Sexualité, transgression et politique dans les premières nouvelles de Yu Dafu

Sebastian Veg, CEFC, Hong Kong

Parmi les écrivains de la génération du 4 mai, Yu Dafu (1896-1945) est sans conteste le plus scandaleux, ayant fait son entrée sur la scène littéraire en 1921 avec une nouvelle sur la misère sexuelle d’un étudiant chinois au Japon et sur le « délit » de masturbation qui le tourmente. Dans le même recueil, « Départ au sud » évoque les relations sexuelles entre un étudiant et une jeune fille japonaise dans un environnement rural idyllique. Ces premiers textes ont contribué à faire de Yu un écrivain véritablement populaire, bien plus que Lu Xun en ce sens, puisqu’il aurait vendu 20 000 exemplaires de son premier recueil en deux ou trois ans, alors que « Journal d’un fou » et bien des écrits du 4 mai restaient circonscrits à un petit public d’intellectuels[1]. Yu Dafu a continué à s’interroger sur ces thèmes dans différents contextes narratifs, sociaux et politiques, abordant par exemple les relations incestueuses entre un fils et sa jeune belle-mère (et le fétichisme des pieds) dans « Rivière d’automne » en 1923, l’homosexualité, masculine dans « Nuit sans fin » en 1922, puis féminine dans « Une femme sans volonté » en 1932, ou encore les relations sado-masochistes dans « Le Passé » en 1927. Ces thèmes n’en restent pas moins difficiles à interpréter, notamment en raison de la réputation « scandaleuse » qui poursuit l’auteur. Peu de textes de Yu, pourtant un auteur prolifique, sont disponibles en langue occidentale ; et la publication dans la collection des « Corps curieux » chez Picquier en 2002 d’un choix de textes traduits par Stéphane Lévêque tend à le rattacher à la tradition érotique chinoise. Inversement, dans les traductions réalisées en Chine et publiées aux Presses en langues étrangères, la dimension scandaleuse est soigneusement exclue, les compilateurs ayant choisi de mettre en avant les textes emblématiques de l’engagement social de Yu Dafu, pourtant toujours ambigu.

En réalité, les thèmes liés à la sexualité ne se réduisent pas à leur dimension « scandaleuse » : on aurait d’ailleurs du mal à qualifier ses textes d’érotiques, tant les thèmes cités y sont abordés de manière allusive, notamment au regard de la tradition littéraire chinoise. Dès lors, il faut s’interroger sur le traitement de ces thèmes, aussi bien dans la structure narrative que dans leur portée sociale et politique. S’ils sont généralement liés à ce qui se présente comme une déchéance matérielle et morale du protagoniste, le jugement narratif et auctorial porté sur des comportements apparemment « déviants » reste souvent ambigu. De même, les désormais classiques interprétations politiques de cette « déchéance » qui font apparaître la frustration sexuelle comme une métaphore de l’impuissance politique, ne nous paraissent pas entièrement satisfaisantes. C’est donc sans doute à travers l’angle du statut du texte de fiction, et du type de revendication émancipatrice que porte la voix du protagoniste, qu’une compréhension plus fine des thèmes transgressifs de Yu Dafu est possible. Nous nous sommes restreints à un choix de cinq textes[2] parmi les premiers de Yu Dafu, qui permettent, autour d’une certaine unité thématique, de comprendre les ressorts du « scandale » littéraire de leur parution, tout en les inscrivant dans la dynamique émancipatrice du mouvement du 4 mai 1919.

Le traitement de la sexualité

Le traitement que propose l’auteur des thèmes liés à la sexualité est en réalité toujours ambigu, oscillant entre la réprobation morale qui découle du sentiment subjectif de culpabilité du protagoniste, le sentimentalisme qui s’exprime de façon privilégiée dans les expériences de communion sensuelle avec la nature (notamment sous l’influence du romantisme européen), et enfin l’ironie auctoriale, discrètement présente vis-à-vis des épanchements de ces jeunes héros nombrilistes qui semblent ignorer le monde qui les entoure, sans pour autant disqualifier leur aspiration émancipatrice.

« Dissection » psychologique

Les premières nouvelles de Yu Dafu abordent différents aspects du désir d’une façon que le lecteur du 4 mai pouvait percevoir comme scandaleuse, bien qu’elle soit loin d’être sans précédent dans la littérature chinoise. « Le Naufrage » comporte ainsi une scène de voyeurisme, où le jeune héros devine plus qu’il n’observe la fille du patron de son auberge dans son bain, et l’évocation répétée de la masturbation ; « Nuit sans fin » fait le portrait d’un protagoniste masochiste qui éprouve du plaisir à travers un rituel complexe lors duquel il se pique avec une aiguille donnée par une jeune fille de la rue tout en s’observant dans un miroir, et se remémore avec tristesse un garçon qu’il a abandonné à Shanghai. Le scandale ne découle pas tant des thèmes évoqués que de leur place centrale dans le conflit psychologique qui travaille les protagonistes des textes. Il s’agit en effet généralement de portraits de jeunes hommes en situation – notamment matérielle – difficile, torturés à la fois par des désirs incontrôlables et la culpabilité qu’ils provoquent.

Dans la brève préface du recueil Le Naufrage, l’auteur évoque ainsi une dimension pathologique : « Le premier texte, « Le Naufrage », décrit la psychologie d’un jeune homme malade, ou encore dissèque la mélancolie maladive – hypochondria – d’un jeune homme ; il contient également un récit du désespoir (kumen) de l’homme moderne – le désir sexuel et le choc entre l’âme et la chair » (CL, 1[3]). En effet, les difficultés du protagoniste sont multiples. Il est victime d’une paranoïa aiguë, qui le pousse à fuir toujours plus loin tout contact humain : « Il évitait le plus possible ses camarades, et pourtant, partout où il allait, il croyait sentir dans son dos leurs regards malveillants. » (N, 89). Rougissant dès que ses camarades japonais s’adressent à des filles, il s’en veut ensuite d’avoir manqué de courage : « You coward fellow, you are too coward ! Puisque tu trouves cela honteux, qu’as-tu à regretter ? » (N, 91). Les rires de l’aubergiste et de sa fille après qu’il a épié cette dernière ne font que renforcer son sentiment de persécution et le poussent à fuir dans la nature, où la moindre présence humaine lui rappelle ce qu’il perçoit comme une humiliation. Comme dans le « Journal d’un fou » de Lu Xun, quand il rencontre un passant il se demande aussitôt « Ce paysan serait-il lui aussi au courant ? » (N, 107). C’est ainsi qu’il s’installe finalement à l’écart de toute présence humaine, dans le « Jardin des pruniers ». La paranoïa généralisée est ici présentée comme le symptôme d’une impossible mise en conformité des désirs du personnage avec son rôle social, rattachée par Yu au « désespoir de l’homme moderne ».

