ACTA UNIVERSITATIS DANUBIUS. JURIDICA
Nr. 1/2008
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
OU L'AUSTÈRE DEMOCRATIE
Stéphane CAPORAL
Professeur à l'Université de Saint-Étienne
Doyen honoraire de la Faculté de Droit
Rezumat: Deşi poate părea paradoxal, la 1767, într-o scrisoare adresată
marchizului de Mirabeau, J. J. Rousseau îşi declară intenţia de a găsi o formă de guvernare
care să pună legea deasupra oamenilor. Admiţând imposibilitatea şi inutilitatea unui atare
demers, J.J. Rousseau nu face decât să recunoască faptul că celebrul său Contract social e
condamnat să rămână o construcţie a spiritului sau să se impună printr-o constrângere de
fiecare clipă celor pe care pretinde că-i eliberează. Autorul acestui articol se întreabă,
dimpreună cu Otto von Gierke, dacă J. J. Rousseau şi-a imaginat cumva Contractul social,
luând drept cadru ideile democratice ale înaintaşilor despre libertate şi egalitate,
completând acest cadru cu conţinutul absolutist al Contractului lui Hobbes. O atare
perspectivă implică însă nuanţări, pe care autorul le face în cadrul acestui articol .
Cuvinte-cheie: lege, guvern, democraţie, contract, popor, drepturi fundamentale
Abstract: Although it may seem as a paradox, but in 1767, in a letter addressed to
the Marquis de Mirabeau, JJ Rousseau declared his intention to find a government form to
put the people above the law. Admitting the impossibility of such unnecessary step, JJ
Rousseau recognized that his famous Social Contract is condemned to remain a spirit
construction. The author of this article wonders, along with Otto von Gierke, if JJ Rousseau
somehow imagined the Social Contract, taking as a framework the democratic ideas of his
forefathers about freedom and equality, filling the frame with the contents of the Hobbes’s
absolutist Contract. Such a perspective implies a lot of nuances that the author underlines in
this article.
Keywords : law, government, democracy, contract people, fundamental rights
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Dans une lettre au marquis de Mirabeau du 26 juillet 1767, Jean-Jacques Rousseau
explique que son but est de " trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus
de l'homme […] Si cette forme est trouvable, cherchons-la et tâchons de l'établir; si
malheureusement cette forme n'est pas trouvable, et j'avoue ingénument que je crois qu'elle
ne l'est pas, mon avis est qu'il faut passer à l'autre extrémité et mettre tout d'un coup
l'homme autant au-dessus de la loi qu'il peut l'être, par conséquent établir le despotisme
arbitraire et le plus arbitraire qu'il est possible: je voudrais que le despote pût être Dieu. En
un mot, je ne vois point de milieu supportable entre la plus austère démocratie et le
hobbisme le plus parfait " 1 .
C'est l'aveu que le projet politique du Contrat social est condamné à demeurer une
construction de l'esprit ou à s'imposer par une contrainte de chaque instant à ceux-là mêmes
qu'il prétend libérer. Faut-il croire avec Otto von Gierke que Rousseau a imaginé le contrat
social " en prenant pour cadre les idées démocratiques de ses devanciers sur la liberté et
l'égalité, et en remplissant ce cadre avec le contenu absolutiste du contrat de Hobbes " 2 ?
Un tel jugement appelle certainement quelques nuances, peut-être d'ailleurs faudrait-
il le retourner, mais il n'en reste pas moins que considéré dans sa globalité, il décrit assez
correctement la logique manifestement présente dans la majeure partie de l'œuvre de
Rousseau et qui domine tout particulièrement le Contrat .
En apparence, la définition rousseauiste de la démocratie se distingue assez peu de
celle qu'en donnèrent en leur temps Hérodote, Aristote ou Montesquieu, dans la mesure où
tous ces auteurs font appel à un critère quantitatif. D'ailleurs, comment pourrait-il en être
autrement ? La démocratie est forcément le règne du plus grand nombre entendu
exclusivement à l'intérieur du peuple considéré comme l'ensemble des citoyens. Écoutons
Rousseau : " Le souverain peut (…) commettre le dépôt du gouvernement à tout le peuple ou à
la plus grande partie du peuple, en sorte qu'il y ait plus de citoyens magistrats que de
citoyens simples particuliers. On donne à cette forme de gouvernement le nom de
Démocratie " 3 .
Rappelons ce point essentiel que ce théoricien de la démocratie ne se fait aucune
illusion sur la possibilité d'instituer et de maintenir une société authentiquement
démocratique: " A prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de
véritable démocratie, et il n'en existera jamais. Il est contre l'ordre naturel que le grand
nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut envisager que le peuple reste
incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l'on voit aisément qu'il ne
saurait établir pour cela des commissions sans que la forme de l'administration change 4 ".
Mais surtout, nous devons savoir que les institutions démocratiques ne périclitent pas pour
1 Lettre à Mirabeau , 26 juillet 1767, Œuvres complètes Furnes, t. IV, p. 690, notées OEC Paris, Gallimard, édition de
La Pléiade, 1959-1969, quatre volumes, annotations de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond.
2 Von Gierke, O., Johannes Althusius und die Entwickelung der naturrechtlichen Staatstheorien , 3 ème éd., Breslau,
1913, p. 86.
3 Contrat Social , Liv., ch. III qui sera noté CS.
4 CS , Liv. III, ch. 4.
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des raisons d'organisation, c'est l'imperfection de l'humaine nature qui conduit
immanquablement à leur perversion. " S'il y avait un peuple de dieux, écrit Rousseau, il se
gouvernerait démocratiquement"; ajoutant qu'un "gouvernement si parfait ne convient pas à
des hommes 5 ".
Il n'est pas question de chercher à se représenter le plus exactement possible la
pensée du Genevois et lui-même nous met en garde contre la vanité d'une telle entreprise:
"Les systèmes de toute espèce sont au-dessus de moi; je n'en mets aucun dans ma vie et dans
ma conduite 6 ". Plus modestement, on se contentera d'en décrire les traits qui nous paraissent
fondamentaux.
