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Remarques sur les critiques chinoises
du Contrat social
A LBERT C HEN L ICHUAN
Within the history of political thought in twentieth-century China, critical literature
on The Social Contract has thrived during two periods. At the turn of the century,
intellectuals mainly debated Rousseau’s apriorism and the utopian view of his book.
Intellectuals from the last two decades of the century focused on the book’s
consequences on political practice and on its intrinsic link to totalitarianism.
However, they failed to emphasize that the totalitarian regime of a single party is by
definition contrary to the Rousseauist conception of “popular sovereignty” and of a
Republic ruled by law.
S i l’on voulait trouver un ouvrage français de philosophie politique qui ait suscité
en Chine autant d’admiration que de ressentiment chez les intellectuels de premier
rang, c’est sans doute le Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau qui s’imposerait. 1
1 La première traduction chinoise du Contrat Social est une retraduction de Nakae Tokusuke 中江
,
traducteur japonais de Rousseau au XIXe siècle. Il s’agit du Livre premier de cet ouvrage, publié à
Shanghai en 1898, l’année de la Réforme des Cent Jours, sous le titre de Minyue tongyi 民約
. En 1902
paraît la première traduction intégrale de Yang Tingdong
, intitulée Lusuo minyuelun 路索民
.
En 1918, Ma Junwu 馬君
fait éditer à Pékin une autre traduction sous le titre de Lusuo minyuelun 盧騷
. En 1938 paraît une traduction à Pékin de Xu Baiqi 徐百 齐
et Qiujin 丘瑾 , ayant pour titre
sheyuelun 社約論
. En 1958, He Zhaowu
publie sa traduction du Contrat Social, titrée Minyuelun
. Entre 1963 et 2003, la traduction de He Zhaowu est rééditée douze fois par Shangwu yinshuguan
 
 
 
Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
Comment peut-on expliquer la réception de cet ouvrage pour le moins paradoxale
dans l’histoire intellectuelle chinoise du XX e siècle? S’agit-il d’incompréhension,
d’interprétation erronée ou de critiques sinon justes, du moins justifiées? Comment
mesurer l’impact de cet ouvrage dans la formation de la conscience citoyenne des
Chinois, notamment à travers le concept de «la souveraineté du peuple»? Dans
quelle mesure Du Contrat social a-t-il servi de ferment aux réflexions sur le projet
institutionnel que mènent les intellectuels chinois d’aujourd’hui? Sans prétendre
répondre par cette modeste étude à toutes les questions posées ici, nous nous
estimerions heureux d’y apporter quelques prémices de réponse.
La critique du Contrat social au XXe siècle
La critique du Contrat social en Chine commence vraisemblablement avec Yan Fu
嚴復 qui publie en février 1914 dans le Yongyan Bao 庸言報
[Journal des propos
平議 » [Critiques du Contrat
social ]. 2 Dans cet article, Yan Fu reprend à son compte les critiques contre Rousseau
de Thomas H. Huxley dans On the Natural Inequality of Men , à tel point que Zhang
Shizhao 章士釗 publie la même année une critique polémique, signée de son
pseudonyme Qiutong 秋桐 , dans laquelle il souligne que « rétorquer les arguments
à Yan Fu revient à réfuter Huxley lui-même ». 3 Voyons tout d’abord comment Yan
Fu présente les grandes thèses du Contrat social :
約論 . Il est bien rare
de voir une œuvre étrangère, en l’occurrence un traité de droit politique écrit pour les spécialistes et non
pour le grand public, faire l’objet de si nombreuses traductions et éditions en Chine en l’espace de cent
ans. Notre étude n’a pas pour l’objectif de confronter les différentes traductions, ni d’en juger la qualité,
mais plutôt de passer au crible les critiques du Contrat social et de tracer le contour de son portrait en
Chine.
2 Yan Fu (1854-1921), penseur chinois, ayant joué un rôle majeur dans l’introduction en Chine de
l’évolutionnisme de Darwin, de l’économie capitaliste, de la démocratie libérale anglaise, de la sociologie
et de la logique. Entre 1896 et 1912, il traduisit de l’anglais Thomas H. Huxley ( Evolution and Ethics ),
Adam Smith ( An Inquiry into the Nature and Cause of the Wealth of Nations ), John Stuart Mill ( On Liberty ),
Montesquieu ( The Spirit of the Laws ), Edward Jenks ( A History of Politics ).
3 Zhang Shizhao (1881-1973), écrivain et activiste politique. Il fonda en 1914 Jiayin zazhi 甲寅雜
(Editions du Commerce) sous le titre définitif de Shehui qiyuelun 社會契
[Revue
du tigre], dans laquelle il publia de nombreux articles de réflexion politique dont « Lecture de la Critique
du Contrat social de Yan Jidao » datée du 10 mai 1914, voir Zhang Shizhao
章 士 , « Du Yan Jidao
‘Minyue pingyi’ » 讀嚴
民約
’ [Lecture de la Critique du Contrat social de Yan Jidao], in Zhang
全集 3 [Œuvres complètes de Zhang Shizhao, tome 3], Shanghai, Wenhui
chubanshe, 2000, p. 20. Il y déclara qu’il n’était pas un partisan ardent du régime républicain que prônait
Rousseau, que la liberté et l’égalité n’étaient pas des privilèges exclusifs d’une république, et que la
volonté du peuple pouvait parfois s’exprimer de façon plus vive dans une monarchie constitutionnelle.
Quand on met en parallèle l’Angleterre et la Chine, on constate combien cette remarque de Zhang
Shizhao reste valable un siècle plus tard. Néanmoins, Zhang Shizhao opposa la république à la
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ordinaires] un article intitulé « Minyue pingyi » «
Shizhao quanji 3 章士釗
 
Albert Chen Lichuan
« ( ) 民生而自由者也
,於其羣為平等而皆善
,處於自然
,則常如此
平等而樂善者
,其天賦之權利也
。( 乙)天賦之權利皆同
,無一焉有侵夺其余
。是故公养之物
,莫之能私
。如 土地 及凡之所出者
,非人類所同認
公許者不得據之為己有也
;産業者皆篡而得之者也
。( 丙)羣之權利
,以公約
4 »
« Primo, les hommes sont nés libres, égaux et bons, tel est l’état de nature. Par
conséquent, la liberté, l’égalité et l’amour de la bonté sont les droits naturels de
l’homme. Secundo, les droits naturels étant identiques, nul n’a le droit
d’usurper sur celui des autres. Nul ne peut s’approprier les biens publics. Par
exemple, la terre, de même que sa production ne peut faire l’objet de
l’appropriation privée sans le consentement de tous; les propriétaires sont tous
des usurpateurs. Tertio, les droits du peuple sont fondés sur le pacte social; la
guerre ne donne point le droit au vainqueur. Tout ce que l’on obtient par la
force peut aussi être ravi par la force. »
Pour l’auteur du Contrat social , la liberté est un droit inaliénable, parce que c’est un
droit naturel. On se souvient du fameux incipit du Contrat social : « L’homme est né
libre, et partout il est dans les fers ». Mais selon Yan Fu et son mentor anglais, la
liberté et l’égalité ne relèvent nullement de la nature humaine. Ils accusent
Rousseau d’avoir supposé a priori le principe du droit naturel en imaginant un
«état de nature » qui n’a jamais existé dans l’histoire. Une expérience politique qui
n’est pas fondée sur les faits historiques ne relève à leurs yeux que de la pure utopie
et ne pourrait que porter préjudice à l’humanité. 5
Le raisonnement du Contrat social est en fait de s’opposer à l’histoire au nom du
droit. Sur ce point, les commentateurs de Rousseau divergent dès le départ. Dans le
Manuscrit de Genève , Rousseau précise l’objectif de sa démarche: « Je cherche le droit
et la raison et ne discute pas des faits. ». 6 Il désigne par « l’état de nature » la
situation de l’homme avant l’entrée en société. C’est dans cette optique que
Rousseau porte un jugement très sévère sur la méthode du juriste hollandais
Grotius: « Sa plus constante manière de raisonner est d’établir toujours le droit par
le fait. On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non pas plus
monarchie alors que dans la pensée de Rousseau la république ne désigne pas un type particulier de
gouvernement, mais le corps politique légitime : « J’appelle donc République tout Etat régi par des lois,
sous quelque forme d’administration que puisse être … Tout gouvernement légitime est républicain. ».
Dans la note qui suit, il ajoute : « Pour être légitime il ne faut pas que le gouvernement se confonde avec
le souverain, mais qu’il en soit le ministre : alors la monarchie elle-même est république. ». Voir Jean-
Jacques Rousseau, Du Contrat social , Collection « les Intégrales de philo », Paris, Nathan, p. 58.
4 Yan Fu
, « ‘Minyue’ pingyi » ‘ 民約
[Critiques du Contrat social], in Zhongguo xiandai xueshu
復卷 [Livres canoniques de la Chine moderne – Yan Fu],
Shijiazhuang, Hebei jiaoyu chubanshe, 1996, p. 609.
5 Yan Fu, «’Minyue’ pingyi », p. 611.
6 Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes , tome III, La Pléiade, Gallimard, p. 297.