Les « pulsions » qui animent ces personnages sont présentées comme incontrôlables : quels que soient les efforts du héros du « Naufrage », il ne parvient pas à se soustraire à la masturbation, de même que le héros d’« Une mort argentée » ne parvient pas à arrêter ses expéditions nocturnes à Tokyo : « Dès qu’il fermait les yeux, il voyait devant lui toute une foule de jeunes femmes assises, souriant dans l’ombre d’une lumière rouge. Certaines lui lançaient un regard oblique, certaines hochaient la tête, certaines encore enlevaient leurs vêtements du haut ou du bas, certaines lui tendaient une main satinée d’une blancheur de neige. À ce moment-là, sans savoir ce qui lui arrivait, il ne pouvait que suivre cette main satinée, et sortait comme dans un rêve. C’est seulement quand un corps chaud et doux se pressait contre sa poitrine qu’il se rendait compte qu’il n’était plus à la bibliothèque. » (CL, 90). Les désirs et fantasmes ne semblent donc pas contrôlables par la raison. En choisissant de donner à ses analyses le nom de « dissections », et en décrivant des « pulsions » incontrôlables, Yu Dafu se place donc sur le terrain de la pathologie qui lui permet à la fois de décrire sans limites de bienséance et sans jugement moral explicite du narrateur, tout en situant ce qu’il décrit à l’écart de la norme, du côté de l’incontrôlable. De ce point de vue, l’emploi répété par le narrateur du « Naufrage » du mot « hypocondrie » en anglais (N, 103) sous-entend à la fois que la personne ne souffre pas d’une pathologie physique et postule implicitement un désordre psychologique.

Culte de la pureté et réprobation morale

Au-delà de cette problématique objectivité auctoriale, l’analyse des désirs et de la sexualité s’accompagne de l’affirmation d’une forte culpabilité subjective par les personnages, qui revendiquent au contraire une quête de la pureté, par rapport à laquelle leurs désirs réels représentent toujours une déchéance. Dans « Le Naufrage », le « culte de la propreté physique et morale » (N, 101) du personnage s’exprime sous la forme d’une obsession de la pureté qui le conduit à prendre des bains, à boire du lait et à manger des œufs crus pour se laver de ce que le narrateur désigne aussi comme son « délit ». Le plaisir de l’excitation érotique va toujours de pair avec une souffrance, physique autant que morale, par exemple quand la fille de l’aubergiste lui rend visite : « Lorsqu’elle entrait dans sa chambre, sa respiration s’accélérait jusqu’à la suffocation ; sa présence lui était un tourment si insupportable que depuis quelque temps, il en était réduit à sortir en courant de sa chambre quand elle y venait. » (N, 105). Les désirs sexuels du personnage apportent donc peu de plaisir et un fort sentiment de culpabilité, qui leur dénie tout potentiel émancipateur, mais contribue ainsi à construire la dimension transgressive du texte pour le lecteur.

On retrouve cette binarité dans « Départ vers le sud », où c’est la religion qui joue le rôle de contrepoids à la sensualité. Ayant fui Tokyo pour la campagne, Yi Ren s’est installé chez une dame anglaise chez qui se rassemblent des étudiants en théologie pour prier et lire la Bible. On peut noter que c’est pendant une telle séance que Yi Ren observe la bouche de Miss O, la jeune fille japonaise (CL, 56). Mais en retour, quand il retrace les empreintes de pas de Miss O sur la plage, Yi Ren cite (en anglais) des phrases de la Bible qui condamnent ses « pensées impures » : « whosoever look the woman to lust after her hath committed adultery with her already in his heart. » (sic, CL, 65) et évoque la nécessité de s’arracher un œil pour se purifier. Au-delà de la religion, qui paraît parfois hypocrite (quand l’étudiant japonais K attaque Yi Ren dans son sermon, utilisant le discours religieux de la pureté pour exprimer sa jalousie amoureuse), l’apparition à Yi Ren du fantôme de la femme qu’il a aimée autrefois, au moment même où il recherche nuitamment les traces des sa promenade avec Miss O (CL, 65) peut-être lue comme un symbole de son sentiment de culpabilité[4].

On trouve des exemples moins tragiques de ce conflit subjectif entre la pureté des aspirations et les désirs, comme dans « Enivrantes soirées de printemps », où le protagoniste, dont le désir est éveillé par la sollicitude de sa voisine, rapporte : « Quand je sentis cette émotion monter en moi, je fermai les yeux pendant plusieurs secondes, et c’est seulement après que l’ordre de la raison l’eût emporté que je rouvris lentement les yeux. Tout semblait plus lumineux que quelques secondes plus tôt[5].  » Ici, comme également dans « Fleurs d’osmanthe tardives » (1932), où le protagoniste et la sœur de son ami décident d’un commun accord de renoncer à une relation sexuelle, le protagoniste surmonte son conflit intérieur sans le même sentiment de culpabilité que dans « Le Naufrage ». Il n’en reste pas moins que la passion est présentée comme étant en contradiction frontale avec la pureté et l’idéal que les héros poursuivent.

