finalement, hein, qui vont faire que on tombe malade. Et on y va en courant. C'est bizarre ça...

Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que ce serait, à ce moment-là, le contraire ? Parce que, ça c'est un phénomène de maladie : il mange le fruit, il tombe malade. Mais malade, on ne cesse pas de le devenir. On se rend malade. Adam s'est rendu malade. Bien. Je me rends malade - tout le temps. Qu'est-ce qu'il faudrait faire, qu'est-ce que ce serait « ne pas se rendre malade » ?

Voilà que on est en train de dessiner un nouveau pan de l'éthique. Je disais : « l'éthique, ça veut dire : il n'y a pas de bien ni de mal, mais, attention, il y a du bon et du mauvais. » C'est en train de devenir, doucement, dès notre première avance : « il n' y a pas de bien ni de mal, mais, attention, y'a de la santé et de la maladie. » Et en un sens très, très général, il y a de la santé et de la maladie. Je ne cesse pas de me mettre dans des situations impossibles qui me rendent malades. J'en suis malade. Qu'est-ce qu'il faudrait faire ? Qu'est-ce que ce serait le bon ? Qu'est-ce que l'éthique nous conseillerait ? « Avant même de faire de la morale, agir sur les situations. » Tiens, voilà que l'éthique deviendrait un art d'agir préventivement sur la situation. « Surtout, attendez pas d'être dans votre situation impossible, commencez par pas vous y mettre. » Bon, ça a l'air d'être une prudence, mais plus ce sera plat, plus peut-être ce sera gonflé de quelque chose de philosophique. On va voir où ça nous mène, où ça peut nous mener, ça...

Comprenez, la morale, c'est... Bon... « La situation étant donnée, il faut agir pour le mieux. » L'éthique, elle dira pas ça. « Oh, si vous êtes dans telle situation, que vous soyez lâche, que vous soyez abominable, c'est forcé. C'est forcé. » Il s'agit pas d'être courageux dans des situations intenables, parce que ça, non... C'est dur d'abord, quoi. Non : il s'agit de pas vous flanquer dans cette situation là. Alors, est-ce que ça veut dire « fuyez » ? On va voir tout ça, on va voir... Il faut peser chaque mot... faut aller très, très lentement...

Donc, l'éthique, ce serait quoi ? Pas du tout un art de se retirer de toute situation, mais ce serait l'art d'opérer une espèce de sélection au niveau de la situation même. Qu'est-ce que ça veut dire, cet art de la sélection au niveau de la situation même ? Qu'est-ce qu'il a eu tort ? ... Ben, c'est précisément... Je devance, là, parce que... Ce sera le premier sens - je dis pas le sens ultime - mais ce sera bien ça le premier sens de ce que Spinoza appellera « la Raison ». Quelle est la différence entre l'homme raisonnable et Adam ? A quel point Adam ne s'est pas comporté de manière raisonnable ? C'est que l'homme raisonnable, c'est celui qui fait une espèce de sélection. Il expérimente. Il cherche ce qui est poison et pas poison - dans une situation. Il élimine de la situation ce qui est poison. Ou il essaie. Autant qu'il est en lui, autant qu'il peut, chacun s'efforce, chacun s'efforcera... Sélectionner les données de la situation. Voilà une tâche qui est pas morale, hein ? Elle est éthique - toujours dans notre souci pratique de distinguer une éthique et une morale.

Et voilà que, à mesure que je dis ça, je me dis : « évidemment, j'ai raison. » J'ai raison pourquoi ? Parce que, à des années, des années de distance, retentit... des pages très, très curieuses de quelqu'un qui avait autant d'humour que Spinoza - l'humour le plus étrange du monde -, qui n'était pas ouvertement spinoziste, et qui écrit sur ce seul point des pages spinozistes. A savoir : Jean-Jacques Rousseau. Et Jean-Jacques Rousseau, malgré tout ce qu'on dit, il aimait pas la morale. Il aimait pas du tout la morale.