De nombreux auteurs ont insisté sur la dualité 7 profonde de Jean-Jacques Rousseau,
distinguant, selon la formule de David Bensoussan, "le Rousseau raisonnable et le Rousseau
sensible 8 ". Le portrait psychologique du Genevois éclaire son œuvre politique qui porte la
marque du " dédoublement de Rousseau en deux individus bien distincts dans son esprit:
Jean-Jacques et Rousseau (…) Mélancolique passionné de solitude, mais désireux de
s'attirer l'amitié et le respect des hommes, Rousseau tend au dualisme pour satisfaire ces
deux aspirations. Ainsi, le dédoublement de Rousseau traduit en fait cet instable équilibre de
deux attirances opposées, celle de l'amitié et celle de la solitude. Jean-Jacques est en somme
un misanthrope qui n'arrive pas à se détacher des hommes desquels il reste malgré tout
solidaire, un Alceste dont toute l'humanité serait la Célimène 9 ". Rousseau lui-même paraît
vouloir nous livrer la clef de cette nature duale, lorsque il fait dire au Vicaire savoyard que
l'homme n'est point un, " je veux et je ne veux pas; je veux le bien, je l'aime et je fais le mal 10 "
avoue-t-il au lecteur. Jean-Jacques et Rousseau se distinguent en s'opposant tant par la
psychologie que par l'intellect. On pourrait dire, sans trop forcer le trait, qu'il y a de la
schizophrénie dans la vie de cet homme et que ses idées politiques s'en trouvent enrichies.
C'est Jean-Jacques le sensible qui perce sous Rousseau le raisonnable lorsque, dans la lettre
précitée à Mirabeau, il questionne, " De quoi sert que la raison nous éclaire quand la passion
nous conduit ?" 11 . Jean-Jacques pour qui " s'animer modérément n'est pas une chose en sa
puissance. Il faut qu'il soit de flamme ou de glace; quand il est tiède, il est nul 12 ". La
dialectique rousseauiste de la raison et du sentiment, de la misanthropie et de la sociabilité,
éclaire sa philosophie de l'histoire et sa conception de l'idéal démocratique.
Il s'agit bien d'une dialectique et non pas d'une simple contradiction car il ne faut
point s'y tromper, l'exagération du sentiment dans la philosophie rousseauiste n'est pas
seulement affaire de tempérament, elle a aussi pour fonction de lutter contre la raison des
5 Ibidem
6 Lettre à Mirabeau , mars 1767.
7 Osmont, R., Introduction à Rousseau juge de Jean-Jacques , ŒC , vol. I, p. LXIV et dans le même sens Starobinski, J.,
Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l'obstacle , Plon, 1957 p. 60.
8 Bensoussan, D., L'unité chez Jean-Jacques Rousseau , A . G N izet, 1977, p. 49 et La maladie de Rousseau , Klincksieck,
2000.
9 Ibidem , p. 115.
10 Cité in Guillemin, H., Présentation du Contrat social , du Discours sur les sciences et les arts et du Discours sur
l'origine de l'inégalité parmi les hommes , Union gén. d'Ed., coll. 10/18, 1973, p. 30.
11 Ibidem.
12 Rousseau juge de Jean-Jacques, Deuxième Dialogue , Œuvres complètes Pléiade, vol. I, p. 804.
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Encyclopédistes: " Trop souvent la raison nous trompe (…) mais la conscience ne nous
trompe jamais 13 ". Jean-Jacques, fait du sentiment un genre de méthode et par là il apparaît en
quelque sorte comme un anti-Voltaire. Parfois aussi, c'est le sentiment lui-même qui se
scinde chez Le Genevois, entre un goût affirmé pour les républiques austères et le
romantisme des rêveries du Promeneur solitaire .
La conception rousseauiste de la république, et singulièrement de la république
démocratique, tient dans la formule lapidaire de l' Économie politique : " La Patrie ne peut
subsister sans liberté, ni la liberté sans la vertu 14 ". Cette vertu des citoyens, que Rousseau
découvre dans des républiques antiques ou contemporaines, a l'austérité pour corollaire. Que
l'on s'en écarte et il n'y a plus de démocratie car aussitôt, comme le soutenait Hobbes, l'homme
redevient un loup pour ses semblables si Léviathan ne l'en empêche pas. C’est en ce sens qu'il
faut comprendre l'alternative posée dans la lettre du 26 juillet 1767 et c'est pour pouvoir
imaginer ce que doit être l'austère démocratie qu'il appelle de ses vœux, que Jean-Jacques
Rousseau s'inspire de modèles historiques présents ou passés.
I - L'AUSTÈRE DÉMOCRATIE INSPIRÉE
A JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Le libéralisme de Montesquieu lui faisait admirer l'Angleterre pour l'équilibre de ses
institutions politique, l'absolutisme philosophique de Rousseau l'entraîne tout naturellement
vers l'austérité des républiques antiques et de celle qui lui paraît en être la plus digne
héritière: la république de Genève. L 'Esprit des Lois prônait la limitation du pouvoir et la
modération de la république, le Contrat social et les deux Discours impliquent l'exaltation du
civisme et la souveraineté de la ré-totale 15 . Adoptant une démarche aristotélicienne, pensant
la politique comme l'art du possible, le baron de la Mède s'interrogeait sur le choix du
meilleur régime alors que le citoyen de Genève cherche le moyen de rendre la société
vertueuse.
Les républiques antiques
On le sait, l'Antiquité joue un grand rôle dans la formation de la pensée de Rousseau.
Il a appris à lire dans les vies des hommes illustres de Plutarque, et dans les Confessions , il
mesure pleinement toute l'influence que l'Antiquité a pu exercer sur son esprit. " Sans cesse
occupé de Rome et d'Athènes, avoue-t-il, vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes
(…) je me croyais Grec ou Romain; je devenais le personnage dont je lisais la vie 16 ".
13 Émile , livre IV.
14 Économie politique , Vaughan, t. I, p. 255.
15 Pour reprendre l’expression de Sieyès dans le manuscrit de 1792 intitulé «Contre la ré-totale», A. N., 284 AP5 d.1
(1), Manuscrit reproduit par Pasquino, Pasquale, Sieyès et l’invention de la Constitution en France , Paris, Éditions
Odile Jacob, 1998, pp. 175-176; v. également Fauré, Christine (dir.), Des manuscrits de Sieyès 1773-1799 , Paris,
Honoré Champion, 1999, pp. 455-456.