Mais du point de vue du narrateur, le jugement est bien moins évident. Le scandale qu’a provoqué le premier recueil de Yu et son étiquetage comme « décadent » (tuifei)[6] sont sans doute dus avant tout à cette posture narratoriale de la « dissection », c’est-à-dire à la description complaisante de ce qui est présenté comme une pathologie médicale, mais ne fait l’objet en même temps d’aucune condamnation morale. En effet, les tourments subjectifs des personnages, comme celui du « Naufrage », apparaissent comme une partie de leur pathologie : le narrateur les désigne explicitement comme des symptômes de leur hypocondrie[7]. Faut-il pour autant comprendre qu’il suffirait de se libérer de cette culpabilité maladive pour que le personnage se libère de « l’oppression » de laquelle il se plaint ? Les réponses à cette question différent selon l’interprétation de cette oppression elle-même : celle-ci est-elle de nature sociale, nationale, ou encore individuelle ? On a un peu vite fait d’assimiler les étudiants troublés de Yu Dafu au « mal chinois » ou encore aux faiblesses du « caractère national » : obsédés par leur plaisir et en même temps rongés par les remords, ce sont avant tout des intellectuels modernes, de jeunes hommes éduqués mais en rupture de ban, souvent exclus de la société malgré eux. En se référant toujours à des idéaux de pureté morale inspirés de la culture classique, ils ne cautionnent pas la modernisation des mœurs ; ils ne sont pas non plus réellement occidentalisés et ne revendiquent pas l’émancipation sexuelle et individuelle des héros de Lu Xun, même si ceux-ci aussi défendent souvent des position complexes vis-à-vis de l’Occident[8]. Néanmoins, les jeunes héros de Yu Dafu recherchent la liberté sexuelle moderne, mais à l’intérieur d’un schéma dualiste lié au monde ancien, dans lequel l’amour se rattache à la quête d’un être idéal, alors que les désirs charnels sont assouvis avec des prostituées. À aucun moment dans les premiers textes de Yu cette dualité ne semble pouvoir se résoudre, par exemple dans la figure d’une femme moderne émancipée, à la fois sensuelle et « admirable ».

En déplorant au contraire leur propre décadence morale, les héros se présentent comme des « faibles » au sens nietzschéen. Yu Dafu semble suggérer ainsi la nécessité d’une rupture spirituelle, d’une refondation des valeurs, mais dont les modalités restent à définir : souhaite-t-il l’avènement d’un « surhomme » nietzschéen qui assume ses désirs sans remords ? Ou bien un retour à la pureté de la tradition ?

Érotique et politique

Le lien qu’établit Yu Dafu entre érotique et politique a été abondamment commenté, notamment dans le « Naufrage », où l’impuissance sexuelle est censée servir de métaphore à l’impuissance nationale chinoise[9], ou sur un autre mode dans « Enivrantes nuits de printemps », où la misère sexuelle et économique vont de pair, préfigurant selon certains l’évolution politique de Yu vers la gauche et le tournant révolutionnaire de 1927. L’auteur en donne pourtant une explication nuancée dans la préface, notant que son premier recueil « aborde aussi à quelques endroits l’oppression des étudiants chinois sous l’effet du nationalisme japonais, mais je craignais qu’on le lût comme de la propagande, donc je n’ai pas insisté » (CL, 1). Toute lecture politique des textes devra donc tenir compte de cette réserve, formulée sous sa forme la plus vigoureuse par Michael Egan, qui estime que la « tentative d’ériger le nationalisme et l’anti-impérialisme en thème central dans l’étude d’une personnalité pathologique apparaît comme forcée[10] ».

Étudiants chinois au Japon

Les nouvelles du premier recueil de Yu ont toutes trois été écrites au Japon et thématisent la situation, emblématique de la génération du 4 mai, d’un étudiant chinois qui y séjourne. Cette rencontre culturelle apparaît à travers la thématique des jeunes filles japonaises, dont l’infidélité supposée ou la sensualité excessive provoque la déchéance du personnage principal. Dans « Départ au sud », la maladie du héros est provoquée par l’infidélité de la fille de l’aubergiste, qui séduit d’abord l’étudiant, se promenant à moitié dévêtue dans l’auberge (CL, 68), prenant l’initiative d’entrer dans sa chambre quand personne n’est là (CL, 69), mais se jetant de nouveau dans les bras de son amant japonais dès que celui-ci revient. C’est pour se soustraire à ses souvenirs que le personnage fuit lui aussi « vers le sud », loin des hommes, dans une nature vierge et la dévotion religieuse. De même, dans « Une mort argentée », la soirée de beuverie finale qui entraîne la mort du protagoniste suit de peu l’annonce de la nouvelle que la serveuse de son bistrot préféré va se marier.

L’image la plus explicite de cette supposée impudeur des femmes japonaises est celle de la prostituée, notamment dans « Le Naufrage », qui fait écho au passage déjà cité dans « Une mort argentée ». Après avoir surpris et épié les ébats d’un couple en pleine nature, au moment même où il en célébrait la pureté, le héros, comme possédé par une force qu’il ne contrôle pas, se met à marcher, prend un tramway, puis un bateau, pour entrer finalement dans une maison de passe. Se sentant humilié par la serveuse qui s’absente longtemps après lui avoir apporté du vin, au comble de la gêne et piqué par le bruit de ses voisins japonais, il s’exclame : « Vengeance ! Vengeance ! Je vous le revaudrai un jour ! Y a-t-il une femme sincère en ce monde ? Espèce d’ingrate, tu oses me laisser tomber ? C’est fini, jamais plus je n’aimerai une femme ! Plus jamais ! La Chine sera mon seul et unique amour ! » (N, 119) Comme tous les commentateurs le soulignent, il y a bien sûr une part d’humiliation subjective qui se rattache au nationalisme chez cet étudiant qui n’ose pas avouer à la serveuse d’où il vient. En ce sens, la nuit placée sous le signe de l’acte sexuel non-réalisé, auquel se substitue le sommeil éthylique, a été analysé comme un symbole de l’impuissance nationale. Néanmoins, comme l’a déjà souligné Michael Egan, il est difficile de lire dans les imprécations décousues du personnage autre chose qu’une expression du dépit et de sa frustration purement individuelle. Quand, le lendemain matin, « Sans raison précise, il fut pris du désir de s’enfoncer dans la mer et d’y mourir », c’est précisément le suicide gratuit qui apparaît comme la pulsion première, et le poème qu’il déclame et qui clôt la nouvelle – « Chine, ô Chine, c’est toi auras causé ma mort/ Hâte-toi de devenir riche et puissante » (N, 123) – qui vient comme une justification ex post plaquée sur ce désir.

