B ORS E DIT
TEMPS DIVISE ET TEMPS INDIVIS DANS
LES CONFESSIONS DE ROUSSEAU
La démarche présentée dans cette étude s’inscrit dans le cadre d’une app-
roche interdisciplinaire qui se donne comme objectif la mise en harmoni-
sation des concepts des disciplines différentes dans l’analyse des faits de
langue. Les concepts, qui émanent de la linguistique traditionne l e (P. Imbs),
de la linguistique textue l e (H. Weinrich), de la linguistique d’énonciation
(D. Maingueneau), de la psychologie transpersonnelle (R. Assagioli), de la
psychologie générale (A. M. Ludwig), de la psychologie de l’être (A. H. Mas-
low), de la critique littéraire (M. Raymond, S. Starobinski, G. May) sont ras-
semblés dans le but d’essayer de rétablir la communication entre la linguis-
tique, la littérature et la psychologie.
L’APPORT DE LA CRITIQUE LITTERAIRE
„J’étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine. La servante
avait mis sécher à la plaque les peignes de Mlle Lambercier. Quand e l e revint les
prendre, il s’en trouva un dont tout un côté de dents était brisé. A qui s’en prendre de
ce dégât? personne autre que moi n’était entré dans la chambre. On m’interroge: je nie
d’avoir touché la peigne. M. et M l e Lambercier se réunissent, m’exhortent, me pres-
sent, me menacent; je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction était trop forte, elle
l’emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la première fois qu’on m’eût trou-
vé tant d’audace à mentir” (Rousseau, J.-J., 1968, p. 57)
Cet événement, qui trouble le bonheur enfantin, constitue le commence-
ment d’un nouvel âge: l’âge de la transparence perdue (Starobinski, S., 1957).
En effet, cette première injustice, qui reste profondément marqué dans
l’âme de Rousseau, divise le temps et provoque la „déchirure de l’être et
du paraître” (Raymond, M., 1962): une fois pour toutes, le paradis est per-
du, la transparence réciproque des consciences, la communication totale
et confiante ne se rétablit que rarement, dans la nature cachée de l’homm.
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Rousseau „découvre en lui-même la proximité de la transparence ori-
ginelle; et cet „homme de la nature” qu’il avait cherché dans la profon-
deur des âges, il en retrouve maintenant les „ traits originels ” dans la pro-
fondeur du moi. Celui qui sait rentrer en soi-même, peut voir resplendir à
nouveau le visage de dieu submergé, délivré de la „ rouille ” qui le mas-
quait ” (Starobinski, S., 1957 p. 31). Pour retrouver l’homme de la nature
„il lui a suffi de se peindre lui – même et de se rapporter à sa propre inti-
mité, à sa propre nature, dans un mouvement à la fois passif et actif, se
cherchant lui-même, s’abandonnant à la rêverie” (Starobinski, S., 1957, p.
31). „ . .la nouve l e transparence est un rapport intérieur au moi, une rela-
tion de soi à soi: e l e se réalise dans la limpidité du regard sur soi-même . . ”
(Starobinski,, S., 1957, p. 32). Cette nature cachée n’est pas réellement
perdue, on peut la masquer, mais e l e n’est jamais détruite, et la mémoire
peut la faire entrevoir au fond du passé et la délivrer de ses voiles. C’est
par la disparition du voile („obstacle”) que Rousseau réussit à fonder l’unité
de son existence.
