Comptes-rendus de conférences
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Rousseau and equaliberty: transformation of an aporia
Etienne Balibar , Université de Paris X
Président de séance: Chris Brooke, Magdalen college, Oxford

Mercredi 1er juin 2005



COMPTE-RENDU

Etienne Balibar était le dernier intervenant des conférences sur « Rousseau et l'inégalité», organisées par la Maison Française d'Oxford en collaboration avec le Department of Politics and International Relations de l'Université. Avant de lui céder la parole, Chris Brooke a présenté Etienne Balibar, professeur de philosophie de renom à l'Université Paris X - Nanterre. Il a notamment insisté sur le rôle qu'a pu jouer son ancien professeur Louis Althusser dans sa formation intellectuelle théorique et pratique. Etienne Balibar a beaucoup écrit sur les frontières conceptuelles et matérielles de la société moderne, notamment dans Spinoza et la politique (1985), Race, Nation, Classe, Les identités ambiguës (1988), Les frontières de la démocratie (1992), Nous, citoyens d'Europe ? Les frontières, l'Etat, le peuple (2001).

La présentation d'Etienne Balibar s'est ouverte par une précaution. La plupart des professeurs français de philosophie ont une relation particulière à l'égard de Rousseau comme de Descartes : c'est pour eux « un point d'honneur » d'avoir « quelque chose à dire » sur ces deux grands noms de la philosophie française. Alors même que l'essentiel des avancées sur Rousseau provient d'Outre-Manche, et ce, depuis la publication des écrits politiques de Rousseau et de leur commentaire par Vaughan en 1915. Or pour Etienne Balibar, malgré sa nationalité et les cours d'Althusser sur le recueil de Vaughan, le Contrat Social est demeuré un mystère durant de nombreuses années : si une première lecture lui donnait l'impression d'en avoir compris le fonds, quelques mois suffisaient à le lui faire à nouveau oublier. Etienne Balibar pense toutefois avoir enfin trouvé un point d'entrée, qu'il présente ici, à travers la notion d' equaliberty .

A) « E qualiberty »

Le mot-valise d' equaliberty est une création d'Etienne Balibar, inventée dans le recueil Masses, Classes, Ideas (New York, 1994). Il renvoie au concept idéaliste moderne de la révolution bourgeoise, en termes marxistes, et aux Constitutions et Déclarations fondatrices d'Etats démocratiques modernes comme la France et les Etats-Unis. Il implique la symétrie, la réciprocité, la mise en commun et l'interdépendance de l'égalité et de la liberté («  liberty  » pour les Républicains, «  freedom  » pour les libéraux). Cette notion soulève des problèmes de différentes natures.

•  Problèmes logiques

Au fondement des Déclarations se trouve une forme propositionnelle latente, quasi patente. Elle exprime une double négation, l'exclusion de deux exclusions partielles : les citoyens n'accepteront « ni la liberté sans l'égalité, ni l'égalité sans la liberté ». Ils refusent les privilèges (l'inégalité) et la tyrannie (l'absence de liberté). De nombreux philosophes se sont interrogés sur la possibilité de maintenir la symétrie de cette double relation. Pour Rawls, notamment, il existe un « ordre lexicographique » : liberté et égalité doivent être dans une relation dissymétrique, au sens où l'égalité sans frein, impensable et mauvaise, doit être limitée par la liberté. Amartya Sen, en réponse, redéfinira liberté et égalité, dans Inequality reexamined , et défendra une vision symétrique de ces deux valeurs.

 