Au-delà de la vraisemblance psychologique, le narrateur vient d’ailleurs lui-même mettre en doute l’humiliation nationale avancée par le héros comme cause de son désespoir et de sa paranoïa. Le héros, troublé par sa rencontre avec un groupe de filles et de garçons japonais, monologue dans sa chambre : « Imbécile, imbécile ! Tu ne comptais pas pour elles ! Leurs œillades n’étaient destinées qu’aux Japonais. Oh, elles l’avaient vu tout de suite, elles savaient que je suis un sujet du “Céleste empire”, sinon, pourquoi n’auraient-elles pas eu un regard pour moi ? Vengeance ! Vengeance ! » (N, 91). Mais le narrateur ne cautionne pas cette tirade, soulignant d’emblée : « Lorsque ses camarades japonais riaient, il craignait toujours que ce ne fût à son sujet, et le rouge lui montait aussitôt au visage » (N, 90), ce qui rattache explicitement la séquence entière à la pathologie paranoïaque du héros. Ce biais subjectif est confirmé quand le lecteur comprend que le héros est également snobé par ses camarades chinois : « Quand parfois, il croyait avoir trouvé un langage commun, il se laissait aller à raconter sa vie intime ; mais sur le chemin du retour, il regrettait d’avoir parlé à tort et à travers et se faisait des reproches encore plus véhéments que lorsqu’il se terrait sans voir personne. Ses amis chinois en conclurent qu’il souffrait d’une maladie mentale. » (N, 104). Il est intéressant de noter que, dans « Départ vers le sud », la configuration s’inverse, puisque c’est l’étudiant japonais en théologie K. qui est jaloux du héros chinois, et de ses rapports privilégiés avec Miss O, avec qui il se promène longuement dans la forêt, avant de lui rendre visite quand elle est malade. L’opposition entre les protagonistes des deux nouvelles montre que l’humiliation nationale, certainement présente dans « Le Naufrage » est à comprendre comme une partie de la pathologie subjective du héros de cette nouvelle plutôt que comme un trait emblématique des étudiants chinois au Japon en général[11].

Jing Tsu propose une analyse intéressante de la nouvelle « Nuit sans fin », réputée scandaleuse parce qu’elle aborde le thème de l’homosexualité et du masochisme. Le héros, Yu Zhifu, prend un plaisir sexuel affirmé à s’observer dans le miroir pendant qu’il se pique la joue avec une aiguille, préalablement obtenue d’une femme de la rue. Selon Tsu, le masochisme, qui fonctionne comme substitut d’une perte (en l’occurrence de l’homosexualité refoulée du personnage), serait en réalité une métaphore du patriotisme, la masculinité blessée renvoyant au nationalisme blessé. Il affirme ainsi : « Pour Yu Dafu et Guo Moruo, la patrie chinoise avilie ne pouvait être aimée que de façon auto-humiliante. Aimer la nation, c’était l’aimer sur le mode de l’abattement issu d’une sexualité humiliée[12]. » Cette analyse nous semble peu convaincante, dans la mesure où la nouvelle considérée n’aborde précisément jamais le thème du nationalisme et de la nation, se déroulant entièrement en Chine et entre Chinois, alors que Yu Dafu thématise explicitement cette question dans certaines nouvelles de la période japonaise.

En revanche, l’idée de l’amour de la patrie comme composante du masochisme éclaire bien « Le Naufrage ». En effet, les premières nouvelles de Yu mettent en scène des étudiants engagés dans des études au Japon, le symbole même de l’ouverture de la Chine au monde, à la culture étrangère, à la modernité, mais aussi à des désirs qui n’entrent pas dans le paradigme de la culture classique. « Le Naufrage » doit d’ailleurs son succès immédiat à sa lecture comme une attaque contre la famille et le système social traditionnel, dépeignant un jeune homme isolé, en rupture avec sa famille, et rompant même avec son frère au cours de l’histoire (N, 110). De ce point de vue, comme l’affirme Jing Tsu, l’« auto-dissection » de ces héros est un moyen d’exprimer la critique culturelle, de leur déchirement intime entre les désirs liés à l’individualité moderne et les représentations traditionnelles de la morale. La mise en scène de ce dilemme est comparable à celle des nouvelles Lu Xun, à cette différence près que ce qui apparaît chez ce dernier comme des dilemmes intellectuels et moraux insolubles est thématisé chez Yu Dafu à travers les contradictions du désir érotique[13].

Passion et prolétariat

Les critiques et traducteurs de Chine populaire ont également mis en avant une autre dimension politique de Yu Dafu, présentée comme découlant de son « patriotisme » : son évolution supposée vers le communisme. Dès la nouvelle « Départ au sud », le thème de la corruption morale de la grande ville s’accompagne dans la bouche du protagoniste Yi Ren d’un discours sur la misère de la classe ouvrière au Japon. Parlant à son ami occidental dans le tramway, il peint un portrait noir de la condition ouvrière, l’attribuant à « ces gens détestables qui ont le pouvoir, cette classe détestable qui détient le pouvoir », avant de se reprendre en ajoutant : « Pourquoi ne t’occupes-tu pas d’abord d’aider tes propres compatriotes ? » (CL, 45) Yi Ren reprend ce thème dans le sermon qu’il fait à la campagne à la fin de la nouvelle, reliant la « pauvreté matérielle » à la pureté des esprits simples : « Tous ceux qui ne se satisfont pas du présent, de la frivolité du monde matérialiste, les idéalistes qui éprouvent une faiblesse morbide fin-de-siècle parce que leurs espoirs de bonheur dans le monde à venir ne pourront se réaliser, peuvent être comptés parmi ces opprimés spirituels. » (CL, 81). Ce sermon fait implicitement un lien inouï entre l’exploitation des opprimés, l’ascèse des jeunes intellectuels, et la pureté d’un amour authentique dans la nature. Néanmoins, il est l’inverse d’un programme politique d’émancipation dans la mesure où il semble tracer la voie d’une sortie de l’exploitation morale dans la grande ville à travers une purification rurale et religieuse.