Et dans Les confessions, qui sont, jusqu'à un certain point, jusqu'à un certain moment, le livre le plus drôle du monde, enfin un des livres les plus drôles, les plus amusants du monde... Les confessions ont même une composition extraordinaire. C'est-à-dire... Rousseau est absolument déchaîné pendant tous les premiers livres des Confessions, raconte vraiment n'importe quoi, se compromet jusqu'au cou... C'est un livre vraiment, vraiment drôle, on peut pas le lire sans rire beaucoup à chaque page, du moins à beaucoup de pages. Toutes les aventures de Rousseau, tout ça, c'est... épatant. Et puis se fait une espèce de processus - alors là, c'est un grand livre pour la formation de ce qu'on peut appeler le processus pathologique. Ça fait... à mesure qu'il avance dans le livre, le rire s'éteint, la grande rigolade s'éteint, et ça tourne, vraiment, à un espèce, alors, de truc... y'a le thème de la persécution qui surgit d'abord très petit à petit, et puis il y a l'emprise, la tombée, alors, dans cette terrible maladie, dans cette espèce de paranoïa délirante, là. Et le livre devient de plus en plus sombre, sombre, sombre, mais c'est un livre admirable par cette composition. La flèche de rire, là, pendant tous les premiers livres, l'espèce de manière dont Rousseau ne cesse de dire au lecteur « voyez comme je suis complètement ridicule, grotesque, mais je m'en tire, finalement, c'est moi qui les aurait ! » Puis de plus en plus : « oh non, ils sont entrain de m'avoir, ils sont en train de m'avoir ! » Jusqu'à à la fin, où il y a des pages d'angoisse qui sont, alors... C'est un livre formidable de composition à la fois volontaire et involontaire.

Mais je dis : dans les Confessions, Rousseau explique, à un moment, que il méditait un grand livre qu'il n'a jamais pu faire, et que ce grand livre se serait appelé : La morale - mais attention : La morale sensitive. La morale sensitive - sensitive - ou le matérialisme du sage. Voyez : morale, oui, mais sensitive. Par opposition à la morale tout court. Le sage, oui, mais : matérialisme du sage. Or, qu'est-ce que c'est, la morale sensitive ou le matérialisme du sage ? On n'est pas étonné d'y voir, là, un ton et un thème, à la lettre - là j'exagère pas, c'est d'après la lettre même du texte - un ton et une lettre vraiment spinozistes. Car tout le thème de cette morale que Rousseau voulait faire et qu'il a jamais pu faire, consistait à dire ceci : la morale, c'est pas intéressant. Pourquoi la morale c'est pas intéressant ? Parce que elle vit toute entière sur un thème qui est absolument un faux thème. C'est le combat de la vertu et de l'intérêt. Combat de la vertu et de l'intérêt... Et ce que la morale ne cesse de mimer, et ce à quoi elle ne cesse de nous appeler, c'est à cette lutte de la vertu et de l'intérêt, où la vertu est censée devoir l'emporter sur notre intérêt. Il faut que nous nous fassions nous-mêmes les agents de la vertu et de la justice, au besoin contre notre intérêt. Et c'est ça la morale. Rousseau, il dit : ça a jamais marché, une chose comme ça. Et Rousseau, il lance une chose à laquelle il croit énormément - et qu'il y croit d'autant plus qu'au début, ça le fait beaucoup rire, et ensuite ça va le faire énormément - ça va l'angoisser beaucoup. Mais au début il trouve ça très, très drôle. Il dit : « mais vous serez méchant, et vous serez vicieux, tant que vous aurez intérêt à être vicieux et méchant. » Y'a jamais de lutte de la vertu et de l'intérêt. La vertu, elle suit. Elle s'arrange - c'est même ça qui fait les hypocrites. Elle s'arrange toujours, elle suit l'intérêt, la vertu. Y'a jamais de conflit justice/intérêt, vertu/intérêt. C'est pas vrai ça. Il dit : « moi j'en sais quelque chose, moi, jamais, dit Rousseau... » Il dit tout, là, dans les Confessions. Il dit très bien : « moi, j'ai posé, pourtant, à la morale, j'ai posé à l'être moral, je suis connu pour ça, mais je peux vous le dire d'autant plus : la vertu, elle suit toujours l'intérêt, et j'en sais quelque chose. »

Alors, que faire si la vertu suit toujours l'intérêt ? Eh ben, il dit : « voilà, nous sommes dans des situations » - c'est ça le matérialisme, c'est, vraiment, l'être-en-situation. Nous sommes dans des situations. Eh ben, dans des situations, y'a toujours des choses - ou y'a toujours des éléments de la situation - qui nous donnent intérêt à être méchant. La morale sensitive, c'est : sélectionner dans la situation, éliminer les éléments qui nous donnent intérêt à être méchant. Si vous avez intérêt à être méchant, vous le serez, vous aurez beau vous le cacher, vous le cacher même à vous-même, le cacher aux autres, le cacher à vous-même, vous serez lâche et méchant. Donc, c'est pas là qu'il faut lutter. Faut pas lutter là. Même, à la limite, faut pas lutter du tout. Faut instaurer des situations où vous n'avez pas intérêt à être méchant ou bien sélectionner dans la situation en éliminant les éléments qui vous donnent intérêt à être méchant.

C'est, si vous voulez, à la fois une idée extrêmement plate, mais, si vous la comprenez, elle est quand même très, très curieuse, cette idée, si vous concevez quelqu'un qui vit comme ça. Parce que ça va donner quoi ?

Ça, c'est le premier texte que j'invoque, des Confessions. Je dis : il est strictement spinoziste.

