Contre le théâtre: Rousseau procureur

Le théâtre triomphe partout en Europe d’un bout à l’autre du XVIIIème siècle. Il est au centre de la société, dont il symbolise l’art de vivre, le goût raffiné des échanges et des débats, le sens du jeu, l’agilité de la parole. Des troupes italiennes et françaises voyagent sans relâche sous la conduite d’impresarios industrieux et s’établissent souvent à la cour d’un duc ou d’un margrave.

La Comédie-Française et l’Académie royale de musique, qui détiennent le monopole du théâtre parlé et du lyrique, sous-traitent à qui mieux leur privilège, tant elles sont sollicitées. Des polémiques surgissent de tous côtés, dans les gazettes, dans les salons, dans les correspondances adressées de Paris aux capitales étrangères. On dispute sur la tragédie – quelles solutions pour l’inscrire dans le siècle ?-, sur la comédie et ses formes –n’y aurait-il pas lieu d’introduire un genre intermédiaire entre le comique et le tragique ?-, sur l’opéra où les partisans de dramaturgies opposées se déchirent. On s’intéresse aussi au rôle du théâtre dans l’éducation des enfants et des adolescents, puis voici qu’après la comédie larmoyante, s’annoncent dans les années cinquante du siècle le drame bourgeois et la tragédie domestique. Et encore : acteurs et actrices tiennent le haut du pavé, qui retentit du bruit de leurs frasques et de leurs querelles, sous l’œil indulgent de leurs protecteurs. Ils écrivent volontiers leurs mémoires et ils sont à la source de nombre d’événements mondains. Les plus sérieux des comédiens font la théorie de leur art, s’interrogent sur leur capacité à trouver un juste équilibre entre la sensibilité et la technique, réclament bientôt un statut de citoyen à part entière face aux tracasseries de la police et à l’ostracisme dont les frappe l’Église. Il n’est pas sans intérêt de souligner que ces contradictions sont au plus vif au tournant du siècle, entre 1750 et 1760, c’est-à-dire au moment même où d’Alembert publie dans l’Encyclopédie son article Genève et où il l’envoie à Rousseau comme pour solliciter son avis sur un sujet qu’il sait brûlant pour son correspondant. On comprend, en effet, au bout de quelques pages, qu’il s’agit de plaider pour l’établissement d’un théâtre dans la cité de Calvin. Or Rousseau traverse dans sa vie des épreuves difficiles : ses relations avec sa ville natale se compliquent tous les jours davantage, et son amitié avec Diderot, qui fut d’emblée passionnelle et excessive, est en train de se disjoindre, pour des raisons où les arguments intimes se mêlent indistinctement à la discussion sur les principes fondamentaux de la pensée. Ils se voient de loin en loin, mais le Philosophe éprouve le besoin significatif en 1758 de rédiger une « note sur la discussion entre Diderot et Jean-Jacques Rousseau ».

A noter que c’est la même année qu’il a publié le Père de famille, après le Fils naturel, et que sa théorie dramatique se trouve constituée pour l’essentiel, aux antipodes des idées de Rousseau sur le théâtre, qui se cherchent encore au gré des enthousiasmes et des circonstances. A tort ou à raison, Jean-Jacques est frappé, par la convergence des initiatives prises par les Encyclopédistes et leurs alliés : installation de Voltaire en 1955 aux « Délices », où il fait jouer Zaïre dans son théâtre privé, consultation des Pasteurs par d’Alembert sur le même sujet, ce qui ne l’empêche pas de revenir à la charge en 1757, en publiant son article sur Genève, à quoi répond le Consistoire par l’interdiction du théâtre sur le territoire de la ville. Parallèlement, et dès 1759, les Encyclopédistes font face à la condamnation de leur ouvrage par le Parlement, qui précède de quelques semaines la révocation de leur privilège. Les calomniateurs et les adversaires idéologiques font chorus et englobent Rousseau dans une polémique si violente qu’elle est restée célèbre dans l’histoire littéraire. Mais il ne faut pas s’y tromper : sous les dehors feutrés de la querelle (Rousseau a la courtoisie de soumettre sa Lettre à d’Alembert avant sa publication), le champ de bataille s’est déplacé : pour Jean-Jacques, il ne fait pas de doute que ses vrais ennemis sont désormais les Encyclopédistes et les Philosophes. Leur tort inexpiable, c’est d’avoir cherché et de chercher encore à conquérir la ville même qui symbolise la liberté en Europe, en usant de la ruse classique du cheval de Troie. Faire entrer le théâtre dans la cité de Calvin, c’est la prendre au piège, la défigurer et, par un processus aussi insidieux qu’irréversible, organiser sa ruine. Aussi Jean-Jacques construit-il sa riposte en la concentrant sur le théâtre et les spectacles : il en est assez fin connaisseur pour choisir les armes les plus aptes à atteindre sa cible et assez profondément en colère pour trouver d’emblée le vibrato exact à donner à son discours.