C’est dans une des premières nouvelles écrites après le retour de Yu en Chine que ce lien est traité de façon plus précise. « Enivrantes soirées de printemps » (1923) décrit la déchéance matérielle d’un jeune intellectuel à Shanghai, tentant en vain d’écrire des articles ou des traductions. Il vit dans un dénuement tel qu’il ne sort presque plus à la lumière du jour, se cloîtrant dans une misérable mansarde qu’il partage avec une jeune ouvrière travaillant dans une usine de cigarettes. Ce texte relate par le menu sa déchéance – insomnie, malnutrition, saleté, atrophie musculaire – jusqu’à ce qu’il connaisse une « solidarité objective » avec sa voisine, qui apparaît dès lors paradoxalement comme le dernier lien qui l’attache au monde. Sa chambre impeccablement rangée, sa politesse et l’invitation qu’elle fait au héros de venir partager quelques sucreries en font le seul symbole de la pureté pour le héros dans un monde plongé dans la corruption. Ici, l’attraction mutuelle, toutefois sévèrement contenue dans les limites de l’étiquette par le héros, est l’expression d’une solidarité de classe que l’ouvrière exprime par le constat : « Alors, vous êtes comme moi[14] ? » L’attirance érotique, qui s’exprime comme dans les premières nouvelles par l’idéalisation d’une femme intouchable pour le héros, devient alors le moteur d’une possible rédemption, qui pourrait être de nature politique. Néanmoins, cette dimension reste tout à fait allusive, et la méfiance indue de la jeune fille pour l’intellectuel et ses sorties nocturnes est là pour rappeler l’abyme de classe qui sépare les deux personnages. Ce thème de l’attirance pour la jeune ouvrière, corrompue par la grande ville et l’exploitation qu’elle subit, est devenue un topos de la littérature et du cinéma chinois engagé des années 1920 et 1930 ; mais sa première configuration par Yu Dafu n’en permet pas pour autant une lecture univoque. Tout comme les autres thèmes de Yu, il est difficile de lui donner un sens univoque.

Écriture et individualisme ambigu

Dans la mesure où le programme politique de Yu Dafu reste incertain, il faut donc reposer la question de la portée de la transgression : la thématisation littéraire de la sexualité prise pour elle-même n’ouvre-t-elle pas, plutôt que sur une idéologie, sur une aspiration à l’émancipation individuelle qui inscrirait pleinement Yu Dafu dans la lignée du 4 mai ? De ce point de vue, il faut considérer la thématique érotique à la lumière de la vision romantique de l’individu qui caractérise ses nouvelles, mais aussi de la thématique de l’écriture, qui lui est liée, et de l’utilisation de la première personne qui en découle. Yu Dafu écrivait ainsi en 1933 : « La nouvelle idée dont le mouvement du 4 mai a hâté la découverte dans le domaine de la littérature est celle du moi[15]. »

L’héritage romantique

La construction de l’individu se fait d’abord par référence au romantisme européen, et implicitement aux Rêveries de Rousseau, que Yu a traduites. On pourrait aisément considérer que la matrice des premiers textes de Yu est l’opposition entre la vie urbaine et rurale, qui recoupe toute une série de dualités, notamment celle de la décadence morale et de la pureté, mais aussi celle de la tradition et du modernisme.

Alors qu’« Une mort argentée » évoque la grande ville japonaise industrialisée à travers les images la gare de Tokyo la nuit, ou de la grisaille de l’aube dans les quartiers de plaisir (CL, 93), sur un mode qui rappelle les Chroniques d’Asakusa de Kawabata (1929) et le genre du « Ero, guro, nansensu » (érotique, grotesque, absurde) japonais[16], « Le Naufrage » et « Départ au sud » sont construits comme des retours dans une nature idyllique. Celle-ci se place dans le premier cas sous le signe de Wordsworth, dont le protagoniste récite les poèmes, dans le second sous celui de Goethe, dont la « Chanson de Mignon » est citée en entier (et traduite en annexe), et dont l’œuvre fournit également les titres de la quasi totalité des 7 chapitres de la nouvelle de Yu, donnés d’abord en allemand, puis en chinois[17]. L’idée du « sud », empruntée à Goethe, renvoie elle aussi au passé rural[18], puisque Yi Ren se croit « revenu au 18ème siècle » (CL, 47), et à une nature idyllique où Yi Ren communie avec Miss O au chapitre 4 (CL, 62), tandis qu’elle chante le poème « Kennst Du das Land, wo die Zitronen blühn », le faisant pleurer.

Dans « Le Naufrage », la nature est le lieu où l’individu se libère de l’oppression de la foule, en consonance avec les thèmes nietzschéens relevés dans ce texte par Raoul Findeisen, et matérialisés par les extraits de Zarathustra que le protagoniste déclame aux paysans qui passent. S’il trouve initialement que N. est un « trou de campagne », redoutant les feuilles qui bruissent, les insectes et les souris (N, 100), la nature devient ensuite le lieu où il est enfin capable de prendre la parole, s’écriant : « Voici le lieu où chercher asile. L’humanité médiocre est jalouse de toi, se moque de toi, se rit de toi. Seuls, la nature, l’azur et le soleil éternellement jeune, cette brise de l’été finissant et cet air limpide de l’automne naissant te tiennent lieu d’amis, de mère d’amante. » (N, 86) La nature contient une promesse d’éternité et de « jeunesse éternelle » (cf. N, p. 85), d’un cycle de naissance et de mort sans cesse renouvelé. Elle exhale la sensualité d’une « mère » qui est en même temps une « amante ». L’épisode de la masturbation est d’ailleurs explicitement lié à cette sensualité de la nature printanière : « Un vent chaud soufflait jour et nui, et l’herbe verdissait. Dans les champs de blé proches de l’hôtel, les épis grandissaient pouce par pouce. Tandis que le monde animal et végétal était en pleine métamorphose, se mélancolie innée était de jour en jour plus noire, et c’était de plus en plus fréquemment qu’il commettait le matin sous sa couverture un acte ignominieux. » (N, 101). La qualification comme « délit » n’est donc pas intrinsèque à l’acte, puisque celui-ci est présenté comme un élément naturel du cycle des saisons ; au contraire la sensualité exacerbée du personnage trouve sa source dans la nature, la conscience du délit se bornant à sa psychologie.

