BOTOND BAKCSI

Métaphore, dénomination et paradigme musical dans la conception de Rousseau sur l’origine des langues1

Dans ce travail, je voudrais présenter et analyser l’Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau, indiquer sa place dans les débats sur la langue du XVIIIe siècle, et en esquisser les notions de base dans l’optique des interprétations du XXe siècle. La méthode de mon essai consiste en une lecture rhétorique des œuvres de Rousseau. Une telle analyse ne s’abandonne pas à une taxonomie préétablie qui empêcherait la lecture proprement dite2, elle veut découvrir et suivre les mouvements intérieurs des textes de Rousseau.

1. Métaphore et/ou dénomination

Dans le chapitre III de l’Essai sur l’origine des langues, Rousseau fait une déclaration à première vue très étonnante, mais qui est une de ses idées principales, digne en cela d’être citée :

Comme les premiers motifs qui firent parler l’homme furent des passions, ses premières expressions furent les tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier. On n’appela les choses de leur vrai nom que quand on les vit sous leur véritable forme. D’abord on ne parla qu’en poésie, on s’avisa de raisonner que longtemps après. (Ch. III, 381.)3

Pourtant, cette idée étonnante de l’aspect métaphorique, figuré de la première langue n’est pas sans antécédents : elle apparaît chez Condillac (qui reconnaît sa dette vis-à-vis de Warburton) et, auparavant, chez le philosophe italien Giambattista Vico. Mais on doit souligner que Rousseau emploie cette idée d’une façon tout à fait originale.

1 Cet essai fait partie d’une étude plus longue qui traite de la rhétorique de l’origine des langues dans les œuvres de Jean-Jacques Rousseau. Cette partie de l’étude donne une analyse rhétorique des théories sociales de Rousseau.

2 Cf. la constatation de Paul de Man : « la distinction impensée entre un Rousseau "littéraire" et un Rousseau "politique" dont nous sommes partis, comme de la donnée empirique fournie par l’état actuel des études sur Rousseau, a été en grande partie surmontée. Considérer Julie comme plus ou moins "littéraire" que le Contrat social n’a plus de sens... » Paul de Man, « Promesses (Contrat social) », in Allégories de la lecture. Le langage figuré chez Rousseau, Nietzsche, Rilke et Proust, (trad. Thomas Trezise), Paris, Éditions Galilée, 1989, p. 310.

3 Jean-Jacques Rousseau, « Essai sur l’origine des langues », in Œuvres Complètes V, Paris, Éditions Gallimard, 1995, pp. 373-429. Toutes les citations de l’Essai se rapportent à cette édition et sont marquées dans le texte entre parenthèses.

Selon Condillac, il n’y a pas de rupture entre le langage d’action et la parole, mais l’éloignement de l’origine conduit à un langage plus précis, non-métaphorique, qui est d’ailleurs l’idéal d’une philosophie de la langue, conçu du point de vue des Lumières4. Warburton, dont l’Essai sur les Hiéroglyphes a certainement influencé Condillac, dit lui aussi que la première langue a été métaphorique, mais d’un tout autre point de vue. Selon le philosophe anglais, le caractère figuré du premier langage n’est pas seulement la preuve de son manque de précision, mais aussi l’indice que la première métaphore n’a pas été chantée mais agie. L’origine de la langue, selon Warburton, n’est donc pas poétique, mais pratique5. Le philosophe italien Giambattista Vico (dont la Science Nouvelle a paru à Naples en 1725, puis dans une deuxième édition, augmentée, en 1744) divise en trois étapes l’histoire des langues, et affirme que l’apparition de la parole et de la métaphore est l’origine proprement dite des langues6. La première langue devait donc être poétique, et cette poéticité ne consistait pas simplement dans le fait qu’on suppléait des mots aux idées déjà existantes. La langue n’est pas conventionnelle ni même naturelle, dans le sens qu’elle fait partie de la culture et de l’histoire7. La différence de la conception de Rousseau à l’égard de ses précurseurs est qu’il est le seul, semble-t-il, dans l’Essai, à marquer une rupture, une césure catégorique entre le langage d’action et la parole, le besoin et la passion.

4 Cf. Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, Paris, Éditions Galilée, 1973 : « La parole, en succédant au langage d’action, en conserva le caractère. Cette nouvelle manière de communiquer nos pensées, ne pouvoit être imaginée que sur le modèle de la première. Ainsi, pour tenir la place des mouvements violents du corps, la voix s’éleva et s’abaissa par des intervalles fort sensibles. » (p. 200) puis : « Le style, dans son origine, a été poétique, puisqu’il a commencé par peindre les idées avec les images les plus sensibles, et qu’il étoit d’ailleurs extrêmement mesuré, mais les langues, devenant plus abondantes, le langage d’action s’abolit peu-à-peu, la voix se varia moins, le goût pour les figures et les métaphores, par les raisons que j’en donnerai, diminua insensiblement, et le style se rapprocha de notre prose. » (pp. 227-228.)

5 Warburton, Essai sur les Hiéroglyphes : « La métaphore est due évidemment à la grossièreté de la conception… Telle est l’origine véritable de l’expression figurée, et elle ne vient point, comme on le suppose ordinairement, du feu de l’imagination poétique… La conduite de l’homme, comme nous voyons, a toujours été, soit dans le discours et dans l’écriture, soit dans le vêtement et le logement, de changer ses besoins et ses nécessités en parade et en ornement. », cité par Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, pp. 386-387. Cf. aussi les remarques de Derrida sur ce point-là, pp. 384-387.

6 Giambattista, Vico, La Science Nouvelle (in Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Paris, Presses Pocket, 1990, Dossier) : « Nous poserons comme premier principe l’Axiome philosophique suivant : selon les Égyptiens, trois langues auraient été parlées depuis les origines, correspondant par le nombre et l’ordre de succession aux trois âges du monde : âges des dieux, des héros et des hommes, selon cette tradition la première langue aurait été hiéroglyphique ou sacrée, la seconde symbolique, par signes ou emblèmes héroïques, la troisième épistolaire et qui permet aux personnes éloignées les unes des autres d’entretenir des rapports concernant les besoins matériels de la vie. » (pp. 174-175.) et « La deuxième langue qui correspond à l’âge des héros aurait utilisé, selon les Égyptiens, des symboles dont nous pouvons rapprocher les emblèmes héroïques et qui durent consister en imitations muettes, ces signes dont les héros se servaient pour écrire, sont appelés par Homère "σήµατα", c’étaient des métaphores, des images et des comparaisons qui, avec l’apparition du langage articulé, devaient faire toute la richesse de la poésie. » (p. 180.)

