COMPTESRENDUS

]ean-]acques Rousseau : Emile ou de l’ Éducation, introduction et bibliographie par Tanguy L'Aminot, établissement du texte, notes et index par François et Pierre Richard, Paris, Bordas, (coll. « Classiques Gamier »), 1992, xciv-668 pages.

par Serge Leroux

L'éducation au XVIIIe siècle : Rousseau, les sciences et la vertu

Lorsque Rousseau publie Émile ou de l'éducation en 17621: , le débat sur l'orientation de l'éducation fait rage depuis au moins une quinzaine d'années et, qui plus est, il sera avivé par la suppression de la Compagnie de Jésus. Les philosophes des Lumières n'ont de cesse de discourir sur les buts, les moyens et les finalités de l'éducation puisque celle-ci, pensent-ils, est responsable à la fois du bonheur collectif et du progrès social. C'est le triomphe de la raison sur la fatalité du destin. À ce titre, le thème de l'unification du savoir est l'une des idées directrices du XVIIIe siècle et l'éducation évoluera en ce sens : si, dans la première moitié du siècle, l'éducation est mondaine, orientée vers l'étude des belles-lettres et des vers latins, après 1750 en revanche, elle étend ses ramifications à la nature, à l'univers entier, et la part des disciplines scientifiques est croissante. Les philosophes portent alors un intérêt accru au concept d'éducation qui devient un problème national : l'individu est désormais citoyen et la pédagogie se fait patriote. Avec l'influence de l'étude des sociétés {L'esprit des lois en est un exemple révélateur) et le développement de la psychologie sensualiste, les penseurs des Lumières commencent à mesurer l'importance de l'éducation : « Ainsi une pratique sociale, dit Jean Ehrard, modifie-t-elle à la longue l'espèce humaine. Vers 1750 de bons esprits qui ne se piquent pas d'une particulière originalité en viennent à considérer l'homme comme un produit de l'histoire et non comme l'enfant d'une nature immuable2. » La conséquence est d'importance : si le déterminisme de l'histoire remplace le déterminisme de la nature, il n'y a rien d'inné et, partant, les connaissances et les sentiments moraux s'acquièrent par une bonne éducation. La Mettrie, par exemple, admet que les hommes sont nés méchants et que sans l'éducation il y en aurait peu de bons, encore que cela ne soit guère suffisant. Néanmoins, seule l'éducation peut améliorer l'organisation humaine et sociale : « Un homme du peuple demandait au précepteur d'Alexandre quelle différence il y avait entre un savant et un ignorant ? Il en reçut cette réponse ; celle qui se trouve entre un vivant et un mort : parole remarquable, qui fait bien sentir l'excellence du savoir3. » Certes, cette idée ne sera pas acceptée par tous les philosophes. C'est le cas de Diderot pour qui les bonnes institutions permettent tout au plus que

 

      1 Les pages entre parenthèses renvoient à l'ouvrage recensé.

      2 Jean Ehrard, L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIleme1 siècle, Chambéry, Imprimerie Réunies, 1963, p. 763.

      3 « Règlement du pensionnat établi nu Collège de la ville d'Eu » (Département de la Seine Inférieure), 1er octobre 1779, Archives nationales, F17 1349.

       

chacun développe ses aptitudes innées. Ce qui, du reste, ne remet nullement en cause l'importance de l'éducation.

Dans les Lettres persanes, Montesquieu admet que « les forces seraient égales si l'éducation l'était aussi », car ses lois sont les premières que l'homme reçoit. Encore faut-il s'interroger sur le sens que les philosophes donnent au mot éducation. En 1743, le mot n'a encore qu'un sens restreint chez Morelly. Dans son Essai sur l'esprit humain, il accorde toute l'importance à la formation intellectuelle et morale que l'enfant reçoit au collège ou de la bouche d'un précepteur. Mais, en 1749, dans ses Recherches sur les causes des progrès et de la décadence des sciences et des arts, Turgot donne au terme une acception beaucoup plus large puisqu'il l'étend a tout le milieu social et historique, c'est-à-dire une « éducation qui résulte de toutes les sensations, de toutes les idées que nous avons pu acquérir dès le berceau, ta laquelle tous les objets qui nous environnent contribuent et dont les instructions de nos parents et de nos maîtres ne sont qu'une très petite partie »l.