La sensualité de la nature n’apparaît pas comme impure dans la scène d’ablutions à l’eau du puits dans le Jardin des Pruniers, au moment où un soleil ardent se lève, après quoi le héros « eut soudain l’impression d’avoir recouvré toute sa vigueur » (alors que son « délit » l’affaiblit), et déclame un poème de Huang Zhongze[19] (N, 112). La dimension religieuse est esquissée ici, puisqu’on lit encore : « Il lui sembla être devenu, dans un passé millénaire, l’un des premiers chrétiens, et, face à cette révélation de la nature, il ne put s’empêcher de sourire de son étroitesse d’esprit » (N, 113). Cette pureté régénératrice, qui rappelle l’engouement des romantiques européens pour le Moyen-Âge chrétien, est cependant immédiatement anéantie quand il surprend un couple dans le blé.

La confusion entre une nature sensuelle et une purification religieuse se retrouve également dans « Départ vers le sud ». Le héros Yi Ren, décrit par l’auteur comme « un idéaliste velléitaire » (CL, 1), est à l’opposé de la gêne maladive de celui du « Naufrage », puisqu’il parle avec les jeunes filles japonaises, poursuit même les traces de leur pas, et leur récite des poèmes. Ainsi, quand les étudiants japonais, également inspirés par la beauté sublime de la nature, s’interrogent sur l’existence de dieu, Yi Ren répond en citant Thaïs d’Anatole France (1899), où un moine renonce à la sainteté pour l’amour charnel d’une courtisane d’Alexandrie, avant de se raviser en citant une phrase de l’évangile selon Mathieu sur l’adultère et d’en commenter une autre dans son sermon final, faisant l’apologie de la pauvreté spirituelle. La référence au romantisme chez Yu Dafu reste néanmoins porteuse d’un élan d’émancipation dans cette nouvelle, et même dans « Le Naufrage » : cet élan apparaît cependant comme tragique, se rattachant à une utopie anti-moderniste, comme chez certains romantiques analysés par Michael Löwy[20], et donc qui ne peut précisément pas trouver de réalisation à travers un programme politique et social. Si l’amour et la fusion avec un être idéal constituent une possible sortie de la corruption du monde moderne, ils ne peuvent rester purs qu’en se sublimant eux-mêmes. C’est pour cette raison sans doute que Zhou Zuoren a fait l’éloge du « Naufrage » comme récit « de l’agonie moderne[21] », qui atteste la frustration des aspiration individuelles résultant d’une modernité vécue douloureusement.

Le statut de l’écriture

Cette agonie est désignée plusieurs fois dans les nouvelles par le terme « tourmente » ou « désespoir », kumen, qui renvoie à cette individualité entravée dans son émancipation (N, 101). Il est emprunté à un ouvrage japonais intitulé Les Symboles du désespoir (Kumon no shôchô) de Kuriyagawa Hakuson, traduit et commenté par Lu Xun en octobre 1924. Loin d’un programme politique, Kuriyagawa affirme que l’art prend sa racine dans la suppression de la vitalité humaine et de la frustration. Yu Dafu se sépare ici de la vision romantique d’un art libérateur[22], empruntant aux symbolistes une vision de l’écriture comme symptôme de la faiblesse de l’humanité moderne. L’écriture a donc une place importante dans la question de l’émancipation individuelle, d’autant que Yu Dafu a été l’un des premiers à pratiquer l’écriture à la première personne, et l’autobiographie, publiant son Journal à partir de 1928. Dans le domaine de la fiction, l’influence du shishôsetsu japonais, le « roman du moi », a sans doute été déterminante, Yu allant jusqu’à reprendre à son compte l’affirmation d’Anatole France soutenant que toute écriture est autobiographique[23]. Ce type de prise de position, accompagnant des textes abordant la sexualité, ne pouvait manquer de choquer, érigeant l’intimité la plus personnelle en part légitime de la personnalité[24].

Si les trois nouvelles du recueil Naufrage sont à la troisième personne, Yu Dafu y joue néanmoins avec le thème de l’écriture du moi. Il existe d’ailleurs une variante explicitement autobiographique des deux derniers chapitres du « Naufrage » intitulée « Nuit de neige », où Yu Dafu raconte sa visite dans une maison close Tokyo. De même, le chapitre 3 retrace une vie qui a des parallèles surprenants avec celle de Yu Dafu, depuis la naissance au bord de la Fuchun, à 90 li de Hangzhou (Yu Dafu est né à Fuyang), jusqu’aux études au Japon, pendant lesquelles le héros change d’orientation, et part pour Nagoya. De même, le protagoniste de « Départ au sud » s’appelle Yi Ren, « l’autre », et il représente comme on l’a vu, l’opposé polaire du « moi » que serait le héros du « Naufrage »[25].

Plus important, outre le monologue dans la nature, il y des passages d’expression écrite directe du moi à la première personne insérés dans cette dernière nouvelle, de deux types : le journal et les poèmes classiques. Le journal à la première personne apparaît au lecteur sous forme d’une entrée rédigée par le héros après avoir croisé deux étudiantes à qui il n’a pas osé parler. Loin d’être un symbole d’affirmation de soi, il apparaît plutôt comme l’expression de sa pathologie : le héros s’y lamente sur son sort, affirmant comme Des Esseintes qu’il est vieilli avant l’âge : « Vingt et un ans et je suis comme un arbre mort, un feu éteint ! » (N, 92) De plus, c’est dans ce passage que se forge d’abord la mise en parallèle de l’humiliation érotique et nationale : « Mon pays n’a-t-il pas d’admirables paysages, des femmes belles comme des fleurs ? Que suis-je venu faire dans cette île de la mer orientale ? » (N, 91). Comme dans le « Journal d’un fou » de Lu Xun, l’écriture de journal à la première personne est donc corrélée à la pathologie, ici à la paranoïa. Peu après, le narrateur remarque en effet lui-même à propos du protagoniste : « Il se réfugiait de plus en plus dans ses fantasmes et c’est sans doute à cette époque que s’implantèrent profondément les symptômes de son hypocondrie. » (N, 95) Cette prise de distance narratoriale souligne que l’écriture à la première personne, loin d’être émancipatrice, est elle-même un symptôme de la paranoïa et, pourrait-on ajouter, du masochisme. De ce point de vue, un parallèle clair peut être tracé avec le texte de Lu Xun, l’hypostase de la subjectivité entraînant dans les deux cas une opposition massive à la société qui s’avère insoutenable pour l’individu. Le « fou » de Lu Xun s’abîme dans la paranoïa et renonce finalement à son discours de révolte[26] ; le protagoniste du « Naufrage » sort lui aussi de la société, s’aventurant au bord du suicide.

