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Alain Finkielkraut contre Jean-Jacques Rousseau ?

dimanche 11 décembre 2005 par Jean Dornac

Lorsqu’on veut, à tout prix, justifier des déclarations pour le moins malheureuses faites un peu plus tôt, on en arrive à se renier soi-même, ou alors à montrer ce qu’on est et qu’on avait réussi à dissimuler des années durant. Il me semble qu’il s’agit de cela à propos de la mésaventure que vit actuellement Alain Finkielkraut.

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Autant l’avouer de suite, je ne suis un spécialiste ni de Rousseau ni de Finkielkraut. Cependant, j’ai été amené il y a peu de temps à analyser les dires de ce dernier personnage au journal Haaretz (Voir : article4292). Ce qu’il affirmait était profondément choquant et je ne pouvais pas laisser passer cela de cette manière, même venant d’un philosophe largement médiatisé. Au demeurant, cette médiatisation, à présent que le leurre idéologique d’une grande majorité des medias français apparaît dans toute sa duplicité, n’est en rien un visa d’intelligence ou de clairvoyance ; c’est plutôt l’inverse qui s’impose à nous.

Devant le tollé suscité par ses déclarations indécentes, l’intellectuel a reculé, présentant ses excuses. On pourrait considérer, certains l’ont fait, qu’il s’agit d’un geste plein de courage sinon d’élégance. Mais ces « excuses » n’étaient franchement pas très convaincantes, pas très explicites préciserais-je, si bien que nous fûmes nombreux à penser qu’elles tenaient plus de la diplomatie que de la sincérité.

Et vint Sarkozy...

Le fait que le ministre de l’Intérieur N. Sarkozy fasse l’éloge du philosophe n’est pas franchement fait pour nous convaincre de l’indépendance d’esprit de ce dernier. Qu’a dit Sarkozy : « il fait honneur à l’intelligence française et, s’il y a tant de personnes qui le critiquent, c’est peut-être parce qu’il dit des choses justes ». Autrement dit, il suffit qu’un certain nombre de gens démontrent l’inacceptable des propos de Finkielkraut pour que, selon le ministre, le philosophe ait forcément dit des vérités... On se doute bien que le ministre cherche à se dresser au même niveau que « l’illustre » personnage, histoire de profiter un peu du « soleil » intellectuel censé émaner de celui-ci. Mais on peut aussi comprendre que Sarkozy en profite pour faire le parallèle avec ses propres dires indécents du genre « racaille » et « karcher » ce qui, par contre coup, ne rehausse pas le prestige de l’intellectuel français... Bref, Sarkozy, en tout cas, estime, et veut nous faire comprendre, qu’ils mènent tous les deux le même combat. Mais de cela, on se doutait déjà depuis un certain temps... On peut supposer qu’il y a une bonne vingtaine d’années Alain Finkielkraut n’aurait pas apprécié ce genre de parallèle émanant d’un politicien de droite, qui plus est de droite extrême, lui qui était l’un des symboles de l’immédiat après 68...

Mais je n’ai pas entendu que le philosophe ait récusé ou rejeté ce soutien aussi appuyé qu’intéressé... Que de retournement de veste chez les soixante-huitards ! July, Cohn-Bendit, Finkielkraut et combien d’autres encore ?... Que d’exemples lamentables chez ceux qui portaient le drapeau de la révolte, un très court moment de leur vie, avant de s’être rangés aux côtés des plus conformistes des réactionnaires, et si possible le plus à droite du tolérable. À quand le grand saut dans l’inacceptable absolu ?...

Pour en revenir au philosophe lui-même... J’ai découvert, grâce à l’envoi d’une amie, que M. Finkielkraut met désormais en cause Jean-Jacques Rousseau. Ne connaissant pas la philosophie d’Alain Finkielkraut lorsqu’il fut « découvert » il y a déjà pas mal d’années, mais ayant entendu qu’il représentait bien les jeunes, donc l’esprit de révolte de 68, je me dis que le parcours de l’intellectuel subit un terrible retour en arrière. S’il était déjà contre Rousseau, et de ce fait contre les « Lumières » en ce temps-là, je suppose que j’en aurais entendu parler... Je suppose donc qu’au minimum, il n’en a jamais parlé à voix haute jusqu’à ces derniers temps... Rectifiez-moi si je me trompe...

L’intellectuel et le retour à la religion

La suite de cette analyse prend appui sur une intervention du philosophe dans l’émission « Les Matins », de France-Culture, à la date du 28 novembre 2005.