Deuxième texte que j'invoque : La Nouvelle Héloïse, le roman par lettres de Rousseau. C'est un drôle de texte...

L'héroïne... Oh, là, là, j'aurai dû regarder, là. Vraiment, je sais plus... Julie ? C'est Julie ? C'est Julie, hein ? Que je me trompe pas, ce serait catastrophique. C'est Julie... L'héroïne, Julie, aime - tombe amoureuse, étant jeune fille - tombe amoureuse de son précepteur Saint-Preux. Bien... Elle est forcée d'épouser un Monsieur, qu'elle respecte et estime, mais qu'elle n'aime pas d'amour et qui s'appelle Monsieur de Wolmar. Saint-Preux reviendra, refaisant une tentative de re-séduction. Voilà...

Mais y'a deux épisodes assez curieux... Monsieur de Wolmar... C'est un roman, en effet, très, très bizarre... Monsieur de Wolmar emmène Julie et Saint-Preux dans la grotte où ils échangèrent leur premier baiser... Et les laisse. Quel art ! Quelle habileté éthique ! (rires) Hein ? ... Et là, les deux se regardent, comme ça... Bon... D'autre part, Monsieur de Wolmar est extrêmement - tombe extrêmement malade et Julie prend une décision par serment, presque devant notaire. Elle déclare : « même si mon cher mari meurt, je n'épouserai pas Saint-Preux ». Voyez...Qu'est-ce que je suis en train de raconter ? Je commente - parce que je commente d'après le commentaire même de Rousseau. La Nouvelle Héloïse est faite par lettre, échange de lettres. Mais dans un seul cas ou peut-être deux cas, il y a une note personnelle de Rousseau, précisément à propos de l'engagement de Julie de ne pas épouser Saint-Preux même si Wolmar meurt. Et là Rousseau met une note en son nom. Et dit : « c'est comme ça qu'il faut se conduire dans la vie. » Qu'est-ce qu'elle fait Julie, en effet ? D'après le commentaire littéral de Rousseau -vous irez recherchez le texte j'espère commentaire littéral de Rousseau : elle était dans une sale situation. Tout tournait autour d'elle, elle se disait : Saint-Preux est revenu, etc. Elle change la situation. Elle prend l'engagement que quoiqu'il arrive, même si Wolmar meurt, elle épousera pas Saint-Preux. Même pour des raisons sociales, elle peut pas revenir là-dessus, tout le monde a entendu l'engagement, etc. C'est un peu comme on se fait... Les joueurs, qu'est-ce qu'ils font, les joueurs, quand ça va vraiment trop mal ? Les joueurs, ils se font interdire au casino. Alors, ils remplissent un papier. Ils remplissent un papier, les joueurs, qu'ils... Bon... Ou bien ils vont traîner une vie d'infamie, où père, mère et enfants, etc., ne pourront plus manger et eux dissiperont tout l'argent de la famille en jouant. Et ce sera la honte, la déchéance de situation en situation catastrophique. Ou bien ils se font interdire. Il faut pas une énergie extraordinaire, il suffit de deux minutes, hein. Ils courent au casino, ils remplissent un papier de demande d'interdiction, d'auto-interdiction. Le papier enregistré, ils peuvent plus entrer dans le moindre casino de toute leur vie. Bon. C'est prévu - c'est prévu pour ça. C'est parfait. Si vous êtes le moins du monde joueur, même avant d'avoir jamais joué, remplissez votre papier d'interdiction, hein. Ça vous arrivera pas.

Qu'est-ce qu'ils ont fait ? Je voudrais que vous sentiez que l'on s'approche à force de dire des trucs, des idioties comme ça, que l'on s'approche de quelque chose. On tient quand même quelque chose...

Par cet acte - il se trouve que, dans ce cas précis, c'est un acte de volonté. Bon. Par cet acte de volonté - qui n'a pas pris... qui n'est pas ironique -, ils ont changé la situation, ils ont modifié la situation, ils ont introduit un élément nouveau dans la situation. Et Rousseau, en pleine forme, ajoute un troisième exemple. - Non, l'exemple du jeu est pas de lui, mais il ajoute rien. - C'est ce qu'a fait exactement Julie. En déclarant publiquement « quoi qu'il arrive, je n'épouserai pas Wolmar (sic) », elle a modifié la situation.

Et Rousseau ajoute un exemple bien meilleur encore, auquel il doit tenir, lui, personnellement. Il dit : vous comprenez, l'héritage c'est un dôle de truc. « L'héritage, c'est une institution très bizarre », dit Rousseau. Parce que, quoi que vous fassiez, dans la mesure où vous êtes héritier, vous ne pouvez pas, à un moment ou à un autre - vous ne pouvez pas ne pas être amené à souhaiter la mort de vos parents. Quel héritier n'a pas souhaité, un jour, la mort de son père ?