Cependant, alors que chez Lu Xun, le journal en langue vernaculaire s’oppose à la préface en langue classique, dans « Le Naufrage » les poèmes classiques insérés dans le texte sont porteurs du même discours subjectif. Ce discours est clairement frappé d’ironie, par exemple quand le héros ne peut s’empêcher de pleurer en quittant Tokyo et écrit un poème dans le train, alors même que cette ville lui répugne, et qu’il la fuit. De même, le poème final, dans lequel il invoque la Chine, apparaît surtout comme une façon de donner à sa frustration individuelle un sens politique[27]. Le besoin d’épanchement qui lui fait entendre des voix (« Un être aussi noble que toi est le souffre-douleur de l’humanité, quelle injustice criante ! Mais tu n’y peux rien, c’est la volonté du ciel » ; N, 111) donne lieu à des commentaires ironiques du narrateur : « Il savourait la douceur infinie qui se mêlait à sa détresse. » (N, 111) Lu Xun a d’ailleurs formulé des observations analogues sur ce le nombrilisme de ce personnage dans sa nouvelle « Le Solitaire[28] ». Au total, l’écriture de l’épanchement est donc loin d’être cautionnée, apparaissant plutôt comme une nouvelle variété du masochisme du personnage principal, un moyen de trouver du plaisir en baignant dans la souffrance. Cette dimension masochiste renvoie à l’ambiguïté de l’écriture du moi : à la fois émancipatrice parce qu’elle est transgressive, elle procure un plaisir qui reste cependant un substitut de l’acte lui-même, rappelant également son impuissance à réaliser socialement l’émancipation qu’elle appelle. C’est pour cette raison sans doute que les nouvelles de Yu restent généralement sans dénouement : « Nuits de printemps » se referme sur l’errance nocturne du personnage, revenu du suicide, « Le Naufrage », laisse le héros au bord de la mer, mais hésitant à se noyer, « Départ au sud » le montre « entre la vie et la mort » sur un lit d’hôpital. C’est le signe que l’écriture est impuissante à trancher les dilemmes de la vie, impuissante à émanciper les individus à leur place, même si elle peut appeler de ses vœux cette émancipation.

En conclusion, la représentation du désir et de la sexualité chez Yu Dafu reste donc plus ambiguë qu’on pourrait le penser. Si les thèmes abordés sont parfois scandaleux, leur traitement est loin d’être érotique ou complaisant, la posture narratoriale de la « dissection » permettant une position sans jugement moral explicite tel que semble le porter le protagoniste sur lui-même, tout en étiquetant celui-ci comme individu pathologique. À la lecture du diptyque japonais « Le Naufrage » et « Départ au sud », il paraît également difficile de souscrire à une interprétation trop politique des tourments individuels des personnages, puisque ceux-ci ne se rattachent pas systématiquement à une conscience nationale ou sociale humiliée. Il s’agit plutôt de la tension entre une aspiration émancipatrice plus générale qui accompagne le modernisme, tout en s’exprimant dans une thématique issue du romantisme anti-moderniste. C’est à ce « tourment » que l’écriture doit prêter voix et se révèle elle-même dans ses contradictions : émancipatrice dans sa dimension transgressive, elle ne peut néanmoins que déplorer sa propre impuissance à émanciper celui qui l’écrit et celui qui la lit.

 



[1]           Chen Pingyuan, Zhongguo xiaoshuo xushi moshi de zhuanbian, Shanghai, Shanghai Renmin, 1988, p. 278 ; cité dans Yi-Tsi Mei Feuerwerker. « Text, Intertext, and the Representation of the Writing Self in Lu Xun, Yu Dafu and Wang Meng » in Ellen Widmer, David Der-Wei Wang (éd.), From May Fourth to June Fourth, Cambridge, Harvard University Press, 1993, p. 497, note 23.

[2]           « Le naufrage » (1921), « Départ vers le sud » (1921), « Une mort argentée » (1920), rassemblés dans le recueil Le Naufrage, « Nuit sans fin » (1922) – également écrite à Tokyo –, et « Enivrantes soirées de printemps » (1923).

[3]           Nous utilisons les abréviations suivantes : N : « Le Naufrage », trad. M. Vallette-Hémery in De la Révolution littéraire à la littérature révolutionnaire ; CL : Yu Dafu, Chenlun, Pékin, Éd. des auteurs, 2000 (toutes les traductions sont les nôtres).

[4]           Pour une discussion de l’influence de Freud sur Yu Dafu, cf. Jing TSU, « Perversions of Masculinity : The masochistic subject in Yu Dafu, Guo Moruo and Freud. » Positions, vol. 8, n° 2 (automne 2000), p. 269-316.

[5]           Yu Dafu, « Chunfeng chenzui de wanshang » in Chenlun [Œuvres choisies], Pékin, Éd. du Quotidien de l’économie, 2002, p. 99 (nous traduisons).

[6]           Cf. à ce sujet Xu Zidong, « Sur la tendance “décadentiste” et les descriptions “érotiques” », Yu Dafu xinlun, Hangzhou, Zhejiang wenyi, 1984, p. 135-179.

[7]           Le premier à proposer une lecture ironique de l’épanchement du héros du « Naufrage » est Michael Egan dans : « Yu Dafu and the Transition to modern Chinese Literature » in Merle Goldman  (éd.), Modern Chinese Literature in the May Fourth Era, Harvard, Harvard University Press, 1977, p. 309-324.

