Eve-Marie Lampron
Étudiante au doctorat en histoire
Université de Montréal
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La citoyenne charmante et désarmante:
Une perspective d’« action » politique féminine
pendant la Révolution française
Lorsque l’on pense au rôle des femmes pendant la Révolution française, il
nous vient spontanément à l’esprit l’image d’une guerrière, d’une femme armée d’une
pique au sein d’une manifestation, voire d’une « furie de guillotine » se réjouissant du
sang versé. Les hommes révolutionnaires ont beaucoup insisté sur la prétendue
violence de leur contemporaines, analyse qui a été reprise par l’historiographie
dominante jusqu’à l’émergence d’une historiographie féministe. L’historiographie
féministe, surtout depuis le Bicentenaire de la Révolution, s’est d’ailleurs interrogée
sur la manière dont les hommes percevaient les femmes révolutionnaires. Dominique
Godineau, pionnière en ce domaine, a démontré que si plusieurs révolutionnaires se
sont sentis anxieux, voire menacés par la violence des femmes, c’est entre autres
parce que cette violence semblait si mal convenir à la « nature » féminine
Il est toutefois vrai que plusieurs hommes politiques ont appelé les femmes à
agir dans la sphère publique, à condition que cette action soit dirigée dans le sens de
la promotion de l’idéologie révolutionnaire. Toutefois, ce ne sont pas des discours
qu’on leur demandera de faire. Nous citerons en exemple de cas de Claire Lacombe,
activiste républicaine reconnue et proto-féministe
de la Révolution, qui livre un
1
Dominique Godineau, « Femmes et violence dans l’espace politique révolutionnaire », Réflexions
Historiques / Historical Reflections, 29, 3 (automne 2003), pp. 559-576.
2
Nous définissons le terme « féministe » comme englobant les femmes qui prennent conscience de
leur situation d’inégalité, et qui entendent agir politiquement, considérant que cette inégalité constitue
un problème social. Le mot « proto » vient nuancer l’emploi du mot « féminisme », puisque la plupart
vibrant plaidoyer à l’Assemblée nationale le 25 juillet 1792. Au sein de ce discours,
Claire Lacombe presse les députés de remettre en question la monarchie en faveur du
républicanisme. Elle y exprime également son désir de « contribuer à [la] destruction
[des tyrans]». Le réponse du président est sans appel : celui-ci dit à Claire Lacombe
qu’elle semble « plus faite pour adoucir le cœur des tyrans que pour les combattre »
Claire Lacombe est ainsi appelée à se servir davantage de son joli minois que de ses
bras et de son intellect afin de détruire les ennemis de la Nation et ainsi contribuer à
la Révolution.
Cet exemple évocateur n’est que le premier d’une longue série Au cours de
cette présentation, je chercherai à démontrer que les révolutionnaires ont cherché à se
servir de la « nature » des femmes, douces, belles, charmantes, afin que celles-ci
convainquent les hommes et cherchent à fortifier leur patriotisme. C’est là une
perspective « d’action » politique qu’on leur accorde dans la sphère publique
révolutionnaire, action encouragée et beaucoup moins crainte que des discours ou des
manifestations féminines.
des historien-ne-s s’entendent pour affirmer qu’il est difficile de parler du féminisme comme
mouvement organisé avant le XIX
ème
siècle. (Gerda Lerner, The Creation of Feminist Consciousness.
From the Middle Ages to Eighteen-Seventy, New York, Oxford University Press, 1993, p. 14.) Le
terme « proto-féminisme » nous permet toutefois de qualifier des femmes qui, par leurs actions ou
leurs écrits, ont lutté en ce sens, de manière davantage individuelle que collective.
3
Claire Lacombe, Discours prononcé à la barre de l’Assemblée nationale, par Madame Lacombe, le
25 juillet 1792, l’an 4
e
de la liberté, Paris, Imprimerie nationale, 1792, pp. 2-3. Reproduit dans : Colin
Lucas, dir., Les archives de la Révolution française, Paris, Bibliothèque nationale de France, Pergamon
Press, Micro Grafix, 1992, vol. 9, fiche 9.4.53.