Voyons de plus près l’exemple de Rousseau dans le troisième chapitre, exemple qui a pour rôle d’éclaircir, en la présentant sous une forme narrative, l’apparition du langage figuré :

Un homme sauvage en rencontrant d’autres se sera d’abord effrayé. Sa frayeur lui aura fait voir ces hommes plus grands et plus forts que lui-même, il leur aura donné le nom de géants. Après beaucoup d’expériences, il aura reconnu que ces prétendus géants n’étant ni plus grands ni plus forts que lui, leur stature ne convenait point à l’idée qu’il avait d’abord attachée au mot géant. Il inventera donc un autre nom commun à eux et à lui, tel par exemple que le nom d’homme, et laissera celui de géant à l’objet faux qui l’avait frappé durant son illusion. Voilà comment le mot figuré naît avant le mot propre, lorsque la passion nous fascine les yeux, et que la première idée qu’elle nous offre n’est pas celle de la vérité. (Ch. III, 381.)

On peut voir que, selon Rousseau, la première rencontre de l’homme sauvage avec un autre homme est un malentendu et conduit à une fausse conception sur l’essence d’autrui. (C’est pourquoi on pourrait affirmer, sans le développer ici, que la passion fonctionne dans ce texte comme « fausse conscience », c’est-à-dire comme idéologie. Car l’idéologie ne signifie pas simplement un faux savoir, mais plutôt un savoir subjectif, une construction à part du savoir.) C’est ce malentendu qui cause la dénomination de l’autre homme comme « géant », puis la reconnaissance des propriétés communes conduit à la substitution de ce nom par un autre (« homme »). On voit donc un mouvement du sens figuré vers le sens propre. Mais cela ne signifie pas que le progrès de la raison crée un nouveau langage, un tout autre paradigme et le substitue à cette langue première, dépourvue de toute légitimité. Cela veut dire que l’origine chez Rousseau n’est pas conçue comme la fondation d’un système fixe du savoir, car le système langagier est en mouvement permanent. De fait, à l’instar de Paul de Man, on peut apercevoir dans l’acte d’appeler l’autre homme « géant », le fonctionnement de la métaphore qui est une figure de substitution : le mot « géant » est substitué à l’effroi de l’homme sauvage. Cette substitution transforme une situation hypothétique en « une réalité littérale »8. Or, comme ce petit récit le montre aussi, la métaphore est une figure qui ne permet pas la fixation du sens, l’hypothèse d’un savoir absolu.

7 Cf. Kelemen János, A nyelvfilozófia rövid története. Platóntól Humboldtig, Budapest, Áron Kiadó, 2000, p. 111.

C’est sur ce point essentiel que s’ouvre un débat entre deux commentateurs de l’Essai. Jacques Derrida affirme que, en fin de compte, Rousseau ne peut se débarrasser de la conception des anciens rhétoriques qui conçoivent l’essentiel de la métaphore dans le transfert du sens propre. Selon lui, Rousseau part du sens propre et y revient, car il rend à l’expression des émotions une propriété qui se perd tout de suite dans la désignation des objets. Pour lui, la conception rousseauiste de la figuralité des langues se situe dans la captivité d’une philosophie naïve de l’« idée-signe », car le sens propre n’est autre que le rapport proprement dit de l’idée à la passion qu’elle exprime. De ce point de vue « c’est l’inadéquation de la désignation (la métaphore) qui exprime proprement la passion9 », la dénomination transposant la signification référentielle des traits visibles en affection interne. En opposition avec la position de Derrida, Paul de Man souligne que d’un point de vue objectif la dénomination de l’autre comme « géant » peut être fausse, mais que d’un point de vue subjectif elle est très juste et correcte. Selon Paul de Man, « la métaphore est aveugle, non parce qu’elle déforme les données objectives mais parce qu’elle présente comme certain ce qui n’est en réalité qu’une possibilité10 ». Ainsi la métaphore n’est pas une simple inadéquation de la représentation langagière de la réalité, elle exprime, plus généralement, toute l’incertitude de ce qu’on nomme sens propre, de ce qu’on conçoit comme signification. On peut voir que ces deux conceptions s’opposent radicalement. Pour être très schématique, on pourrait faire la différenciation suivante : la première conçoit l’origine de la langue comme désignation, la seconde comme métaphore. (Mais on verra qu’une telle schématisation n’est pas aussi simple qu’on le croirait de prime abord, car c’est le texte de Rousseau qui la mine en permanence.)

8 Paul de Man, « La métaphore (Second Discours) », in Allégories de la lecture. Le langage figuré chez Rousseau, Nietzsche, Rilke et Proust, Paris, Éditions Galilée, 1989, p. 189.

9 Jacques Derrida, De la grammatologie, p. 390 (c’est l’auteur qui souligne). Pour une présentation de la position de Derrida, cf. pp. 381-397.

10 Paul de Man, ibid., p. 189.

La formulation sur l’origine de la langue qu’on a vue dans l’Essai se lie donc au paradigme métaphorique qui est opposé à un autre paradigme, présenté dans le Discours sur l’origine de l’inégalité (1754), celui de l’origine de la langue comme dénomination. Il semble qu’il y a ici un paradoxe indénouable, un labyrinthe sans issue. Mais pour comprendre la conception de Rousseau sur le mode d’être du langage, il nous faut lire les deux paradigmes ensemble. Citons donc le contexte de cet autre paradigme et essayons de les expliquer en les confrontant l’un à l’autre :

Chaque objet reçut d’abord un nom particulier, sans égard aux genres et aux espèces, que ces premiers instituteurs n’étaient pas en état de distinguer, et tous les individus se présentèrent isolément à leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de la nature. Si un chêne s’appelait A, un autre chêne s’appelait B, car la première idée qu’on tire de deux choses, c’est qu’elles ne sont pas la même, et il faut souvent beaucoup de temps pour observer ce qu’elles ont en commun : de sorte que plus les connaissances étaient bornées, et plus le dictionnaire devint étendu. (149.)11

Les deux paragraphes cités ont, pour le moins, un point commun : l’homme sauvage de l’Essai ne peut pas reconnaître sa ressemblance avec son semblable, les « premiers instituteurs » de la langue (du deuxième Discours) ne peuvent pas reconnaître la ressemblance entre les objets. Mais la suite des deux passages est différente. L’homme sauvage donne le nom de « géant » à tous les hommes qu’il rencontre. En revanche, le premier instituteur du langage donne un nom à part pour chaque objet. Cela signifie que dans l’Essai se cache la trace de l’abstraction, car il s’agit ici d’une dénomination de l’espèce. Dans le deuxième Discours, en revanche, il s’agit de la dénomination de chaque individu. Une telle conception suppose autant de mots que de choses. Mais cela serait un état idéal pour la langue (comme dans une nouvelle de Borges où la carte correspond exactement au territoire), et la cause qui pourrait le rompre n’est pas tout à fait évidente. (Nommons ce paradoxe : l’« énigme de Babel ».)

11 Jean-Jacques Rousseau, « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes », in Œuvres Complètes III, Paris, Éditions Gallimard, 1964, pp. 109-237. Toutes les citations du second Discours se rapportent à cette édition et sont marquées, dans le texte, entre parenthèses.