Or, ça, c'est la situation. C'est la situation. Voilà typiquement, selon Rousseau... Peut-être que vous comprenez à ce moment là que ce que je suis en train de dire, ça engage beaucoup de choses de la pensée de Rousseau. Pourquoi est-ce qu'il est tellement critique de la société ? C'est que, pour lui, la société, c'est pas compliqué : c'est un système qui vous donne à tous les moments intérêt à être méchant. C'est une définition objective de la société. Dans la société, vous ne cessez pas d'avoir intérêt à être méchant, injuste - tout ce que vous voulez. Tyran, lâche... Tout. Bon... Ah, c'est comme ça la société ? Ben, selon Rousseau, oui. C'est comme ça, la société. Vous avez toujours un intérêt à être le plus salaud possible dans la société. Bon, alors, vous aurez beau, avec votre morale, dire : je suis noble et généreux, ça empêche pas que vous vous conduirez comme tout le monde. L'héritage est typique. Si vos parents ont de l'argent, ben, vous êtes bien forcés, à un moment, hein votre père ou votre mère vous a embêté, vous dîtes : « ah, lala, vite, qu'il crève, qu'il meure celui-là ! » Bon. Vous avez intérêt à être méchant, à souhaiter la mort de quelqu'un.

Et Rousseau dit : le seul acte de morale sensitive - matérialisme du sage -, c'est quoi ? Renoncer à l'héritage. Renoncer d'avance à l'héritage. Devant notaire, je renonce à l'héritage. Du coup, oh, ben, je me sors d'une sale situation. J'en ai marre. Traîner ma vie vingt ans ou quarante ans ou soixante ans en me disant « quand est-ce que papa il va mourir ? » (rires) C'est pas une vie tellement brillante ni fameuse. Y'a mieux à faire dans la vie. Y'a mieux à faire qu'attendre un héritage. Y'a quand même beaucoup de gens, si vous pensez à l'histoire de l'humanité, qui ont vécu en attendant des héritages. Ben non, c'est idiot, c'est une vie moche, quoi, c'est une vie de crétin, d'imbécile. Bon, alors, comme ça, je règle tout. Je règle tout. Je me sors de la mauvaise situation. Je renonce à l'héritage. Devant notaire.

Tiens, je me dis : c'est curieux cet exemple de Rousseau, parce que, Rousseau le savait pas, mais c'est exactement ce que Spinoza a fait. Exactement ce qu'il a fait. Son père avait une maison de commerce de fruits. C'était le circuit Espagne-Portugal-Pays-Bas. Il avait une maison de commerce. Elle marchait bien, il semble. Là, les avis sont partagés, mais enfin... Les détracteurs de Spinoza disent qu'elle marchait pas, mais les spinozistes disent qu'elle marchait bien. (rires) Alors, supposons qu'elle marchait bien. Alors, bon, Spinoza, il s'en est occupé un moment. Il avait un beau-frère - il avait donc une sœur - puis il avait un beau-frère, il travaillait avec le beau-frère. Tout ça a du l'embêter à un point... Alors il a dit : « d'accord, allez, allez » et il a renoncé à l'héritage. Il a renoncé. Comme ça, il avait la paix, il s'était sorti de cette situation-là, on allait pas venir lui dire : « alors, tu vis de la famille. » Non, il s'est mis à polir ses verres de lunette, comme ça. Il s'était tiré de la situation. Bon, c'est curieux que Rousseau invoque le même... en effet, parce que s'il y a quelque chose dans la société qui donne intérêt à être méchant, c'est précisément sans doute l'héritage. C'est une...

Mais, ça va beaucoup plus loin. Toute la vie de Rousseau, il l'a construite - la sagesse de Rousseau lui-même, il l'a construite comme ça. Éviter de se mettre... Il savait que - c'est pour ça que les Confessions c'est tellement comique comme livre - il savait que, dans la plupart des situations classiques, dans la plupart des situations ordinaires de la société, Rousseau savait très bien qu'il tournait très vite en grotesque. Il raconte ça, il raconte beaucoup ça. Quoiqu'il arrivât, c'était lui le comique. (rires) C'était un destin, il faisait rigoler tout le monde, quoi. Rousseau entrait dans une pièce, il était sûr de se cogner. C'était le drame, il promenait le drame avec lui, hein. Il entrait, il était sûr... Les gaffes ! Rousseau raconte toutes les gaffes qu'il faisait, c'était une merveille. Dès qu'il se sentait un peu détendu, il disait quelque chose à son voisin, bon, c'était pas de chance, c'était juste le type à qui il fallait pas le dire, enfin... (rires) Alors... En plus, il avait une incontinence d'urine, comme il le déclare, si bien que il pouvait pas rester 5 minutes dans un salon sans courir aux cabinets. Alors tout ça... (rires) Tout le monde disait : « ah, c'est Rousseau, c'est rien. » (rires) Il se dit : « il faut que je m'en tire, il faut que je m'en tire. » Et il prétend lui-même - seulement à mon avis c'est très mal compris par les commentateurs - il prétend lui-même que toute son attitude anti-sociale, c'est venu précisément de cela : il voulait se tirer de ces situations où il était ridicule. Alors, beaucoup de commentateurs, surtout ceux qui n'aiment pas Rousseau, en tirent l'idée que « vous voyez, c'était pas sérieux, ses idées. » Je crois au contraire que c'est la preuve à quel point c'était sérieux.