16 Les Confessions , Liv. I, ŒC , vol. I, p. 9.
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Rousseau voit dans la Cité antique non seulement une organisation de la société
meilleure que celle de son temps, mais un véritable âge d'or. Dans le deuxième chapitre des
Considérations sur le gouvernement de la Pologne , il laisse percer, en même temps qu'une
profonde admiration pour les Anciens, un manque certain de considération pour ses
contemporains : " Quand on lit l'histoire ancienne, on se croit transportés dans un autre
univers et parmi d'autres êtres. Qu'ont de commun les Français, les Anglais, les Russes, avec
les Romains et les Grecs ? Rien presque que la figure (…) Ils existèrent pourtant, et c'étaient
des humains comme nous. Qu'est-ce qui nous empêche d'être des hommes comme eux? Nos
préjugés, notre basse philosophie, et les passions du petit intérêt avec l'égoïsme dans tous les
cœurs par des institutions ineptes que le génie ne dicta jamais 17 ". Le Genevois ne partage
nullement les critiques que Hobbes adressait à l'idéal social antique. L'idéal d'un monde qui,
ne connaissant que des citoyens, ne laissait aucune place à la liberté, ou plutôt aux libertés,
de l'homme. Rousseau se distingue également de Montesquieu en ce que le Bordelais s'il
admirait sincèrement la cité antique, lui faisait reproche d'imposer une adhésion totale et une
discipline de fer de chaque instant.
Le paradoxe apparent des références antiques de Rousseau réside dans le peu de
place accordée à la démocratie athénienne. La cause en est tout simplement que pour le
Genevois, le régime d'Athènes n'est pas un modèle, il manque de cette nécessaire austérité
qui seule peut fonder et maintenir l'État démocratique. On peut même dire qu'Athènes fait
figure de contre-modèle car elle a progressivement abandonné l'austérité de ses origines à
mesure qu'elle découvrait les arts, le commerce et le luxe. Par ailleurs, on remarquera que
Rousseau reprend les idées des classiques en dénonçant la dégénérescence de la démocratie
lorsqu'il critique le fait de ne laisser aux magistrats qu'une autorité précaire, " un des vices qui
perdirent la République d'Athènes 18 ", on est donc bien loin d'une participation des citoyens
au quotidien du gouvernement de l'État que l'on confond souvent avec la démocratie directe.
On peut dire qu'au sens strict, la démocratie rousseauiste n'est pas une démocratie
gouvernante mais une démocratie légiférante.
Si Jean-Jacques Rousseau cite plus fréquemment et plus volontiers Lycurgue et
Numa Pompilius que Solon, c'est que précisément Athènes reste pour lui le symbole de
l'échec de la république démocratique. Ce sont les cités non démocratiques, Rome et surtout
Sparte, qui ont réussi le pari rousseauiste de " trouver une forme de gouvernement qui mette
la loi au-dessus de l'homme ".
Sparte d'abord dont on ne saurait dire avec certitude si elle est une monarchie, une
aristocratie, ou même une démocratie en raison de l'organisation communautaire des égaux.
Sparte dont les institutions illustrent tellement bien la théorie du régime mixte. Rousseau ne
manque pas une occasion de souligner son admiration à l'égard des "fiers Lacédémoniens". Il
est vrai que le mythe de Sparte est dans l'air du temps. A Paris, le Genevois rencontre Gabriel
Mably - frère de Condillac. Mably jouit à l'époque d'une grande célébrité. Ses Entretiens de
Phocion qui rencontrent un vif succès ont pour thème la décadence d'Athènes que l'auteur
17 Considérations sur le gouvernement de la Pologne , chap. 2.
18 Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes , Union gén. d'Ed., coll. 10/18, 1973, p. 280.
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oppose à l'austérité de Sparte dotée par Lycurgue d'une rigoureuse mais sage législation qui
prend appui sur la nature 19 . Jusqu'à Mably, les écrivains de l'Ancien Régime considèrent
surtout Lacédémone du point de vue de la théorie du régime mixte. C'est Rousseau qui, le
premier, va consacrer la figure austère du Spartiate, citoyen vertueux et inflexible, lui donner
vie, et en faire le plus sûr soutien des républiques. En cela, il est véritablement un précurseur
du jacobinisme, de cette austérité jacobine dont il annonce les représentants les plus illustres.
C'est la Sparte de Rousseau, et non celle de Mably, qui inspire à Michel Le Pelletier de Saint-
Fargeau son plan d'éducation, c'est elle encore qui se dresse dans les discours enflammés
d'Antoine Saint-Just, c'est à elle enfin que songe Maximilien Robespierre lorsqu'il lance à la
Convention " Sparte brille comme l'éclair dans les ténèbres immenses ".
Si Jean-Jacques s'attendrissait auprès de Madame de Warens, Rousseau admire
l'application aux enfants des citoyens de la dure loi de Sparte qui " rend forts et robustes ceux
qui sont bien constitués, et fait périr tous les autres ". Le Genevois insiste sur la différence
avec " nos sociétés, où l'État, en rendant les enfants onéreux aux pères, les tue
indistinctement avant leur naissance 20 ".
L'autre cité antique chère à Rousseau c'est bien sûr Rome. Rome république tout à la
fois aristocratique et patricienne, démocratique et plébéienne. Les quatrième et cinquième
chapitres du livre IV du Contrat social décrivent par le détail l'organisation des comices
assemblées du peuple et celle du tribunat. Ici encore, les bonnes institutions politiques ont
pour corollaire les mœurs austères des citoyens romains. Que cette austérité vienne à
s'affaiblir, que la vertu vienne à s'altérer et c'en est fini de la bonne marche des institutions. Il
faut alors procéder à des réformes pour pouvoir lutter contre la corruption grandissante et le
Genevois cite l'exemple de l'introduction du vote secret dans les comices. Cicéron s'en
indignait, mais cela était devenu nécessaire, les citoyens n'osant plus se prononcer
publiquement. Les vertus se sont perdues parce que les citoyens se sont détournés de
l'austérité primitive. " On connaît le goût des premiers Romains pour la vie champêtre. Ce
goût leur venait du sage instituteur 21 qui unit à la liberté les travaux rustiques et militaires,
et relégua pour ainsi dire à la ville les arts, les métiers, l'intrigue, la fortune et
l'esclavage 22 ". Ailleurs, Rousseau rappelle que les Romains avaient constaté que la vertu
militaire s'éteignait parmi eux à mesure qu'ils découvraient et appréciaient les arts et le
luxe 23 .
