Rousseau totalitaire contre Rousseau démocrate : enjeu et critique d’une polémique marginalisée dans l’exégèse rousseauiste des années soixante*

 

Incontestablement la commémoration de 1962 en l’honneur de Rousseau constitue un sommet. Incontestablement y « furent posés les piliers de la critique rousseauiste du vingtième siècle sur lesquels on allait pouvoir édifier véritablement la recherche »[1]. Temps de l’harmonie et de l’hommage rendu au philosophe de la démocratie, on ne prétexte plus de la rugosité de son œuvre politique pour l’ériger au rang de penseur totalitaire. Pour autant cette image née du contexte de la Guerre Froide est-elle véritablement consommée en 1962 ? Si tel était le cas ce vieux démon d’après-guerre n’aurait pas ressurgi avec une obstination surprenante lors de la célébration de 1978. C’est en effet cette question du totalitarisme qui constitue alors un des points les plus importants du débat politique. Mieux, elle est devenue un lieu commun admis des journalistes, via les nouveaux philosophes, de leurs lecteurs et de nombreux universitaires. Pour ce motif, il ne semble pas inutile de revenir sur sa survivance dans le contexte des années soixante. Les conférences de Lester G. Crocker et de Carl J. Friedrich lors du colloque Rousseau et la philosophie politique en sont une des rares expressions. Si le premier se repaît des poncifs de ses prédécesseurs, le second tire parti de l’œuvre d’Arendt sur le totalitarisme pour réenvisager le problème à nouveau frais rappelant ainsi l’intention profonde ayant dirigé les recherches d’Arendt sur le totalitarisme et qu’elle exprime dans sa lettre à Karl Jaspers du 4 mars 1951 : « La raison et non la moindre, pour laquelle je me suis donnée la peine de déceler les composantes des formes de gouvernement totalitaire, est de nettoyer de tous soupçons la tradition occidentale de Platon jusqu’à Nietzsche inclus »[2]. Au contraire, Lester G. Crocker se propose d’entacher la tradition occidentale, sous influence de la pensée politique de Rousseau, de toutes les dérives totalitaires contemporaines. Notre propos, consistera à resituer ces polémiques dans leur contexte critique, à en exposer les enjeux principaux puis, à revenir sur le critère arendtien en vertu duquel la thèse, elle-même ardentienne, de Carl J. Friedrich exige d’être dépassée dans le cadre d’une critique responsable de l’œuvre morale ou politique de Rousseau.

 

Le contexte critique

 

Le ton accusateur de Lester G. Crocker, au début de sa conférence, annonce une ferme intention de polémiquer. Il dénonce la mauvaise foi des interprètes rousseauistes qui s’obstinent à nier une chose acquise de longue date par la tradition : Rousseau est une source commune aux totalitaires et aux démocrates. Beau joueur, il est prêt à admettre l’influence de Rousseau sur la forme historique du gouvernement démocratique mais le geste n’est pas gratuit. Il demande, en contrepartie, à ses collègues, d’admettre « qu’il n’est que justice que de passer en revue la question contraire »[3]. Lester G. Crocker ne rétablit cependant pas l’équilibre en rappelant fidèlement les arguments de cette tradition négligée par les interprètes rousseauistes. Il en appelle à l’autorité de Bertrand Russell[4] et de Jacob L. Talmon[5] afin de proposer une définition du totalitarisme qui ne se trouve pas chez le premier auteur et qui connaît une différence de méthode à l’égard de la thèse simplificatrice du second.

Bertrand Russell dans son Histoire de la philosophie occidentale faisait de Hitler le résultat (the outcome) de Rousseau. Or ce point de vue pose un redoutable problème : on se doit, si on veut lui donner une certaine légitimité, du moins après les travaux d’Arendt, d’établir une concordance rigoureuse entre la forme historique du gouvernement hitlérien et l’œuvre politique de Rousseau. Lester G. Crocker ne prend pas le risque de cette entreprise. Il préfère à l’exemple de Jacob L. Talmon dans son texte Les origines de la démocratie totalitaire montrer le rapport beaucoup plus étroit qui existe, selon lui, entre Rousseau et le totalitarisme de gauche. Mais il s’y prend sur le plan méthodologique d’une façon fort différente de celle de Jacob L. Talmon.