Le théâtre est-il utile ?

Le prestige du théâtre à l’âge classique ne tient pas seulement à sa perfection formelle ou à son pouvoir de divertir les hommes : il est considéré comme utile, sinon nécessaire, à la vie des hommes en société, depuis son acte de naissance en Grèce. Qu’il mette en représentation les grands mythes fondateurs de l’Europe, qu’il imite la vie quotidienne à la ville ou qu’il porte sur la scène les grands intérêts de l’État, il permet de libérer l’homme de ses angoisses ou, par un mouvement inverse, de redresser ses travers par le rire : il n’y a, dans tout cela, rien que de fort connu et de généralement admis en ce qui concerne les pouvoirs de la théâtralité, qui procède par agrandissement ou par dérision, mais c’est toujours pour conduire les spectateurs du jeu à une image recomposée de la société ou à une lecture inattendue des passions, du destin et des lois. C’est peu de dire que Rousseau récuse une telle vision du théâtre. Il connaît intimement le répertoire, et il ne met rien au dessus des œuvres du classicisme français, mais il est de plus en plus persuadé que l’efficacité du théâtre est de pure rhétorique et qu’avant de se pencher sur les œuvres, il faut s’interroger sur le bien-fondé de l’acte même de la représentation et sur la validité des images qu’elle produit. Ce qui doit inquiéter, d’abord, c’est le fonctionnement même du théâtre dans la société : son influence sur la vie collective, son impact économique, son rapport avec les mœurs du peuple. La question de l’utilité dérive des conditions socio-économiques de l’activité théâtrale. Établir un théâtre dans une ville, c’est y créer une activité marchande, non rentable par elle-même : si elle est aidée par les pouvoirs publics, comme c’est inévitable, elle bénéficierait d’une taxation forcée au détriment des spectateurs, puisqu’il faut bien que l’Etat prélève ses dépenses en ponctionnant la richesse nationale, sauf à demander au public de s’appauvrir lui-même en accroissant ses débours.

Voilà qui nous renvoie immédiatement à la question de l’égalité et, plus curieusement, à des considérations de géographie humaine que Jean-Jacques verse impavidement au dossier pour renforcer sa démonstration. Il est clair pour tout le monde que le théâtre prend souche dans un milieu urbain : il est une expression, plus importante et plus voyante que d’autres, de ce qu’on n’appelle pas encore la culture d’une ville. Il y a pignon sur rue, la plupart du temps au cœur de la cité, non loin du siège des institutions les plus prestigieuses. Plus il s’éloigne de la nature, plus il s’engonce dans un carcan social : sensible aux événements du dehors, soumis à l’influence des parlures, des modes vestimentaires et des idées dominantes du milieu où il est immergé, il participe en retour à la vie intellectuelle et mondaine. C’est ici, cependant, que Rousseau introduit une distinction capitale : il veut bien concéder que les grandes villes ne relèvent pas de la même analyse que les petites. Londres ou Paris peuvent intégrer facilement toutes sortes de spectacles dans leur activité industrielle et commerciale, dans l’ouragan perpétuel qui les emporte, sans dommage excessif pour l’identité et l’équilibre de leurs habitants. Mieux : le divertissement leur est consubstantiellement nécessaire, pour aménager le temps collectif, pour dériver révoltes et colères, pour remplacer des rituels et des cérémoniaux qui depuis l’origine du monde ont scandé la vie des peuples. Cette nostalgie des fêtes et des manifestations communautaires, où chacun devient pour un moment l’acteur d’une histoire qui le dépasse, dans l’innocence retrouvée, ne quittera jamais Jean-Jacques, mais il ne s’y attarde pas trop ici, tout à l’ardeur de sa démonstration.