Il est ennuyeux de n’avoir pas lu l’œuvre d’un philosophe à la mode, surtout si l’on veut en parler. Je le reconnais. Néanmoins, vu les derniers développements de sa pensée, je ne suis pas précisément intéressé par une telle découverte, je dois l’avouer. Revenir à la période précédant celle des « Lumières » n’étant pas vraiment prendre le chemin du progrès, je ne vois pas l’intérêt de s’intéresser à l’avenir selon Finkielkraut sous prétexte que certains esprits à la mode, le sien ajouté à quelques autres [1], considèrent que ce passé est notre avenir. Le passé, pour utile et nécessaire qu’il soit pour mieux comprendre les « pourquoi » de notre présent, n’a jamais été l’avenir d’aucun humain. Les pauvres fous qui s’y risquent ne peuvent plus servir l’humanité, au mieux ils ne servent qu’eux-mêmes, mais sont difficilement fréquentables...

Cette réflexion sur un retour au religieux du philosophe n’a sa place ici qu’en raison de mon ignorance quant à la foi éventuelle du philosophe. J’ignore en effet s’il fait partie des croyants ou des athées. On pourrait penser que cette notion n’a rien à faire dans cette analyse, mais j’affirme que si, dans la mesure où Alain Finkielkraut dit ceci sur France-Culture : «  La vulgate rousseauiste, c’est l’idée selon laquelle tout le mal naît de l’oppression. "Je hais la servitude, disait Rousseau, comme la source de tous les maux du genre humain." C’est un moment extraordinaire de la pensée. C’est le congé donné à l’idée de péché originel mais, par-delà le péché originel, l’idée que le mal peut faire partie de la nature de l’Homme. Avec Rousseau s’inaugure une période où le mal a des causes exclusivement sociales et politiques.  »

On sait en effet, même moi je crois l’avoir compris, que, selon Rousseau, l’homme naît bon et ne devient mauvais qu’en fonction de ce qu’il va vivre. C’est schématique, mais qu’importe ici. Je ne chercherai pas à démontrer que la nature humaine pèse ; elle n’est peut-être pas si bonne que ça à l’origine, encore que... Faisons tout de même un petit détour, le sujet en vaut la peine...
Si l’enfant pouvait être vierge de l’histoire et des souffrances de ses ancêtres, sans doute serait-il très proche de ce que pensait Rousseau. Mais la psychologie nous a appris tout le poids transmis par les parents et quelques générations précédentes au travers d’un pesant héritage psychologique et génétique. Cette simple réalité, qui n’intéresse en rien l’école anglo-saxonne des neurocomportementalistes qui semblent hanter désormais l’Inserm (voir article4436), montre que sans ce poids héréditaire, l’enfant pourrait être effectivement « bon » à la naissance. Rousseau avait donc peut-être bien raison sur la nature de l’enfant, mais tort par rapport à ce qu’allait nous apprendre plus tard la psychologie. Mais, et c’est important, le poids des souffrances portées par les générations, d’où vient-elle, sinon des conditions de vie de tous ces humains, donc, comme le disait Rousseau, des causes sociales et politiques.

On peut, bien sûr, disserter des heures durant sur la part de cet héritage, ajouté aux causes sociales et politiques, par rapport à d’autres éléments que la science nous a appris à intégrer lorsqu’on songe au caractère de l’enfant. Il y a tant de causes possibles pour rendre un enfant turbulent et difficile (mauvais de ce fait selon la pensée anglo-saxonne des neurocomportementalistes). Il n’en reste pas moins que d’introduire ou plutôt réintroduire la notion de péché originel est pour le moins original. C’est une affirmation d’ordre religieuse, strictement religieuse. Le philosophe aurait tout aussi bien pu ajouter le karma , qui responsabilise encore plus l’humain qui doit «  nettoyer  » son passé à chaque nouvelle vie. On adhère ou on n’adhère pas ! En pays laïc comme la France, ça fait tout de même un peu désordre...

Sauf si l’on tire cette notion de la Bible et de façon littérale, elle ne peut être prise au sérieux. Le péché originel pose même des problèmes à certains théologiens... C’est dire qu’en fait, on n’en sait rien. Cette notion peut avoir une signification très différente de celle que les religieux ont pris l’habitude d’adopter comme elle peut ne vouloir rien dire du tout.