Mais cet aspect est le plus important de notre point de vue : dans ce dernier paragraphe on peut apercevoir la domination du sens propre. On pourrait dire, du moins à ce premier stade du langage, que le sens propre fonctionne comme le nom propre, le « nom particulier » (il serait, en quelque sorte, vide de sens en tant qu’il est une adéquation totale avec la chose représentée, ou même une identité qui ne nécessite aucune différence). La question est de savoir si l’on peut dire que le sens figuré fonctionne comme le nom commun. Et cela dans le sens que le nom commun n’est pas vide de signification, donc qu’il se lie au paradigme de la représentation. Car il semble bien que, opposé au nom commun, le nom particulier se rattache à une sorte de deixis, donc à un paradigme de la langue qu’on pourrait nommer adamique ou cratylique. Seul le premier stade du langage est peut-être une fiction, car dans l’état actuel des langages, on utilise plutôt des concepts. Or, la conceptualisation se base sur une abstraction : au lieu de dire A, B ou C, on dit « arbre », puis « chêne ». C’est l’apparition du nom commun qui est due à la progression des expériences et des connaissances, donc à la capacité d’observer ce que les choses « ont en commun ». L’homme sauvage a appris à reconnaître les ressemblances.

La première langue, affirme Rousseau dans l’Essai, a eu peu d’articulations, elle était donc plutôt chantée que parlée. Cette langue avait beaucoup de synonymes, mais peu d’adverbes et de mots abstraits pour exprimer les rapports : « au lieu d’arguments elle aurait des sentences, elle persuaderait sans convaincre, et peindrait sans raisonner » (ch. IV). Il faudrait savoir exactement à quel stade du langage se réfère cette affirmation : au stade des noms particuliers ou au stade du nom commun, de l’abstraction ? Voyons ce qu’en dit Rousseau dans le deuxième Discours :

Les premiers mots dont les hommes firent usage eurent dans leur esprit une signification beaucoup plus étendue que n’ont ceux qu’on emploie dans les langues déjà formées, et ignorant la division du discours en ses parties constitutives ils donnèrent d’abord à chaque mot le sens d’une proposition entière. (149.)

Il semble que ces phrases se réfèrent à un stade qui précède celui des noms particuliers. Mais alors la chose se complique : la dénomination n’est pas une simple adéquation des noms aux choses, car elle est due à la fragmentation des mots originaires qui exprimaient une proposition entière. Est-ce que cela veut dire que le nom particulier contient a priori une relation de l’énonciateur à l’objet de l’énonciation ? En d’autres termes, la question est de savoir si ce mot de signification étendue appartient encore au domaine de la fonction constatative, dénotative du langage. Peut-on parler encore de la signification à l’égard de ces mots ? (On peut donc voir que, malgré sa naïveté apparente, la fiction proposée par Rousseau questionne toujours les frontières épistémologiques du langage en tant qu’elle crée la possibilité des connaissances alternatives.) De prime abord, cette question est insignifiante car c’est le texte qui parle d’« une signification étendue » des premiers mots. Il semble pourtant que, par cette formulation, Rousseau ne désigne pas la signification étendue des mots originaires, mais qu’il parle de notre conception sur la signification des mots. Car il serait problématique de supposer un mot qui contienne une désignation, une action et toute une série de rapports en même temps, c’est-à-dire qui soit une proposition entière. Rousseau veut peut-être repenser l’épistémologie de la langue. Il dit que le mode d’être de la langue ne réside pas dans la signification, en tant que celle-ci suppose des idées déjà formées auxquelles on attache des signes, car cela supposerait un système de différenciation avant la langue, donc une conceptualisation qui précède le langage. Or, la suite du texte attire notre attention sur le fait que « les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide des mots, et l’entendement ne les saisit que par des propositions » (149).

Chez Rousseau, la langue n’est donc pas une simple représentation des idées qu’on peut tirer des sensations, comme le pensaient les empiristes. On peut voir que Rousseau rejoint l’idée de Condillac selon laquelle le raisonnement est dû à l’usage des signes. Mais tandis que chez Condillac l’usage des signes est à l’origine de la mémoire, chez Rousseau la mémoire, elle seule, ne suffit pas pour expliquer l’apparition du jeu des différences que représent la langue. Aussi les animaux ont de la mémoire, mais ils n’ont pas d’idées générales : « Quand un singe va sans hésiter d’une noix à l’autre, pense-t-on qu’il ait l’idée générale de cette sorte de fruit, et qu’il compare son archétype à ces deux individus ? Non, sans doute, mais la vue de l’une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu’il a reçues de l’autre, etc. » (149-150.) De même que la mémoire n’est pas capable d’aboutir au concept parce qu’elle est comme un « récipient » des ressemblances, et non la faculté qui pourrait établir des rapports entre ces éléments, de même la conceptualisation n’est pas le fait d’attacher des signes aux choses qu’on aperçoit ressemblantes. Par contre, elle est un processus purement verbal12, elle est une abstraction : les choses ne deviennent ressemblantes pour nous que du moment où la langue a créé la possibilité de leur comparaison. La conceptualisation est donc un mouvement dans le système des signes, dans le système des dénominations : le fait qu’on remplace A et B par le mot « arbre » ne signifie pas qu’on aboutit à une autre relation avec les choses, mais qu’on y substitue les propriétés des choses. Paul de Man attire notre attention sur le fait que cette substitution ou cet échange des propriétés basées sur la ressemblance « correspond exactement à la définition classique de la métaphore. »13 On pourrait faire l’objection que la ressemblance comme base de cette substitution est une donnée empirique n’ayant aucun lien avec la nature verbale des concepts, et que la métaphore, comme tout sens figuré en général, a toujours pour base un sens propre. On peut démontrer que ces objections utilisent le réseau métaphorique du fondement et de l’édifice, qui suppose une substantialité de la signification. Or, c’est Rousseau qui affirme dans le deuxième Discours que « les premiers substantifs n’ont jamais pu être que des noms propres » (150), ce qui veut dire que les substantifs ont été des formes vides de sens, de signification14. Dans le discours, les propriétés des choses se « fondent » sur (ou, en termes non-substantiels, « jouent avec ») le sens propre conçu comme un vide, un manque de signification. On peut démontrer cette affirmation à travers l’analyse de l’exemple donné par Rousseau sur les concepts abstraits ou sur les idées métaphysiques (auxquels on pourrait ajouter la problématique des arts non-représentatifs). Il est évident que dans le cas de ces idées on ne peut pas parler de n’importe quelle relation des mots aux choses, on n’en trouve « aucun modèle dans la nature » (151). Après avoir démontré que les idées générales sont de nature purement intellectuelle, Rousseau écrit : « Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que dans le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans l’esprit, c’est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d’en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. » (150.) On voit donc qu’une chose prise dans son individualité et l’idée générale se touchent (sont en commerce) dans la langue : c’est le discours qui les engendre, au lieu d’une allusion au modèle naturel. Ainsi la conceptualisation est présentée comme un mouvement du discours, comme la négation d’un sens propre qui est le fondement du système langagier.