•  Universalité

Avec ces nouvelles formes d'institutions politiques, combinant égalité et liberté, apparaît une nouvelle définition de la citoyenneté, chargée d'un contenu universalisant. La citoyenneté, en effet, n'est plus la substance commune d'une communauté particulière, finie et fermée. Elle est désormais un principe d'organisation de la vie politique, sans frontières préétablies. Désormais, non seulement devoirs et droits vont de pair, mais, plus encore, l'homme et le citoyen sont confondus. De même que, dans l' Ethique de Spinoza, Dieu et la Nature ne peuvent être distingués ( deus sive natura ), de même, explique Balibar, l'homme et le citoyen ne font qu'un : «  Homo sive civis  ». Entre Dieu et la Nature, cette formule d'équivalence peut être entendue en deux sens différents. Soit, dans une pensée théologique, la Nature n'est qu'un autre nom pour Dieu ; soit, dans une pensée matérialiste et séculaire, la notion de Nature se suffit à elle seule et remplace l'inutile notion de Dieu. De même, entre l'homme et le citoyen, l'équivalence admet deux interprétations. Pour certains, les droits naturels fondamentaux sont au principe des droits politiques. Dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, liberté, propriété et résistance à l'oppression précèdent toute explication sur la manière dont elles doivent être accordées. Dans ce système, exclure un individu de la citoyenneté complète ne peut être justifié par des raisons institutionnelles, politiques ou liées au droit positif, mais uniquement par l'identification d'une déficience anthropologique chez cet individu. Ainsi des femmes, des criminels, des malades mentaux ou des enfants, considérés comme incapables de débattre rationnellement, de penser une situation politique complexe ou d'envisager l'intérêt général. La seconde interprétation de l'équivalence entre l'homme et le citoyen part de l'affirmation inverse et soutient que la fondation n'est pas la nature, mais les institutions politique. Ainsi, par exemple, pour Hannah Arendt, la crise des Nations s'explique par une crise de la fondation naturelle des constitutions. Dans une telle conception du fondement de la citoyenneté, la communauté des citoyens n'est pas d'emblée, en puissance, celle de l'humanité toute entière. Dès lors, aucune Constitution de l'Humanité en tant que telle n'est pensable.

 

•  Terminologie

Le terme d' equaliberty , enfin, soulève des questions primordiales de terminologie : un mot implique toujours une connexion avec d'autres, une « chaîne signifiante » qui le relie à certaines idéologies politiques et qui établit notamment une forme de continuité entre des théories anciennes et modernes. L' equaliberty , tout d'abord, renvoie à la notion d' «  equal liberty  » dans la Theory of Justice de Rawls, laquelle, ensuite, est au moins reliée à la république de Cicéron, qui place au fondement de la res publica les notions d' aequa libertas et d' aequum jus . Ces termes sont eux-mêmes des transpositions latines de l' isonomia grecque (égalité de droits, donc égalité dans la liberté). L' isonomia est elle-même le point de départ de toute chaîne de notions sur l'égalité et la liberté politiques, y compris l' iségoria , capacité à parler en public. On retrouve la notion d' equal liberty durant la Révolution anglaise. On en trouve des éléments dans les Déclarations américaines et françaises. C'est donc une notion fondamentale pour la pensée politique moderne, notamment chez Marx ( Le Manuscrit de 1848 ), Tocqueville ( De la démocracie en Amérique ), Rawls, Amartya Sen, ou autres. Le terme d' equaliberty employé ici est ainsi, en lui-même, une référence à tout un ensemble d'interrogations de la culture politique occidentale.

B) « Contrat social »

Cette notion d' equaliberty est un point d'entrée utile pour saisir la pensée politique de Rousseau. Dans De l'origine et des fondements de l'inégalité parmi les hommes (II, p.191 du volume III de l'édition Pléiade), Rousseau décrit la tyrannie comme une égalité d'impotence, où l'égalité entre les sujets tient à ce qu'ils ne sont rien : « c'est ici le dernier terme de l'inégalité (.). C'est ici que tous les particuliers redeviennent égaux parce qu'ils ne sont rien, et que les sujets, n'ayant plus d'autre loi que la volonté du maître, ni le maître d'aucune règle que ses passions, les notions du bien et les principes de la justice s'évanouissent derechef. ». Or à la fin du 2 nd Discours , cette situation est décrite par Rousseau comme celle du « contrat social ». Le contrat social est vu comme un instrument trompeur, qui permet de cacher l'inégalité réelle et de lui donner l'aspect formel d'une égalité afin de transformer la sujétion matérielle en servitude volontaire.