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jingdian – Yan Fu juan
 
Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
favorable aux tyrans. » 7 La méthode de Rousseau consiste à montrer, au contraire
de celle de Grotius, que le droit, étant le devoir-être, ne peut pas être déterminé et
fondé à partir de la réalité factuelle, car ce qui existe n’est pas nécessairement
légitime. Liang Qichao 梁啓超 , en qualifiant de frivolité les attaques de ce genre
contre Du Contrat social , affirme dans son article « Lusuo xue’an » 盧 梭 學 案
[L’affaire Rousseau] que c’est Kant qui saisit au mieux le vrai sens du livre de
Rousseau :
« 康氏曰
,民約之義
,非立國之實事
,而立國之理論也
,此可謂一言居要者矣
» 8
« Kant dit que le contrat social n’a pas à être considéré comme un fait, mais
comme une idée du fondement de l’Etat. D’un seul mot, il saisit la clef du
problème. »
Dans son essai sur « Kant et Rousseau », Ernst Cassirer tient des propos similaires :
« Kant savait au contraire saisir sans ambiguïté l’essentiel de sa pensée et
savait lui donner une formulation claire et sans équivoque. Comme dans sa
critique de la connaissance, il distingue très rigoureusement dans sa
philosophie du droit la question du quid juris et celle du quid facti . Non
seulement la question de l’existence historique du contrat social n’a pas
d’importance à ses yeux, mais il considère même que ce contrat ne saurait
exister comme un fait, ce qui, affirme-t-il, ne lui enlève en rien sa signification,
ou son caractère de certitude. » 9
Liang Qichao et Ernst Cassirer veulent démontrer que le contrat social, comme
« une simple idée de la raison », consiste à établir le fondement légitime du droit, et
non pas à faire état d’une réalité historique. De ce fait, Du Contrat social ne peut se
7 Rousseau, Du Contrat social , pp. 32-33.
8 Liang Qichao 梁啓
, « Lusuo xuan’an » 盧梭學
[L’affaire Rousseau], in Yinbingshi heji
(Association pour
la Protection de l’Empereur), et continua à défendre l’idée d’une monarchie constitutionnelle. Les propos
de Kant sont beaucoup plus élaborés que le résumé laconique de Liang Qichao. Ernst Cassirer les cite
dans son essai sur « Kant et Rousseau »: Un tel contrat « n’a absolument pas à être nécessairement
présupposé comme fait (il est d’ailleurs absolument impossible de le présupposer comme fait) », il ajoute
que « c’est une simple idée de la raison qui possède néanmoins sa réalité (pratique) indubitable: qui
consiste à obliger toute personne qui légifère à produire ses lois de telle façon qu’elles puissent être nées
de la volonté unie de tout un peuple et à considérer tout sujet, dans la mesure où il veut être citoyen,
comme ayant donné son suffrage à une telle volonté. Car c’est la pierre de touche de la conformité au
droit de toute loi publique. », voir Ernst Cassirer [traduit et présenté par Jean Lacoste], Rousseau, Kant,
Goethe : deux essais , Belin, 1991, p. 65.
9 Cassirer, Rousseau, Kant, Goethe, deux essais , p. 65.
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[Recueil des écrits réunis de Liang Qichao], Beijing, Zhonghua shuju, 1988, p. 99. Liang Qichao (1873-
1929), lettré réformiste, écrivain et homme politique. Disciple de Kang Youwei, il dut s’enfuir au Japon
après l’échec de la Réforme des Cent Jours (1898). Il y fonda le Bao Huanghui 保皇
 
Albert Chen Lichuan
référer qu’à une pure hypothèse normative permettant d’analyser et juger l’état
actuel. comme Rousseau écrit déjà dans l’ Émile : « Le contrat social est donc la base
de toute société civile, et c’est dans la nature de cet acte qu’il faut chercher celle de
la société qu’il forme. » 10
La deuxième critique de Yan Fu porte sur l’appropriation des biens publics
dénoncée par Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes. 11 Dans Du Contrat social , Rousseau relativise son cri de révolte par
une déclaration plus nuancée : « Tout homme a naturellement droit à tout ce qui lui
est nécessaire ». 12 En comparant le droit de propriété avec le droit de souveraineté
dans l’ Émile , Rousseau affirme même que :
« si c’est sur le droit de propriété qu’est fondée l’autorité souveraine, ce droit
est celui qu’elle doit le plus respecter ; il est inviolable et sacré pour elle tant
qu’il demeure un droit particulier et individuel … » 13
En revenant au droit du premier occupant, Rousseau pose trois conditions:
« Premièrement que ce terrain ne soit encore habité par personne ;
secondement qu’on n’en occupe que la quantité dont on a besoin pour
subsister ; en troisième lieu qu’on en prenne possession, non par une vaine
cérémonie, mais par le travail et la culture, seul signe de propriété qui au
défaut de titres juridiques doive être respecté d’autrui. » 14
L’idée que le droit du premier occupant doit être complété par le travail de la terre
est reprise par Rousseau dans l’ Émile, ce dernier prenant possession de sa terre « en
y plantant une fève »: « Et lui expliquant alors ce terme d’appartenir, je lui fais
sentir qu’il a mis là son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin. » 15 En
prenant le mot « usurpation » au sens étymologique du terme qui veut dire
« appropriation par usage », nous pouvons effectivement admettre que « les
propriétaires sont tous des usurpateurs », mais la démarche de Rousseau consiste à
changer l’usurpation en un véritable droit, et la jouissance en propriété, même si au
fond de lui-même, il restait convaincu que l’usurpation et la propriété sont à
10 Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l‘éducation, Paris, Garnier, 1964, p. 587.
11 « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: Ceci est à moi , et trouva des gens assez simples
pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de
misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le
fossé, eût crié à ses semblables: Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez
que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. », Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine
de l’inégalité parmi les hommes , Collection « les Intégrales de philo », Paris, Nathan, p. 82.
12 Rousseau, Du Contrat social , p. 45.
13 Rousseau, Émile ou de l‘éducation , p. 589.
14 Rousseau, Du Contrat social , p. 45.
15 Rousseau, Émile ou de l‘éducation , p. 120
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Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
l’origine de l’inégalité sociale. Ainsi il se prononce en faveur d’une propriété
limitée
« Dans les faits les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à
ceux qui n’ont rien. D’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes
qu’autant qu’ils ont tous quelque chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop. » 16
Ce souci égalitaire de Rousseau est sans doute l’une des raisons qui expliquent que
les révolutionnaires de tous bords se revendiquent de sa pensée politique, et que
d’autres condamnent son égalitarisme abstrait. Yan Fu, quant à lui, ne croit pas au
régime républicain fondé sur la révolution populaire pour établir l’égalité sociale
(sur ce point l’Histoire lui a donné raison). On touche probablement là au
fondement de sa pensée anti-rousseauiste: adversaire du constructivisme et
partisan de la théorie de l’évolution sociale progressiste de Herbert Spencer et
d’Edward Jenks, Yan Fu observe que la Chine est en transition d’une société
patriarcale vers la société moderne. Lors de la rencontre avec Sun Yat-sen à Londres
en 1905, il s’oppose aux idées républicaines et révolutionnaires de son interlocuteur,
en plaidant clairement en faveur d’une réforme par étapes avec comme priorité
l’éducation du peuple. Il place son espoir dans les générations qui se renouvelleront
progressivement. Mais la réponse de Sun Yat-sen est sans appel:
« 竢河之清
» 17
« Quel âge aurons-nous quand le fleuve Jaune deviendra limpide ? Vous êtes
un penseur, moi, je suis un homme d’action. »
Considérant que les critiques de Yan Fu et de Zhang Shizhao s’attardent trop aux
détails, et sont trop peu soucieuses des valeurs philosophiques du Contrat social, et
que les Chinois de l’époque bien mal instruits de la philosophie politique
occidentale ne peuvent saisir la hauteur de vue de Rousseau à travers ces deux
critiques, Zhang Xiruo 張奚若
fait paraître en 1920 « Sheyuelun kao » 社約論考
[Etude du contrat social]. 18 Il s’interroge sur l’origine des théories du contrat
politique ou social dans l’histoire de la pensée occidentale et cherche à révéler
16 Rousseau, Du Contrat social , p. 47.
17 Ouyang Zhesheng
, « Yan Fu xiansheng xiaozhuan » 嚴復
[Brève biographie de Yan
Fu], in Zhongguo xiandai xueshu jingdian – Yan Fu juan 中國現
嚴復
[Livres canoniques
de la Chine moderne – Yan Fu], Shijiazhuang, Hebei jiaoyu chubanshe, 1996, p. 5.
18 Voir Zhang Xiruo 張奚若
, « Sheyuelun kao » 社約
[Etude critique du contrat social], in Zhang
若文集 [Recueil des écrits de Zhang Xiruo], Beijing, Qinghua daxue chubanshe, 1989, p.
29. Zhang Xiruo (1889-1973), activiste politique, vétéran de la Révolution de 1911, politologue formé aux
Etats-Unis et en Europe entre 1913 et 1924, professeur en Sciences politiques à l’Université de Qinghua
(Pékin) à partir de 1929.