Ce que Rousseau vivait fondamentalement, c'était ceci : « nous ne sommes pas méchants de nature. » C'est ça son idée de la bonté naturelle. « Nous ne sommes pas méchants de nature, ce n'est pas vrai », il disait. C'est pas qu'on vaille beaucoup mieux que méchant, il pensait pas qu'on était très bon, il disait on était plutôt égoïstes, on s'arrange, on est pas méchant de nature. En revanche, les situations nous rendent méchants et là alors on devient impitoyable. On devient les pires salauds au niveau des situations, mais c'est les situations qui nous rendent méchants. D'où son idée, lui qui se sent particulièrement bon. (« Je suis le meilleur des hommes. ») Il va pouvoir devenir effectivement ce qu'il est, à savoir le meilleur des hommes, que si il se tire des situations, c'est-à-dire que s'il exerce une action sélective sur les données de la situation.

Et comprenez que ça, il en tire, alors, une espèce de vision - que j'appelle encore une fois spinoziste très grandiose. Parce que toute sa théorie de l'enfant, elle vient de là. L'enfant, c'est pas qu'il soit méchant, il dit. C'est que simplement l'enfant on le met - la société le met immédiatement dans des situations où il a un tel intérêt à être méchant qu'alors il le devient à toute allure. Qu'est-ce que c'est ces situations ? Rousseau les a définies admirablement- et c'est le troisième que je cite, pour en finir avec Rousseau - et il l'a défini admirablement dans l'Émile. Il dit : qu'est-ce que c'est, la situation de l'enfant ? Eh ben, finalement, c'est une situation qu'on peut nommer, qu'on peut décrire, si on cherche le fait de cette situation, c'est : dépendance-tyrannie. Dépendance-tyrannie. Avec renversement perpétuel. Esclave-tyran : c'est ça la situation de l'enfant, depuis le début, dans la société L'enfant est esclave parce que il dépend entièrement des parents et, par contrecoup, il devient le tyran de ses propres parents.

En quel sens ? Rousseau nous dit : ben, l'éducation le dit elle-même, quoi. L'enfant, parce qu'il est dépendant, il cesse pas de crier. En effet, crier, c'est quoi ? C'est comme lorsqu'un chat miaule, quoi. Un chat miaule pas pour dire « je veux du lait », ça, c'est une proposition d'adulte, d'humain adulte, « je veux du lait ». « Un chat miaule. », c'est ce que les Américains appellent, quand ils font de la bonne analyse de proposition - ils disent : c'est pas une proposition d'objet « miauler » ; « Je veux du lait. », c'est une proposition d'objet, « miauler », c'est pas une proposition d'objet, c'est une proposition de relation. « Miauler » , c'est de la relation de dépendance. Quand le chat miaule dans un appartement, c'est la relation de dépendance : il attire l'attention du maître. Un enfant qui crie, c'est pas une proposition d'objet, c'est pas « Je veux du lait. », c'est « Ouïe ouïe, maman ! », « Eh, là-bas maman ! » C'est une proposition de dépendance. Du coup, la mère lui apporte du lait. En d'autres termes c'est dans la même situation que l'enfant est fait esclave et se fait tyran. Et Rousseau dit : dans l'éducation, il y a un mauvais principe qui commence dès le début, bien avant que l'enfant parle, c'est que les parents ne cessent pas d'apporter les choses aux enfants. Apporter la chose à l'enfant, ça, c'est déjà la situation corruptrice. Voyez ce qu'il y a, qu'est-ce que ça veut dire « une situation donne intérêt à être méchant. » Le petit bébé, il comprend ça très vite, il va pas cesser de crier pour qu'on lui apporte à chaque fois quelque chose. C'est le diable, tout ça, c'est... Bon, c'est le même. C'est l'esclave-tyran. C'est la situation de la dépendance-tyrannie.

Or, voyez ce que veut dire Rousseau - et là ça devient très profond - il dit : c'est finalement la matrice de toutes les situation sociales. L'esclave-tyran, c'est la situation sociale, c'est la situation sociale-clé. Et Rousseau lance sa grande formule de l'Émile : l'éducation, ça devrait consister à substituer à la dépendance des choses - à la dépendance des personnes, la dépendance des choses. Entendez : substituer à la dépendance par rapport aux personnes la dépendance par rapport aux choses. C'est-à-dire : ne jamais amener quelque chose à l'enfant, amener l'enfant à la chose.