4
Pour une analyse détaillée sur le sujet, voir : Eve-Marie Lampron, Sujets politiques ou objets
esthétiques? Les militantes patriotes et républicaines pendant la Révolution française et leur
Il importe tout d’abord de rappeler que si les révolutionnaires ont tant insisté
sur la nécessité pour les citoyennes d’utiliser leurs charmes, c’est qu’ils ont été
influencés par un ensemble de discours sur la beauté féminine, diffusés pendant les
dernières années de l’Ancien-Régime et la Révolution. Le penseur le plus illustre des
charmes féminins demeure le référentiel Jean-Jacques Rousseau, certainement l’un
des philosophes ayant eu le plus d’influence sur la pensée politique révolutionnaire.
Celui-ci percevait le charme féminin comme étant une « arme », et affirme que
l’homme séduit par sa force, et la femme par sa beauté : « sa violence à elle est dans
ses charmes. C’est par eux qu’elle doit contraindre [l’homme] à trouver sa force et en
user »
importe tout de même de souligner que si Rousseau accordait un certain « pouvoir »
aux charmes féminins, il était primordial pour lui de contenir ce pouvoir, ou à tout le
moins de le diriger de façon à ce qu’il soit utile à la société, contrairement au pouvoir
néfaste des femmes de l’aristocratie, qui ont utilisé leurs charmes afin d’exercer un
ascendant jugé scandaleux sur les hommes dans la scène publique de l’Ancien
Régime.
perception par les révolutionnaires (1789-1795), Mémoire de M.A., Département d’histoire,
Université de Montréal, 2004.
5
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’Éducation, Paris, Bordas, 1992 [1762], p. 446.
6
Voir, entre autres : Mary Seidman Trouille, Sexual Politics in the Enlightenment. Women Writers
Read Rousseau, New York, State University of New York Press, 1997.
Les hommes révolutionnaires ont bien retenu la leçon de Rousseau. Ils
demanderont notamment aux femmes de célébrer, d’encourager et de renforcer
l’héroïsme de leurs compatriotes par le biais de leurs charmes. On se rappellera tout
d’abord que le combat est interdit aux femmes pendant la Révolution française, alors
que plusieurs citoyennes réclamaient le droit de s’armer afin de défendre la
République Une pétition de 300 femmes réclamant leur armement est d’ailleurs
présentée à l’Assemblée nationale le 6 mars 1792, sans que celle-ci ne trouve d’écho.
Le président de l’Assemblée applaudit toutefois l’initiative des citoyennes, en
répondant que si les hommes ne voulaient pas auparavant répondre à l’appel de la
Patrie, « peut-être que subjugués par le plus doux sentiment de la nature, et entraînés
par votre enthousiasme, ils brûleront enfin du feu sacré qui vous anime »On refuse
donc aux femmes le droit de s’armer, mais on leur demande expressément d’inciter
les hommes à le faire par le biais de leurs charmes.
Les femmes sont donc appelées à contribuer à l’effort de guerre en regard de
leur nature : jugées trop frêles pour combattre, elles peuvent toutefois encourager
leurs compagnons qui ont ce privilège. Plusieurs intervenants croient que la beauté
des femmes devrait faire figure de « récompense » pour les soldats qui partent se
battre pour la nation et pour les hommes en général. On pense par exemple à un
7
Cette revendication des femmes sans-culottes est mise en échec de manière informelle depuis le
début des guerres révolutionnaires (avril 1792) et formelle depuis la loi du 30 avril 1793, qui
condamne ouvertement la présence des femmes aux armées.
auteur anonyme qui, en 1789, encourage les femmes à se servir de leurs charmes afin
de pousser les hommes à défendre la Révolution André Bres, orateur invité au club
des citoyennes de Dijon, va plus loin : « Les femmes celtes ne voulaient pour époux
rien moins que des héros. […] Sœurs et amies, tous les Français seront des héros,
s’il faut l’être pour vous plaire. […]. Une femme sera un vrai présent du ciel; les
grâces et la vertu seront à ses côtés. […]. Heureux l’homme à qui elle aura donné son
cœur! » Ainsi, André Bres demande aux femmes d’encourager l’attachement des
hommes à la nation par le biais de leurs charmes, convaincu que cette intervention
féminine pourrait susciter le patriotisme des hommes.