Xiruo wenji 張奚
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Albert Chen Lichuan
l’influence durable de l’idée du contrat comme hypothèse méthodologique dans la
vie politique de l’humanité. Après avoir procédé à un inventaire exhaustif d’abord
chez les Grecs (Platon, Aristote, Epicure, Lucrèce, Métrodore), ensuite chez les
penseurs des XVI e , XVII e et XVIII e siècles, tels que Duplessis-Mornay, George
Buchanan, Althusius, Richard Hooker, Grotius, Thomas Hobbes et John Locke, et
enfin chez les philosophes qui succédèrent à Rousseau, comme Emmanuel Kant et
Johann G. Fichte, Zhang Xiruo conclut que les théories du contrat social ne
constituent pas un système de pensée cohérent et homogène. 19 Pourtant, il affirme
que quelles que soient les divergences de vision entre ces penseurs, leur principe
philosophique reste le même, à savoir que le pouvoir légitime doit être fondé sur le
consentement populaire, tel est l’esprit du contrat social qui ne se limite pas à
l’institution du gouvernement d’un pays quelconque, mais sert aussi de base au
fédéralisme et à la future alliance internationale. 20
Par ailleurs Zhang Xiruo s’engage dans une autre polémique, celle qui opposait,
entre autres, Georg Jellinek et le juriste français Emile Boutmy, sur les origines
historiques de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’Allemand
Georg Jellinek a démenti l’influence de Rousseau sur cette déclaration et a
démontré que celle-ci n’était qu’un plagiat de la Declaration of Independence et du
Bills of Rights des Etats-Unis d’Amérique. 21 Emile Boutmy a riposté fermement en
soutenant que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen donnait la meilleure
illustration du Contrat social . 22 Contrairement à certains polémistes dont la
démarche consiste à départager les deux adversaires, Zhang Xiruo n’est pas
partisan du dualisme. Pour former une opinion objective et juste sur la question, il
la divise en deux : Quelle est la visée de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen ? Quelle en est la teneur ? Autrement dit, d’où vient l’idée de limiter les
pouvoirs de l’Etat par une déclaration des droits de l’individu? Quels sont les
19 Philippe de Duplessis-Mornay (1549-1623), chef calviniste, conseiller de Coligny, puis de Henri IV
(avant la conversion de celui-ci au catholicisme), auteur présumé de Vindiciae Contra Tyrannos. George
Buchanan (1506-1582), humaniste écossais, précepteur du futur Jacques 1 er d’Angleterre, il prôna une
monarchie limitée, auteur de De jure regni apud Scotos . Richard Hooker (1554 ?-1600), philosophe anglais,
auteur de Of the Laws of Ecclesiastical Polity . Hugo de Groot, dit Grotius (1583-1645), juriste et diplomate
hollandais, auteur du De jure belli ac pacis . Thomas Hobbes (1588-1679), philosophe anglais, auteur du
Léviathan . John Locke (1632-1704), philosophe anglais, partisan du libéralisme politique, il considère que
la société repose sur un contrat et que le souverain doit obéir aux lois, auteur des deux Traités du
gouvernement . Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), philosophe allemand, disciple émancipé de Kant,
auteur de Théorie de la science.
20 Zhang Xiruo, « Sheyuelun kao », p. 58.
21 Voir Georg Jellinek, Die Erklärung der M e nschen – und Bürgerrechte , dritte Auflage, Berlin, 1919, pp. 5-42.
22 Voir Emile Boutmy, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen et M. Jellinek , Annales des Sciences
Politiques, 1902, juillet.
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Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
penseurs qui ont inspiré par leurs travaux les articles d’une telle déclaration ? 23
Citations à l’appui, Zhang Xiruo démontre que si Rousseau a poursuivi, dans les
cinq premiers chapitres du Contrat social , l’idée individualiste brillamment mise en
exergue dans le « Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes » et « Emile ou
de l’éducation », il est devenu, à partir du Chapitre VI jusqu’à la fin du livre, un
collectiviste ou un étatiste pur et dur, voire au regard de certains, un absolutiste: 24
« Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation
totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. 25
[…]
De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle ne
peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer. 26
[…]
Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la
suprême direction de la volonté générale: et nous recevons en corps chaque
membre comme partie indivisible du tout. 27
[…]
Comme la nature donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses
membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous
les siens, et c’est ce même pouvoir qui, dirigé par la volonté générale, porte,
comme j’ai dit, le nom de souveraineté. » 28
Ici les termes utilisés par Rousseau, tels que « toute la communauté », « l’union »,
« la suprême direction » et « le corps politique » renvoient tous à l’Etat souverain
qui est une personne morale :
« Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres
prenait autrefois le nom de Cité , et prend maintenant celui de République ou de
corps politique , lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif,
Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. » 29
23 Voir Zhang Xiruo, « Faguo renquan xuanyan de laiyuan wenti »
[Question
des origines de la Déclaration française des droits de l’homme], in Zhang Xiruo wenji 張奚若
[Recueil des écrits de Zhang Xiruo], Beijing, Qinghua daxue chubanshe, 1989, pp. 140-141.
24 Zhang Xiruo, « Faguo renquan xuanyan de laiyuan wenti », p. 143.
25 Rousseau, Du Contrat social , p. 40.
26 Rousseau, p. 40.
27 Rousseau, p. 41.
28 Rousseau, p. 52.
29 Rousseau, p. 41.
T ranscultures
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Albert Chen Lichuan
On se laisse facilement convaincre par le raisonnement de Zhang Xiruo fondé sur
les arguments irréfutables que fournit le texte du Contrat social : La Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen de 1789 avait pour vocation de dresser un mur autour
du territoire privé de l’individu et d’en assurer la protection contre d’éventuels
abus de pouvoir de l’Etat. Or, la conception de l’Etat de Rousseau, telle qu’elle est
exposée dans la théorie de la souveraineté, contraire à l’esprit de cette déclaration,
ne pouvait lui donner naissance. Mais si Zhang Xiruo semble partager le point de
vue de Georg Jellinek, selon lequel l’idée de limiter les pouvoirs de l’Etat par une
déclaration des droits de l’individu venait plutôt des Etats-Unis, il diverge
totalement avec Jellinek quand ce dernier affirme que la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen est une copie de la déclaration américaine. Il invoque les
quelques cinquante mille Cahiers de Doléances destinés aux Etats Généraux ; les
Comités de Constitution de l’Assemblée Constituante qui se sont succédés ;
l’accouchement difficile du texte de la déclaration ; les débats houleux entre
députés, souvent passionnés, parfois orageux ; les délibérations interminables des
articles et des amendements ; et enfin le caractère inachevé et imparfait de cette
déclaration, afin de prouver qu’il est absolument injuste de qualifier de copie
américaine ce document historique de première importance. Mais d’où viennent les
idées que traduisent les articles de la déclaration ? Après avoir examiné
minutieusement chaque article, la réponse de Zhang Xiruo est sans équivoque:
« Sur le plan des faits, elle vient des souffrances réelles du peuple français
d’alors ; sur le plan théorique, elle vient de l’ensemble de la philosophie
politique du
XVIII e siècle, l’influence américaine est perceptible, mais peu
importante. 30
[…]
Parmi les philosophes politiques du XVIII e siècle, Locke, Montesquieu,
Rousseau sont évidemment les plus importants. 31
[…]
Bien que la méthode de limiter les pouvoirs de l’Etat au moyen de Déclaration
des droits de l’homme ne vienne pas du Contrat social de Rousseau, qu’elle soit
même contraire à l’esprit du Contrat social , la pensée et la théorie
fondamentales dont sont imprégnés les articles de la Déclaration des droits de
l’homme font écho à de la philosophie politique de Rousseau. » 32
Il en résulte que la Declaration of Independence , la Bills of Rights des Etats-Unis
d’Amérique et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 sont deux
30 Zhang Xiruo, « Faguo renquan xuanyan de laiyuan wenti », p. 194.
31 Zhang Xiruo, p. 196.
32 Zhang Xiruo, p. 198.
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Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
filles de la philosophie politique du XVIII e siècle dont les droits naturels de l’homme
et la souveraineté du peuple constituent deux pierres angulaires.
Certes, la force de l’argumentation de Zhang Xiruo ne peut nous laisser insensibles.
Sa démonstration est solide et bien documentée. Il reste peut-être un point qui
mérite d’être discuté, c’est la façon dont il définit l’objet de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen , car celle-ci ne sert pas qu’à affirmer « les droits naturels,
inaliénables et sacrés de l’homme » et par là à circonscrire les pouvoir de l’Etat,
mais aussi à rappeler les devoirs des citoyens. Sachant quels sont ses droits,
l’homme sentira qu’il ne peut jouir des siens qu’en respectant ceux des autres et
qu’en accomplissant ses devoirs envers l’Etat. C’est aussi en cela que la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen rejoint l’esprit du Contrat social .