Bon... Là, vous changez déjà la situation. Sans doute vous l'amenez. Il peut pas marcher, d'accord, alors vous l'amenez. Mais c'est lui qui se sera déplacé, c'est pas la chose qui sera déplacée. Et vous tournerez de plus en plus l'enfant vers des propositions qu'on pourrait appeler des propositions d'objet et de moins en moins vers des propositions qu'on appelle propositions de relation. Substituer à la dépendance des personnes une dépendance des choses. Bon, ça veut dire changer la situation. Vous comprenez ? ...

Alors, si j'ai fait cette longue parenthèse, c'est parce que ça m'intéresse à quel point - à beaucoup d'années de distance - vous pouvez trouvez chez un auteur qui, lui, le reprend dans son système - je veux pas dire que Rousseau soit spinoziste, je veux dire et je dis qu'il l'est sur ce point et que, dans la pensée de Rousseau, il y a cet espèce de noyau spinoziste - qui n'existe pas simplement comme noyau, puisque, au niveau de Rousseau - c'est parfaitement cohérent avec tout l'ensemble de la pensée de Rousseau lui-même, tout ce que je viens de vous dire... Mais ce qui m'importe, c'est cette résonance entre les deux auteurs - résonance vraiment littérale car, encore une fois, qu'est-ce que Spinoza appellera l'effort de la raison ? L'effort de la raison, ce sera typiquement un effort pour sélectionner dans les situations ce qui est apte à me donner ce que Spinoza appelle de la joie et à éliminer ce qui est apte à me donner de la tristesse. Or, c'est mot à mot ce que Spinoza, euh... Ou bien substituer ce qui est apte à me donner de l'indépendance et éliminer ce qui est apte à me donner de la dépendance. Eh bien, c'est mot à mot ce que Rousseau appelait matérialisme du sage ou morale sensitive - et c'est ça l'éthique.

Donc, ça c'est juste un premier point dans ma recherche du statut du mal. Si bien que on revient au fait : Adam n'était pas un sage, il n'avait pas de morale sensitive, sinon il aurait trouvé le moyen d'éviter le fruit, il se serait pas mis dans cette situation. Mais voilà qu'il s'est mis dans cette situation. Bon, qu'est-ce qui va se passer ? Ben, il est tombé malade. Adam n'est plus ce qu'il était. Voyez, je reviens à mon thème : il a mangé du fruit, il est tombé malade, c'est ça le fait. Et Spinoza peut nous dire très gaiement : « Là-dessus, on peut vous raconter toutes les histoires que vous voulez. N'empêche pas : c'est des histoires. Le seul fait qu'on peut tirer de cette histoire, c'est-ce que je vous dit : Adam est tombé malade après avoir mangé du fruit ».

Or, déjà, ça - et je crois que ça m'autorise à dire que Blyenbergh est tout ce que vous voulez sauf quelqu'un de stupide - déjà, ça, alors, Blyenbergh le laisse pas passer. Il le laisse pas passer. Et il attrape, là, vraiment, Spinoza, là. Il lui dit : « Mais, vous vous rendez compte de ce que vous dîtes là, et à quoi ça vous engage ? » (silence)

Vous vous rendez compte, hein ? Je sais pas si vous vous rendez compte, vous, ce qu'il vient de nous dire, Spinoza, à quoi ça nous engage tous, puisque... Terrible. Terrible...

Blyenbergh va lui dire trois choses - va lui faire, du coup, trois objections. Et tout est parti. Toute la correspondance va se trouver d'avance justifiée. Blyenbergh va lui répondre : « Mais quand même, hein ? C'est pas rien ce que vous venez de dire avec Adam et la pomme, là. Cette histoire là, c'est pas rien. » Et il lui fait trois objections.

A savoir :

Première objection : « Mais alors, le vice et la vertu - vous avez prétendu en extraire un fait, d'accord - mais alors, le vice et la vertu, c'est simple affaire de goût. » Là, il est très fort, Blyenbergh, parce que il aurait pu passer, pas bien comprendre, tout ça. Mais lui, il dit : « Mais, il faut que vous alliez jusque là. Puisque finalement, vous assimilez - vous assimilez "Adam a mangé du fruit défendu" à "Adam s'est empoisonné, il a mangé de l'arsenic, il a mangé de l'arsenic qui le rendait malade". Donc, allez jusqu'au bout, dîtes franchement : "le vice et la vertu, c'est affaire de goût." » D'accord, hein ? C'est - je trouve, c'est une forte objection, là. Spinoza, qu'est-ce qu'il va répondre ? Ça devient intéressant. Première objection, donc.