Les femmes sont également appelées à jouer un rôle important dans les fêtes
révolutionnaires. La plupart des historien-ne-s des fêtes révolutionnaires ont
d’ailleurs remarqué l’omniprésence des femmes dans les célébrations. On pense par
exemple à Mona Ozouf, la plus connue d’entre eux et elles, qui constate que « la
grâce et l’ornement », composantes jugées à l’époque essentielles de la fête
révolutionnaire, sont des rôles assumés par des femmes, et plus spécifiquement des
« jolies filles »
Elke et Christian Harten, historienne et historien de la culture
8
« Pétition de femmes de Paris », séance du 6 mars 1792, dans Jérôme Madival, Émile Laurent et al.,
dir., Archives parlementaires de 1787 à 1860 : Recueil complet des débats législatifs et politiques des
chambres françaises, Paris, P. Dupont, 1867-1912 [1892], vol. 39, p. 424.
9
[s.a.], De l’influence des femmes dans l’ordre civil et politique, [s.l.], Eleuthéropolis, 1789, p. 31.
Reproduit dans : Archives de la Révolution française, 9.4.228.
10
André Bres, Discours prononcé… dans l’assemblée des dames dijonnaises, amies de la constitution,
peu de jours après le serment fédératif de la troisième année de la liberté française, [s.l.], [s.é.],
[1792], p. 8. Reproduit dans : Archives de la Révolution française, 9.4.38.
11
Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire. 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976, p. 79.
révolutionnaire, vont même jusqu’à dire que les femmes jouent dans les fêtes le rôle définit
d’ailleurs très clairement la manière dont les femmes devraient participer aux fêtes révolutionnaires :
Paraissez, au milieu de nos fêtes nationales, dans tout l’éclat de vos
vertus et de vos charmes! quand la voix publique aura proclamé
l’héroïsme, ou la sagesse d’un jeune citoyen, alors qu’une mère se
lève, et conduisant sa fille jeune, belle et pudique, jusqu’au tribunal où
se distribuent les couronnes, que la jeune vierge se saisisse d’une, et
aille elle-même la poser sur le front du citoyen proclamé. Que la mère
offre d’ajouter au don de la couronne celui de la main de sa fille, en
disant : Bon citoyen, sois l’époux d’une citoyenne vertueuse; tu la
protégeras de ton épée; tu la guideras de tes lumières; elle te promet
en retour estime, attachement et bonheur
L’auteur présente, encore une fois, les femmes comme étant des récompenses.
La jeune vierge est ici offerte comme étant un bien, telle une couronne; sa mère
accomplit ainsi une fonction patriotique. De même, la belle et faible jeune fille aura le
bénéfice d’être protégée par son vaillant époux, troquant ainsi sa beauté avec la force
et l’intelligence de l’homme, dans un échange présenté comme étant égalitaire. Le
député Masuyer, membre du Comité d’Instruction publique, renchérit en 1792, en
12
Elke et Hans-Christian Harten, Femmes, culture et révolution, trad. par Bella Chabot et al., Paris,
Des Femmes, 1989, p. 65.
13
Ce journal constitue d’ailleurs la source principale d’un mémoire de maîtrise récemment déposé au
département d’histoire de l’Université de Montréal. Simon Ouellet, Quand un peuple juge un roi. La
représentation de l’opinion publique et l’image du roi Louis XVI dans les Révolutions de Paris,
Mémoire de M.A., Département d’histoire, Université de Montréal, 2005.
proposant un déroulement de fête révolutionnaire : « que les vieillards la président;
que les femmes l’embellissent; que ce soit une fête nationale »
Un dénommé
Leboeuf, concepteur de fêtes, va même jusqu’à proposer en l’an IV (1795-1796)
l’institution d’un véritable concours de beauté, où paraîtraient « les plus belles
femmes qui incarn[erai]ent les vertus républicaines »
Il est d’ailleurs important de noter que même dans un cadre où les femmes, au
lieu d’être un simple ornement, prennent la parole et cherchent à se faire entendre,
celles-ci sont toute de même pensées en fonction de leurs charmes et du potentiel
d’action politique qu’ils représentent. L’exemple du 6 mars 1792 a été évoqué. Dans
le même ordre d’idées, un auteur anonyme insiste sur le pouvoir de persuasion des
jolies filles qui livrent des discours enflammés, en insistant sur le fait qu’elles
peuvent facilement convaincre les hommes de se ranger à leurs idées :
Quand une citoyenne belle, jeune et sensible accourra à la tribune pour
venger les droits de son sexe, comme le silence et le calme s’établiront!
comme la persuasion découlera de ses lèvres! avec quelle avidité on
entendra ses discours! […] Quel orateur discourtois osera la remplacer à
la tribune pour la contredire, et se répandre en sarcasmes et en
déclamations? ou plutôt quel vieux buffle ne ranimera pas les sens
14
Les révolutions de Paris, no. 83 (12 février 1791), p. 232.