Dans les Confessions se souvenir est souvent équivalent à se livrer à la
contemplation, à rentrer en soi-même. Durant ces expériences, Rousseau
s’oublie, il se déleste de son passé, la conscience de séparation est rempla-
cée par la transparence des âmes: „l ‘existence s’étend sur une espace plus
vaste, l’être sensitif goûte une plénitude intense mais simultanément l’être
personnel oublie sa différence, il se détend dans une volupté tranqui l e ” (Staro-
binski, S., 1957, p. 103). Il a le sentiment de participer à un présent éternel
où les hommes retrouvent la certitude d’une commune ressemblance. Il
recherche l’idéal de la transparence dans un monde où le „désordre ac-
tuel” est remplacé par un „ordre plus parfait” (Starobinski, S., 1957, p. 39)
accompagné des instants de l’éveil. „Notons ici la valeur privilégiée que
Rousseau attribue à l’instant de l’éveil et en particulier à ces rares circons-
tances où la conscience s’éveille sans se reconnaître, sans pouvoir encore
se rattacher à son histoire ou à son passé, de sorte que rien ne trouble pour
e l e la parfaite limpidité du présent. Dans la campagne lyonnaise, ou au
théâtre à Venise, ou surtout après la chute de Ménilmontant, Jean-Jacques
connaît des réveils qui sont des naissances à la vie: il sort du néant, et il n’est
pas encore entré dans le temps. Son âme appartient alors toute entière au
bonheur intemporel de sentir et de se sentir pour la première fois.” (Sta-
robinski, S., 1957, p.100)
L’autobiographe, tout en choisissant ses propres souvenirs, élimine
en même temps les détails étrangers, même ceux qui avaient été présents
à sa conscience au moment du passé: il s’agit donc d’un mécanisme de cen-
sure (May, G., 1979). Le type de souvenir qui résulte de cette censure doit
être pris en considération: chez Rousseau, les souvenirs de „transparence”
sont fréquents, étant donné qu’il a passé sa vie à rechercher la transpa-
rence, la communication totale avec les autres.
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La manière dont Rousseau décrit cet état de transparence („des moments
de délire où je n’étais plus moi-même”, Raymond, M., 1962, p. 22) et la
définition qu’en donne Raymond („L’être rève qu’il s’épand sans obstacle,
non seulement dans l’espace mais aussi dans la durée. Échappant à toute
idée d’un temps morcelé et même au sentiment d’un présent intinsèque,
distinct du passé et de l’avenir, la conscience de moi extraordinairement
dilatée pressent la joie de l’existence absolue”, Raymond, M., 1962, p. 72)
coïncide avec les résultats des recherches faites en psychologie moderne.
L’APPORT DE LA PSYCHOLOGIE
En psychologie, l’état de transparence correspond aux expériences des
sommets (Maslow, A. H., 1968,: „peak-experience”, aux expériences sup-
raconscientes (Assagioli, R., 1994) ou à ASC (Ludwig, A. M., 1972: „altered
states of consciousness”). Voilà quelques caractéristiques décrits par Mas-
low, Assagioli et Ludwig: sentiment de liberté intérieure, sentiment de to-
talité, de plénitude d’être, joie, gaieté, sens de la vérité (Maslow), expan-
sion, élargissement de la conscience, sentiment de profondeur, éveil, sen-
timent d’un renouveau (Assagioli), caractère indicible, temporalité altérée
(intemporalité, accélération, ralentissement du temps), sentiment d’omni-
potence (Ludwig).
L’APPORT DE LA LINGUISTIQUE
Durant la rédaction d’une autobiographie, qui est l’un des documents exis-
tant sur ces types d’expériences, le travail de mémoire consiste à se laisser
envahir par des souvenirs affectifs, on peut observer un constant va-et-
vient entre le présent actuel et le passé, le présent actuel et le présent in-
temporel, le présent actuel et le présent-passé (Imbs, P., 1960) , le passé et
le présent-passé. Selon Maingueneau (1993) on passe d’un système énon-
ciatif à un autre avec l’intrusion du „discours” dans le „récit”. De ce point
de vue le pronom „je” joue un rôle particulier puisqu’il opère sur deux re-
gistres, ce qui permet le passage entre les deux systèmes énonciatifs:
„grâce aux je on glisse constamment d’un plan d’énonciation à un autre. Ce
je s’interprète, en effet, de deux façons: tantôt comme personnage du „ré-
cit” tantôt comme éléments du „discours” du narrateur.” (Maingueneau,
D., 1993, p. 44).
Comme le montre l’analyse de Maingueneau, Je + PR servent de
base au discours narrateur, tandis que Je + PS (ou PR) représentent le ré-
cit dans l’autobiographie. Pour la combinaison de Je + PR, Weinrich, H.