Toutefois, le but de l'éducation n'est pas tant de développer les facultés de la raison que de permettre à l'enfant d'acquérir des automatismes mentaux, des habitudes et des caractères qui distinguent la nature humaine de la nature animale. C'est d'ailleurs ce qui fait toute la supériorité de l'homme sur les animaux selon La Mettrie. L'éducation, perçue comme un mécanisme artificiel, doit corriger les effets des mécanismes naturels : « l'éducation telle qu'il la conçoit relève plus d'une science du "conditionnement psychologique", c'est-à-dire des techniques de propagande, que du souci de répandre une véritable culture2. » L'institution scolaire se voit attribuer un rôle essentiel dans l'acquisition des sentiments et des comportements moraux de l'enfant : faire contracter à ses sens, à son entendement et à sa volonté des habitudes vertueuses, tel est le pivot sur lequel doit être fondée toute l'éducation de la jeunesse. « Que les législateurs bâtissent leurs codes sur cette idée, dit Delisles de Sales, et avant quatre générations, ils verront leurs états peuplés d'hommes vigoureux, de génies et de sages3. » Toutefois, la réalité est tout autre et le système scolaire suscite le mécontentement et les reproches des philosophes.

On connaît la pensée de Rousseau à cet égard et il s'en explique dès les premières pages de l’ Emile : « Je n'envisage pas comme une institution publique ces risibles établissements qu'on appelle collèges. Je ne compte pas non plus l'éducation du monde, parce que cette éducation tendant à deux fins contraires, les manque toutes deux : elle n'est propre qu'à faire des hommes doubles paraissant toujours rapporter tout aux autres, et ne rapportant jamais rien qu'à eux seuls » (p. 10-11). La même année, Daragon constate que les professeurs négligent totalement la morale dans les écoles, « cette étude sans laquelle, dit-il, nous ne pouvons être véritablement heureux »4. Dix ans plus tard, Coupé

1 Turgot, Recherches sur les causes des progrès et de la décadence des sciences et des arts, 1749.

2 Jean Ehrnrd, op.cit, p. 394.

3. Delisles de Sales, Philosophie de la nature, ou traité de morale pour le genre humain, Londres, 1777,

t. 3. p. 87.

4- J.-B. Daragon. Lettre à M. l'abbé... sut la nécessité et la manière de faire entrer un cours de morale dans l'éducation publique. 1762, p. 13.

 

lui fait écho en déplorant que les maîtres, tant dans l'éducation particulière que dans l'éducation publique, s'attachent beaucoup plus « à orner l'esprit des jeunes gens, qu'à leur former le cœur et leur donner des principes de conduite »T. Et voyez Mably en 1784 : « Mais je l'avoue, je tremble pour cette adolescence, qui doit décider de toute la vie d'un homme, quand je songe au misérable système d'éducation qui s'est mis à la mode parmi nous2. » On retrouve ici l'opposition classique entre les sciences et la vertu, où il est dit que l'on forme des savants et des artistes de toute espèce, mais que l'on ne s'est pas encore avisé de former des hommes, c'est-à-dire de véritables citoyens patriotes3. C'est ce qu'on a depuis appelé la réaction vertueuse. La manie de tout expliquer, dit Delisles de Sales, a répandu plus de ténèbres sur l'entendement humain que l'ignorance même, alors que Mlle de Bermann constate que sans science l'homme peut être fidèle à ses devoirs, à sa famille, à sa patrie, mais il ne le peut pas sans la vertu. C'est pourquoi l'étude des mœurs doit être la première et la principale étude : « Les Républiques subsisteront sans éloquence, sans science on verrait des sociétés ; on n'en verrait point sans mœurs4. »