[8]           De ce point de vue, Yu Dafu se situe en marge du 4 mai, se rapprochant plutôt de la thématique de l’école des « canards mandarins », lancée en 1912 avec la publication de Yu li hun (L’âme de la poire de jade) de Xu Zhenya, critiqué par les écrivains de la Nouvelle culture. Le Xiaoshuo huabao, leur organe privilégié, adopte en effet la baihua en 1915, mais reste hostile aux emprunts excessifs à l’Occident, y compris dans le mode de vie, maintenant une vision plus traditionnelle de l’amour et notamment du mariage (Cf. Perry Link, « Traditional Style Popular Urban Fiction in the Teens and Twenties » in M. Goldman, op. cit., p. 327-349).

[9]           Kirk Denton en livre la version la plus argumentée dans « The Distant Shore : Nationalism in Yu Dafu’s “Sinking” », CLEAR, vol. 14 (Dec 1992), p. 107-123.

[10]          Michael Egan, art.cit., p. 320.

[11]          De ce point de vue, la représentation du Japon dans les premières nouvelles s’oppose à celles des années 1930, par exemple « Une faible femme » (1932), où Xiuyue meurt violée par des soldats Japonais.

[12]          Jing TSU, « Perversions of Masculinity », art. cit., p. 309. Tsu affirme aussi que la « mélancolie » (kumen) provient toujours d’une impossibilité de nommer l’objet du deuil : de ce point de vue, le déplacement de la sexualité frustrée à la nation ne fait que redoubler cette mélancolie (de la nation perdue) au lieu de la dissiper.

[13]          De ce point de vue, on pourrait se demander si la thématisation récurrente du fétichisme des petits pieds, par exemple dans « Le Passé », n’est pas tant un élément de scandale gratuit qu’un symbole de la relation complexe que le désir entretient avec la tradition.

[14]          Yu Dafu, « Chunfeng chenzui de wanshang », op. cit., p. 92.

[15]          « Wusi wenxue yundong zhi lishi de yiyi » (Le sens historique du mouvement littéraire du 4 mai), Yu Dafu Quanji [Œuvres complètes de Yu Dafu], Hong Kong, Sanlian, 1982, t. 6, p. 171.

[16]          Cf. Ian Buruma, Inventing Japan 1853-1964, New York, The Modern Library, 2003, p. 63-84.

[17]          Notamment : « O Dahin », « Flucht auf das Land », « Wahlverwandtschaft », « Abgrund », « Mondschein », « Nach Süden ». On retrouve ce schéma dans « Mort argentée », où le héros cite des vers de Tannhäuser pour signifier son désespoir amoureux.

[18]          On pourrait renvoyer ici aux nombreuses nouvelles postérieures de Yu qui font le récit d’un retour dans le village d’origine d’un narrateur revenu de la grande ville, par exemple dans « Vin aux arbouses » (1930). Lu Xun a aussi souvent abordé ce thème, notamment dans le recueil Errances (1926).

[19]          Huang Zhongze (1749-1783), poète Qing d’inspiration lyrique, fait l’objet d’une nouvelle de Yu Dafu intitulée « Cai shi ji » (1922), rédigée au retour de Yu en Chine.

[20]          Cf. M. Löwy, Robert Sayre, Révolte et mélancolie : le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris : Payot, 1992.

[21]          Ching-mao Cheng, « The Impact of Japanese Literary Trends on Modern Chinese Writers », in M. Goldman (éd.), op. cit., p. 63-88.

[22]          R. Findeisen (« The Burden of Culture : Glimpses at the Literary Reception of Nietzsche in China », Asian and African Studies, vol. 6 [1997], n° 1, p. 83) rappelle que en juin 1923, dans « Yishu yu guojia » (Art et Nation), Yu s’en prend à l’État comme source des maux modernes, alors que l’artiste est capable d’exprimer quelque chose d’authentique et donc de mener les masses. Cf. Yu Dafu quanji, op. cit., vol. 5, p. 149-155. Par exemple la phrase : « Parce que l’État veut atteindre l’objectif d’un armée forte et d’un pays riche, il n’hésite pas à sacrifier un individu, ou toute un foule d’individus, en guise d’outil, donc face à l’État, l’individu ne peut pas affirmer ses droits. » (p. 149 ; nous traduisons) Il conclut que les mouvements révolutionnaires qui combattent l’État réaliseront du même coup l’idéal de l’art. Pour ce qui est du shi-shôsetsu, Leo Lee cite l’influence des « néo-romantiques » japonais comme Sato Haruo (Leo Lee, « Yü Ta-fu : Visions of the Self », The Romantic generation of Modern Chinese Writers, Cambridge, Harvard University Press, 1973, p. 110-111).

[23]          Cf. R. Findeisen, ibid. La référence à A. France se trouve dans l’article de Yu intitulé « Wu liu nian lai chuangzuo shenghuo de huigu » (Souvenirs de ma vie créative de ces 5 ou 6 dernières années).

[24]          Cf. Leo Lee, loc. cit.

[25]          Le nom Yiren 伊人 a plutôt des connotations féminines, surtout à l’époque du 4 mai, et on lit qu’il a un tempérament « mi-masculin, mi-féminin » (CL, 47). De même, dans « Nuit sans fin », le personnage principal s’appelle Yu Zhifu, une variation sur le nom de l’auteur ; dans « Fleurs d’osmanthe tardives », le protagoniste s’appelle Yu et a autrefois écrit « Départ au sud » au Japon.

[26]          Cf. Sebastian Veg, « Démocratie, anarchisme et révolution littéraire dans la Chine du 4 mai », journée « Fiction et anarchisme », EHESS, 16 juin 2006.

[27]          Le poème de la fin du chapitre 7 existe d’ailleurs dans une autre version (du 6/10/1915) où le mot « Chine » n’apparaît pas (cf. Yi-tsi Mei Feuerwerker, art. cit., p. 408, note 36). Cette dernière remarque aussi que le geste de l’écriture d’un poème classique avant le suicide rattache le personnage aux lettrés traditionnels, de même que le thème du bachelier qui rencontre une femme inconnue, serveuse, chanteuse ou prostituée, vient de la littérature classique.

[28]          Cf. Lu Xun, Errances, trad. S. Veg, Paris, Rue d’Ulm, 2004, p. 117 et note 13.