De l’utilité de la religion en politique

On comprend, en revanche, que cette notion-là intéresse de plus en plus de monde à mesure que l’on gravit les marches de la hiérarchie élitiste. Si l’homme est victime d’un péché originel, alors quelle est donc sa responsabilité ? Si cette responsabilité est quasi nulle, tous les tyrans sont irresponsables et jamais coupables, ou si peu. L’instrumentalisation de cette notion peut aller très loin, car elle permet d’excuser tous les crimes des puissants tout en faisant retomber la faute sur les petits. Dans ce domaine, l’Eglise, en particulier, a joué un rôle écrasant, condamnant, des siècles durant les « petits », mais excusant toujours les « grands »... Dans la même logique, à partir du moment où la notion de péché originel était admise comme une vérité intrinsèque, la notion de pouvoir donné par Dieu aux rois devenait également une vérité tout aussi absolue. Et si c’est Dieu qui donne le pouvoir, alors les rois ne sont coupables de rien et peuvent tout se permettre. Certes, aujourd’hui, les rois n’ont plus la cote, mais certains politiciens comme Bush, Sarkozy, Berlusconi, etc, verraient bien les religions décider que le pouvoir présidentiel est, lui aussi, offert par Dieu, et surtout s’ils en étaient les bénéficiaires... Berlusconi y travaille d’ailleurs avec Benoît XVI et cela donne le catastrophique résultat que vous pouvez lire dans cet article-ci :

Et ça va loin ! Si l’on suit la logique très en vogue chez les anglo-saxons, reprise en partie dans le discours contre les chômeurs en France, Dieu favorise, sur terre, les « bons » au détriment des « mauvais ». Autrement dit, si vous êtes riches et puissants, c’est que vous plaisez au « Tout-Puissant » et si vous êtes pauvres, c’est que, vraiment, votre âme a bu plus que sa ration de péché originel. Prenez-en vous en a vous-même ! Maintenant, allez chercher une mircro-ration d’amour là-dedans ! Si vous en trouvez une miette, faites-moi signe, de grâce !

Je ne sais si c’est à cela que veut nous ramener, au travers de sa pensée, un homme comme Alain Finkielkraut, seul lui pourrait répondre... Mais, revenir à ces vieilles notions, même si c’est pour une argumentation radiophonique servant à justifier des affirmations inacceptables, c’est participer au recul de la pensée humaine et à la régression des sociétés.

Des liens de causes à effets

On peut comprendre vers quoi veut nous faire « glisser » le philosophe si l’on a en tête un certain nombre d’éléments très concrets et sûrs. Alain Finkielkraut défend depuis longtemps la cause sioniste de l’Etat d’Israël et considère, à l’exemple des sionistes dogmatiques et intégristes, que soutenir le peuple palestinien est une hérésie. A ce qu’on a pu comprendre, il n’a pas non plus la moindre confiance dans l’ensemble du monde musulman, et particulièrement du monde arabo-musulman. On a vu ce qu’il pense de la révolte des gamins de banlieue, notamment les musulmans et les Noirs. Tout cela est très cohérent et montre une direction.

En fait, Jean-Jacques Rousseau ne peut être accepté ni par les neurocomportementalistes dont on sait que la culture est anglo-saxonne, notamment américaine ; ni par les créationnistes, ni par les sionistes, qui tous ont baigné dans la culture anglo-saxonne américaine, et qui tous se réfèrent à la Bible le plus littéralement possible ; ni par les néoconservateurs américains et européens qui n’acceptent pas l’idée énoncée par Rousseau de la souffrance des dominés imposée par les abus des dominants. Bien entendu, les thèses de Rousseau vont à contre-sens de la volonté des élites et des puissants de notre temps puisque les intérêts de ces groupes les conduisent à ramener les peuples aux temps de l’obscurantisme religieux et de la tyrannie des rois, au moins dans leurs principes.

Tout me laisse penser que le fil conducteur de la pensée, au moins actuelle, d’Alain Finkielkraut c’est le retour à la Bible, qu’il soit ou non croyant, la Bible étant le meilleur socle, telle qu’elle est interprétée par les pouvoirs tant religieux que politiques, pour maintenir les peuples à la fois dans l’ignorance et dans la dépendance. Si telle est effectivement la démarche du philosophe, alors on peut considérer qu’il a totalement dérivé et que sa pensée d’universelle s’est sérieusement racornie sur les intérêts non pas de classe, mais bien de caste.