Pour Rousseau, qui est certes le philosophe qui a défini avec le plus d'éloquence le cadre de cette pensée « rigoriste » inspirée du calvinisme, la première tâche de l'éducation est de former de bons citoyens. Fondée sur la liberté humaine, la fonction suprême de l'éducation est de « permettre à la nature de s'épanouir dans la culture »5. Car l'intention de Rousseau n'est pas, a priori, d'ostraciser ou de proscrire l'éducation et les sciences : « La science est très bonne en soi, cela est évident ; et il faudrait avoir renoncé au bon sens pour dire le contraire. L'auteur de toutes choses est la source de la vérité ; tout connaître est un de ses divins attributs. C'est donc participer en quelque sorte à la suprême intelligence, que d'acquérir des connaissances et d'étendre ses lumières. » Le mal ne réside donc pas dans le savoir puisque sa source est pure et louable mais, dans l'état actuel des choses, il engendre l'impiété, l'hérésie, l'erreur et les systèmes absurdes, accentuant par le fait même la

 

      1 Jean-Marie-Louis Coupé, Manuel de morale, dédié à Monseigneur le comte d'Artois, Paris, 1772, p. 7.

      2 Gabriel Bonnot de Mably, Principes de morale, 1784, p. 266.

      3 « les pères de l'Église en avaient longuement débattu, à propos des lettres païennes et de la vertu chrétienne ; Saint-Augustin, en particulier, y était revenu à mainte reprise et avait consacré au sujet les quatre livres du De doctrina christiana.IeXVIIIe siècle avait poursuivi la discussion, exaltant la piété aux dépens des lettres antiques ou de la scolastique médiévale. Ce n'était pas alors un paradoxe de préférer la simplicité évangélique aux prestiges d'une vaine curiosité intellectuelle, de rappeler avec Rabelais que "science sans conscience n'est que ruine de l'âme", de dénoncer avec Montaigne — que Rousseau utilise largement et Agrippa de Nettesheim — qu'il va bientôt découvrir— l'incertitude, la vanité et le danger moral des connaissances illusoires. Mais la révolution cartésienne, le développement des techniques, les progrès du luxe et du confort avaient assez ébloui les esprits pour que la vieille méfiance chrétienne et sceptique apparût désormais comme un paradoxe insoutenable» (Jacques Roger, introduction à Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, Garnier-Flammarion, 1971, p. 13-14).

      4 Mlle de Bermann, Discours qui a remporté le prix des sciences, au jugement de la société royale de Nancy, en l'année MDCCLXI. [Est-il plus utile à notre siècle de faire des ouvrages de pure littérature, que d'écrire sur la morale ?], Nancy, 1761, p. 8.

      5 Cf Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l'obstacle, Gallimard, 1971, p. 47~48.

      6 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts (Réponse au Roi de Pologne, Duc de Lorraine), p. 76.

 

« désintégration de l'unité sociale ». Pourquoi ? Parce que, répond Rousseau, toute sublime que soit la science, elle n'est pas faite pour l'homme, il a l'esprit trop borné et son cœur est trop encombré de passions pour qu'il puisse en faire un bon usage : lorsqu'il a bien étudié ses devoirs, il a reçu toutes les lumières dont il a besoin. C'est à la vertu que Rousseau fait appel afin de « restaurer la totalité sociale », car la science n'est bonne que pour quelques génies seulement qui savent l'utiliser avec discernement : « Quoiqu'il puisse appartenir à Socrate, et aux esprit, de sa trempe, d'acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n'eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent1. » Ainsi, plutôt que d'épurer les mœurs, les sciences et les arts les dégradent2. Avant le plein développement de ce savoir, les mœurs de l'homme étaient rustiques mais naturelles et, depuis cet âge d'or, ce temps béni de la nature primitive, la dépravation morale a suivi la courbe ascendante du progrès des sciences et des arts : « L'esprit humain triomphe, mais l'homme s'est perdu » pour reprendre les mots de Starobinski. Le résultat est qu'aujourd'hui la France, et l'Europe en général, sont envahies par les physiciens, les géomètres, les astronomes, les peintres, etc. : « nous n'avons plus de citoyens, déplore Rousseau ; ou s'il nous en reste encore, dispersés dans nos campagnes abandonnées, ils y périssent indigents et méprisés3. »