Introduire un théâtre dans une petite ville, en revanche, c’est prendre le risque redoutable de déséquilibrer son mode de gouvernement, les référents qui fondent sa sociabilité, ses coutumes familières et jusqu’à l’air qu’elle respire. Un théâtre, dans un pareil cas, serait démesurément visible dans le tissu urbain. Il susciterait un goût du divertissement que rien ne viendrait tempérer. Il pousserait les habitants à des dépenses répétées et inutiles, sans compter la part de rêve qu’il leur distillerait pour les arracher à leur vie de chaque jour, placée sous le triple signe du devoir, du travail et du sacrifice. Ce disant, Rousseau se soucie évidemment de répondre à la question posée par d’Alembert : le moment n’est-il pas venu d’ouvrir Genève et ses vingt-quatre villages à l’âge d’or qui a métamorphosé l’Europe, fait d’une sociabilité exquise, qui a porté l’art de la conversation et la finesse de l’analyse à des raffinements extrêmes, et dont l’un des fleurons est sans aucun conteste le théâtre ? En écrivant sa Lettre, Rousseau veut proclamer avec éclat qu’il défend sa patrie en s’engageant dans ce combat contre une cohorte brillante et nombreuse, qui se dit à l’avant-garde du monde moderne. Si l’avenir est à la civilisation du loisir (qui, à vrai dire, n’est pas encore à l’horizon), Rousseau récuse le prétendu progrès qui emportera pêle-mêle le dynamisme de la cité, son courage quotidien, l’originalité de son art de vivre. Et que dire de l’invasion de Genève par une foule de saltimbanques aux mœurs dépravées, qui mêleraient aux habitants les ombres torturées ou ricanantes dont ils ont la charge ? Ce qu’il faut à des Républiques – car tout ce débat est, dans le fond, parfaitement politique-, c’est la célébration des « vrais sentiments de la nature », qui sont immémorialement inscrits dans le cœur des citoyens. ? En d’autres mots, plus brutaux, ce qu’il faut au peuple, « ce sont des amusements qui lui fassent aimer son état », dans le cadre auquel il est habitué (dans la Genève contemporaine, par exemple, on se mettrait à l’échelon du cercle, du quartier, du régiment).