(1989) cite un cas particulier, notamment le cas éventuel où le présent
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peut devenir l’indice de l’acte de parole performatif: „Eh bien, je déclare à la
face du Ciel que j’en étais innocent, que je n’avais ni cassé, ni touché la peigne que je
n’avais pas approché de la plaque et que je n’y avais même pas songé . (Rousseau,
J.-J., 1968, p. 56.)
Cette remarque repose sur la théorie des actes du langage, selon laque l e
l’énoncé je déclare à la face du Ciel . . correspondrait à l’acte de jurer, qui a
comme temps principal le PR et en outre, suppose des interlocuteurs ou,
dans le cas présent, des lecteurs.
Dans l’extrait de l’histoire de la peigne, on voit Rousseau être enva-
hi de ses souvenirs pleins d’émotions, par l’intermédiaire des passages du
passé au présent-passé: dans le récit au passé (IMP, PS, PQP) s’intercale
une partie au présent – passé constituée de propositions juxtaposées, de
phrases elliptiques (ellipse du sujet) ce qui produit un „tempo narratif acc-
éléré” (Weinrich, H., 1989). Le glissement du passé dans le présent - passé
s’effectue à l’aide d’une interrogation qui rompt le récit au passé, et int-
roduit le souvenir affectif. Et à croire aux mécanismes des métaphores en
phonétique (Fónagy I., 1983), on peut observer en outre, le grand nomb-
re de constrictives sourdes et sonore (se réunissent, m’exhortent, me pressent,
me menacent) qui portent des traits phonostylistiques, notamment des mar-
ques de l’émotion violente.
L’un des aspects de l’autobiographie de Rousseau est donc un processus
de remémoration, c’est à dire une réactualisation du passé (Raymond, M.,
1962): „Il semble alors à Rousseau que le temps est supprimé, le passé est
vécu comme un présent. Mais en général les souvenirs s’intègrent au pré-
sent sans l’annihiler” (Raymond, M., 1962, 203) „Il s’agit d’un glissement
du passé dans le présent, ou d’une contamination” (Raymond, M., 1962,
p. 203) Le souvenir et rêveries sont mêlés, le sentiment du passé, le sens
du présent, l’imagination du futur tendent à se confondre. Dans la notion
du temporel est encadré la notion de l’intemporel. Ex:
„Ici commence le court bonheur de ma vie, ici viennent les paisibles mais rapides
moments qui m’ont donné le droit de dire que j’ai vécu (. . ) Comment ferai-je pour pro-
longer à mon gré ce récit si touchant et si simple, ( . .) comment dire ce qui était ni dit ni
fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon
bonheur que ce sentiment même. Je me levais avec le soleil et j’étais heureux, je voyais
maman et j’étais heureux, je la quittais et j’étais heureux, je parcourais les bois, les co-
teaux, j’errais dans les vallons, je lisais, j’étais oisif, je travaillais au jardin, je cuei l ais
des fruits, j’aidais au ménage et le bonheur me suivait partout, il n’était dans aucune
chose signable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un instant .
(Rousseau, J.-J., 1968, p. 265)
Les temps du commentaire (Weinrich, H., 1989) (présent, futur, PC com-
me temps d’antériorité) se glissent dans un récit à l’IMP. L’emploi systé-
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matique de l’IMP est propre aux récits de rêve et reflète un caractère con-
fus et indistinct des faits de conscience (Adam, J. M., 1994). Cet emploi
spécial de l’IMP est le plus apte à exprimer le passé vécu – dit Banfield,
A. (Adam, J. M., 1989), car, tout passé vécu est confus, obscur, fragmen-
taire, ainsi, les PC er PS trichent en donnant l’illusion de la globalité, de la
ponctualité, de l’accompli. Dans cet extrait l’imparfait perd sa temporalité
grâce à d’autres traits secondaires, comme le rythme spécial (Raymond,
M., 1962) qui est propre au langage évasif, formé de répétitions des pro-
positions entières (p.ex j’étais heureux ), des propositions coordonnées – re-
liées par la conjonction de coordination „et” –, des propositions juxta-
posées, et des pronoms personnels sujets „il” et „je”, et caractérisé par la
manque de la subordination, par l’ordre indifférent des propositions, ce
qui assure le caractère confus du passé vécu. Tous ses procédés, contrai-
rement au souvenir de l’histoire de la peigne, produisent un „tempo nar-
ratif ralenti” (Weinrich, H., 1989), partant, l’extrait cité traduit le calme, le
sentiment de plénitide, le bonheur, l’ordre parfait. Quant aux moyens lan-
gagiers, on peut constater que très souvent c’est l’intemporel accompagné
d’autres traits révélateurs qui sert de procédé de verbalisation des expéri-
ences des sommets que Rousseau ne cesse pas de rechercher pendant
toute sa vie.