L'histoire de Rome, illustre d'ailleurs bien la fragilité des vertus civiques et de
l'austérité des républiques qui naissent avec peine et succombent facilement. Se demandant
quel aurait été son vœu s'il avait pu choisir le lieu de sa naissance, le Genevois écarte les
républiques "de nouvelle institution", quelques bonnes que soient leurs lois, et il évoque à ce
propos le peuple romain "ce modèle de tous les peuples libres", tellement avili après la
19 Mably, G., Entretiens de Phocion , Université de Caen, 1986, p. 34.
20 Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes , p. 304, on ne peut s'empêcher de se dire que cette remarque
ressemble fort à une justification par Jean-Jacques de l'abandon de ses enfants.
21 Il s'agit des rois mythiques de Rome, Numa Pompilius et Servius.
22 CS , Liv. IV, ch. 4.
23 Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes , p. 260.
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longue oppression des Tarquin qu'il n'était plus qu'une "stupide populace 24 ". Par là, il nous
enseigne que la démocratie, en tant que maîtrise par un peuple de son destin, ne survient pas
ex nihilo , elle réclame du temps pour s'enraciner.
La république de Genève
Dans les écrits de Rousseau, et surtout bien évidemment dans ses écrits politiques,
transparaît nettement l'idée que Genève exerce sur sa pensée une influence profonde. Dans sa
correspondance, il n'hésite pas à affirmer tenir de son pays tout ce qu'il a pu dire de bon 25 .
Lorsqu'il rédige les Considérations sur le gouvernement de Pologne , c'est le sévère modèle
de Genève qui se présente spontanément à son esprit, Genève où le citoyen est aussi un
soldat. C'est pourquoi, il se prononce en faveur du remplacement de l'armée de métier par
une milice, une garde nationale, composée de citoyens car cette institution lui paraît propre à
maintenir la première des vertus civiques qui est l'amour de la patrie. " Tout citoyen doit être
soldat par devoir, nul ne doit l'être par métier 26 , écrit-il. Tel fut le système militaire des
Romains; tel est aujourd'hui celui des Suisses; tel doit être celui de tout État libre et surtout
de la Pologne 27 ". Pourtant dans ce domaine, comme dans d'autres, Jean-Jacques conservera
le souvenir pénible de n'avoir pas su être le modèle de citoyen rêvé par Rousseau pour n'avoir
pas mis sa vie en accord avec ses idées; il se rappellera que souffrant, il avait dû garder le lit
pendant que la milice de son quartier s'en allait faire l'exercice 28 .
Le jeune Jean-Jacques avait aimé la Genève de son enfance. Parvenu à l'adolescence,
il y aurait sans doute étouffé en raison, précisément, de l'austérité huguenote qui eu
sévèrement bridé son caractère romanesque et fantasque. Cette modification du rapport à
Genève, contribue à expliquer tout à la fois sa fuite le 14 mars 1728 et sa conversion au
catholicisme. C'est une rupture brutale et sans fard avec la ville dans laquelle il a passé les
dix premières années de sa vie et il est révélateur que du temps de sa jeunesse en exil, il se
soit fait souvent passer pour un Parisien ou pour un Anglais se refusant à révéler sa véritable
origine. Il faut attendre le Rousseau du Discours sur les sciences et les arts , soit plus de vingt
ans après la fuite à Annecy, et celui des Confessions , pour que la République de Genève
resurgisse et prenne la dimension d'un modèle politique. Une Genève idéalisée, revisitée, et
placée aux côtés des républiques et des démocraties antiques.
C'est à cette République de Genève idéalisée que Jean-Jacques réserve la dédicace du
Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes en 1755, c'est-à-dire un an après être
retourné dans sa ville natale, y avoir été réintégré dans l'Église calviniste, et y avoir recouvré
ses droits de citoyen. Cette République, il entend la protéger de la corruption des mœurs en
24 Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes , p. 278.
25 - Lettre à M. Sarasin l'Aîné , 29 novembre 1758, Correspondance générale de Jean-Jacques Rousseau , annotée et
commentée par Théophile Dufour et Pierre-Paul Plan, Ed. A. Colin, 20 vol., 1924-1934, t. IV, p. 112.
26 Cette formule inspirera fortement certains membres de la Constituante en 1789; on la retrouve à quelque chose près
dans les interventions de Dubois-Crancé pour qui la citoyenneté implique le service militaire personnel, " tout citoyen
doit être soldat et tout soldat citoyen ", A.P. , t. 10, p. 521. Pour plus de précisions v. S. Caporal, L'affirmation du
principe d'égalité dans le droit public de la Révolution française, (1789-1799) , Economica-PUAM, 1995, pp. 109-113.
27 La Nouvelle Héloïse .
28 Les Rêveries du promeneur solitaire , Quatrième Promenade, Œ. C ., vol. I, p. 1037.
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refusant d'y laisser pénétrer le théâtre - comme le proposent les encyclopédistes par la plume
de d'Alembert dans l'article consacré à Genève. La réponse de Rousseau est la fameuse Lettre
à M. d'Alembert sur les spectacles . Si elle reprend nombre d'arguments du Discours sur les
sciences et les arts , la lettre est avant tout un vibrant plaidoyer pour l'austérité de Genève, la
simplicité des mœurs de ses habitants, des hommes honnêtes et laborieux qui font des
citoyens vertueux. Pourtant, par une de ces ironies du sort, qui semblent s'attacher aux pas de
Rousseau, c'est à Genève que l'on brûlera ses livres; Émile et le Contrat social le 19 juin
1762. Parce que, pour lui l'austère démocratie implique prioritairement la participation des
citoyens vertueux aux affaires publiques par le recours à des assemblées périodiques 29 , alors
que les institutions de Genève, ont pour objectif premier le maintien de l'ordre social. Quoi
qu'il en coûte à Rousseau, il lui faut reconnaître que la Genève du XVIII -e siècle n'a pas
grand-chose de commun avec l'image de la cité antique qui hante son esprit.