La culture des sciences et des arts, pense le philosophe de Genève, est une disposition étrangère à la raison humaine et encore plus aux vertus morales : tous les peuples savants, dit-il, ont été corrompus et « c'est déjà un terrible pré

jugé contre elle », alors que les temps fastes de la vertu étaient aussi ceux de l'ignorance qui est au demeurant, l'état naturel de l'homme. Non pas que l'ignorance soit toujours accompagnée de la vertu, tant s'en faut, car plusieurs peuples sans connaissances, abrutis et ignares étaient aussi très vicieux. Mais aucun peuple, une fois corrompu, n'a pu revenir à la vertu : « En vain vous prétendriez détruire les sources du mal ; en vain vous ôteriez les aliments de la vanité, de l'oisiveté et du luxe ; en vain même vous ramèneriez les hommes à cette première égalité, conservatrice de l'innocence et source de toute vertu4. » Il n'y a aucun remède possible car les cœurs, une fois altérés, dénaturés, le

 

1 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hojnnws, Garnier-Flammarion, 1971, p. 199.

2 « Que l'on imputât la dégradation des mœurs à la richesse et au luxe n'était pas nouveau. L'originalité du discours de Jean-Jacques, c'est qu'il en rendait également responsable les Beaux-Arts et les Sciences » (André Delaporte, L'idée d'égalité en France au XVUF siècle, P.U.F., 1987, p. 273). Nous pensons que le discours de Rousseau n'est nullement original dans la mesure où il emprunte les arguments aux moralistes chrétiens. Du reste, Delaporte le reconnaît lui-même, admettant que sa pensée puise sa source  dans « le récit de la Genèse et les anathèmes du prophétisme biblique » (p. 272). L'originalité de Rousseau tient plus, à notre avis, à la force et à l'éloquence de son argumentation qu'à l'introduction de nouveaux thèmes.

3 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, p. 55. Pour Rousseau, « l'astronomie est née de la superstition; l'éloquence de l'ambition de la haine, de la flatterie, du mensonge ; la géométrie de l'avarice ; la physique, d'une vaine curiosité ; toutes, et la morale même, de l'orgueil humain » (ibid., p. 47).

4 Ibid., p. 94-95.

 

resteront toujours. Tel serait le propre de la nature humaine : Video meliora proboque, détériora sequor pourrions-nous dire avec Ovide1. Et Rousseau de gémir qu'il faille tant de peines et de souffrances pour connaître et pratiquer la vertu, alors que cela devrait couler de source puisque ses principes sont gravés dans le cœur de tous les hommes. Du reste, le philosophe conclut qu'il ne faut nullement envier la gloire des hommes célèbres qui s'immortalisent dans la république des lettres : « Tâchons de mettre entre eux et nous cette distinction glorieuse qu'on remarquait entre deux grands peuples ; que l'un savait bien dire, et l'autre bien faire2. »

L'opposition entre l'homme de la nature et l'homme en société est une des préoccupations majeures de Rousseau : ce qui constitue un double idéal devient le talon d'Achille de la condition humaine puisque la misère de l'homme est tout entière dans la contradiction « entre la nature et les institutions sociales, entre l'homme et le citoyen »3. Or l'homme ne peut être heureux que dans l'unité. Le problème, qu'a très bien posé Todorov, est donc le suivant : « comment faire pour réconcilier la réalité de l'homme (sa socialite) avec son idéal (sa "naturalité"), puisque l'élimination de l'un des deux termes conduit chaque fois à l'impasse4 ? » Cette réconciliation des termes opposés, cette « intégration de l'idéal naturel dans le réel social », c'est à l'éducation que Rousseau la demande et c'est ce qu'il va tenter dans YEmile, « traité de formation de l'homme idéal au sein de la société », comme le souligne Todorov. Rousseau propose donc une troisième voie qui est celle de l'homme moral, seule voie possible qui puisse conduire au bonheur. L'éducation, en formant l'individu moral, est une transition qui doit permettre à l'homme de passer de l'état de nature à l'état d'individu vivant en société, c'est-à-dire qu'il doit adapter « sa nature à la société existante » et rapprocher « cette existence de l'idéal ». Outre Todorov, c'est une voie qui a déjà été explorée par Kant et, plus près de nous, par Ernst Cassirer et Jean Starobinski5.