CONCLUSION
La notion du temporel, intemporel et omnitemporel tendent à se con-
fondre au niveau psychique de même qu’au niveau linguistique. Le temps
indivis (intemporel, omnitemporel) qui transcende la distinction du passé,
du présent et du futur (Imbs, P., 1960) traduit ce va-et-vient entre le pré-
sent et le passé.
Le présent qui est la forme par excellence du temps indivis est un
temps à double face; d’une part, en tant que forme du temps indivis il ex-
prime l’omnitemporalité (présent de la confession):
„J’ai des passions très ardentes, et tandis qu’elles m’agitent, rien n’égale mon
impétuosité: je ne connais plus ni ménagement, ni respect, ni crainte, ni bienséance; je
suis cynique, effronté, violent, intrépide; il n’y a ni honte qui m’arrète, ni danger qui
m’e f raye: hors le seul objet qui me préoccupe, l’univers n’est plus rien pour moi. Mais
tout cela ne dure qu’un moment, et le moment qui suit me jette dans l’anéantissement”
(Rousseau, J.-J., 1962, p. 72)
D’autre part, se trouvant à mi-chemin entre le temps divisé et le temps in-
divis, il s’emploie comme un procédé de la réactualisation du passé, de la
présentation des souvenirs vifs (p. ex. l’histoire de la peigne). Cet emploi
est considéré soit comme un présent à valeur du passé (Imbs, P., 1960)
soit comme un présent aoristique (Maingueneau, D., 1993) dont la fonc-
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tion peut être de suspendre momentanément le cours du récit ou de pré-
senter un procès sans durée en instaurant un hors-temps, soit comme un
présent historique (Weinrich, H., 1989) dont le but est de „peindre une
situation de façon vivante pour la rendre immédiatement présente à l’au-
diteur ou au lecteur.” (p. 141)
L’imparfait, qui est une forme du temps divisé, peut perdre sa tem-
poralité (IMP intemporel), en exprimant des expériences de transparence
ou des souvenirs vagues où les IMP sont mêlés au PS qui donne l’illusion
de la globalité du souvenir, alors qu’il s’agit seulement de compléter les
trous de la mémoire:
„Ce fut, ce me semble, en 1732 que j’arrivai à Chambéry, comme je viens de le
dire, et que je commençai d’être employé au cadastre pour le service du Roi. J’avais
vingt ans passés, ( . .)” (Rousseau J.-J., 1968, p. 215,).
Dans le récit des souvenirs , on trouve donc des formes du temps divisé
(PS, IMP, PQP etc.), interrompues par les formes du temps indivis, don-
nant l’illusion de la globalité bien qu’il s’agisse toujours des fragments de
souvenirs complétés par l’imagination de l’autobiographe.
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Références
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1994, 233-250.
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Fónagy I.: La vive voix , Payot, Paris, 1983.
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Ludwig, A. M.: Altered states of Consciousness in Tart, C.T. (ed.) Altered states of consciousness ,
Anchor Books, Doubleday and Company, Inc, Garden City, New York, 1972, 11-25.
Maingueneau, D.: Éléments de linguistique pour le texte littéraire , Paris, Bordas, 1993.
May, G.: L’autobiographie . PUF, Paris, 1979.
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Raymond, M.: J.-J. Rousseau. La quète de soi et la rèverie , Paris, 1962.
Rousseau, J.-J.: Les Confessions , Garnier-Flammarion, Paris, 1968.
Starobinski, S.: J.-J. Rousseau. La transparence et l’obstacle , Paris, 1957.
Weinrich, H.: Grammaire textuelle du français , Didier-Hatier, Paris, 1989.