Dans le Contrat Social , en revanche, les chapitres 1 à 4 du Livre II marquent la fusion de l'égalité et de la liberté. Le Chapitre 1 assimile la volonté générale à un pouvoir d'égalité et soutient que la volonté particulière tend aux privilèges. Le chapitre 4 explique que, l'égalité de droits s'appliquant à tous, « par conséquent » (Pléiade, p.375), « tant que les sujets ne sont soumis qu'à de telles conventions, ils n'obéissent à personne mais seulement à leur propre volonté. ». Cette formulation de l'autonomie, au sens kantien du terme, correspond à la notion positive de la liberté chez Isaïah Berlin. Egalité et liberté sont désormais liées de manière indissociables.

Dans ces conditions, on assiste à une réelle métamorphose : le sujet devient citoyen en étant incorporé dans le corps politique, « le souverain ». Dans le Souverain, les citoyens ( Contrat Social, I, 7) sont reliés à eux -mêmes selon un double rapport : chacun est relié à chaque autre en même temps qu'à soi-même. Ainsi, pour autant qu'ils sont tous membres de ce même Etat, tous commandent et obéissent, légifèrent et sont soumis à la loi. Dans cette métamorphose des hommes en citoyens, nous assistons à une « réduction de verticalité », selon Balibar : la loi n'est plus au-dessus de la communauté, elle n'est pas la volonté d'un prince, mais elle est immanente à la communauté. Les citoyens ne sont ni au-dessus ni en dessous de la loi. Ils font la loi et s'y soumettent, simultanément

C) Résolutions de l'aporie : Hérodote, Aristote et Rousseau

L' Equaliberty a toujours eu le caractère d'une aporie, depuis ses formulations les plus anciennes. Hérodote, Aristote et Rousseau en fournissent trois versions différentes.

Une première expression est celle qu'Hérodote invente dans ses Histoires , au chapitre III ( Thalia ), 83 : Hérodote imagine, dans l'Empire perse, le débat des héritiers du Sha après sa mort, devant l'assemblée des notables. Chacun prône un principe de gouvernement différent - monarchie, oligarchie ou isonomia . La monarchie l'emporte. Le prince Otanès, qui souhaitait l'isonomie, répond qu'il ne veut alors plus faire partie de la communauté. Il ne veut ni commander, ni être commandé ( ou te archein, ou te archesthai ). Afin de préserver la liberté et l'égalité contenues dans la notion d' isonomie , Otanès prône une situation sans commandement, « anarchique ». Une telle conception est scandaleuse pour des grecs contemporains d'Hérodote, car une Constitution semble nécessairement impliquer un commandement, un principe d'ordre.

Dans une pensée grecque, la notion de commandement ( archè ) n'est cependant pas d'abord liée à la coercition, mais à la dissymétrie. La relation entre un maître en son élève, par exemple, est une relation de pouvoir, non pas au sens où le maître peut contraindre l'élève, mais au sens où, dans sa pratique normale, elle est dissymétrique : l'un parle et l'autre écoute, l'un est évalué et l'autre évalue. Dans une pensée grecque comme celle d'Aristote, puis médiévale, cette dissymétrie n'est pas un mal, nul ne prône un « anarchisme » tel qu'on a pu en observer en France en 1968. En revanche, dès qu'un élève est meilleur que son maître, il cesse d'être soumis au pouvoir du maître, et devient maître à son tour. Les hommes sont donc tantôt commandés, tantôt commandent, dans différentes sphères sociales, selon leurs capacités.

Dans La Politique III, Aristote, précisément, donne trois définitions successives de la communauté politique, de plus en plus précises et déterminées institutionnellement. La première affirme qu'il faut un élément de « démocratie » à la base de tout régime politique légitime : le citoyen possède une fonction de commandement indéfinie ( aoristos archè ). La seconde distingue la vertu du citoyen et la vertu humaine : le bon citoyen est celui qui apprend à commander en obéissant, et à obéir en commandant. La troisième représentation est plus technicienne et soutient que, souvent, une certaine expertise, possédée par des experts et non par tout citoyen, est nécessaire. Dans la seconde représentation d'Aristote, commander et être commandé sont « des fonctions alternatives », explique Balibar. Chacun est tantôt aux commandes, tantôt commandé, selon les sphères envisagées (enseignement, religion, parlement, armée,.).