II - L'AUSTÈRE DÉMOCRATIE IMAGINÉE
PAR JEAN-JACQUES ROUSSEAU
La démocratie est fragile et c'est pourquoi il lui faut impérativement se montrer
austère, frugale et vertueuse si elle veut survivre. Cette idée domine de manière récurrente la
pensée et l'œuvre politique du citoyen de Genève pour qui il n'y a pas de gouvernement si
sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique ou populaire, parce
qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme, ni qui
demande plus de vigilance et de courage pour être maintenu dans la sienne. C'est surtout dans
cette constitution que le citoyen doit s'armer de force et de constance, et dire chaque jour de
sa vie au fond de son cœur, ce que disait un vertueux Palatin dans la Diète de Pologne 30 :
Malo periculosam libertatem quam quietum servitium 31 .
Dans le Contrat social , Rousseau énumère précisément les conditions nécessaires à
l'établissement d'un gouvernement démocratique : " Premièrement un État très petit où le
peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les
autres; secondement une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d'affaires et
les discussions épineuses; ensuite beaucoup d'égalité dans les rangs et dans les fortunes,
sans quoi l'égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l'autorité; enfin peu ou
point de luxe; car le luxe est l'effet des richesses, ou il les rend nécessaires; il corrompt à la
fois le riche et le pauvre, l'un par la possession, l'autre par la convoitise; il vend la patrie à
la mollesse, à la vanité; il ôte à l'État tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres,
et tous à l'opinion 32 ". On constate immédiatement que presque toutes les composantes de
cette énumération se ramènent à une seule, l'austérité, laquelle constitue par conséquent une
condition sine qua non de la démocratie selon Rousseau. En pénétrant plus avant dans cette
conception d'une démocratie austère, on découvre qu'elle repose sur deux impératifs qui
29 CS , Liv. III, ch. 13.
30 Le Palatin de Posmanie, père du roi de Pologne Stanislas Leczinski, duc de Lorraine.
31 " Je préfère la liberté avec ses périls à la tranquillité de la servitude ".
32 CS , Liv. III, ch. 4.
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tendent respectivement à mettre la loi au-dessus de l'homme et à faire de cet homme un
citoyen.
La loi au-dessus de l'homme
La pensée rousseauiste rompt avec la philosophie des Lumières quant au but qu'elle
assigne à la société. Ce but n'est plus le bien-être ou le bonheur de l'homme, mais la liberté
politique du citoyen. Le bien commun comme bonheur public, n'est pas envisageable car "il
n'y a aucun gouvernement qui puisse forcer les citoyens à vivre heureux 33 ". Disons-le, l'idée
même de la recherche du bonheur de chacun comme but de l'établissement public (ce qui sera
plus tard le poursuit of happyness des américains) paraît suspecte à l'homme qui écrit dans
les Fragments sur le bonheur public que " Quand nul ne veut être heureux que pour lui, il n'y
a point de bonheur pour la patrie 34 ".
La démocratie ne saurait se confondre avec une quelconque satisfaction de désirs ou
d'intérêts particuliers et pourtant le risque est grand d'une telle confusion car le chemin est
étroit qui mène au bien commun. Le Contrat nous apprend que " De lui-même, le peuple veut
toujours le bien, mais de lui-même, il ne le voit pas toujours… Les particuliers voient le bien
qu'ils rejettent; le public veut le bien qu'il ne voit pas. Tous ont également besoin de guides.
Il faut obliger les uns à conformer leurs volontés à leur raison; il faut apprendre à l'autre à
connaître ce qu'il veut… Voilà d'où naît la nécessité d'un Législateur 35 ".
La figure du Législateur ne risque-t-elle pas d'entrer en contradiction avec
l'affirmation rousseauiste du caractère inaliénable de la souveraineté du peuple, c'est-à-dire
de la liberté? René Capitant considère qu'il n'en est rien, parce que le Législateur rousseauiste
n'a " qu'un droit d'initiative, qu'un droit de proposition, mais nullement le pouvoir de faire les
lois. Le vote des lois reste la prérogative du peuple ." 36 . Capitant observe que ce Législateur,
qui se tient à l'écart du pouvoir et des institutions de l'État, est en fait un " de ces grands
constituants dont Solon ou Lycurgue nous offrent l'exemple dans l'Antiquité 37 ". Dès lors, la
fonction constituante comme le point aveugle de la théorie rousseauiste de la souveraineté en
ce qu'elle échappe nécessairement au souverain qui ne peut advenir seul à sa propre
existence. Quant à ce que l'on pourrait appeler la législation ordinaire, elle ressortit à la
compétence de l'ensemble des citoyens ou plus exactement de chacun d'eux considéré dans
son rapport au souverain.
Dans la lecture qu'il fait du Contrat social, René Capitant s'attache à y souligner
l'identité des notions de souveraineté et de liberté et tente par là de démontrer que son auteur
ne théorise la première que pour mieux défendre la seconde. En d'autres termes, Rousseau
compense l'absolutisme de la souveraineté par l'absolutisme de la liberté. S'appuyant sur ce
constat, Capitant récuse l'idée d'un Rousseau autoritaire, lui préférant celle d'un Rousseau
libéral très éloigné du "joug de fer" prôné par Saint-Just: " Lorsque, notamment, Rousseau
33 Émile , I, 2.