La critique du C ontrat social à la fin du XXe siècle
En 1986, dix ans après la Révolution culturelle, Chen Weigang 陳維綱 publie dans
la revue Dushu 讀書 [ Lire ] sa lecture du Contrat social. 33 Il résume l’idée maîtresse
de son article par la citation d’un politologue anglais G. R. Gettell:
« 任何一种不受限制
權力 ,哪怕是人民主權
» 34
« Tout pouvoir illimité et incontrôlé, même issu de la souveraineté du peuple,
peut conduire au despotisme absolu. C’est ce que la Terreur a appris au peuple
français. »
En 1994, Zhu Xueqin 朱學勤 publie sa thèse de doctorat intitulée « La fin de la
République de vertu – de Rousseau à Robespierre » , travail bien documenté
cherchant à établir les liens entre l’auteur du Contrat social et la terreur de la
Révolution française, dans le sillage d’Edmund Burke, auteur des Réflexions sur la
révolution de France . 35 En 2001 paraît un ouvrage de Wu Jiaxiang mettant en cause
certains concepts clés de Rousseau. 36 L’auteur considère Du Contrat social comme
33 Chen Weigang
, « Ping Lusuo renmin zhuquanlun de zhuanzhizhuyi qingxiang » 評盧梭
傾向 [Critique de la tendance au despotisme dans la théorie de la souveraineté du
peuple de Rousseau], Dushu , décembre 1986.
34 Chen Weigang, « Ping Lusuo renmin zhuquanlun de zhuanzhizhuyi qingxiang », p. 32.
35 Zhu Xueqin 朱學勤
, Daode lixiangguo de Fumie – Cong Lusuo dao Luobosibi’er 道德
主化 [Tête face au
mur – La démocratisation du grand pays], Taipei, Lianjing, 2001. Diplômé de la Faculté d’économie de
l’Université de Pékin, Wu Jiaxiang a été employé de 1982 au 1989 au bureau de la propagande et au
secrétariat général du Parti communiste chinois. Ecarté en 1989 après le massacre de Tiananmen, il a été
emprisonné pendant trois ans pour avoir soutenu le mouvement étudiant.
, Tou duizhe qiang – Daguo de minzhuhua 頭對著
T ranscultures
159
斯庇爾 [La fin de la République de vertu, de Rousseau à Robespierre], Shanghai, Shanghai
Sanlian shudian, 1994.
36 Wu Jiaxiang
 
Albert Chen Lichuan
une théorie de pseudo-démocratie, coupable d’avoir fourni un fondement à
l’autorité politique du tyran et d’avoir ainsi conféré une légitimité à la tyrannie de
tous ceux qui avaient pris le pouvoir par la révolution.
Contrairement à Yan Fu qui conteste au nom de l’histoire empirique l’apriorisme de
Rousseau et la vision utopiste du Contrat social , les critiques des intellectuels chinois
de la nouvelle génération portent principalement sur les conséquences politiques de
cet ouvrage. Wu Jiaxiang affirme que le régime totalitaire communiste correspond
parfaitement à la définition rousseauiste de « la souveraineté du peuple »,
abstraction faite de la dictature du prolétariat. Reprenant l’idée persistante de
Benjamin Constant que « La métaphysique subtile du Contrat social n’est propre, de
nos jours, qu’à fournir des armes et des prétextes à tous les genres de tyrannie » 37 ,
Wu Jiaxiang accuse Rousseau d’être à l’origine de la tyrannie contemporaine de
l’URSS et de la Chine, tandis que Zhu Xueqin reproche à Rousseau d’avoir tendu sa
main vers l’échafaud, alors que ses cendres allaient être transférées au Panthéon :
« 法國革命的實踐證明
:盧梭理論一旦成為政治蓝圖
种危險的政治烏托邦
;道德理想一旦與行政權力結合
,將出現對市民社會的大
» 38
« L’expérience de la Révolution française montre que la théorie de Rousseau,
une fois entrée dans le champ d’opération comme projet politique, deviendra
nécessairement une utopie politique dangereuse; l’idéal de vertu, une fois
associé au pouvoir administratif, envahira massivement la société civile, en
laissant apparaître la dictature de la morale qui joint la vertu à la terreur. »
Et la main de Rousseau, c’est bien sûr Robespierre. N’a-t-il pas dit un jour que « la
terreur sans vertu est vice, la vertu sans terreur est faiblesse ». 39 Dix-sept ans après
la mort du penseur, son testament spirituel a été mis à exécution à travers le décret
du 7 mai 1794. 40
Un autre concept clé de Rousseau pris comme cible pour son abstraction et son
oubli de l’homme concret est « la volonté générale ». A la lumière de ce qui se passe
en Chine et ailleurs, Chen Weigang fait observer:
37 Dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes , Folio, Paris, Gallimard, Benjamin Constant
cherche à montrer « qu’en transportant dans nos temps modernes une étendue de pouvoir social, de
souveraineté collective qui appartenait à d’autres siècles, ce génie sublime qu’animait l’amour le plus
pur de la liberté a fourni néanmoins de funestes prétextes à plus d’un genre de tyrannie », p. 604.
38 Zhu Xueqin, Daode lixiangguo de Fumie – Cong Lusuo dao Luobosibi’er , p. 35.
39 Zhu Xueqin, p. 256.
40 Il s’agit du Décret du 18 floréal, l’an II de la République Française (1794), Rapport fait par Maximilien
Robespierre à la Convention Nationale, au nom du Comité de Salut Public, sur les rapports des idées
religieuses et morales avec les principes républicains, et sur les fêtes nationales.
160
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Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
« 人民能够受騙這一事實本身
,就證明了所謂公意不可能永遠正确
人權利得不到保
證的社會中
,就意味著
成千上萬的無辜者丧失自由
,丧失生命
» 41
« Le fait même que le peuple peut être trompé prouve que la volonté générale
ne saurait être toujours juste. Dans une société où les droits de l’individu ne
sont point garantis, des dizaines de milliers d’innocents risquent de perdre la
liberté et la vie. »
« 在他的理想國中
,専制獨裁的危險並非来自政府背叛公意
» 42
« Dans sa République, le danger de la dictature ne vient pas du gouvernement
qui trahit la volonté générale, mais du fait que la volonté générale omnipotente
en elle-même est une dictature. »
Wu Jiaxiang va encore plus loin dans son raisonnement déductif. Il constate que
dans le vocabulaire de certains révolutionnaires, « la liberté du peuple » est
synonyme de « libération ». Après la libération, le peuple doit être gouverné en
fonction de « la volonté générale ». Hier en Union soviétique, aujourd’hui en Chine,
cette « volonté générale » est celle qu’un leader prétendu souverain proclame au
peuple tout entier. Qu’est-ce qui peut lui arriver, si quelqu’un ne se soumet pas à
« la volonté générale » ? La réponse de Rousseau à cette question répond en même
temps aux désirs de tous les tyrans: « …quiconque refusera d’obéir à la volonté
générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on
le forcera d’être libre. ». 43 Ce qui paraît le plus absurde et le plus inconcevable à
Wu Jiaxiang, c’est que l’auteur du Contrat social va jusqu’à affirmer que « la
puissance souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets », ce qui revient à
donner carte blanche à celle-là. 44 Aussi critique-t-il fortement le raisonnement de
Rousseau, selon lequel « du silence universel on doit présumer le consentement du
peuple ». 45 Citant Benjamin Constant pour appuyer son assertion, Wu Jiaxiang
juge la tyrannie pire que la dictature aussi bien en brutalité qu’en perversité, car « le
souverain », en assimilant le silence à un mécontentement subversif, tend à forcer le
peuple à renoncer à sa réserve silencieuse et à se rallier publiquement à « la volonté
générale » que « le souverain » est censé représenter. 46
41 Chen Weigang, « Ping Lusuo renmin zhuquanlun de zhuanzhizhuyi qingxiang », p. 37.
42 Chen Weigang, p. 40.
43 Rousseau, Du Contrat social , p. 43.
44 Rousseau, p. 43.
45 Rousseau, p. 48.
46 Il s’agit de la citation suivante: « Le despotisme, en un mot, règne par le silence, et laisse à l’homme le
droit de se taire ; l’usurpation le condamne à parler ; elle le poursuit dans le sanctuaire intime de sa
pensée, et, le forçant à mentir à sa conscience, elle lui ravit la dernière consolation qui reste encore à
T ranscultures
161
 
Albert Chen Lichuan
Pour saisir le principe de la « souveraineté du peuple » dans sa totalité, il faut
préciser qu’à son époque, Rousseau voulait dénoncer l’Europe monarchique,
aristocratique et cléricale. La préoccupation historique du moment était de
transformer le monopole du pouvoir politique détenu par la royauté en
souveraineté populaire, d’où les attaques lancées par Rousseau, d’une part contre
Grotius qui justifiait la monarchie absolue et le droit de conquête, d’autre part
contre Montesquieu, parce que « l’immortel auteur de l’Esprit des lois s’est montré le
partisan zélé des inégalités et des privilèges ». 47 Benjamin Constant, en débit de sa
répugnance contenue pour la pensée politique de Rousseau, partageait l’aversion
de celui-ci pour l’Ancien Régime comme étant « un mélange de corruption,
d’arbitraire et de faiblesse ». Il rappelait que Rousseau « a déclaré que la
souveraineté ne pouvait être ni aliénée, ni déléguée, ni représentée. C’était déclarer
en d’autres termes qu’elle ne pouvait être exercée ; c’était anéantir de fait le principe
qu’il venait de proclamer.» 48 On peut relever d’autres contradictions de ce genre
dans Du Contrat social : par exemple, dans le livre premier, chapitre VI, Rousseau a
défini la nature du pacte social en mettant l’accent sur l’aspect autonome et
volontaire de l’association:
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force
commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun
s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre
qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la
solution. » 49
Mais dans le chapitre VII, Rousseau semblait insister sur le côté hétéronome et
imposé du contrat social :
« Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme
tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que
quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le
corps: ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre. » 50
Il est clair que Rousseau tenait alternativement deux langages antagonistes, celui du
contrat ou du consentement et celui de l’adhésion forcée à la société. Cette vision
ambivalente échappe complètement aux analyses de Wu Jiaxiang qui, en
l’opprimé. », Benjamin Constant, « De l’esprit de conquête et de l’usurpation », in Ecrits politiques , Folio,
Paris, Gallimard, p. 197.