12 Cf. ibid., p. 182.

13 Ibid., p. 183.

14 On peut mentionner ici la conception de Diderot, selon laquelle la première catégorie grammaticale qui a fait son apparition dans la langue était l’adjectif (et non le substantif) : « Les objets sensibles ont les premiers frappé les sens ; et ceux qui réunissaient plusieurs qualités sensibles à la fois ont été les premiers nommés : ce sont les différents individus qui composent cet univers. On a ensuite distingué les qualités sensibles les unes des autres ; on leur a donné des noms : ce sont la plupart des adjectifs. Enfin, abstraction faite de ces qualités sensibles, on a trouvé ou cru trouver quelque chose de commun dans tous ces individus, comme l’impénétrabilité, l’étendue, la couleur, la figure, etc. ; et l’on a formé les noms métaphysiques et généraux, et presque tous les substantifs. Peu à peu on s’est accoutumé à croire que ces noms représentaient des êtres réels ; on a regardé les qualités sensibles comme de simples accidents, et l’on s’est imaginé que l’adjectif était réellement subordonné au substantif, quoique le substantif ne soit proprement rien, et que l’adjectif soit tout. » Diderot, « Lettre sur les sourds et les muets », in Œuvres Complètes de Diderot, Tome premier, Édition établie par J. Assézat, Paris, Éditions Garnier, 1875, pp. 349-350.

Pour rester encore un moment à l’aporie de la métaphore et de la dénomination, on peut voir, peut-être, que le texte de Rousseau n’établit pas une simple opposition entre les deux, plutôt une dialectique subtile : ainsi, il serait productif d’interpréter l’origine de la langue comme issue de leur confrontation, c’est-à-dire comme issue d’un mouvement qui suspend successivement l’une et l’autre. Paul de Man a formulé cette idée avec une sagacité remarquable : « Comme le montre le passage du second Discours sur la dénomination des arbres, la conceptualisation est un processus intralinguistique, l’invention d’un métalangage figuré qui forme et articule le langage infiniment fragmenté et amorphe de la dénomination pure. Dans la mesure où tout langage est conceptuel, le langage parle toujours déjà de lui-même et non des choses. La simple énumération métonymique des choses décrite par Rousseau dans le Discours (« Si un chêne s’appelait A, un autre chêne s’appelait B… ») est « un moment purement négatif qui ne décrit pas le langage tel qu’il est ou était à sa naissance mais qui infère dialectiquement la dénomination littérale comme la négation du langage15. » On pourrait décrire le mouvement susdit à l’aide du concept hégélien de l’Aufhebung, de la relève qui contient en même temps l’affirmation et la négation, la conservation et l’effacement de cette aporie, de cette confrontation entre métaphore et dénomination16.

On a vu déjà que la séparation nette du besoin et de la passion n’est pas évidente chez Rousseau. Mais, en fin de compte, la différence entre le langage de gestes et le langage de la parole peut être saisie dans la différence de leur fonction ou plus précisément dans une différence entre fonction et non-fonction. Car la fonction du langage de gestes est de réaliser la communication et il est bien capable d’accomplir sa tâche. En revanche, la langue ne peut pas être réduite à cette fonction seule, fait qu’on a pu démontrer par l’existence des mots abstraits et des arts non-représentatifs. C’est pour cela que Rousseau a pu affirmer que la langue tire son origine de la passion et que les premiers mots dits ont été les suivants : « Aimez-moi ! » Il n’est pas question ici du fait que cela dépasse le champ du besoin (qu’on pourrait identifier au sens propre), mais que c’est l’autre du besoin, la « révolution » du besoin. En d’autres termes, l’importance de cette position consiste dans le fait que les exemples de Rousseau ouvrent le champ de la philosophie du langage sur la compréhension que la langue métaphorique n’a pas de sens propre, que le sens figuré n’est pas forcément basé sur un sens propre. En formulant autrement le même problème, ces exemples nous conduisent à reconnaître qu’il n’est peut-être pas très juste de concevoir la langue comme système des significations, basée sur la distinction du signifiant présent et du signifié absent, donc sur la métaphysique de la présence et de la substance. L’amour, conçu comme contribuant à l’origine de la langue, a un avantage sur le besoin : il crée la possibilité d’un écart, d’une divergence des concepts métaphysiques de la présence. À l’égard de cette idée, Paul de Man17 attire notre attention sur un passage de La Nouvelle Héloïse : « L’amour n’est qu’illusion, il se fait, pour ainsi dire, un autre Univers, il s’entoure d’objets qui ne sont point, ou auxquels lui seul a donné l’être, et comme il rend tous ses sentiments en images, son langage est toujours figuré18. » (Seconde préface.)

15 Ibid., pp. 190-191.

16 Cf. là-dessus la position de Derrida : « Le mouvement de la métaphorisation (origine puis effacement de la métaphore, passage du sens propre sensible au sens propre spirituel à travers le détour des figures) n’est autre qu’un mouvement d’idéalisation. Et il est compris sous la catégorie maîtresse de l’idéalisme dialectique, à savoir la relève (Aufhebung), c’est-à-dire la mémoire qui produit les signes, les intériorise (Erinnerung) en élevant, supprimant et conservant l’extériorité sensible. » Jacques Derrida, La mythologie blanche. La métaphore dans le texte philosophique, in Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 269.

2. Le paradigme musical

On a vu que les textes de Rousseau concernant la langue déstabilisent la conception classique de la représentation et qu’ils s’ouvrent sur le problème des arts non-représentatifs. Or, la musique en est un exemple éclatant, d’autant plus si l’on tient compte du fait que, sauf les arts décoratifs, au XVIIIe siècle il n’y a pas encore d’art non-représentatif (dans le sens de la peinture abstraite du XXe siècle, par exemple). C’est à ce point-là qu’on peut passer à la théorie musicale présentée par Rousseau dans l’Essai des chapitres XII à XIX. De prime abord on pourrait croire que cette théorie sur l’origine de la musique n’a rien à voir avec le problème de la langue. J’ai déjà mentionné que ces chapitres ont été d’abord une tentative de réponse systématique aux Erreurs sur la musique de Rameau : il serait néanmoins erroné d’en déduire que cette partie de l’Essai est une intercalation inconsistante, n’ayant aucun lien avec le reste du texte. Le fait qu’on rencontre dans ces chapitres une querelle permanente avec les idées musicales de Rameau, ne veut pas dire qu’ils rompent l’ordre du raisonnement de l’Essai. Au contraire, on peut apercevoir que la théorie musicale de Rousseau est non seulement la suite ou la prolongation des idées concernant la langue, mais qu’elle en est une explication très profonde, très précise.

Dans ces chapitres Rousseau présente l’histoire de la musique toujours comme une perte d’énergie, comme une dégradation. Je cite d’abord la conclusion de Rousseau, conclusion qui résume l’intention et la direction principales de ses réflexions :

17 Pour cet avertissement et pour la conception de la langue comme manque de signification, cf. Paul de Man : « A vakság retorikája: Jacques Derrida Rousseau-olvasata » (trad. Török Attila), in Helikon 1994/1-2, pp. 109-139.