15
Claude Louis Masuyer, « Discours sur l’organisation de l’instruction publique et de l’éducation
nationale en France. Examen et réfutation du système proposé successivement par les citoyens
Condorcet et G. Romme, au nom du Comité d’Instruction publique de l’Assemblée Législative et de la
Convention nationale, par C.-L. Masuyer, député de Saône-et-Loire », 1
er
décembre 1792,
dans Procès-verbaux du comité d’instruction publique de la Convention nationale, publiés et annotés
par James Guillaume, Paris, Imprimerie nationale, 1890-1958, vol. 1, p. 146. Reproduit dans : Archives
de la Révolution française, 3.10.
16
Citoyen Leboeuf, Aperçu d’une fête républicaine, [s.l.], [s.é.], [an IV]. Reproduit dans : Harten,
Femmes, culture et révolution, p. 155.
paralysés pour appuyer une motion que la justice aura faite par l’organe
de l’amour et des grâces?
Ainsi, pour « venger les droits de son sexe », pour défendre des visées proto-
féministes, la jeune fille en question est appelée à se servir de son apparence physique
plutôt que de son discours en tant que force de persuasion. Nous soulignerons
d’ailleurs l’aspect paradoxal de la proposition, du moins en regard des conceptions
féministes de notre époque.
Nous avons démontré que plusieurs hommes révolutionnaires, tout comme
Rousseau, pensaient que les charmes féminins pouvaient devenir de véritables armes.
Cette conception est d’ailleurs révélatrice de la manière dont les révolutionnaires
percevaient les femmes et leurs charmes : comme étant plaisants, d’une part, et
dangereux, d’autre part. Il leur importe donc de bien définir le terrain de l’action
politique des femmes. Dans cette perspective, ces charmes féminins, ces armes-là, il
est impératif que les femmes les utilisent au service de la Révolution. Nos recherches
nous ont d’ailleurs permis de constater que plusieurs femmes militantes, qui
agissaient aux dires de certains hommes politiques de manière illégitime, étaient
justement attaquées sur la base de leur apparence physique : soient perçues comme de
dangereuses séductrices, comme des nymphomanes qui couchent avec les députés
17
[s.a.], L’avocat des femmes à l’Assemblée nationale, ou le droit des femmes enfin reconnu, [s.l.],
[s.é.], [s.d.], p. 14. Reproduit dans : Archives de la Révolution française, 9.4.209.
pour les ranger à leurs idées, ou comme d’affreuses et laides viragos qui n’ont pas
leur place dans la scène publique
Une constante se dégage : qu’elles soient ou non au service des hommes
révolutionnaires par leur biais de leur beauté, qu’elles utilisent ou non leurs charmes
pour convaincre les hommes, ces femmes sont de toute façon pensées d’abord en
fonction de leur corps. En effet, c’est par le biais de leur apparence physique, et non
de leur intellect, qu’elles sont appelées à intervenir, ce qui en dit long sur le degré de
rationalité qu’on leur accorde et sur la manière dont elles sont perçues pendant la
Révolution. Dans cette perspective, il est plus difficile pour les femmes
révolutionnaires, voire impossible, d’accéder au statut de sujet pensant, et elles sont
ainsi, d’une certaine façon, reléguées au rôle d'objet. Ceci nous pousse à affirmer que
les hommes ont davantage perçues et construites les femmes révolutionnaires comme
objets esthétiques que comme sujets politiques.
Eve-Marie Lampron
Étudiante au doctorat en histoire
Université de Montréal
Résumé de la communication :
Pendant la Révolution française, plusieurs intervenants souhaitaient que les femmes
utilisent leur « nature », leurs charmes, leur beauté afin d’encourager les hommes à
servir la cause révolutionnaire. Leur beauté constituerait ainsi une sorte de
récompense pour les hommes qui serviraient la Révolution. Les femmes sont donc
pensées en tant qu’ornements, en tant qu’objets : on leur demande d’utiliser leur
« nature », leur corps, plutôt que d’agir dans la sphère publique en tant que sujets
politiques par le biais de leur intellect.
18
Lampron, Sujets politiques ou objets esthétiques?…