47 Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix , Paris, PUF, 2005.
48 Constant, « Principes de politique », in Écrits politiques , p. 314.
49 Rousseau, Du Contrat social , p. 40.
50 Rousseau, Du Contrat social , p. 43.
162
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Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
reprochant à Rousseau d’avoir prôné « la liberté du peuple » au détriment de « la
liberté de l’individu », conclut de façon catégorique:
« 以洛克為 人權本位思想奠定了當自由民主制度基礎
盧梭 為代
表的 [ 人民主權
] 也就是
[ 人民集權
] 理論,是當代僭主政治的思想来源
» 51
« La pensée centrée sur les droits de l’homme que représente Locke a jeté les
bases du régime de la démocratie libérale, alors que la théorie de « la
souveraineté du peuple », c’est-à-dire « la concentration du pouvoir du
peuple », est à l’origine de la pensée inspirant la tyrannie contemporaine. »
Il est sans doute plus pertinent d’évoquer la double définition de l’émancipation
dans le monde moderne, qui donne lieu aux deux traditions démocratiques : l’une
libérale, l’autre radicale; l’une individualiste, l’autre collective; l’une dérivée de
Locke, l’autre de Rousseau. Pierre Rosanvallon décrit cette double définition de
façon distincte:
« La définition de l’émancipation-autonomie est donnée par Locke. Le but de
l’émancipation est dans ce cadre de construire l’individu toujours plus
indépendant des autres, alors que la vision rousseauiste de l’émancipation est
de rendre chacun plus fort à travers sa participation à la collectivité. L’histoire
de la modernité s’est déployée sous la forme d’une concurrence et d’un conflit
permanent entre ces deux approches. La tension entre l’émancipation-
autonomie et l’émancipation-puissance renvoie là tout simplement à l’écart du
libéralisme à la démocratie (l’un représentant le moment de l’autonomie, et
l’autre exprimant le moment de la puissance collective). » 52
On peut interpréter cette distinction que fait Rosanvallon à la lumière de la
Révolution française, notamment de la Terreur. Comme l’émancipation-puissance
peut entrer en conflit avec l’émancipation-autonomie, il faut imposer certaines
limites à « la souveraineté du peuple » pour que celle-ci ne dépasse pas sa propre
sphère en faisant irruption sur le territoire de l’individu. « L’écart du libéralisme à
la démocratie » dont parle Rosanvallon est ainsi réduit par le régime de la
démocratie libérale qui est une synthèse ou un compromis des exigences de Locke
et de Rousseau. Quelle que soit la faiblesse du raisonnement de Rousseau, on ne
peut mettre en cause son postulat de la légitimité du pouvoir. Ce n’est pas parce
qu’une idée noble et juste a été l’objet d’horribles abus que son principe premier
doit être renié.
Dans son livre, Wu Jiaxiang souscrit à l’idée courante que Rousseau est hostile à
toute séparation des pouvoirs. Mais quand on examine de près la position de
51 Wu Jiaxiang
T ranscultures
163
稼祥 , Tou duizhe qiang – Daguo de minzhuhua , pp. 143-144.
52 Pierre Rosanvallon, « Le déficit démocratique européen », Esprit , octobre 2002, pp. 91-92.
 
Albert Chen Lichuan
Rousseau sur cette question, elle ne paraît pas aussi tranchée. Dans le livre II,
chapitre II du Contrat social , il s’en prenait effectivement aux politiques et les
comparait aux charlatans du Japon:
« Mais nos politiques ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe la
divisent dans son objet ; ils la divisent en force et en volonté, en puissance
législative et en puissance exécutive, en droits d’impôts, de justice, et de
guerre, en administration intérieure et en pouvoir de traiter avec l’étranger :
tantôt ils confondent toutes ces parties et tantôt ils les séparent ; ils font du
souverain un être fantastique et formé de pièces rapportées ; c’est comme s’ils
composaient l’homme de plusieurs corps dont l’un aurait des yeux, l’autre des
bras, l’autre des pieds, et rien de plus. Les charlatans du Japon qui dépècent,
dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs, puis jetant en l’air tous ses
membres l’un après l’autre, ils font retomber l’enfant vivant en tout
rassemblé. » 53
Mais dans le livre III, chapitre XVI, il semblait opter pour la séparation naturelle du
pouvoir législatif et du pouvoir exécutif:
« Le pouvoir législatif une fois bien établi, il s’agit d’établir de même le
pouvoir exécutif ; car ce dernier, qui n’opère que par des actes particuliers,
n’étant pas de l’essence de l’autre, en est naturellement séparé. S’il était
possible que le souverain, considéré comme tel, eût la puissance exécutive, le
droit et le fait seraient tellement confondus qu’on ne saurait plus ce qui est loi
et ce qui ne l’est pas, et le corps politique ainsi dénaturé serait bientôt en proie
à la violence contre laquelle il fut institué. » 54
Rousseau était conscient de la contradiction à laquelle il a exposé ses idées sur la
séparation ou la non séparation des pouvoirs. Dans le livre III, chapitre IV traitant
le problème de la démocratie, il s’expliquait en ces termes:
« Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment elle doit être exécutée
et interprétée. Il semble donc qu’on ne saurait avoir une meilleure constitution
que celle où le pouvoir exécutif est joint au législatif. Mais c’est cela même qui
rend ce gouvernement insuffisant à certains égards, parce que les choses qui
doivent être distinguées ne le sont pas, et que le prince et le souverain n’étant
que la même personne, ne forment, pour ainsi dire, qu’un gouvernement sans
gouvernement. Il n’est pas bon que celui qui fait les lois les exécute, ni que le
corps du peuple détourne son attention des vues générales, pour la donner
aux objets particuliers. » 55
53 Rousseau, Du Contrat social , p. 49.
54 Rousseau, p. 108.
55 Rousseau, Du Contrat social , pp. 81-82.
164
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Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
Il est clair que Rousseau tenait une fois encore deux langages contradictoires, mais
il est difficile de dire après cet examen qu’il fut totalement hostile à la séparation
des pouvoirs.
L’un des concepts clés du Contrat social est celui de la loi. Pour Rousseau, la
première vertu de la loi, c’est qu’elle permet aux hommes d’être libres et de se sortir
de la servitude, comme il sut si bien l’expliquer dans les Lettres écrites de la
montagne :
« Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs, et non des maîtres ; il
obéit aux Loix, mais il n’obéit qu’aux Loix ; et c’est par la force des Loix qu’il
n’obéit pas aux hommes. » 56
Ce précepte de la raison est sans doute partagé par les Lumières. L’article
« Économie politique » de l’Encyclopédie a fait de la loi une condition déterminante
de la liberté et de l’égalité:
« C’est à la loi seule que les hommes doivent la justice et la liberté, c’est cet
organe salutaire de la volonté de tous qui rétablit dans le droit l’égalité
naturelle entre les hommes. » 57
Benjamin Constant, malgré les critiques sévères qu’il adressait à Rousseau, a
reconnu que parmi les grands publicistes du XVIII e siècle, Rousseau avait, « le
premier, rendu populaire le sentiment de nos droits ». 58 Ernst Cassirer a commenté
l’enthousiasme de Rousseau pour la loi en ces termes:
« Par conséquent, pour Rousseau, le lien social véritable vient du fait qu’aucun
individu, aucun groupe particulier n’est appelé à gouverner les autres, car un
tel gouvernement, quelque raffinée ou civilisée qu’en fût la forme, ne pourrait
que nous réduire au plus abject des esclavages. Cet esclavage ne disparaît que
si la loi, en tant que telle, guide et dirige les hommes, et que si l’individu, dans
son commerce avec les autres hommes, est libre de toute sujétion envers
autrui, une commune obéissance à la loi se substituant aux liens d’allégeance
et d’obéissance. » 59
Une loi peut être révoquée par la volonté générale, car « un peuple est toujours le
maître de changer ses lois, même les meilleures », mais un individu ne peut pas
56 Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne , in Œuvres complètes , tome III, La Pléiade,
Gallimard, 1985, p. 842.
57 Rousseau, Du Contrat social , p. 151.
58 Stephen Holmes, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne , collection « Léviathan », PUF,
1994, p. 122.