Seul ce type de pensée peut faire dire au philosophe la phrase suivante :
« Avec Rousseau s’inaugure une période où le mal a des causes exclusivement sociales et politiques. Autrement dit : et du rousseauisme surgit la division de la société (et de l’humanité en général) entre dominants et dominés. Si mal il y a, il procède de l’inégalité. C’est les dominants qui en sont coupables. » Voilà bien ce qui gêne Finkielkraut, Sarkozy (d’où son soutien enthousiaste au philosophe), et les néoconservateurs de partout. En d’autres termes, leur discours signifie ceci : Il n’est pas acceptable que les dominants soient considérés comme étant coupables de quoi que ce soit.

Après avoir démoli Marx et tous ceux qui s’y réfèrent arrive, déjà, le tour de Jean-Jacques Rousseau et au travers de sa personne, c’est bien tout « l’esprit des Lumières » qui est remis en cause par des puissants qui n’ont jamais admis que les philosophes français du 17ème siècle aient pu mettre en évidence les criantes responsabilités des dominants dans le malheur des peuples.

Il fallait aussi que Finkielkraut égratigne au passage les sociologues, profession que ne supportent pas les pouvoirs politiques. Ce qui donne, dans la bouche du philosophe :
« Et - très souvent d’ailleurs - on m’oppose le terrain. On me dit : "Vous êtes intellectuel, vous parlez du haut de votre chaire, vous ne savez pas ce qui se passe." Or, précisément, il n’y a pas, si vous voulez, de perception d’une réalité qui ne s’intègre à une métaphysique générale. Le terrain est aujourd’hui le nom de code pour le noyage de poisson. Car, sur le terrain, les sociologues sont eux-mêmes inspirés par cette perception rousseauiste, et on l’a vue à l’œuvre de manière massive. » On peut supposer que l’un des plus brillants d’entre eux est particulièrement visé à défaut d’être nommé : Pierre Bourdieu, bien sûr, mais aussi toute son école. La haine, voire le mépris, qui les poursuit depuis des années trouve sa source dans la volonté des dominants de se dédouaner de toute responsabilité envers les peuples. Ce qui est très cohérent avec le discours de la pensée unique qui stipule que s’en sortent ceux qui veulent ; que deviennent puissants ceux qui en ont la volonté. C’est un discours oh combien infantile, mais que nos dominants ne cessent de marteler dans l’espérance de finir par nous convaincre. Je crois que, malheureusement pour eux, nous qui sommes sur le terrain, puisque nous sommes le terrain, nous savons quelle est notre réalité, nous savons de quels abus nous crevons, et surtout, nous savons qui nous impose ces abus : les dominants, bien sûr !

Non, ce n’est pas la faute à Rousseau, mais bien à ceux qui le dénonçaient et le dénoncent toujours.

Je passe sur les phrases qui n’ont pas d’autre intérêt que de polémiquer pour défendre des thèses indéfendables. Voyons juste la dernière phrase du personnage, une phrase qui ne dit rien, mais laisse entendre beaucoup :
« Et je pense que ce rousseauisme ou cette vulgate rousseauiste n’est pas à la hauteur de ce que nous vivons. »

Or, que vivons-nous d’autre que ce que vivaient les contemporains de Jean-Jacques Rousseau ? Hormis les formes, nécessairement différentes il y a trois siècles, nous vivons le même fond de domination qu’il dénonçait avec d’autres esprits éclairés. Ce n’est donc pas à cela que fait allusion Alain Finkielkraut. Je crains, pour ma part, que notre philosophe actuel veut faire allusion à « l’invasion » islamiste. Car lui, en termes de vulgate, il a fait sienne celle des néoconservateurs américains. Autrement dit, je suis persuadé qu’il a fait sienne, pour toutes les raisons que nous avons vu dans ce texte, la thèse du « choc des civilisations ».

Si telle est bien la pensée d’Alain Finkielkraut, alors c’est très grave, car cela ne pourra que nous mener vers un nouveau génocide plus tragique encore que celui qui fut commis par les nazis.

Dénoncer Rousseau n’est donc pas neutre et doit nous alerter grandement. Mettre à bas l’esprit des Lumières veut dire le retour aux anciennes mœurs féodales. Nul doute que nous entendrons de plus en plus ce discours tragique dans la bouche des intellectuels de télévision.

[1] Pour savoir qui, il suffit de consulter régulièrement les programmes télé...