18 Jean-Jacques Rousseau, « La Nouvelle Héloïse », in Œuvres Complètes II, Paris, Éditions Gallimard, 1961, p. 15.

Voilà comment le chant devint, par degrés, un art entièrement séparé de la parole, dont il tire son origine, comment les harmoniques des sons firent oublier les inflexions de la voix, et comment enfin, bornée à l’effet purement physique du concours des vibrations, la musique se trouva privée des effets moraux qu’elle avait produits quand elle était doublement la voix de la nature. (Ch. XIX, 427.)

On peut constater que les efforts principaux de cette conclusion sont de souligner l’importance du lien entre la parole et la musique, de rappeler les effets originairement moraux de la musique et de lutter contre les conceptions selon lesquelles l’essence de la musique est l’harmonie. Sans entrer dans les détails du débat musical mené contre Rameau19, on peut ici remarquer qu’il a consisté dans le fait que Rousseau a refusé tout effort de rationalisation de la musique, dont le plus nuisible est, à son avis, l’effort fait pour la réduire au seul calcul des intervalles, au seul « concours des vibrations ». Car si l’on réduit la musique aux effets purement physiques, on risque de perdre non seulement son lien avec la parole, sa capacité à toucher le cœur, mais aussi les principes philosophiques de l’explication de son mode d’être. Cette perte des principes de l’explication aboutit, en fin de compte, à l’établissement d’une fausse terminologie à l’égard de la musique, qui se base, comme le titre du XVIe chapitre le montre, sur une « fausse analogie entre les couleurs et les sons ».

Néanmoins, on peut se rendre compte dès la première lecture que Rousseau lui-même parle en termes picturaux de la musique dans des formulations comme « la musique peint les choses » (ch. XVI) ou, par exemple, dans le chapitre XIII où il écrit :

19 On sait que dans sa Lettre sur la musique française (1753), Rousseau a attaqué la Démonstration du principe de l’harmonie (1752) de Rameau. Les premiers articles parus dans l’Encyclopédie sur la musique, Rameau se hâta de contre-attaquer en écrivant les Observations sur notre instinct pour la musique, et sur son principe (1754), puis en faisant paraître anonymement les Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie (1755) et la Suite des erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie (1756). Rousseau n’a pas répondu publiquement aux écrits susdits, mais il a écrit un Examen de deux principes avancés par M. Rameau (1755) où il a résumé les deux points essentiels de son débat avec Rameau. Je cite : « Le premier [principe] qui a guidé M. Rameau dans tous ses Écrits et, qui pis est, dans toute sa Musique, est que l’Harmonie est l’unique fondement de l’Art, que la Mélodie en dérive, et que tous les grands effets de la Musique naissent de la seule Harmonie. L’autre principe, nouvellement avancé par M. Rameau, et qu’il me reproche de n’avoir pas ajouté à ma définition de l’Accompagnement est, que cet accompagnement représente le corps sonore. », in Jean-Jacques Rousseau, Œuvres Complètes V, Paris, Éditions Gallimard, 1995, p. 351. Sur les détails de ce débat, cf. les Introductions d’Olivier Pot à la Lettre sur la musique française et à l’Examen de deux principes avancés par M. Rameau, ibid., respectivement pp. XCIX-CXXXV et CXLV-CLXIV.

La mélodie fait précisément dans la musique ce que fait le dessin dans la peinture, c’est elle qui marque les traits et les figures dont les accords et les sons ne sont que les couleurs. Mais, dira-t-on, la mélodie n’est qu’une succession de sons. Sans doute, mais le dessin n’est aussi qu’un arrangement de couleurs. Un orateur se sert d’encre pour tracer ses écrits : est-ce que l’encre soit une liqueur fort éloquente ? (413.)

Ce raisonnement à l’aide des termes picturaux n’est pas étranger à l’esthétique du XVIIIe siècle où le code de la représentation était la peinture, le tableau20. Au XVIIIe siècle tous les esthéticiens tentaient de réduire la musique et la poésie (et leurs explications) au niveau ontologique de la peinture, c’est-à-dire au niveau d’une théorie imitative qui suppose la totalité ontologique de l’étant représenté21. L’un des plus grands apologistes de la suprématie de la peinture a été Léonard de Vinci dans son Trattato della pittura, dont on peut citer une phrase juste pour voir sa rhétorique transcendantale et mimétique : « Combien de peintures ont éternisé le simulacre d’une divine beauté dont le temps ou la mort avaient prématurément détruit l’exemplaire naturel ! et l’œuvre du peintre est restée plus digne que celle de la nature, sa maîtresse22. » Cette réduction de la musique à la mimèsis dirige, par exemple, toute la pensée de l’abbé Jean Baptiste Du Bos, célèbre esthéticien de la première moitié du siècle. On peut citer une phrase de lui sur la musique, tirée de ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), qui soutient cette observation : « Il n’y a de la vérité dans une symphonie, composée pour imiter une tempête, que lorsque le chant de la symphonie, son harmonie et son rythme nous font entendre un bruit pareil au fracas que les vents font dans l’air et au mugissement des flots qui s’entrechoquent, ou qui se brisent contre les rochers23. » La grande question de cette analyse est de savoir si Rousseau est capable de se débarrasser de ce code ou si, malgré toutes ses intentions, il reste la terminologie esthétique du « discours classique » ? Que signifie l’affirmation selon laquelle la musique est « doublement la voix de la nature » ?

20 Cf. Roland Barthes, « S/Z », in Œuvres Complètes, Tome II, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 592.

21 Cf. (aussi pour les remarques qui suivent) Paul de Man, A vakság retorikája, pp. 126-133.

22 Léonard de Vinci, Traité de la peinture, Paris, Librairie Ch. Delagrave, 1910, p. 46.

23 Cité par Paul de Man dans une note en bas de page : ibid., p. 126.

Dans le passage cité du XIIIe chapitre, on peut remarquer le fonctionnement des deux oppositions fondamentales qui dirigent le raisonnement sur la musique, notamment les oppositions entre mélodie et harmonie, entre dessin et couleur. Rousseau affirme la primauté de la mélodie et du dessin dans l’interprétation de la musique et de la peinture. Il adresse une critique aux propagateurs de l’esthétique de la couleur, à l’avis desquels l’arrangement idéal des couleurs suffit à susciter le plaisir esthétique, en affirmant qu’une telle conception se base sur l’idée de la décomposition purement physique de la lumière en ses parties élémentaires. Or, une telle conception suppose que si l’on trouve, par des moyens scientifiques, l’essence des couleurs dans les components de base de la lumière, cela implique automatiquement le succès du tableau composé à l’aide de ces méthodes mathématiques. Et cette critique est valable aussi en ce qui concerne la conception selon laquelle c’est l’harmonie qui détermine l’effet de la musique sur son auditoire. Selon Rameau et ses disciples, la connaissance des rapports des intervalles et de leur combinaison idéale, c’est-à-dire le calcul des proportions, suffit à atteindre au plaisir musical. On voit que Rousseau veut s’éloigner de la conception empiriste de l’art, selon laquelle la réception esthétique est une simple correspondance aux sensations, à leur matérialité pure : il dit que l’effet de la musique « n’est point l’ouvrage des sons ». Dans le texte, cet éloignement s’effectue par l’introduction d’une autre opposition binaire et hiérarchisée entre le plaisir des sensations et le plaisir des sentiments24. Rousseau écrit :

De belles couleurs bien nuancées plaisent à la vue, mais ce plaisir est purement de sensation. C’est le dessin, c’est l’imitation qui donne à ces couleurs de la vie et de l’âme, ce sont les passions qu’elles expriment qui viennent émouvoir les nôtres, ce sont les objets qu’elles représentent qui viennent nous affecter. (Ch. XIII, 412-413.)