34 Fragment sur le bonheur public , Vaughan, t. I, p. 327-329.
35 CS , Liv. II, ch. 7.
36 Capitant, R., Écrits constitutionnels , CNRS, 1982, p. 94.
37 Ibidem, p. 95.
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affirmera que la volonté générale, ainsi entendue est absolue, qu'elle ne comporte aucune
limite à l'égard de l'individu, il sera facile de saisir que cet absolutisme n'a rien de commun
avec l'absolutisme de Hobbes, a fortiori avec l'absolutisme totalitaire, puisqu'il n'est pas
autre chose que la souveraineté absolue de l'individu sur sa propre personne. C'est donc un
absolutisme pénétré d'individualisme. C'est la souveraineté et la démocratie du citoyen sur
lui-même. C'est la preuve que Rousseau entend sauvegarder totalement, absolument,
l'autonomie de l'individu. L'absolutisme de l'État ainsi conçu n'est que le reflet du caractère
absolu de l'autonomie individuelle. Mais à quel contresens ne s'exposent pas ceux qui
négligent d'approfondir ces définitions 38 ". Au risque du contresens, on ne peut partager ce
point de vue. Non seulement la phraséologie de Rousseau manifeste clairement l'absolutisme
d'une pensée pourtant authentiquement démocratique 39 , mais encore on voit mal comment un
libéralisme individualiste pourrait s'accommoder de "la plus austère démocratie".
Selon nous l'absolutisme rousseauiste ne se distingue pas de l'absolutisme hobbesien
par son essence, mais par son contexte de réalisation.
Chez Hobbes, l'appartenance à la communauté politique ( Commonwealth ), implique
sans doute l'abandon de la liberté de vouloir de chacun, mais pas celui des libertés de
l'individu membre du corps social. Pour reprendre Michel Villey, l'absolutisme hobbesien
trouve ses limites dans le nominalisme occamien et par conséquent dans le subjectivisme.
Chez Rousseau en revanche, le sujet au sens philosophique fait place à la figure holistique du
citoyen, membre indivisible du souverain en même temps que sujet, mais au sens politico-
juridique cette fois, en temps qu'il est soumis aux lois de l'État.
Cela ne signifie pas que les individus renoncent à tous les droits qu'ils possédaient
dans l'état de nature, en tout cas pas à ceux qui sont inhérents à la personne humaine comme
leurs liberté ou leur vie, mais simplement que le discours du Genevois concerne
exclusivement la personne juridique. Toutefois, il est évident que cette distinction s'atténue,
et peut même s'évanouir tout à fait, lorsque se présente une situation concrète. A cet égard, la
formulation de Rousseau est singulièrement éclairante: " Afin donc que le pacte social ne soit
point un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la
force aux autres, que quiconque refuse d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout
le corps ". Vient alors la fameuse formule " on le forcera d'être libre 40 ". Et la légitimité de
cette contrainte ne soufre pas de discussion parce que " chacun de nous met en commun sa
personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale 41 ", c'est-à-
dire concrètement de la majorité. Alors bien sûr, on peut nuancer, comme Rousseau lui-
même le fait: " On convient que tout ce que chacun aliène par le pacte social, de sa
puissance, de ses biens, de sa liberté, c'est seulement la partie de tout cela dont l'usage
38 Ibidem , p. 85.
39 V. dans ce sens Talmond, J.-L., Les origines de la démocratie totalitaire , Calmann-Lévy, 1986 et Contra Eisenmann,
Ch., "Politique et religion chez Jean-Jacques Rousseau", Etudes offertes à Jean-Jacques Chevallier , Cujas, 1977, p. 73,
bien que l'éminent auteur y soit contraint de nuancer fortement ses propres affirmations.
40 CS , Liv. I, ch. 7, 8.
41 CS , Liv. I, ch. 6, 9.
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importe à la communauté 42 ". Cependant, il faut se garder d'y voir une limite à la volonté
générale puisque: " s'il restait quelques droits aux particuliers, comme il n'y aurait aucun
supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque point
son propre juge prétendrait bientôt l'être en tous l'état de nature substituerait, et
l'association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine 43 ".
La liberté exercée collectivement a l'égalité pour corollaire, car dans la société du
Contrat " aucun homme n'a une autorité naturelle sur son semblable 44 ". Jean-Jacques répète
que l'homme est né libre 45 , que les hommes sont " nés égaux et libres 46 ". Mais l'égalité qui
s'établit dans le contrat social est un " engagement réciproque de tous envers chacun ".
Rousseau n'est pas cet égalitariste forcené qu'ont vu en lui ses détracteurs comme ses
partisans. C'est en son nom et en celui de la "sainte égalité" que les Enragés en 1793
voudront aplanir les montagnes, abattre les arbres et raser les clochers; plus tard Hyppolite
Taine, Émile Faguet et Charles Maurras verront en lui la caricature de ces égalitaristes.
L'égalité de nature n'est qu'une égalité biologique, l'égalité sociale sert à conserver la
République, elle n'est pas une fin en soi. L'égalité que prône le Genevois rappelle le point de
vue de Montesquieu qui, dans l' Esprit des Loi, identifie amour de l'égalité et amour de la
République; elle ne saurait se concevoir sans la virtu des anciens Romains. Dans le Discours
sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes , il s'en explique en soutenant qu'il ne faut pas
entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes,
mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous des lois et, quant à la richesse, que nul
citoyen ne soit assez opulent pour pouvoir en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être
contraint de se vendre. Aussi bien, dans les projets de constitution pour la Corse et pour la
Pologne, il prévoit une organisation hiérarchisée de la société en trois classes non
héréditaires dotées de statuts différents qui n'est pas sans évoquer l'idéal communautaire de la
république platonicienne. Le Projet de Constitution pour la Corse : ne manifeste pas le désir
d'instituer un "homme nouveau", mais une recherche pour renouer avec le passé et les
traditions de l'île. On a pu interpréter à loisir le conseil que le citoyen de Genève donne aux
Corses " la loi fondamentale de votre institution doit être l'égalité ", mais c'est pour maintenir
ou retrouver les vertus des anciennes démocraties : frugalité, simplicité, mépris des richesses
etc. Certes, la progression de l'œuvre mène à une utopie grandissante, mais elle n'en procède
pas.