La position de Rousseau, pour l'institution d'une « equaliberté » peut être comprise par opposition à Otanès et à cette seconde représentation d'Aristote. La position « anarchiste » radicale d'Otanès, en effet, sera clairement critiquée par Rousseau dans la note 2 du Discours sur l'originie et les fondements de l'inégalité parmi les hommes , qui y voit l'un des échecs de la démocratie. Rousseau opère une relecture d'Hérodote et considère que la position d'Otanès n'est pas seulement une conclusion liée à son échec. Pour Rousseau, cette position « anarchiste » est au fondement de la démocratie telle qu'Otanès l'envisage : ni commander, ni n'être commandé. Il s'agit à peine d'une constitution, puisque, pour permettre l'égalité et la liberté de chacun, il faut faire disparaître le commandement. De plus, la position d'Otanès, pour Rousseau, est contradictoire : dans ce système, celui qui n'apprécierait pas l'état de droit pourrait se retirer, comme veut le faire Otanès face aux autres princes. Or vouloir échapper au pouvoir et à la règle de la loi, c'est en réalité demander une position souveraine, et non pas renforcer l'égalité. Ce que rejette clairement la dédicace écrite par Rousseau, à laquelle est rattachée cette note.

Dès lors, dans le Contrat Social , la formulation de Rousseau n'est pas celle d'Otanès (ni commander, ni n'être commandé), ni la seconde proposition d'Aristote (tantôt commander, tantôt être commandé.). Sa position est dialectique, paradoxale et contradictoire : à la fois commander et être commandé. C'est pourquoi les citoyens, par l'intermédiaire de la loi, forment un association, et non un agrégat, et sont une communauté telle que leur totalité est supérieure à la somme de leurs parties ( Contrat Social , II, 6). Dans le même sens, la vie du corps politique est un processus d'éducation civique continué : le corps politique n'est pas éduqué « d'en haut », mais s'éduque lui-même dans sa totalité, il est à la fois maître et élève.

d) Eléments résiduels

Ce système présente certains « éléments résiduels » inévitables, explique Balibar :

•  Ce processus d'apprentissage doit être initié de l'extérieur, même si ce n'est pas « d'en haut ». C'est le rôle de la figure négative du législateur ( Contrat Social , II, 7), figure additionnelle à la communauté. Il ne dominera pas celle-ci et ne sera pas au-dessus d'elle mais extérieur à elle. Comme l'a montré Bonnie Honig ( Democracy and the foreigner , Princeton University Press, 2001), un législateur étranger, qu'il s'agisse du législateur du Contrat Social ou de Moïse pour Israël, est nécessaire au commencement d'une communauté autonome, après quoi il se retire.

•  Un tel régime politique implique de faire disparaître l'homme et ses particularités, pour produire le citoyen universel bourgeois, au sens marxiste du terme. C'est l'objet des chapitres IV, 8 et IV, 9 du Contrat Social , de rappeler que le contrat social passe par des modes de subjectivation indispensables, où la communauté apprend à saisir sa totalité : la religion civique et la religion humaine.

•  Ce processus d'apprentissage est sans cesse sujet à des obstacles majeurs. La fin du Contrat Social , I, 1, montre que l'amour-propre individuel, distingué de l'amour de soi, est assez fort, dans tout régime politique, pour produire un mouvement d'actions contre la volonté générale. Toute communauté crée des communautés d'intérêts et des liens interpersonnels. L' Emile , écrit au moment où Rousseau promeut l'idée de « forcer [les citoyens]à être libre » s'ils s'y refusent, veut orienter l'individu vers la volonté générale et considère, pour ce faire, que le bon citoyen est celui qui est éduqué au sein de la société de manière à tout de même y rester asocial et à y demeurer un sauvage.

QUESTIONS

•  Chris Brooke : Ne peut-on pas dire que Hobbes a déjà pris en compte, dans le De Cive , le double rapport des citoyens au commandement, mais non pas son aspect universalisant ? Chez Hobbes, la loi n'a pas nécessairement un contenu général, n'est-ce pas ce qui fait qu'Hobbes ne peut être considéré comme un penseur de l' equaliberty  ?