C’est de ce point de vue qu’on peut comprendre l’étrange exemple sur l’encre de l’orateur : de même que l’encre n’a aucun lien avec la signification du discours, de même la matérialité de la sensation n’est, elle non plus, pas un élément constitutif du plaisir esthétique. La couleur et l’harmonie ne sont dans leurs arts que des instruments inévitables, mais insuffisants pour atteindre au plaisir des sentiments.

24 Cf. l’Introduction à l’Essai par Jean Starobinski dans les Œuvres Complètes V, p. CXC.

On a vu que Rousseau se lance dans les débats contemporains entre les partisans de la musique italienne et française concernant la primauté de la mélodie et de l’harmonie, et entre les poussinistes et les rubénistes concernant la prééminence du dessin et de la couleur. Mais on a pu remarquer aussi qu’il ne dépasse pas le cadre de ces débats qui reste encore la conception mimétique de tous les arts. Pourtant, un léger décalage semble ébranler cette remarque. Pourquoi Rousseau fait-il à la fin du XIIIe chapitre la distinction suivante : « Qu’est-ce qui fait de la peinture un art d’imitation ? C’est le dessin. Qu’est-ce qui de la musique en fait un autre ? C’est la mélodie25. » (414) ? Il semble que la position de Rousseau (ou, du moins, celle concernant la musique) ne s’inscrive pas exactement dans le cadre des débats mentionnés. Suivons donc ce léger décalage.

Ce décalage devient le plus explicite dans le XVIe chapitre, intitulé « Fausse analogie entre les couleurs et les sons », qu’on peut lire comme une rupture avec les conceptions esthétiques de l’époque. C’est ici que Rousseau introduit la différence suivante : « la peinture est plus près de la nature, et […] la musique tient plus à l’art humain. » Cette différenciation montre, en effet, que sa conception de la musique s’éloigne du code de la représentation platonicienne et se rapproche d’une autre idéologie esthétique qui conçoit le produit artistique comme arte factum, comme issu entièrement du pouvoir créateur de l’homme. La production esthétique n’est plus conçue comme ars imitatoria, mais plutôt comme ars perfectoria. Une telle position (que l’on pourrait nommer aristotélicienne) implique aussi la transformation du concept de la nature dans le discours artistique : au lieu d’être une figure créée (natura naturata), elle devient un principe créateur (natura naturans)26.

L’importance de cette remarque devient manifeste dans les phrases qui affirment la primauté de la musique juste à l’égard de la non-substantialité de sa matière. Lisons donc attentivement cette phrase : « Les couleurs sont durables, les sons s’évanouissent, et l’on n’a jamais de certitude que ceux qui renaissent soient les mêmes qui sont éteints. » (420.) La rhétorique de Rousseau joue encore sur une antithèse entre la peinture et la musique, mais on doit souligner que les deux arts commencent à se situer sur des plans ontologiques différents. En fin de compte, Rousseau semble affirmer que les deux arts ne sont pas traduisibles, affirmation qu’on peut démontrer par sa critique du clavecin oculaire, présentée au début du chapitre XVI. Le clavecin oculaire, création de l’abbé Castel (présenté dans ses Nouvelles expériences d’optique et d’acoustique, en 1735), se base sur l’idée qu’à l’analogie de la décomposition des couleurs à l’aide du prisme, les sons eux-mêmes peuvent être décomposés et qu’on est ainsi capable d’aboutir à une représentation de la musique par les couleurs. Donc, selon l’abbé Castel, la musique est traduisible en couleurs et les sourds aussi peuvent avoir une expérience musicale. Or, Rousseau dénie cette idée, en la dénonçant comme « pure charlatanerie ». Mais la partie la plus importante de sa critique consiste dans le fait qu’il revêt la musique d’une existence temporelle (« le champ de la musique est le temps »). Et il affirme non seulement que le son est un existant éphémère, mais, ce qui est essentiel lorsqu’on parle d’une composition musicale, que l’identité ontologique des sons dans une pièce n’est pas certaine.

25 C’est moi qui souligne.

26 Cf. l’étude fondamentale de Hans Blumenberg : « "A természet utánzása". A teremtő ember eszméjének előtörténetéhez », in Bacsó Béla (szerk.), Kép-fenomén-valóság, Budapest, Kijárat Kiadó, 1997, pp. 191-219.

Pour comprendre la portée de cette affirmation, continuons la lecture du passage cité :

De plus, chaque couleur est absolue, indépendante, au lieu que chaque son n’est pour nous que relatif, et ne se distingue que par comparaison. Un son n’a par lui-même aucun caractère absolu qui le fasse reconnaître : il est grave ou aigu, fort ou doux, par rapport à un autre, en lui-même il n’est rien de tout cela. Dans le système harmonique, un son quelconque n’est rien non plus naturellement, il n’est ni tonique, ni dominant, ni harmonique, ni fondamental, parce que toutes ces propriétés ne sont que des rapports, et que le système entier pouvant varier du grave à l’aigu, chaque son change d’ordre et de place dans le système, selon que le système change de degré. (420.)

On peut se rendre compte que l’incertitude de l’identité du son dans une pièce musicale est due à son mode d’être : le son n’est pas fondé ontologiquement dans un rapport avec la nature, et cela parce qu’il est toujours relatif. En fait, le mérite de Rousseau est d’avoir présenté tout le système musical comme un système de rapports en mouvement permanent. Et on ne peut pas ne pas se rendre compte du fait qu’en parlant de la musique, Rousseau ne cesse jamais de parler sur la langue27. Ainsi, à l’analogie de l’observation que les propriétés des sons ne sont que des rapports, on peut comprendre que Rousseau dénie la primauté, et plus généralement toute possibilité d’existence au sens propre, et qu’il définisse le sens figuré non comme se basant sur un sens primaire, mais comme étant en permanent mouvement dans un système qui s’ouvre seulement sur lui-même. En outre, cette relativité des sons peut être comprise plus généralement, c’est-à-dire comme analogie du caractère arbitraire du signe linguistique. On peut lire au XVe chapitre les questions suivantes : « Pourquoi nos plus touchantes musiques ne sont-elles qu’un vain bruit à l’oreille d’un Caraïbe ? Ses nerfs sont-ils d’une autre nature que les nôtres ? pourquoi ne sont-ils pas ébranlés de même ? ou pourquoi ces mêmes ébranlements affectent-ils tant les uns et si peu les autres ? » (418.) Il est évident que Rousseau est conscient du fait que la possibilité de la réception de la musique, à l’instar de la compréhension des signes linguistiques, est dépendante de la culture et de la tradition dans lesquelles l’auditeur est né et auxquelles il est accoutumé. Ainsi l’effort d’établir les normes universelles du goût et d’en déduire les lois d’un art qui plaise à tout le monde n’est, selon lui, que vaine illusion.