S'il faut en croire Raymond Polin, Rousseau " n'a jamais défendu d'autre égalité
qu'une forme proportionnelle et modérée de l'égalité, qui reconnaît la légitimité des
distinctions et des différences morales et politiques, pourvu qu'elles soient accordées aux
42 CS , Liv. II, ch. 4, 3.
43 CS , Liv. I, ch. 6, 7.
44 CS , Liv. I, ch. 4, 1.
45 CS , Liv. I, ch. 1, 1.
46 CS , Liv. I, ch. 2, 3.
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inégalités établies par la nature 47 ". Au fond, l'égalité rousseauiste se confond politiquement
avec la liberté, économiquement avec la frugalité, socialement avec l'austérité.
Il en résulte une position résolument critique, mais pas radicalement hostile à l'égard
de la propriété. Cette dernière est "le vrai garant des engagements des citoyens" dans la
mesure où elle permet aux citoyens de pouvoir répondre sur leurs biens de l'observation des
lois. Ce qui est mauvais, c'est sa revendication en tant que droit subjectif. Jean-Jacques
Rousseau est donc ici en désaccord avec la conception lockéenne d'un droit de propriété
entendu comme droit naturel, la propriété lui paraît être au contraire "de convention et
d'institution humaine". Elle doit être considéré du point de vue d'une société composée de
petits propriétaires exploitant eux-mêmes leur terre à l'image, là encore, des citoyens des
républiques antiques. Bien sur, on ne peut ignorer le célèbre passage par lequel commence la
deuxième partie du Discours sur l'origine de l'inégalité : " Le premier qui ayant enclos un
terrain, s'avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le
vrai fondateur de la société civile ". Cependant, il convient de ne pas lui accorder plus de
signification qu'il n'en saurait avoir : dire que la propriété est intrinsèquement mauvaise au
regard de l'état de nature n'est pas vouloir la supprimer, puisque Rousseau admet que l'état de
nature n'a jamais existé et corrélativement, que la propriété est inhérente à la société. Il ne
prêche donc pas pour sa suppression, mais pour sa limitation.
L'homme comme citoyen
Le citoyen dans ses rapports avec la loi est au centre de l'œuvre politique de
Rousseau, qui oppose citoyen et bourgeois. Réfléchissant sur l'éducation idéale, il s'interroge
sur ce que sera l'homme dont la formation n'aura point compris les austères vertus civiques.
La réponse est des plus sévères: " Ce sera, dit-il, un de ces hommes de nos jours, un Français,
un Anglais, un bourgeois; ce ne sera rien 48 ". Il dénonce la disparition des vrais citoyens et
des cités dignes de ce nom, qui ne sont pas seulement des villes: " le vrai sens de ce mot s'est
presque entièrement effacé chez les modernes; la plupart prennent une ville pour une cité et
un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les
citoyens font la cité.[…] Quand Bodin a voulu parler de nos citoyens et bourgeois, il a fait
une lourde bévue en prenant les uns pour les autres. M. d'Alembert ne s'y est pas trompé, et a
bien distingué les quatre ordres d'hommes (même cinq en comptant les simples étrangers)
qui sont dans notre ville 49 , et dont deux seulement composent la République. Nul autre
auteur français, que je sache, n'a compris le vrai sens du mot citoyen 50 ".
Austère, le citoyen auquel il songe l'est assurément: " Forcé de combattre la nature
ou les institutions sociales, il faut opter entre faire un homme ou un citoyen: car on ne peut
47 Polin, R., La politique de la solitude. Essai sur la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau , Sirey, 1971, p.
133.
48 Émile , Liv. I, il convient évidemment de nuancer ces propos en tenant compte des diverses acceptions du terme
bourgeois, en observant qu'à Genève bourgeoisie veut dire citoyenneté; toutefois nous pensons que l'auteur lui donne
ici un sens péjoratif en l'opposant à citoyen.
49 Il s'agit de Genève.
50 CS , Liv. I, ch. VI, note.
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faire à la fois l'un et l'autre (…) Tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont qu'hommes,
ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L'essentiel est
d'être bon aux gens avec qui l'on vit (…)" Rousseau, le perpétuel voyageur qui n'aura passé
que bien peu d'années dans sa ville natale, recommande de se méfier de "ces cosmopolites
qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent de remplir autour
d'eux 51 ".
L'austérité présente encore cet avantage qu'elle ôte au citoyen le désir de se replier
sur son intérêt particulier et lui permet de se consacrer sans réserve à la chose publique " Sitôt
que quelqu'un dit des affaires de l'État : Que m'importe ? On doit compter que l'État est
perdu. L'attiédissement de l'amour de la patrie, l'activité de l'intérêt privé, l'immensité des
États, les conquêtes, l'abus du gouvernement ont fait imaginer la voie des députés ou
représentants du peuple dans les assemblées de la nation 52 ".
L'austérité est d'abord dans l'éducation parce que " si les enfants sont élevés en
commun dans le sein de l'égalité, s'ils sont imbus des lois de l'État et des maximes de la
volonté générale, s'ils sont instruits à les respecter par-dessus toute chose… ne doutons pas
qu'ils n'apprennent… à ne vouloir jamais que ce que veut la société… et à devenir un jour les
défenseurs et les pères de la Patrie, dont ils auront été si longtemps les enfants 53 ". Ailleurs,
Rousseau dit encore que l'éducation doit " donner aux âmes la force nationale et diriger
tellement leurs opinions et leurs goûts qu'elle soit patriote par inclination, par passion, par
nécessité. Un enfant en ouvrant les yeux, doit voir la Patrie et, jusqu'à sa mort, ne doit plus
voir qu'elle 54 ". C'est la condition nécessaire pour que l'enfant devienne un citoyen conscient
de son appartenance à la res publica car le vrai républicain " ne voit que la Patrie, il ne vit
que pour elle, sitôt qu'il est seul, il est nul; sitôt qu'il n'a plus de Patrie, il n'est plus, s'il n'est
pas mort, il est pis ".
L'austérité de la religion civile est également nécessaire à la démocratie en ce qu'elle
contribue à entretenir le sens moral des citoyens, mais il faut pour cela qu'elle se dégage des
religions existantes, la protestante comme la catholique, corrompues de longue date et qui ont
oublié ce qui fait le vrai chrétien selon Rousseau. La religion est civile parce qu'elle existe
pour et par l'Etat et c'est pourquoi il appartient au souverain, à titre exclusif, de fixer les
articles de la profession de foi.