59 Cassirer, Rousseau, Kant, Goethe, deux essais , pp. 60-61.
T ranscultures
165
 
Albert Chen Lichuan
décider qu’une loi n’est plus valable et lui désobéir. 60 Pour que le système juridique
garantisse l’égalité des citoyens, il faut que la loi s’applique à tous, sans distinction
de fortune ou de statut social. On peut aussi interpréter Rousseau dans ce sens,
lorsqu’il écrivait:
« …quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout
le corps: ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre; car
telle est la condition qui donnant chaque citoyen à la Patrie le garantit de toute
dépendance personnelle ; condition qui fait l’artifice et le jeu de la machine
politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels sans cela
seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus. » 61
L’interprétation d’une idée équivoque dépend souvent du point de vue de
l’interprète. Si l’on se met du côté du peuple, le paragraphe en question offre plutôt
une garantie de ne pas tomber dans la dépendance d’un individu qui se met au-
dessus des lois.
Deux autres concepts clés qui occupent une place centrale dans le Contrat social sont
ceux de la « souveraineté » et du « gouvernement ». Rousseau a distingué le
souverain, auteur des lois et le gouvernement chargé de leur exécution. Il a d’abord
défini le souverain comme une personne morale:
« Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres
prenait autrefois le nom de Cité , et prend maintenant celui de République ou de
corps politique , lequel est appelé par ses membres État quand il est passif,
Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. A
l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom du Peuple , et
s’appellent en particulier citoyens comme participant à l’autorité souveraine, et
sujets comme soumis aux lois de l’État. » 62
Quant au gouvernement, Rousseau l’a défini comme un corps de magistrats
subordonné au souverain dont il est le serviteur. Autrement dit, le gouvernement
n’est pas une partie de la souveraineté:
« Qu’est-ce donc que le gouvernement ? Un corps intermédiaire établi entre les
sujets et le souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de
l’exécution des lois et du maintien de la liberté, tant civile que politique. » 63
60 Rousseau, Du Contrat social , p. 72.
61 Rousseau, p. 43.
62 Rousseau, p. 41.
63 Rousseau, Du Contrat social , p. 74.
166
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Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
Si le souverain détient la puissance législative, le gouvernement détient la
puissance exécutive au service de la volonté libre du souverain qui peut le révoquer
à sa guise:
« J'appelle donc gouvernement ou suprême administration l’exercice légitime
de la puissance exécutive, et prince ou magistrat l’homme ou le corps chargé
de cette administration. 64
[…]
…les dépositaires de la puissance exécutive ne sont point les maîtres du
peuple mais ses officiers, qu’il peut les établir et les destituer quand il lui plaît,
qu’il n’est point question pour eux de contracter mais d’obéir, et qu’en se
chargeant des fonctions que l’État leur impose, ils ne font que remplir leur
devoir de citoyens, sans avoir en aucune sorte le droit de disputer sur les
conditions. » 65
Dans une note du Livre II, Chapitre VI, Rousseau a même fait de cette distinction le
critère du jugement de la légitimité du gouvernement:
« Pour être légitime il ne faut pas que le gouvernement se confonde avec le
souverain, mais qu’il en soit le ministre : alors la monarchie elle-même est
république. » 66
Pour répondre à l’irritation de Wu Jiaxiang contre les propos de Rousseau, tels que
« du silence universel on doit présumer le consentement du peuple », il faudrait
sans doute se rapporter au contexte, car de tels propos peuvent paraître justifiés
dans leur contexte, mais inadmissible dans un autre:
« Ce n'est point à dire que les ordres des chefs ne puissent passer pour des
volontés générales, tant que le souverain libre de s'y opposer ne le fait pas. En
pareil cas, du silence universel on doit présumer le consentement du
peuple. » 67
Afin de présumer du silence universel le consentement du peuple, une condition
s’impose: « tant que le souverain libre de s'y opposer ne le fait pas ». Dans le
contexte de Rousseau, le souverain est un peuple libre. Il a non seulement le droit
de s’opposer aux ordres des chefs, et il peut effectivement le faire. Ce droit de
contredire et cette liberté d’opposition supposent un pays démocratique dont le
peuple est souverain. Or la situation dont parle Wu Jiaxiang est tout autre. Il s’agit
d’un usurpateur déguisé en souverain qui, par la répression, force le peuple à se
64 Rousseau, p. 74.
65 Rousseau, pp. 110-111.
66 Rousseau, p. 58.
67 Rousseau, p. 48.
T ranscultures
167
 
Albert Chen Lichuan
taire et à se soumettre à sa volonté particulière. Dans ce cas, si « le peuple promet
simplement d'obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple; à l'instant
qu'il y a un maître il n'y a plus de souverain.». 68 Benjamin Constant cité par Wu
Jiaxiang, parlait lui aussi de l’usurpation comparée au despotisme. Il ne s’agit pas
non plus d’un peuple libre. Il semble bien que Rousseau tient le gouvernement en
suspicion, car quelle que soit sa forme, il a toujours tendance à dégénérer, en
substituant sa propre volonté à la volonté générale. Tout l’art de la politique
consiste à lutter contre les empiétements du gouvernement sur le souverain.
« S’il arrivait enfin que le prince eût une volonté particulière plus active que
celle du souverain, et qu’il usât, pour obéir à cette volonté particulière, de la
force publique qui est dans ses mains, en sorte qu’on eût, pour ainsi dire, deux
souverains, l’un de droit, l’autre de fait ; à l’instant l’union sociale
s’évanouirait, et le corps politique serait dissout. 69
[…]
Car en paraissant n’user que de ses droits il lui est fort aisé de les étendre, et
d’empêcher sous le prétexte du repos public, les assemblées destinées à
rétablir le bon ordre ; de sorte qu’il se prévaut d’un silence qu’il empêche de
rompre, ou des irrégularités qu’il faut commettre, pour supposer en sa faveur
l’aveu de ceux que la crainte fait taire, et pour punir ceux qui osent parler. » 70
Il convient donc de s’offrir le moyen de prévenir les usurpations du gouvernement.
C’est la raison pour laquelle Rousseau insistait pour que la tenue des assemblées du
peuple se fassent « toujours par deux propositions qu’on ne puisse jamais
supprimer, et qui passent séparément par les suffrages. La première : S’il plaît au
souverain de conserver la présente forme de gouvernement. La seconde : S’il plaît
au peuple d’en laisser l’administration à ceux qui en sont actuellement chargés ». 71
Ce rôle que Rousseau attribuait à l’ouverture des assemblées du peuple est celui
des élections présidentielles ou législatives dans les démocraties d’aujourd’hui. Les
modes de légitimation et de surveillance peuvent varier, mais la souveraineté
démocratique s’exprime toujours par la procédure électorale du suffrage.
En prenant quelques risques de simplification et en guise de conclusion temporaire,
nous relèverons trois points importants concernant la critique de la critique
chinoise du Contrat social :
68 Rousseau, Du Contrat social , p. 48.
69 Rousseau, p. 77.
70 Rousseau, p. 111.
71 Rousseau, p. 112.
168
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Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
1. En dépit du culte extraordinaire rendu à Rousseau par les acteurs de la
Révolution française, il serait prudent de relativiser l’influence de Rousseau sur la
Révolution elle-même. Celle-ci a mis en œuvre un système représentatif que
Rousseau rejetait en s’opposant clairement à ce que le peuple puisse déléguer le
pouvoir législatif à des représentants. Or c’est justement ce système représentatif
qui a rendu possible la dictature illimitée des Jacobins, responsable de la Terreur.
De ce fait, on ne peut prétendre que la Révolution française est purement et
simplement rousseauiste. Dans sa critique de Rousseau, Wu Jiaxiang reproche à
celui-ci, d’une part de « s’opposer aux groupes d’intérêt de tout genre », et d’autre
part de faire de la théorie de « souveraineté du peuple » la source même de la
tyrannie contemporaine. 72 Or loin d’avoir imposé une sorte de dictature de la
volonté générale, le totalitarisme du XX e siècle a instauré en URSS comme en Chine
la dictature d’un parti unique, alors que, comme Wu Jiaxiang le rappelle, Rousseau
rejetait le principe même des partis politiques. La République de Rousseau n’est ni
un « État de prince », ni un « État-parti », elle est un État régi par des lois:
« J’appelle donc République tout État régi par des lois, sous quelque forme
d’administration que ce puisse être… » Le régime totalitaire du parti unique est par
définition contraire à la conception rousseauiste de « la souveraineté du peuple » et
de la République. 73
2. Rousseau a décrit dans le Contrat social l’État corrompu où la souveraineté en tant
que l’autorité suprême de l’État n’est plus l’exercice de la volonté générale :
« Enfin quand l’État près de sa ruine ne subsiste plus que par une forme
illusoire et vaine, que le lien social est rompu dans tous les cœurs, que le plus
vil intérêt se pare effrontément du nom sacré du bien public, alors la volonté
générale devient muette; tous guidés par des motifs secrets n’opinent pas plus
comme citoyens que si l’État n’eût jamais existé, et l’on fait passer faussement
sous le nom de lois des décrets iniques qui n’ont pour but que l’intérêt
particulier. » 74
Benjamin Constant, plusieurs fois cité par Wu Jiaxiang comme détracteur de
Rousseau ne voyait pas le péril « dans l’existence du gouvernement du peuple par
lui-même, mais plutôt dans l’apparition éventuelle de dictatures habiles capables
de manipuler un régime qui n’aurait plus que le nom de démocratie ». 75 Si le
régime issu de la Révolution française était bien démocratique, en ce qu’il procédait