Rousseau continue son argumentation en affirmant que la vivacité de la musique est due justement à ce jeu de rapports compliqués, résultant entièrement de la convention humaine, tandis que la peinture reste « morte et inanimée ». On voit donc que la stabilité ontologique de la peinture, et plus généralement toute la conception de l’art comme représentation, se transforme chez Rousseau en désavantage, parce qu’il ne partage plus la foi en une métaphysique de la présence, propre à la tradition classique depuis la Renaissance. Léonard de Vinci pouvait encore écrire : « La peinture surpasse la musique et la régit, parce qu’elle ne subit pas d’arrêt immédiat depuis sa création, comme l’aventureuse musique, et ainsi reste en son essence, et tu vois un fait vivant et sur une seule surface28. » Cette situation se renverse donc : l’essentialisme mimétique et la conception d’une communication artistique basée sur l’immédiateté de la présence deviennent insoutenables chez Rousseau.

27 C’est l’observation de Paul de Man, ibid., p. 131. Cf. une observation très proche chez Kelemen János qui écrit en 1977 que la musique apparaît dans l’Essai comme la problématique de la langue, du signe. Kelemen János, A nyelvfilozófia kérdései. Descartes-tól Roussesau-ig, Budapest, Kossuth Könyvkiadó – Akadémiai Kiadó, 1977, p. 285.

La terminologie de Rousseau reste cependant hésitante. Voyons la suite du texte :

C’est un des grands avantages du musicien, de pouvoir peindre les choses qu’on ne saurait entendre, tandis qu’il est impossible au peintre de représenter celles qu’on ne saurait voir, et le plus grand prodige d’un art qui n’agit que par le mouvement est d’en pouvoir former jusqu’à l’image du repos. Le sommeil, le calme de la nuit, la solitude et le silence même, entrent dans les tableaux de la musique. On sait que le bruit peut produire l’effet du silence, et le silence l’effet du bruit, comme quand on s’endort à une lecture égale et monotone, et qu’on s’éveille à l’instant qu’elle cesse. Mais la musique agit plus intimement sur nous, en excitant par un sens des affections semblables à celles qu’on peut exciter par un autre, et comme le rapport ne peut être sensible que l’impression ne soit forte, la peinture, dénuée de cette force, ne peut rendre à la musique les imitations que celle-ci tire d’elle. (421-422.)

Est-ce que de telles formulations comme la musique « peint les choses » ou « les tableaux de la musique » contredisent et ébranlent mes affirmations sur la négation d’une esthétique imitative chez Rousseau ? Avant de formuler un jugement précipité, essayons de suivre attentivement la rhétorique de ces phrases. Dans l’opposition de la peinture et de la musique s’introduit ici un décalage, parce qu’elles ne se situent plus sur le même niveau ontologique : tandis que la peinture ne peut pas se débarrasser du champ de la visibilité, de la phénoménalité de la vue, la musique peut référer aux « choses qu’on ne saurait entendre ». Cette conversion au mode conditionnel marque que la « chose » n’est pas ici comprise dans un sens empirique : c’est à l’aide du mot « chose » que le manque de la représentation devient nommable. La « chose » ne fonctionne pas ici dans le sens de l’objectivité, mais plutôt dans un sens métaphorique : il est évident qu’elle désigne l’absence de la sonorité (par une fausse étymologie on pourrait dire que la « chose » est le nom de l’ab-sens, a renvoyant alors à la particule privative du grec). Mais, et c’est l’observation la plus importante de Rousseau, l’illusion artistique du silence ne peut pas s’effectuer sur la base d’une conception imitative qui devrait réaliser une coïncidence absolue entre représentation et représenté (c’est-à-dire par le seul fait qu’on cesse de jouer aux instruments ou qu’on cesse de faire du bruit) ; par contre, le silence peut être mis en scène avec la seule aide du bruit. C’est l’essentiel de la musique, « le plus grand prodige » de cet art. On doit prendre en considération l’antithèse créée entre le mouvement et les différentes formes du repos, car la musique, en tant qu’elle se situe dans le champ du temps, ne peut plus soutenir l’illusion de la simultanéité avec son objet qui est d’ailleurs absent. (Ainsi Rousseau avance déjà l’idéal d’un art non-représentatif car, selon lui, la description narrative de la musique est une vaine illusion, comme l’ekphrasis est imaginable dans le cas seul des tableaux figuratifs.)

28 Léonard de Vinci, Traité de la peinture, ibid., p. 43. Bien qu’on rencontre dans ce livre l’éloge de la peinture, on doit souligner la perspicacité de Léonard de Vinci qui se manifeste dans le syntagme « aventureuse musique », qui est très proche de la conception de Rousseau sur la relativité de la musique.

À mon avis, Rousseau est très conséquent dans la description de cette absence. La figure du chiasme employée plusieurs fois dans le texte (« le bruit peut produire l’effet du silence, et le silence l’effet du bruit » ou « en excitant par un sens des affections semblables à celles qu’on peut exciter par un autre [sens] ») révèle que cette absence ne devient descriptible que par l’échange des codes, donc seulement d’une façon relationnelle. Or, on a vu déjà que, métaphoriquement parlant, cette relationalité est le « propre » de la musique. C’est par suite de cette compréhension que l’emploi du code pictural peut être interprété justement dans la rhétorique de Rousseau concernant l’art de la musique. On doit se rendre compte que le code pictural ne se présente pas ici comme substantiel, car sa fonction est heuristique. En tant qu’elle est entièrement de caractère relationnel (c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être essentialisée, qu’elle n’a pas de sens propre), la musique est décrite à l’aide d’un échange permanent avec le code pictural. L’effet de la musique consiste dans l’échange de sensations semblables excitées par deux sens divers. On peut se rendre compte que la description fonctionne exactement selon le modèle métaphorique. Et la suite du texte semble soutenir, et même légitimer ces suppositions :

Que toute la nature soit endormie, celui qui la contemple ne dort pas, et l’art du musicien consiste à substituer à l’image insensible de l’objet celle des mouvements que sa présence excite dans le cœur du contemplateur. Non seulement il agitera la mer, animera les flammes d’un incendie, fera couler les ruisseaux, tomber la pluie et grossir les torrents, mais il peindra l’horreur d’un désert affreux, rembrunira les murs d’une prison souterraine, calmera la tempête, rendra l’air tranquille et serein, et répandra de l’orchestre une fraîcheur nouvelle sur les bocages. Il ne représentera pas directement ces choses, mais il excitera dans l’âme les mêmes sentiments qu’on éprouve en les voyant29. (422.)