Emile ou « la formation de l'homme idéal »

C'est dire qu'avec l’Emile, l'éducation prend un tout autre aspect, non seulement dans sa finalité mais également dans sa méthode. L'édition qu'en présente aujourd'hui Tanguy L'Aminot, François et Pierre Richard doit être saluée à plus d'un titre. Loin d'être un fourre-tout commode, capharnaüm d'idées disparates ou, comme le disait Rousseau lui-même, des « rêveries d'un visionnaire » formant « un recueil de réflexions et d'observations, sans ordre

 

1 « Je vois le bien et je l'approuve, mais je fais le mal. » Ces paroles prononcées par Médée dans les Métamorphoses, peignent l'homme à qui son intelligence droite montre le chemin du devoir et de la vérité, mais que sa faiblesse et l'appât du plaisir entraînent néanmoins vers le mal. Chez les moralistes, ces mots d'Ovide étaient utilisés en référence pour combattre l'intellectualisme de l'éthique socratique (« si je connais la vertu je suis aussitôt vertueux »).

      2 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, p. 59.

      3 Jean-Jacques Rousseau, « Fragments politiques », in Œuvres. Gallimard, (« La Pléiade »), t. III,

p- 510.

4- Tzvetan Todorov, Frêle bonheur. Essai si/; Rousseau, Hachette, 1985, p. 74.

5. Cf. Ernst Cassirer, Le problème Jean-Jacques Rousseau (1932), trad, française Hachette, 1987 et Jean Starobinski, op. cit.

et presque sans suites », ]'Emile est un des sommets de l'œuvre du philosophe de Genève: ce n'est pas seulement un traité d'éducation, c'est, dit L'Aminot, « l'aboutissement de la réflexion philosophique de Rousseau » (p. xviii). L'œuvre en soi mérite donc d'être à nouveau publiée, d'autant plus que l'appareil critique qui accompagne cette réédition est admirable. La longue (77 pages) et lumineuse introduction de L'Aminot nous plonge avec délice dans l'univers du texte et du contexte (« Composition et publication », « Les principaux aspects de l'œuvre », « Le rayonnement »), alors que les notes de F. et P. Richard qui accompagnent l'établissement du texte témoignent d'une fine érudition, bien que parfois on puisse s'interroger sur la pertinence de certains commentaires ou références. Le tout est complété par une bibliographie, un tableau chronologique de la vie et des principaux écrits de Rousseau, un index général analytique et des illustrations judicieusement choisies.

Nous le disions plus tôt, pendant au moins un siècle et demi les spécialistes ont pris l'habitude de présenter L’Emile comme une prolifération d'idées et de digressions parfois déplacées, souvent superflues. Un des mérites de l'introduction est de nous montrer que la structure et la disposition générale de l'ouvrage sont rigoureuses et se distinguent avec netteté. Rappellons-en brièvement la composition. L’Emile est divisé en cinq livres qui correspondent « bien plus aux différents stades naturels de l'enfance et de l'adolescence qu'à un âge chronologique » (p. XLVI). Le livre I s'ouvre sur une introduction qui trace les grandes lignes de son projet pédagogique : il s'agit avant tout de former un homme et non un sujet dépendant. L'Aminot souligne ajuste titre que « ce dessein va à l'encontre de l'éducation classique qui considère l'enfant en fonction de ce qu'il deviendra plus tard » (p. xxxvm). Rousseau part de cette constatation liminaire : « Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme » (p. 5). Rousseau, comme bon nombre de philosophes des Lumières du reste, ne cesse de déblatérer sur la piètre qualité de l'éducation. Il faut par conséquent envisager autre chose. Le philosophe pédagogue met alors en place les conditions de cette nouvelle éducation : Emile, orphelin et sans souci financier, sera pendant les vingt-cinq premières années de sa vie attaché à un seul gouverneur, bien distinct du précepteur traditionnel. Le livre I se termine sur l'éducation du nourrisson en s'inspirant des ouvrages de puériculture de son temps : « Je le répète, l'éducation de l'homme commence à sa naissance ; avant de parler, avant que d'entendre, il s'instruit déjà », dit Rousseau (p. 4i)