72 Wu Jiaxiang, Tou duizhe qiang – daguo de minzhuhua, p. 138, p. 144.
73 Rousseau, Du Contrat social , p. 58.
74 Rousseau, pp. 113-114.
75 Holmes, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne , p. 135.
T ranscultures
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Albert Chen Lichuan
de la souveraineté du peuple, le despotisme des Jacobins, qui se nommaient encore
les représentants du peuple, n’était pas « la tyrannie de la majorité, mais
l’accaparement du pouvoir par quelques-uns ». 76
3. Il faudrait enfin ne pas oublier ni même négliger le fait que la pensée de
Rousseau se présente avant tout comme une norme pour critiquer les sociétés
établies. Ceci explique pourquoi aucun des systèmes démocratiques existants n’a
mis en œuvre complètement la conception rousseauiste de la souveraineté du
peuple en tant qu’exercice de la volonté générale, et qu’ils n’en laissent voir tout au
plus que quelques formes embryonnaires. L’objectif de son ouvrage, tel qu’il l’a fixé
dans la brève conclusion du Contrat social , est de poser les vrais principes du droit
politique et de tâcher de fonder l’Etat sur cette base. Dans son magistral ouvrage,
Théorie de la justice , John Rawls s’emploie à élucider la démarche contractualiste de
Rousseau dont il se place lui-même comme l’héritier:
« Mon but est de présenter une conception de la justice qui généralise et porte
à un plus haut niveau d’abstraction la théorie bien connue du contrat social
telle qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant. Pour cela,
nous ne devons pas penser que le contrat originel soit conçu pour nous
engager à entrer dans une société particulière ou pour établir une forme
particulière de gouvernement. L’idée qui nous guidera est plutôt que les
principes de la justice valables pour la structure de base de la société sont
l’objet de l’accord originel. » 77
Zhu Xueqin, en dépit de sa critique sévère contre l’idéal de vertu proposé par
Rousseau reconnaît que la pensée de celui-ci pourrait connaître une deuxième
floraison auprès des sociétés industrielles et post-industrielles, non pas comme
programme politique à caractère utopique, mais en tant qu’un héritage de valeurs
pour le mouvement des critiques sociales. 78 De la division des Lumières et de
l’échec de la Révolution française, Hegel aurait tiré sa fameuse conclusion
paradoxale: « Tout ce qui existe est juste; tout ce qui est juste existe ». La première
phrase résume l’empirisme de Locke et de Voltaire ; la deuxième, l’apriorisme de
Descartes et de Rousseau. La maxime de Hegel se confirme à travers l’histoire
76 Holmes, p. 135.
77 John Rawls, Théorie de la justice sociale , Paris, Seuil, 1997, p. 37. Dans une note sur ce passage, John
Rawls précise: « Comme le suggère le texte, je considérerai comme étant des œuvres décisives dans la
théorie du contrat The Second Treatise of Government de Locke, Du contrat social de Rousseau, et l’éthique
de Kant qui débute par Les Fondements de la métaphysique des mœurs . », p. 79.
78 Zhu Xueqin, Daode lixiangguo de Fumie – Cong Lusuo dao Luobosibi’er , p. 280.
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Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
bicentenaire que le monde a vécue depuis la Révolution française, l’histoire d’une
co-création de l’apriorisme et de l’empirisme. 79
Tout compte fait, même si le Contrat social pouvait être un livre pernicieux dans la
mesure où il pourrait procurer aux tyrans et aux pseudo républicains un langage de
justification qui légitime leur autorité politique au delà des limites circonscrites par
les lois, on ne devrait pas oublier pour autant que la « souveraineté du peuple » est
un principe qui ne peut être contesté, que la pensée de Rousseau reste avant tout
une théorie de la souveraineté qui serait une philosophie critique du pouvoir. Il faut
admettre qu’en Chine où le peuple n’a jamais été jusqu’ici la source de la
souveraineté et où le régime actuel tente de substituer à la question de légitimité
politique celle d’efficacité économique et de stabilité sociale, la théorie de la
souveraineté du peuple de Rousseau reste toujours d’actualité.
Le projet institutionnel de Wang Lixiong
S’il est difficile de mesurer l’impact exact du Contrat social dans la formation de la
conscience citoyenne des Chinois, il est néanmoins possible d’éclaircir la manière
dont l’esprit du Contrat social inspire les réflexions que mènent les intellectuels
chinois d’aujourd’hui sur le projet institutionnel. Il faut pour cela quitter le terrain
de la critique textuelle pour entrer dans le monde des idées. Le travail le plus
original et le plus audacieux nous semble revenir à Wang Lixiong 王力雄 . 80 Bien
que ni le terme de « contrat social », ni le nom de Rousseau ne soient mentionnés
dans les ouvrages présentant les idées de Wang, certains traits caractéristiques de
son projet correspondent pourtant aux grandes thèses proposées par le philosophe
français.
Le projet institutionnel de Wang Lixiong se donne pour objectif et pour ambition de
réaliser en Chine l’idée centrale de Rousseau: la souveraineté appartient au peuple
qui doit être la source du pouvoir. Le système d’élections successives aux multi-
niveaux qu’il convient d’appeler démocratie progressive est de concevoir
l’organisation et l’exercice du pouvoir politique à chaque niveau de l’Etat comme
étant le produit d’une volonté et d’un contrôle permanent du peuple. Prenons par
79 Zhu Xueqin, p. 275.
80 Deux ouvrages majeurs révèlent son projet institutionnel : le premier est publié au Canada en 1998 par
Mirror Books Ltd sous le titre de Rongjie quanli – zhuceng dixuanzhi , 溶解權力
[La démocratie progressive – La troisième voie pour la Chine].
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[Dissoudre
le pouvoir – Le système d’élections successives aux multi-niveaux] ; le second est paru en 2004 chez
Hong Kong Press For Social Sciences Ltd, il s’intitule Dijin minzhu – Zhongguo de disantiao daolu
 
Albert Chen Lichuan
exemple la population rurale qui représente 70% de la population chinoise. Dans un
village de base, chaque famille désigne un membre comme représentant. Les
représentants des familles forment ainsi le Conseil du village de base et élisent
parmi eux un directeur. Les directeurs élus à ce niveau forment ensuite le Conseil
de la commune et élisent un directeur à leur tour. Les directeurs des Conseils de
commune forment le Conseil cantonal et élisent le directeur de cette instance. De la
même façon, se forment le Conseil du district et le Conseil de la province. Au
niveau national, ce sont les directeurs des trente et un Conseils de provinces, de
régions autonomes et de municipalités relevant directement de l’autorité centrale
qui élisent le Président du Conseil national, chef de l’Etat chinois. Le principe est
toujours le même : le directeur élu de son Conseil devient membre électeur du
Conseil supérieur, la charge d’exécuter les décisions collectives revient au directeur
du Conseil. On peut donc qualifier « la démocratie progressive », d’un système
d’élections échelonnées de bas en haut, du local au national, évitant ainsi les risques
de la démocratie à grande échelle jugée trop dangereuse pour un pays comme la
Chine. A la différence du Contrat social , La démocratie progressive n’est pas un traité
de droit politique, mais un traité de méthode d’élections donnant naissance aux
institutions politiques nouvelles.
Un autre point qui rapproche le projet institutionnel de Wang Lixiong du Contrat
social est l’étroite parenté entre « la volonté générale » (terme de Rousseau) et « la
volonté sociale » (terme de Wang Lixiong). La volonté générale, selon la définition
rousseauiste, « ne regarde qu’à l’intérêt commun ». 81 En ôtant des volontés
particulières « les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des
différences la volonté générale ». 82 Wang Lixiong transforme « la volonté générale »
en volonté sociale en y introduisant la notion de vecteur:
« 社會意志 是一 全部
» 83
« La volonté sociale est la somme des vecteurs de l’ensemble des volontés
individuelles dans une société donnée. »
Par rapport au nombre, le vecteur est un élément qui a une direction, ou une
orientation. Chaque volonté particulière (ou individuelle) est un vecteur.
Autrement dit, les volontés particulières ne diffèrent pas qu’en nombre, elles
diffèrent aussi en direction. Si la volonté de tous n’est qu’une somme de volontés
particulières, la somme vectorielle de volontés particulières devient la volonté
81 Rousseau, Du Contrat s o cial , p. 50.
82 Rousseau, p. 50.
83 Wang Lixiong, Rongjie quanli – zhuceng dixuanzhi , p. 98.
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Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
sociale. Il semble que Rousseau a lui-même établi le rapport d’affinité entre volonté
générale et volonté sociale:
« C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien
social, et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts
s’accordent, la société ne saurait exister. Or comme la volonté tend toujours au
bien de l’être qui veut, que la volonté particulière a toujours pour objet l’intérêt
privé, et la volonté générale l’intérêt commun, il s’ensuit que cette dernière est,
ou doit être seule le vrai mobile du corps social. » 84
La différence qu’il peut y avoir entre volonté générale et volonté sociale réside dans
le fait que la première recouvre ce qui est commun à toutes les volontés
particulières comme une sorte de consensus, tandis que la seconde se présente
comme un compromis dans un esprit éclectique (voir les deux figures ci-après).