Deuxième objection, la plus technique : « Mais savoir si quelque chose est un poison ou pas, c'est affaire d'expérimentation, on le sait pas d'avance. Donc, non seulement qu'est-ce que ça peutvouloir dire : "Dieu révèle à Adam, avant l'expérience" ? Il peut pas y avoir de révélation, si c'est affaire de poison. Y'a pas de révélation concernant les poisons. On conçoit des révélations concernant les mathématiques. Que Dieu m'apprenne que 2+2=4, ça oui, ça peut être objet d'une révélation. Parce que c'est une vérité dite nécessaire. Mais que quelque chose, que l'arsenic soit du poison pour moi, c'est pas une vérité nécessaire, c'est ce qu'on appellera une vérité de fait. Y'a pas de révélation concernant les vérités de fait. Les vérités de fait, c'est affaire d'expérience. Donc, toute la morale... Y'a pas de morale : toute la morale devient affaire d'expérience. » Seconde objection, donc, de Blyenbergh.

Troisième objection de Blyenbergh, la plus dangereuse : « s'il est vrai que, pour vous, vice et vertu, c'est affaire de goût, qu'est-ce que vous allez dire de quelqu'un pour qui le crime a bon goût ? C'est-à-dire : le criminel, lui, qu'est-ce que vous allez dire contre lui, s'il vous dit "j'aime ça" ? Le crime, c'est peut-être des poisons pour celui qui le subit - en effet, le crime, ça agit comme de l'arsenic -, mais pour celui qui le fait, c'est pas un poison, c'est au contraire un délice. Supposons. Alors, pour celui qui fait le mal et pas pour celui qui le subit, le crime devient donc une vertu, nécessairement. » Ah, c'est pas mal, pas mal...

Voilà un texte de Blyenbergh à cet égard... 216... 200... Mais il faut dire qu'il a été précédé par... C'est dans la lettre 21. Voilà ce que Spinoza a dit. Là, il cherchait... Il allait loin Spinoza. « Quelqu'un qui s'abstient du crime uniquement par peur du châtiment n'agit nullement par amour et ne possède pas du tout la vertu. » « Quelqu'un qui s'abstient du crime par peur n'est pas vertueux », dit Spinoza. D'accord : platitude. Il ajoute : « Pour moi (pour moi), je m'en abstiens ou m'efforce de m'en abstenir, parce que le crime répugne expressément à ma nature singulière. » Bizarre... Voyez : il parle pas le langage de la morale. Il dit pas : « parce que le crime répugne à l'essence de l'homme, à la nature de l'homme. » Il dit : « pour moi, je m'en abstiens, parce que le crime répugne à ma nature singulière, à moi, Spinoza. » Il dit : « ça m'intéresse pas, le crime, non, alors je m'en abstiens. Je ne suis pas criminel parce que ça ne m'intéresse pas. » D'où la réponse de Blyenbergh... Voilà : « Vous vous abstenez... » (Dans la lettre 22.) « Vous vous abstenez de ce que j'appelle les vices parce qu'ils répugnent à votre nature singulière et non parce que ce sont des vices. Vous vous en abstenez comme on s'abstient d'un aliment dont notre nature a horreur. » Ça... Il a très bien compris. Il a tout à fait bien compris, je trouve. « Vous vous en abstenez comme on s'abstient d'un aliment dont vous avez horreur. » Par exemple, j'aime pas le fromage, je m'abstiens du fromage. « Bon, d'accord. Eh ben, pour vous, le vice et la vertu, c'est pareil. Vous vous en abstenez... » Et voilà ce qu'il continue : « Certes, celui qui s'abstient des actes mauvais parce que sa nature les a en horreur ne peut guère se targuer de vertu. » C'est pas de la vertu, dit Blyenbergh. Vous comprenez ? « Vous vous abstenez de ce qui est pour vous l'équivalent de l'arsenic. On dit pas que quelqu'un qui s'abstient de manger de l'arsenic est vertueux. En d'autres termes, vous niez le vice et la vertu. Et si l'on vous montre quelqu'un à qui convient le crime, vous direz : "au fond - au fond, il a raison d'être criminel." »