Le second livre parcourt « l'âge de la nature », de 2 à 12 ans. C'est une période particulièrement importante de l'enfant puisque celui-ci devient un être moral : « Cet âge doit être celui de l'insouciance et du bonheur qui n'existent que dans la liberté, le jeu et la découverte émerveillée du monde » (p. xx). En ce sens, la lecture et l'apprentissage des leçons sont supprimés « au profit de l'activité physique qui développe et fortifie l'individu et affine ses sensations ». Point de discours, mais des faits, des promenades, des amusements qui permettent à Emile de connaître le monde. C'est ce que Rousseau appelle l'éducation négative : l'homme est naturellement bon, il faut donc le protéger « en veillant à ses relations ». Rousseau souhaite ainsi montrer que le bonheur consiste avant tout à favoriser la diminution des désirs (désirs qui inévitablement induisent l'anxiété, l'angoisse et la dépendance) en fonction des « facultés propres à les réaliser ». C'est dans ce but que le gouverneur enseignera également les rudiments et les maximes générales de l'éducation de la sensibilité, de l'éducation morale, intellectuelle et sensorielle. « Rousseau, dit L'Aminot, est le premier à donner une telle importance a cette période de l'enfance, à reconnaître qu'il s'agit d'une époque privilégiée de l'existence qui doit être respectée par l'adulte et vécue pleinement par l'enfant » (p. xo). À la fin du livre II, Emile est parvenu à la maturité de l'enfance et il n'a rien perdu de ce que la nature lui avait donné : « En acquérant toute la raison de son âge, il a été heureux et libre autant que sa constitution lui permettait de l'être » (p. 180).

Emile a alors 12 ans. À cette étape, l'éducation change considérablement de méthode. C'est cet « âge paisible de l'intelligence » (12-15nns ) qui est le propos du livre III : « Les forces de l'enfant sont alors supérieures a ses besoins et à l'activité du corps succède désormais celle de l'esprit » (p. xxi). L'éducation intellectuelle se poursuit plus systématiquement : Emile apprend les principes de nécessité et d'utilité et il s'initie à l'astronomie, notamment en construisant lui-même ses instruments. Foin des vains discours, cette éducation doit, encore une fois, être toute en expérience. Le seul livre d'Emile : Robinson Crusoé. C'est le moyen que Rousseau choisi pour amener son élève à développer quelques notions de l'homme, des relations sociales et à pratiquer les travaux manuels, à la fois par curiosité, « pour vaincre les préjugés qui s'attachent à sa situation sociale, et pour se suffire à lui-même en quelque occasion de la vie »

(p.XLII). Le savoir n'est pas imposé a l'enfant : il doit lui-même faire la « démarche intellectuelle qui lui permette de s'approprier ce qu'il découvre »

(p.XLII) : « Emile a peu de connaissances, dit Rousseau, mais celles qu'il a sont véritablement siennes » (p. 243).

L'adolescence d'Emile est sans aucun doute la période la plus ingrate pour son gouverneur : c'est « l'âge de raison et des passions ». Entre 15 et 20 ans, l'élève reçoit son éducation morale et religieuse afin de pouvoir refréner ses passions et mettre a profit ses premières notions de vertu. Contrairement aux autres enfants de son âge, à 15 ans Emile ignore toute notion du dogme chrétien. En effet. Rousseau pense qu'avant cet âge l'enfant est incapable de concevoir ce monde et celui de Dieu. Tel est le but de la « Profession de foi du vicaire savoyard » insérée dans ce quatrième livre et divisée en deux parties : le discours sur la religion naturelle et la critique des religions révélées1. À vingt ans Emile est en âge de raisonner et il quitte le monde de l'enfance pour entrer

 