La méthode de Talmon se veut, en son principe, génétique et historique. Il se propose, là est son originalité revendiquée, d’apprécier les potentialités totalitaires du Contrat social à partir de la rhétorique de ses lecteurs ultérieurs engagés dans l’action politique. La façon dont un Robespierre ou un Babeuf font, à même leurs discours et leurs écrits, l’impasse sur la tension entre intérêt public et intérêt privé, dit leur influence théorique subie de la conception de la volonté générale du Contrat social en son abstraction.

La méthode suivie par Lester G. Crocker se veut, au contraire, synthétique et conceptuelle. Elle consiste en l’élaboration d’un système définitionnel dont les prémisses sont les suivantes : l’identification stricte de la démocratie à la seule société libérale définie comme absence de législation sur la propriété, et l’identification du totalitarisme et de la dictature à la seule société socialiste comprise tantôt comme reconnaissance du droit absolu de l’État, tantôt comme restriction du droit de la propriété. Une société est jugée totalitaire au sens strict du terme selon Lester G. Crocker, non en fonction de l’usage qu’elle fait du droit de propriété, mais relativement au droit absolu de l’État. Son critère est, en apparence du moins, juridique et non économique.

Qu’en est-il de l’application de ces principes méthodologiques dans l’économie des démonstrations de Jacob L. Talmon et de Lester G. Crocker ? On observe que Jacob L. Talmon ne parvient à appliquer son propre critère de totalitarisme au Contrat social qu’au prix d’un raisonnement biaisé. Il choisit de discuter de la volonté générale, moins à partir des définitions et des réflexions du Contrat social, que sur la base de la définition qu’en donne Diderot au tome V de l’Encyclopédie. La volonté générale du Contrat social prend le sens, à partir de la citation de Jacob L. Talmon, de la volonté générale selon l’article « Droit naturel (Morale) » de Diderot que Rousseau reprend à son compte dans la première version du Contrat social :

 

« Dans chaque individu, un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de ses semblables et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui »[6].

 

Cette définition a un avantage, elle est suffisamment générale pour substituer à la tâche de la volonté générale qui est, selon Du Contrat social, de légiférer sur le bien commun, cette autre qui est de « déraciner l’égotisme humain »[7]. Il est aisé, une fois ce subterfuge opéré, d’identifier l’exercice de la volonté générale dans le Contrat social à un collectivisme visant à « la disparition de l’individu dans l’entité collective avec laquelle il se confond et dont il adopte le principe d’existence »[8].

 Lester G. Crocker, quant à lui, n’accuse certes pas les partisans de la démocratie socialiste de l’Ouest d’être totalitaire pour restreindre le droit de propriété mais il ne la renvoie pas moins, pour ce même motif, dans le camp de la dictature. Par conséquent tout socialiste de l’Ouest qui, à l’opposé de Crocker, définira la démocratie par la limitation qu’elle impose au droit de propriété des particuliers, aura tôt fait de renvoyer le libéralisme, sur la base de ses propres critères, dans le camp de la dictature. Si donc les régimes socialistes et libéraux de l’Ouest sont systématiquement renvoyés dans le camp de la dictature par leurs promoteurs adverses, à quelles valeurs communes se référeront-ils, les uns et les autres, pour apprécier l’illégitimité de la société totalitaire et la légitimité de la société démocratique ? On répondra avec Crocker au critère juridique de droit absolu de l’État. Seulement le droit absolu de l’État est bien dit totalitaire pour ce libéral de l’Ouest qu’est Lester G. Crocker quand l’État en appelle, en toute sa radicalité, à la loi d’égalité contre la possession des biens particuliers tandis que le droit absolu de l’État sera dit totalitaire pour un socialiste de l’Ouest quand il en s’en remettra au principe de liberté individuelle, dans sa radicalité, pour la défense des biens particuliers. Si bien qu’au final la notion de « totalitarisme » de Lester G. Crocker se trouve bien, malgré son apparence de généralité juridique abstraite, soumise à des fluctuations idéologiques incessantes pour dépendre des positions idéologiques qui divisent socialistes et libéraux à l’Ouest en matière de propriété.