L'austérité de la démocratie se fonde enfin sur l'austérité des mœurs et c'est la
condamnation des plaisirs quelle qu'en soit la nature. On a déjà évoqué la Lettre à M.
d'Alembert sur les spectacles et le conflit avec les encyclopédistes à la suite de l'article sur
Genève paru dans le tome VII de l' Encyclopédie . L'auteur de La religieuse y regrettait
vivement que la cité de Jean-Jacques s'obstinât à bannir le théâtre. Dans la lettre, Rousseau
consacre une partie de sa réponse à condamner plus spécialement une forme théâtrale qui est
la comédie et prend l'exemple du Misanthrope. Pour A. et D. Cabanis, ce choix est révélateur
de l'implication personnelle de Jean-Jacques et "le lecteur non averti" se tromperait en ne
51 - Émile , Liv. I, ch. 2.
52 CS , Liv. III, ch. XV.
53 Économie politique , Vaughan, t. I, p. 257.
54 Considérations sur le Gouvernement de Pologne , chap. IV, Œuvres complètes , vol. III, p. 1014.
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voyant dans la lettre à d'Alembert qu'une charge politique contre les spectacles qui
contribuent à affaiblissement du civisme et par conséquent à la déliquescence de la Cité 55 . A
travers Alceste, c'est lui-même que Rousseau défend. En critiquant Molière qui tourne le
Misanthrope en ridicule, le Genevois récuse indirectement les critiques que ses
contemporains ne manquent pas d'adresser à l'austérité de ses héros. En ce domaine, le
puritanisme tourmenté du protégé de Madame de Warens rejoint les préoccupations
politiques du théoricien de l'austère démocratie et l'appel à l'austérité des mœurs atteint un
degré d'exigence qui, paradoxalement, n'est pas sans rappeler les avertissements des
théologiens les plus enflammés qu'il dédaigne tant: " L'homme et la femme sont faits pour
s'unir, mais passé cette union légitime, tout commerce d'amour entre eux est une source
affreuse de désordres 56 ". Et dans La Nouvelle Héloïse , Jean-Jacques explique qu'un homme
" n'est pas coupable d'aimer la femme d'autrui, s'il tient cette passion malheureuse asservie à
la loi du devoir. Il est coupable s'il aime sa propre femme au point d'immoler tout à cet
amour 57 ". C'est pousser à l'extrême et dans tous ses aspects l'idée qu'il faut " que le mot vertu
ne soit qu'un vain nom, ou qu'elle exige des sacrifices 58 ". Est-ce donc Rousseau ou Jean-
Jacques qui s'adresse ainsi à nous et nous interpelle vigoureusement? Il ne nous appartient
évidemment pas d'apporter une réponse, mais simplement de constater que le modèle
rousseauiste de l'austère démocratie demeure, dans sa grandiose utopie, l'idéal parfois
inquiétant et souvent nostalgique des sociétés démocratiques. Aussi bien la pensée du
Genevois, est de celles qui se dérobent aux tentatives de dévoilement de l'œuvre comme de
son auteur et il convient de se remémorer son ultime avertissement: " Cet homme que vous
prenez pour moi n'est pas moi 59 ".
55 A. et D. Cabanis, Introduction à l'histoire des idées politiques , Publisud, 1989, p. 105.
56 Épître à M. Bordes .
57 La Nouvelle Héloïse , C'est vraiment un grand paradoxe qu'on retrouve assez souvent chez Rousseau, des accents qui
rappellent certains textes de la théologie médiévale (dont les auteurs furent d'ailleurs contraints d'assouplir leur position
sous la pression de la noblesse), et en particulier les sentences de Pierre Lombard, mais il ne faut y attacher aucune
signification particulière. La cause de ce jugement se trouve tout bonnement dans la vie du Genevois: à l'époque où il
rédige La Nouvelle Héloïse , il n'a plus avec Thérèse Levasseur que des rapports chastes, ainsi il écrit à Laliaud en 1768:
"La pure et tendre fraternité dans laquelle nous vivons depuis treize ans n'a point changé de nature par le lien conjugal:
elle est et sera jusqu'à ma mort ma femme par la force de nos liens et ma sœur par leur pureté", Lettre à Laliaud du 31
août 1768, Correspondance générale , t. XVIII, p. 285, v. aussi Bensoussan, D., op. cit. , p. 51. Jean-Jacques serait-il
devenu le citoyen austère que Rousseau se donne pour modèle? hélas non. Dans les Confessions , il avoue: " Je craignis
la récidive, et n'en voulant pas courir le risque j'aimai mieux me condamner à l'abstinence que d'exposer Thérèse à se
voir derechef dans le même cas ", loc. cit ., Liv. XII, ŒC , vol. I, p. 594 et Bensoussan, D., Ibid . C'est donc parce que
Jean-Jacques redoute d'avoir à abandonner une nouvelle fois des enfants qu'il met de la chasteté dans son ménage et en
fait une règle de conduite.
58 La Nouvelle Héloïse , I, 39.
59 Lettre à Mylord Maréchal du 19 mars 1767 , cité in Guillemin, H., Présentation du Contrat social , du Discours sur
les sciences et les arts et du Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes , p. 8.
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Bibliographie:
1. Bensoussan, D., L'unité chez Jean-Jacques Rousseau , A . G N izet, 1977, p. 49 et La
maladie de Rousseau , Klincksieck, 2000;
2. Mably, G., Entretiens de Phocion , Université de Caen, 1986;
3. Osmont, R., Introduction à Rousseau juge de Jean-Jacques , ŒC , vol. I, p. LXIV;
4. Pasquino, Pasquale, Sieyès et l’invention de la Constitution en France , Paris, Éditions
Odile Jacob, 1998;
5. Polin, R., La politique de la solitude. Essai sur la philosophie politique de Jean-Jacques
Rousseau , Sirey, 1971;
6. Von Gierke, O., Johannes Althusius und die Entwickelung der naturrechtlichen
Staatstheorien , 3 ème éd., Breslau, 1913;
7. Talmond, J.-L., Les origines de la démocratie totalitaire , Calmann-Lévy, 1986.
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