1.      Selon Cassirer, il ne s'agit nullement d'une articulation simplement « littéraire », comme on l'a maintes fois affirmé. Au contraire, la « Profession de foi du vicaire savoyard » « est commandée par le plan d'ensemble de l'ouvrage » (Ernst Cassirer, op.cit.. p. uo). Dans la première partie de l'ouvrage, Emile « ne connaît le monde que dans la mesure où, pas à pas, il l'intègre et le conquiert I...I. C'est d'un tel contact immédiat avec les objets que Rousseau entend voir naître une connaissance du monde physique » (p. m). C'est, ajoute Cassirer, exactement la même exigence qui vaut, ici, pour l'expérience sensible, et dans la « Profession de foi du vicaire savoyard », pour l'expérience « spirituelle » (p. 112). C'est en quelque sorte le principe d'autonomie que Rousseau a toujours privilégié : « C'est sur lui que doit nécessairement se Fonda toute Vraie conviction éthique et religieuse ; tout "enseignement" moral, toute "doctrine" religieuse restent inefficients et stériles Fautes de ne tendre dés le début qu'à cette unique Finalité : reconnaissance et connaissance de soi » (p. 112).

 

dans celui de l'adulte : « Il doit se préparer à sa vie d'homme, mais il ne doit pas renoncer pour cela au bénéfice de tout ce qu'il a vécu précédemment »

(p. XLIV). Vient alors le temps pour Emile de songer au mariage, dernière étape de la tache du gouverneur.

Au livre V, Rousseau, dans un style résolument romanesque, donne une compagne a Emile. Dans un long préambule, « Sophie ou la femme », Rousseau développe ses idées sur les ressemblances et les différences des deux sexes, et sur l'éducation de Sophie : « Il conte avec beaucoup de sensibilité les premiers échanges entre les deux jeunes gens, mais n'oublie pas le dessein pédagogique de son livre, il montre ainsi qu'Emile sait rester maître de lui et qu'il n'est pas soumis à ses sentiments au point d'oublier ceux que la vie exige de lui »

(p. XLV). Le gouverneur va donc mettre Emile ta rude épreuve : il devra quitter Sophie pour un long voyage de deux années ta travers l'Europe. Le but de ce voyage est d'instruire Emile des mœurs et des gouvernements des pays qu'il visite et Rousseau profite de l'occasion pour placer un résumé des thèses du Contrat social. Le livre se termine sur le mariage et la naissance d'un fils.

L'importance de l'Emile  dans l'œuvre de Rousseau

Dans son analyse du contenu, L'Aminot nous fait bien saisir l'unité de L'Emile. En revanche l'unité de l'œuvre est moins bien perçue. Un bref rappel de cette cohérence ta la lumière des travaux de Kant, de Cassirer et de Todorov (dont les références ne se trouvent d'ailleurs pas dans la bibliographie) n'aurait pas été superflu, même si cela n'était sans doute pas le propos de L'Aminot. C'est ce bref rappel que nous proposons maintenant. L'œuvre de Rousseau est basée sur un principe fondamental que nous avons déjà signalé : « Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme. » C'est dire toute l'acuité de la rupture entre nature et société. Or, dans L’ Emile, Rousseau remédie à cette situation en proposant une méthode de réconciliation qu'il appelle l'éducation domestique. Celle-ci est destinée à améliorer l'individu, mais elle vise aussi à le préparer à l'inéluctable vie en société. Rousseau ne cherche pas ta revenir à l'état de nature, il a affirmé à maintes reprises qu'il était par trop impossible de rétrograder.

L'éducation d'Emile sera donc divisée en deux grandes phases qui correspondent, d'une part, ta l'état de nature et d'autre part à l'état de société. Dans la première phase, qui va de la naissance jusqu'à « l'âge de raison » (ce que Rousseau appelle l'éducation négative), Emile recevra un apprentissage dont le but est de développer l'homme naturel qui est en lui : être isolé, Emile assure la croissance de ses capacités physiques car il n'est pas assez mûr pour faire appel à la raison et ta la conscience morale. Il ne connaît alors que les relations aux choses. Dans la seconde phase, de quinze ans jusqu'à la mort, Emile devra s'adapter ta la vie en société, c'est-à-dire à la vie avec les autres êtres humains. Grâce à l'éducation morale et religieuse qu'il reçoit, il connaîtra les relations aux hommes. Dans l'optique de Rousseau, cette seconde phase est nécessairement la plus importante. Voyez ce qu'en dit Todorov .-