Dans la Figure 1, les cercles A, B, C représentent trois volontés particulières,
l’espace D, ayant pour caractéristique d’être commun aux trois cercles, incarne la
volonté générale. La partie commune est d’autant plus grande que les trois cercles
se superposent davantage. A l’inverse, elle se rétrécit dès que la superposition
diminue. La recherche de la volonté générale consiste à agrandir la superposition
des volontés particulières.
Fig. 1
84 Rousseau, Du contrat social ou essai sur la forme de la République (Première version, Manuscrit de
Genève), in Œuvres complètes , tome III, Pléiade, Paris, Gallimard, 2003, p. 295.
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Albert Chen Lichuan
Dans la Figure 2, les segments A et B signifient deux volontés individuelles
(vecteurs), d’orientation différente. Le segment C, comme la diagonale d’un
parallélogramme, désigne la somme des vecteurs, appelée la volonté sociale. Le
schéma peut bien sûr varier en fonction des directions variables des vecteurs. Il
s’agit de l’élaboration d’un processus de négociation toujours ouvert de compromis
par le dialogue, la concertation, la persuasion et le marchandage.
Fig. 2
Trouvant peut-être la présentation trop mécanique et simpliste, Wang Lixiong
recourt à l’ancienne métaphore de la langue classique, minxin 民心 (littéralement
« le cœur du peuple » qu’il convient de traduire ici par aspirations ou volonté du
peuple), pour expliquer ce qu’il entend par la volonté sociale. Il conclut que le
meilleur régime politique possible est celui qui sait écouter « le cœur du peuple »,
c’est-à-dire, respecter constamment la volonté sociale. 85
Nous savons que Rousseau distingue la volonté générale de la volonté de tous,
celle-ci ne regarde que l’intérêt privé et « n’est qu’une somme de volontés
particulières ». Cette distinction conduit Rousseau à s’opposer à la politique
partisane. Il prend comme exemples de volontés particulières les associations (les
partis politiques) qui suivent leur intérêt particulier, et non pas l’intérêt commun :
« Enfin quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes
les autres… alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est
qu’un avis particulier. 86
[…]
85 Wang Lixiong, Rongjie quanli – zhuceng dixuanzhi , p. 102 et p. 113.
86 Rousseau, Du Contrat social , p. 51.
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Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
Il importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas
de société partielle dans l’Etat et que chaque citoyen n’opine que d’après
lui. » 87
La démocratie progressive que propose Wang Lixiong n’est pas favorable non plus à la
politique des partis. D’abord elle n’a pas besoin des partis politiques pour
fonctionner, étant donné qu’elle n’est pas fondée sur le multipartisme comme nous
le voyons dans la quasi-totalité des pays dits démocratiques. Ensuite elle ne
dissimule pas sa visée de libérer progressivement l’administration chinoise du
contrôle du PCC en commençant par le niveau primaire. Tout membre des partis
politiques pourra se présenter aux élections en tant que représentant de sa famille.
Les élus qui constituent le Conseil du village naturel élisent son directeur en
fonction des mérites des candidats et sur leur programme sans tenir compte de la
consigne des partis politiques, et les élections devront se passer de la même façon
aux niveaux supérieurs. C’est ainsi qu’il espère entamer un processus de « dé-
idéologisation » de l’administration chinoise, de sorte qu’elle observe la neutralité. 88
Un autre point commun à Rousseau et Wang Lixiong est la non séparation des
pouvoirs. Pour Rousseau, la souveraineté, étant l’exercice de la volonté générale, ne
peut pas être partagée, d’où son hostilité (ou plutôt sa réticence) à toute séparation
des pouvoirs (mises à part ses contradictions à cet égard). Dans le projet
institutionnel de Wang Lixiong, le Conseil de chaque niveau exerce à la fois le
pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Quant au pouvoir juridique, il est confié
aux juges et aux procureurs élus par le Conseil du niveau correspondant pour une
majorité des deux tiers, ce qui rend la juridiction responsable devant le Conseil et
non vis-à-vis d’une personne, et assure une relative indépendance de la justice.
L’une des singularités de la démocratie progressive , c’est de ne pas fixer de dates pour
les élections et de laisser le conseil de chaque niveau en décider librement, comme
Rousseau qui prévoyait dans Du Contrat social l’ouverture des assemblées sans
« convocation formelle » préalable pour se tenir et changer l’administration. 89 Il
faut donc que le peuple puisse se réunir aussi souvent qu’il le souhaite afin de
remédier à la corruption ou à la dégénérescence des gouvernements.
Wang Lixiong souligne que la théorie de la démocratie occidentale est paradoxale
en ce qu’elle approuve le suffrage universel (direct) et renie le suffrage indirect,
mais elle adopte, dans la plupart des cas, la démocratie représentative (indirecte)
87 Rousseau, Du Contrat social , p. 51.
88 Wang Lixiong, Dijin minzhu – Zhongguo de disantiao daolu , pp. 212-215.
89 Rousseau, Du Contrat social , pp. 111-112.
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Albert Chen Lichuan
aux dépens de la démocratie directe. 90 En effet, il en va de même pour beaucoup
d’hommes et de femmes qui, dans les pays démocratiques, reconnaissent le
caractère inévitable de la démocratie représentative, mais éprouvent en même
temps quelque nostalgie de la démocratie directe dont ils rêvent de se rapprocher.
L’une des visées du projet institutionnel de Wang Lixiong est justement de
chercher, par la démocratie progressive , une façon particulière de marier la démocratie
directe et la démocratie indirecte, la démocratie participative et la démocratie
représentative. Contrairement au suffrage universel tel qu’il s’exerce dans les pays
dits démocratiques où les électeurs sont appelés à voter en dehors de leurs
expériences personnelles, le système d’élections successives aux multi-niveaux repose
sur « un cadre d’expériences » où les votants vivent et travaillent ensemble,
communiquant les uns avec les autres sans intermédiaire, tout comme Rousseau
aurait souhaité une petite société, un petit Etat où tous les gens se connaissent entre
eux. 91 Wang Lixiong s’autorise à espérer qu’à partir de cette petite société
autonome et autogérée se construira un système de l’autonomie progressive
débouchant sur un fédéralisme progressif, du local au national (en apportant des
solutions nouvelles aux problèmes du Tibet, du Xinjiang et de Taiwan), du niveau
national à l’échelle internationale dans une visée du gouvernement planétaire.
Le projet institutionnel de Wang Lixiong peut être perçu comme une tentative de se
réapproprier la liberté d’instituer niée ou travestie en Chine depuis deux ou trois
millénaires. Tout comme Jean-François Billeter, dans la lignée des thèses de
Cornelius Castoriadis, l’affirme dans son remarquable essai Chine trois fois muette :
« Toute société humaine est un système imaginairement institué pour faire face à
des conditions nouvelles, puis adapté tant bien que mal à leur évolution
ultérieure. Cette liberté d’instituer, qui lui est essentielle, l’homme peut à
nouveau en faire un usage audacieux quand les circonstances s’y prêtent. » 92
Cent ans auparavant, Liang Qichao avait prédit dans son fameux article sur
Rousseau:
« 案盧氏此論
…… 雖未有行之者
,然將來必徧於大地
年生息於專制政體之下
,雖然
,民間自治之風最盛焉
。誠能博採文明各國地方
之制 , 省府
鄉市
,各為團體
,因其地宜以立法律
90 Wang Lixiong, Dijin minzhu – Zhongguo de disantiao daolu , p. 185.
91 Wang Lixiong, p. 156.
92 Jean-François Billeter, Chine trois fois muette , Paris, Editions Allia, 2000, p. 145. Billeter s’inspire ici
directement de l’ouvrage central de la pensée de Corneluis Castoriadis intitulé L’institution imaginaire de
la société , Paris, Seuil, 1975.
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Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social
民欲以施政令
,則成就一盧梭心目中所想望之國家
,其路為最近
,而其事為最
易焉 。果爾
» 93
« L’idée de Rousseau … deviendra certainement réalité partout dans le monde,
bien qu’il n’y ait pas encore eu d’exemple aujourd’hui. La Chine vit depuis des
millénaires sous le régime autoritaire, malgré une forte tradition d’autonomie
populaire. Si elle peut s’inspirer des institutions locales des pays civilisés, faire
en sorte que chaque province, chaque préfecture, chaque sous-préfecture,
chaque district, chaque canton, chaque ville, constituent un corps à leur
niveau, établissent des lois qui leur conviennent au mieux, gouvernent selon la
volonté de leur population, alors elle créerait, par le chemin le plus court et de
la façon la plus commode, un Etat dont rêvait Rousseau. Si une telle entreprise
se réalise un jour, l’institution de la Chine servirait d’exemple à tous les
pays. »
Cent ans plus tard, « comme de longs échos qui de loin se confondent », l’appel de
Liang Qichao et le projet institutionnel de Wang Lixiong se répondent à travers la
problématique de l’œuvre de Rousseau. 94
93 Liang Qichao, « Lusuo xuan’an », p. 110.
94 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, in Œuvres complètes , tome I, Pléiade, Paris, Gallimard, p. 11.
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