•  Etienne Balibar  : Sans doute. Toutefois, le principe d'universalité de la loi, tel qu'aucun privilège ne doit être accepté n'est pas une invention de Rousseau, bien entendu. Il est déjà chez Bodin, et la volonté qui fait la loi est générale en ce sens. D'autre part, Hobbes et Rousseau diffèrent aussi par la place qu'ils accordent au législateur. Chez Hobbes, les membres de la société décident de déléguer la législation à un tiers, qui est dans une situation d' « exception » au sens de Carl Schmitt et dans un rapport dissymétrique et vertical par rapport à elle. Rousseau refuse cette verticalité. Le législateur, comme médiation, disparaît vite, chez Rousseau, et n'intervient pas dans le gouvernement de la société. Cette disparition de la verticalité impose de remplacer le prince exceptionnel par la communauté et l'Etat. Rousseau n'est pas plus tyrannique que Hobbes. Il ne prône pas un parti unique, ou une indifférenciation totale entre les citoyens. Il soutient seulement que la loi est faite par le corps des citoyens : c'est le seul moyen de faire la loi sans être dominé. Le corps politique est souverain. Pour une pensée libérale, l'exception d'un tyran est sans doute tout autant inacceptable que la totalité du corps politique telle que Rousseau l'envisage. D'autre part, chez Rousseau, Hobbes et Kant, la souveraineté est liée à la propriété ; il faut que la loi privée soit publique. C'est un principe chez Hobbes, et si Rousseau semble l'accepter tel quel, c'est certainement contre la pensée de l'appropriation individuelle développée par Locke. La fondation de la légitimité de la propriété est dans le fait qu'elle est accordée par l'Etat. Chez Hobbes, cependant, ce moment est purement formel, de même que chez Kant : une institution politique formelle, par exemple un Parlement, un tribunal ou autre, énonce les règles de la propriété et surveille leur respect. Chez Rousseau, en revanche, il y a des « domaines réels » : l'Etat est propriétaire et intervient dans la distribution de la propriété. S'il laisse l'essentiel aux individus, il conserve aussi des moyens pour la puissance publique, sans doute au moins pour l'armée. Cette conservation de propriété est acceptable parce que le souverain n'est pas un Prince et que ce service public n'est pas de l'ordre d'un domaine réservé au prince, mais réservé au peuple en tant qu'il fait corps.

•  Jerry Cohen : Quel était le problème, auquel Otanès, Aristote et Rousseau apportent des réponses divergentes ?

•  Etienne Balibar  : Ce n'est pas un problème logique, mais politique, même si la forme de la solution a un aspect logique. Elle tient notamment à ce que, dans l'histoire de la philosophie politique, on perçoit souvent une contradiction entre un système de démocratie radicale, directe, et un système où, par souci d'efficacité, les institutions contraignent les citoyens. La position d'Otanès est antithétique à toute solution pratique : se débarrasser de l'Etat au nom de la démocratie est une position « anarchiste » et une « dissolution » de la difficulté. Aristote ( La Politique , III), fait une expérience de pensée pour en saisir les conséquences : un élément démocratique est nécessaire à la stabilité de tout régime politique mais peut aussi présenter un danger, en sorte qu'il faut des limites au gouvernement de soi. D'ailleurs, continue ce texte, certaines fonctions de la Cité demandent une expertise technique, que tous ne partagent pas. Le Contrat Social , de son côté, développe une utopie, bien que les révolutionnaires français l'aient lu autrement. Selon ce texte, même si l'état de nature est perdu pour toujours, on peut imaginer une contre-société, qui obéirait à des lois totalement opposées à l'observation sociale quotidienne et qui produirait un équivalent de l'état de nature, s'opposerait au contrat social artificiel et hypocrite, et constituerait le royaume utopique de la loi et du droit. Il est vrai, cependant, que cette pensée ne relève plus de l'utopie lorsque Rousseau décrit les obstacles à dépasser (comment commencer une démocratie, comment limiter les passions, comment faire que les principes formels de l'Etat acquièrent une force subjective). Mais ces obstacles n'étaient pas à proprement parler l'objet de cette intervention. Il s'agissait surtout, pour Etienne Balibar, de présenter la manière dont la liberté et l'égalité sont pensées en commun dans une société politique institutionalisée, ainsi que les conséquences théoriques d'un tel régime d'« équaliberté ».

Compte-rendu rédigé par Nicolas Rigaud