L ’action doit satisfaire maintenant à des critères transcendants, communs à tous les êtres ; c'est l'apprentissage du bien et du mal, donc de la morale, qui ne peut se faire que dans le contexte des relations interhumaines. S'il y a un point de doctrine sur lequel Rousseau n'a jamais varié, c'est bien celui-là : dans l'état de nature, faute de communication entre les hommes, on ne saurait distinguer entre vertu et vice ; le sentiment de justice y est donc inconnu, et la morale absente. Du coup, l'homme n'y est pas encore tout à fait homme .

On perçoit toute l'importance que représente la « Profession de foi du vicaire savoyard » dans l'apprentissage de l'élève et ce n'est pas un hasard si Rousseau l'a intégrée dans L’Emile. Ce n'est qu'en devenant sociable que l'homme devient un être moral, car ce n'est qu'en société qu'existent la vertu et la morale :

Mais si, comme on n'en peut douter, l'homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut l'être que par d'autres sentiments innés relatifs à son espèce ; car à ne considérer que le besoin physique, il doit certainement disperser les hommes au lieu de les rapprocher. Or c'est du système moral formé par ce double rapport à soi-même et à ses semblables que naît l'impulsion de la conscience (p. 354).

En se formant aux relations sociales grâce à sa faculté de raisonner, l'homme découvre alors, dit Rousseau, « les notions du bien et du mal qui le constituent véritablement homme et partie intégrante de son espèce ». Pour le philosophe, la forme la plus profonde d'expérience personnelle est, par conséquent, l'expérience de la conscience morale2. Dès lors, nous pouvons admettre que Rousseau pense en fonction de ce que peut être la société. Son traité d'éducation vise évidemment à faire de l'élève un citoyen, non de la société actuelle mais de la société future, « un citoyen du type de ceux qui sont à venir », pour reprendre l'expression de Cassirer. En effet, la société actuelle ne peut permettre cette réconciliation entre nature et société : comment l'homme peut-il développer en toute plénitude sa conscience et sa volonté morale s'il est constamment soumis aux mœurs, aux usages, aux jugements et aux préjugés de la société actuelle ? Du reste, il est vrai qu'il faut d'abord former un homme nouveau, avant de fonder une société nouvelle. Il faut créer beaucoup d'Emile pour ouvrir la voie à ce nouveau « contrat social ».

Résumons-nous. Le Discours sur les sciences et les arts et le Discours sur les origines et le fondement de l'inégalité parmi les hommes avaient pour propos l'état de nature et la rupture entre nature et société. L'Emile introduit une nouvelle voie qui réalise la réconciliation, réconciliation qui trouvera son achèvement dans cette nouvelle société que propose Rousseau dans le Contrat social. C'est l'individu moral qui permet la réconciliation de l'homme de la nature et de l'homme vivant en société. C'est ainsi que Kant a lu et interprété Y Emile ; dans le sens d'une profonde unité de l'œuvre. Ce qui lui faisait d'ailleurs dire que Rousseau est le Newton du monde moral et ce qui autorisait Cassirer à affirmer « que cette interprétation est la seule qui préserve l'unité interne de l'œuvre de Rousseau en réinscrivant Yîmile, sans rupture ni contradiction, dans l'ensemble de cette œuvre »3. Bien que Rousseau n'aitjamais exprimé cette idée en soi, n'est-il pas permis de croire que l'unité de l'œuvre de Rousseau garde toute sa séduction, tout son sens, dans la mesure où elle nous permet de mieux comprendre la pensée du philosophe de Genève ?

      1 Tzvetan Todorov, op. cil, p. 82.

      2 Cf. Ernst Cassirer, op. cit, p. 110.

      3 Ibid., p. 121.

Département d'histoire Université du Québec à Montréal