Le plaisir théâtral malgré tout

« Qu’est-ce que le talent du comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid (…) et d’oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d’autrui » : le mensonge pratiqué comme une méthode de connaissance de la vérité ne devient inacceptable aux yeux de Rousseau qu’à partir du moment où le comédien en fait un métier, « pour lequel il se donne en représentation pour de l’argent ». Le théâtre est un monde à part, qui a ses règles, ses méthodes, son langage, et qui ne saurait pour rien au monde être confondu avec une réalité à laquelle il se réfèrerait : c’est au moment de la représentation, quand les personnages prennent corps et figure que l’ambiguïté peut s’établir entre la scène et le monde. Ce décalage donne sa force au théâtre en tant qu’art, et Rousseau s’est toujours intéressé au discours théorique qui a été élaboré par le classicisme, mais il ne peut s’en tenir aux schémas préétablis, qui promettent libération et courage retrouvé aux spectateurs des tragédies, et un redressement des erreurs et des ridicules par la grâce du comique. Il pense en effet que l’auteur qui demeure prisonnier de ses personnages et qui veut distribuer blâmes et approbations au baisser du rideau selon un projet formé d’avance n’offre guère d’intérêt. Le public, ici, n’est d’aucun secours non plus, puisqu’il va toujours dans le sens de la routine et des idées reçues : il est impensable qu’il fasse un triomphe à une pièce qui va à l‘encontre de ses préjugés, et c’est bien pourquoi il serait vain d’attendre du théâtre l’élaboration d’une morale à contre-courant et au défi de la collectivité (il est impossible, en effet, d’imaginer un théâtre qui fuirait systématiquement le succès). C’est pourquoi le plaisir du théâtre est toujours un plaisir déçu, parce qu’il comble trop facilement l’attente, un plaisir inachevé, qui ne pourrait devenir productif sans un engagement du spectateur lui-même, à qui reviendrait la tâche d’achever le processus de la représentation. Rousseau ne s’aventure pas au-delà du raisonnable à rêver d’une théorie du spectateur, mais il en met une en pratique d’une façon extraordinaire dans la lecture qu’il a faite du Misanthrope. Jean-Jacques intervient outrageusement à mesure qu’il avance dans le texte, contredisant Alceste, tantôt l’interpellant et tantôt lui suggérant des pistes, variant à l’extrême l’identification avec le personnage et la prise de distance. A l’Alceste de Molière, qui retrouve ainsi tout son potentiel de personnage ouvert à une multitude d’interrogations, de siècle en siècle reprises, répond ainsi celui de l’acteur qui a eu besoin d’en fixer les contours pour le donner à voir et, surtout, celui du spectateur, naviguant entre la cour, le peuple et les honnêtes gens, reprenant l’homme aux rubans à chacun de ses faux pas et dessinant son propre portrait, à son insu peut-être, d’homme solitaire , amoureux de la nature et de la vérité, bafoué par des adversaires cruels et trahi dans ses amitiés. Mais, à frôler ainsi ses propres ombres (ce à quoi renvoie en dernier recours l’alchimie du théâtre), comment ne pas éprouver la fragilité des frontières entre vérité et mensonge, inconstance et courage, séduction et traîtrise ? Avez-vous remarqué, cependant, que cet achèvement du théâtre est indépendant du théâtre lui-même, qui ne peut donner que ce qu’il a, en conformité avec ce que tout un chacun en attend ? Au spectateur de franchir les lignes, au risque de se perdre, là-bas, plus loin, dans les arcanes de la théâtralité. En refermant cette Lettre à d’Alembert sur les spectacles, on reste étonné d’une chose : tout au long de sa démonstration, qui n’est avare ni de mots ni d’idées, Jean-Jacques Rousseau n’a guère évoqué l’hypothèse de la naissance d’un théâtre nouveau dans une société qui était en cours de transformation. Il récuse les quelques tentatives auxquelles il veut bien faire allusion (comme l’essai, dans la comédie de « rapprocher le ton du théâtre de celui du monde »), étant entendu une fois pour toutes que le théâtre ne peut rien pour corriger les mœurs. Si Rousseau avait quelque chose à déplorer, ce serait l’influence croissante prise par les femmes et l’invasion des scènes par les histoires et les questions d’amour. Le seul théâtre qu’il imagine pour l’avenir, s’appuierait, nous l’avons dit, sur un usage festif de la représentation, projetée dans un vaste espace, loin de tout professionnalisme et de tout rapport à l’argent. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’un tel projet, qui suppose une réconciliation générale de la société avec elle-même et que Rousseau tiendrait volontiers pour la forme suprême d’un théâtre démocratique –ne pourrait passer outre à l’aval d’un pouvoir qui l’intègrerait dans sa politique culturelle et qui lui ferait payer cher, sans trop tarder, ses premiers faux pas et ses prétentions à la transparence. Il y a vraiment des naïvetés ou des rêveries de Rousseau qu’on doit aujourd’hui, aborder avec un peu de circonspection. N’y a t-il pas bientôt trois siècles que l’histoire nous apprend à distinguer entre populaire et populiste, tradition et nationalisme, enthousiasme et appropriation critique du monde.

Robert ABIRACHED