On en est, si vous voulez, là, vraiment, à un texte extrême où la morale somme l'éthique de s'expliquer. Et du coup, en même temps, on se dit : bon, on est loin d'avoir fini avec cette histoire. Pourquoi ? Parce que on a juste notre schéma très général. La pomme aurait agi comme... comme... de manière à rendre malade. La pomme aurait agi sur Adam comme - trois petits points - de manière à le rendre malade. Comprenez mon problème, là. J'ai l'air de déborder toujours, mais, en fait, on verra à quel point je déborde pas. Comme quoi ? Jusqu'à maintenant, j'ai dit : comme de l'arsenic. Oh non ! Est-ce que je ne me suis pas trop engagé ? Est-ce que déjà je me suis... j'en ai pas trop dit ? Est-ce que c'est comme de l'arsenic que la pomme a agit sur Adam ? Spinoza pourtant nous dit bien « comme un poison. » Mais est-ce qu'il n'y aurait pas une autre possibilité ? On en aura peut-être besoin. Je cherche puisque on se dit : faut vraiment aller doucement dans des textes comme ça... Eh ben, oui, y'a une autre possibilité. Car la maladie, et le problème de la maladie - « devenir malade, qu'est-ce que ça veut dire ? » -, ça a été posé de manière très, très diverse Si vous intéresse vraiment la question du rapport de l'éthique avec la santé et la maladie, on sera forcément amené à rencontrer ces problèmes. Les évaluations de ce que veut dire « être malade ». Et j'essaie pas de faire là et de placer là une grande classification des types de maladie. Mais, c'est au fur et à mesure de mon commentaire que j'aurai besoin de ceci, de cela, puisque j'aurai, dans l'arrière-fond de mon intention, - j'aurai le projet : est-ce que Spinoza nous propose une certaine idée originale sur ce que veut dire « être malade » ? Je remarque juste que - de tout temps, hein, mais particulièrement dans une médecine relativement récente - pas toute récente, mais enfin, déjà au moment de Spinoza on avait des lueurs là-dessus -, y'avait déjà une grande distinction entre deux types de maladie. Les maladies dites « d'intoxication » et les maladies dites « d'intolérance ». C'est pas la même chose une intoxication et une intolérance. Les maladies d'intolérance, elles ont été très vite repérées et elles ont nourri toute la catégorie des allergies. Ça peut se combiner, il peut y avoir à la fois intoxication et intolérance. Mais il peut y avoir intoxication sans intolérance et surtout intolérance sans intoxication. Le rhume des foins est une célèbre maladie d'intolérance. Beaucoup de maladies de peau sont des maladies d'intolérance, hein, vous le savez. Tiens... Ça m'aide, tout se retrouve. C'est bien parce que... Ça marche, parce que... Quelle est la manière la plus simple ? Vous savez, une maladie d'intolérance, c'est difficile à trouver. Je pense à un camionneur - un camionneur qui transportait des artichauts. Il faisait un eczéma terrible. Terrible eczéma. Sur tout le corps. Alors, vous savez comment on procède : on quadrille le corps, hein, le médecin quadrille le corps. Pas du temps de Spinoza, mais... Maintenant, on a du trouver des méthodes... Enfin, y'a un certain temps, on quadrillait le corps et on faisait des épreuves. Je dis « ça marche » - sentez que c'est ça déjà de la morale sélective, sensitive. On cherchait à sélectionner. Alors, on quadrille le corps et on fait des expérimentations avec tous les éléments avec lesquels le sujet est en contact familier. Comme c'était un transporteur d'artichauts, évidemment, on lui a inoculé de l'artichaut. A savoir : sur une partie du dos. Rien. Rien. Y'avait de la poussière, on inocule la poussière, on inocule tout ça, pour trouver la source d'intolérance - dans le cas des maladies d'intolérance ou qu'on suppose d'intolérance. On trouvait rien. Je me souviens, ça, parce que c'est une observation qui m'avait beaucoup intéressé et que j'avais lue dans une revue médicale en attendant chez le dentiste. (rires) J'ai gardé ça. Il y a très longtemps que je l'ai lu et je l'ai gardé. Parce que - c'est toujours des articles épatants, parce que ça montre les médecins tellement attentifs, tellement comme on les voit pas en fait. Tellement attentifs que ils n'ont pas de cesse de trouver ce que le type a, là. Bon... Jusqu'au jour où le médecin s'est dit : « ah mais, attention, la queue d'artichaut et la feuille, c'est pas du tout composée pareil. » Or, il avait inoculé de la feuille. Il a inoculé de la queue et le type a fait, alors, une intolérance, une crise d'eczéma majeure. Merveille ! Merveille... Voyez : le dos quadrillé... Il sélectionne les trucs. Car quel sera le soin fonda'... L'acte médical, ça sera quoi dans le cas « maladie d'intolérance » ? Chaque fois que c'est possible, l'acte médical-clé, ce sera : dire au type « vous approchez plus de ça, tirez-vous de cette situation ! ». C'est évident qu'il a fallu reconvertir le pauvre spécialiste des artichauts en spécialiste des carottes. Il pouvait plus transporter de l'artichaut. Bon... Il fallait le tirer de cette situation là. Bien... Qu'est-ce que c'est, là ? Ça doit nous intéresser un peu parce que ça va faire rebondir notre problème. Quelle est la différence entre une maladie d'intolérance et une maladie d'intoxication ? Sans doute est-ce que les deux maladies existent, mais elles engagent...