 

 Les enjeux de la polémique opposant Lester G. Crocker et Carl J. Friedrich

 

Carl J. Friedrich, professeur à l’Université de Harvard, est l’un des rares intervenants de ce colloque à avoir anticipé, dans sa conférence « Loi et dictature dans le « Contrat social » »[9], les objections à opposer à la tradition dont Lester G. Crocker s’est fait le porte-parole. Il fait de Karl Popper, et non de Bertrand Russell, son pionnier pour avoir inspiré à Jacob L. Talmon le concept redoutable de « démocratie totalitaire » à dessein de l’appliquer à la pensée politique du Contrat social. Redoutable, ce concept l’est, car il précède le problème à résoudre en posant, de fait, une relation étroite entre le totalitarisme et la souveraineté populaire. Il faut donc se garder de l’appliquer au Contrat social sous peine de commettre immanquablement une pétition de principe. Carl J. Friedrich en fait cependant mention afin d’attester « qu’il y a bien une opinion répandue à l’étranger posant que la pensée politique de Rousseau et plus particulièrement sa doctrine sur la volonté générale sont dans leurs quintessences totalitaires et fascistes »[10]. Il se propose quant à lui de substituer à l’opinion floue et abstraite du totalitarisme et du fascisme de la pensée politique de Rousseau à l’étranger, le concept clair et distinct de « dictature totalitaire » fondé sur une analyse de ce phénomène politique du vingtième siècle, et ce, en prenant appui sur les recherches réalisées par Hannah Arendt. Pour ce faire, il procède en deux temps : théoriquement en forgeant son concept de « dictature totalitaire », puis historiquement en appréciant le Contrat social à l’aune de ce nouveau concept.

 La définition proposée par Carl J. Friedrich de la dictature totalitaire est en partie inspirée des catégories des Origines du totalitarisme. Il en fait un phénomène politique du vingtième siècle sans précédent, irréductible à toute forme d’autoritarisme passé et il tient pour sa caractéristique essentielle « à long terme » les masses et la police secrète. En revanche, il passe outre la distinction arendtienne entre les mouvements totalitaires et les régimes dictatoriaux. La dictature totalitaire demeure pour Carl J. Friedrich :

 

« Une idéologie séculière d’espérance messianique, exigeant la destruction totale de la société existante et son remplacement par un ordre utopique, associée à la centralisation monopolitique de tout pouvoir dans un parti unique inspiré par cette idéologie » [11].

 

Les masses et la police secrète ne sont significatives de la dictature totalitaire qu’à long terme, celle-ci étant initialement fondée sur le principe de parti unique. Bien au contraire, les mouvements totalitaires, insiste Arendt, visent et réussissent à organiser « non pas des classes comme les vieux partis d’intérêts des États-nations européens, non pas des citoyens ayant des opinions sûres et des intérêts dans le maniement des affaires publiques, comme les partis des pays anglo-saxons »[12], mais bien « des masses ». Ce critère de « masses » permet à Hannah Arendt de distinguer un mouvement totalitaire d’un mouvement semi-totalitaire. La dictature, comme la fut celle de Mussolini en Italie, s’appuie toujours sur un parti ou une classe. Les mouvements vraiment totalitaires, comme ceux d’Hitler et de Staline, non seulement ne cherchent pas cet appui mais ils visent délibérément son abolition. Ils y parviennent en préférant aux partis politiques, non un parti unique, mais un mouvement, puis en confondant les diverses classes, non en une classe, mais en une masse indistincte d’individus.