C’est à ce point-là qu’on peut comprendre pourquoi Rousseau a affirmé que « la musique est doublement la voix de la nature ». On peut voir que le modèle métaphorique fonctionne ici explicitement : Rousseau décrit l’art de la musique par la figure de la substitution. Ici ce n’est pas l’image du repos qui est mise en scène, c’est une suite de mouvements violents excitée dans l’âme par la musique. Mais cet effet sur l’âme excité par la musique n’est pas du tout im-médiat. Dans l’article « Sonate » du Dictionnaire de Musique, Rousseau écrit à peu près les mêmes choses, bien qu’en termes imitatifs, mais toujours en corrélation avec les autres arts :

La musique purement harmonique est peu de chose, pour plaire constamment, et prévenir l’ennui, elle doit s’élever au rang des arts d’imitation, mais son imitation n’est pas toujours immédiate comme celles de la poésie et de la peinture, la parole est le moyen par lequel la musique détermine le plus souvent l’objet dont elle nous offre l’image, et c’est par les sons touchants de la voix humaine que cette image éveille au fond du cœur le sentiment qu’elle y doit produire30.

Rousseau souligne donc que cette « représentation » n’est pas directe, qu’elle est le résultat d’un mouvement de substitution31. Cette substitution est aussi une transformation temporelle, car la simultanéité picturale devient successibilité musicale. Or, cette conception ébranle la compréhensibilité de l’art dans un paradigme de la métaphysique de la présence. De ce point de vue, l’identité des sentiments excités par les deux arts se subordonne aussi à l’échange perpétuel qu’est la musique. On a vu déjà que l’identité des sons dans la musique n’est pas certaine, et de ce fait on peut conclure que les sentiments excités par la musique ne sont pas non plus substantialisables à leur tour. L’affirmation que la musique excite les mêmes sentiments que ceux qu’on peut éprouver au cours de la vue, ne signifie pas que les deux arts sont traduisibles. C’est seulement une ressemblance de sensations qui est nommée ici, mais cette ressemblance est due au fait que la langue est l’unique médium qui les transporte à l’âme. Si l’on essaye de comprendre ces phénomènes, on a toujours recours aux arts, à l’expression artistique. Mais tandis que la peinture prétend pouvoir « représenter » exactement ces phénomènes de la nature, la musique détruit cette illusion. Cette destruction est due justement à son caractère transitoire. Ainsi cette conception est loin d’être la manifestation d’une esthétique imitative qui chercherait à fonder la musique dans la nature. Par contre, il faut un échange perpétuel des effets créés par l’ouïe et la vue pour aboutir à l’art musical : c’est ce dédoublement qui engendre le plaisir esthétique et en même temps le détruit aussi.

29 C’est moi qui souligne.

30 Jean-Jacques Rousseau, « Dictionnaire de Musique », in Œuvres complètes V, Paris, Éditions Gallimard, 1995, p. 1060. C’est moi qui souligne.

31 À ce niveau, on ne peut pas être d’accord avec les constatations de Jean Starobinski : « La musique harmonique, en effet, s’adresse directement aux sens. […] cette musique qui nous atteint par "l’empire immédiat des sens" n’agit "qu’indirectement et légèrement sur l’âme". Le bonheur de l’immédiat est alors pour les sens, mais non pour l’âme, qui en est frustrée : le plaisir purement sensitif, en musique, manque de profondeur, il est sans écho, et, d’une façon apparemment paradoxale, il ne peut être entretenu que par des artifices. En revanche la mélodie a "des effets moraux qui passent l’empire immédiat des sens". Dans cette formule, Rousseau revendique pour la mélodie le privilège d’atteindre directement un domaine plus intérieur : l’âme seule goûte alors la joie de l’immédiat. » Cette conclusion semble un peu précipitée, d’autant plus qu’à la page suivante, Starobinski attire notre attention sur le fait que, dans le Dictionnaire de Musique, Rousseau décrit la musique comme « signe mémoratif » : or, cela n’a aucun rapport avec l’immédiateté. Cf. Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris, Éditions Gallimard, 1994, pp. 112-113.

Dans le discours de Rousseau sur la musique, à côté des termes picturaux, on peut observer également l’apparition d’une terminologie issue de la dynamique, qui se manifeste par exemple dans des catégories comme le mouvement, la force, l’énergie. Ainsi le mode d’être de la musique n’est plus une transparence de la signification, mais plutôt une permanente répétition des signes. Et comme ces signes changent en permanence, la relation entre signes et signifiés devient non-substantielle, temporelle : au lieu d’être fondée sur sa relation aux choses, elle est déterminée par l’itération des signes antérieurs. Cette terminologie dynamique accentue donc la rupture avec la conception platonicienne de la représentation (et avec la conception cratylique de la langue), en lui substituant une position qui implique un mouvement négatif : non seulement le mouvement de la dégradation, mais aussi toute négation de la signification langagière.

En guise de conclusion

On a vu que la conception linguistique de Rousseau est inquiétante, que c’est une conception qui ébranle le savoir quotidien sur cette problématique. On a pu constater que ce que Rousseau désigne comme l’origine de la langue, se rapporte plutôt à une recherche sur la structure et l’essence du langage. Les idées de Rousseau ont ébranlé la différence rassurante entre sens propre et sens figuré et ont mis en évidence que toute désignation et toute conceptualisation se basent sur le modèle de la métaphore. Cela implique que notre savoir est loin d’être ancré dans les choses, qu’il se constitue plutôt dans un mouvement perpétuel qui ne fait qu’éloigner l’absence du sens propre. Les idées de Rousseau s’éloignent donc de la conception platonicienne de la représentation qui conçoit la langue comme l’imitation adéquate des choses, comme un instrument communicatif qui fait transparaître l’essence des choses. Mais on a pu observer une ambiguïté dans cette conception de la représentation : le discours de Rousseau sur la langue s’appuie souvent sur l'emploi de termes picturaux. De prime abord, cette terminologie ne lui permet pas de dépasser la métaphysique de la présence. Cet éloignement de la représentation se produit dans les chapitres de l’Essai qui abordent le problème de la musique. On a pu constater qu’en parlant de la musique, Rousseau ne cesse pas d’examiner le mode d’être de la langue. La nouveauté de cette conception consiste dans le fait qu’elle conçoit la langue dans le champ du temps. Cette conception a montré que l’« essence » de la langue ne consiste pas dans une référence à ce qu’on appelle la réalité, dans la fixation de la signification, mais dans un mouvement perpétuel de différenciation et de médiation à l’intérieur du système linguistique.

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BOTOND BAKCSI

Université Eötvös Loránd, Budapest

Courriel : b-tand@freemail.hu