Carl J. Friedrich passe outre cette distinction fondamentale entre totalitarisme et dictature car il la juge chargée d’« antécédents idéologiques » ainsi que toute réflexion occidentale sur les dictatures de l’Est[13]. Or qu’en est-il de ces « antécédents idéologiques » dont Carl J. Friedrich rend tributaire la distinction originairement arendtienne entre totalitarisme et dictature ? Il semble qu’ils aient partie liée avec la notion de « souveraineté » défendue à l’Ouest par les démocrates. Le fait est que totalitarisme et dictature ainsi distingués comme mouvement et parti unique ne recouvreront pas les mêmes catégories politiques selon que les démocrates qui les emploieront se montreront partisans de la souveraineté directe ou indirecte.  Le nazisme apparaîtra indubitablement à un partisan de la démocratie directe comme un régime strictement totalitaire pour compromettre la souveraineté en son exercice quotidien par son régime de violence tandis qu’il qualifiera plus volontiers le fascisme de simple dictature pour mettre à mal la fonction de représentation indirecte de la souveraineté, la fonction parlementaire. Mais qu’un de ses interlocuteurs, sans être un libéral acharné, apporte dans ce débat ses propres antécédents libéraux, en plaçant la démocratie moins dans l’exercice direct de la souveraineté populaire que dans sa représentation indirecte, et il ne se rendra plus à cette classification sur le fascisme et le nazisme. Mieux, il verra dans le fascisme un régime plus strictement totalitaire que le nazisme pour avoir détruit le multipartisme dès sa venue au pouvoir, garantie essentielle à un judicieux exercice de la souveraineté populaire. La catégorie de « dictature totalitaire » forgée par Carl J. Friedrich vise donc bien à neutraliser la notion de « démocratie totalitaire ». Pour ce faire, elle exige l’élaboration d’une définition minimale de l’autoritarisme totalitaire susceptible d’accorder socialistes et libéraux de l’Ouest. Carl J. Friedrich l’obtient grâce à la réduction du concept arendtien de « totalitarisme ». Ainsi la dictature totalitaire est-elle, au terme de cette réduction, un type de régime qui vise à nier la souveraineté populaire indépendamment du problème de sa représentation directe ou indirecte. Sur cette question, Friedrich entend se maintenir dans la plus stricte neutralité. Reste donc à apprécier l’efficacité et la stabilité du concept de dictature totalitaire pour prévenir les objections relatives au totalitarisme du Contrat social.

Le fait est que l’instabilité du concept de « dictature totalitaire » va réellement se faire sentir quand Friedrich aborde la doctrine de la dictature du Contrat social. Son propos est d’apprécier si cette doctrine autorise l’identification de la volonté générale à la volonté dictatoriale nazie, fasciste ou communiste moderne. Or il n’en est rien car le concept de « dictature » rousseauiste renvoie à la dictature constitutionnelle de la République romaine. Le dictateur constitutionnel est cet homme qui, à la différence du despote antique, gouverne dans l’intérêt de ses sujets et, à la différence du tyran antique, usurpe, pour un temps strictement limité, l’autorité démocratique souveraine. Ces deux régimes, despotisme et tyrannie, sont tous les deux rejetés par Rousseau. Le despote plus encore que le tyran fait l’objet de sa critique car le premier, dans la terminologie rousseauiste, « se met au-dessus des lois mêmes »[14] au lieu que le second, s’arroge l’autorité royale sans y avoir droit et « s’ingère contre les lois à gouverner selon les lois »[15]. Carl J. Friedrich passe outre ces distinctions en prétendant que Mussolini et Hitler, pour s’être autoproclamés à la source de la loi en vue de leur seule utilité, sont, au sens classique du terme, des despotes. Seulement confondre le dictateur totalitaire moderne avec le despote antique, c’est ne pas faire cas de l’irréductibilité initialement affirmée par Arendt du phénomène totalitaire moderne à toute forme classique d’autoritarisme politique. On perd, avec cette identification, tout critère stable d’appréciation de la modernité totalitaire. De plus, on note que Hitler et Staline sont parvenus au pouvoir par des jeux de factions qui ne les placent pas au-delà des lois si bien qu’on peut les dire plus proche du tyran antique que du despote. À ce titre, le concept de « dictature totalitaire » de Carl J. Friedrich ne s’avère pas moins fluctuant que celui de « totalitarisme » de gauche de Lester G. Crocker quand on l’applique aux théories du Contrat social.

 

Solutions et critères arendtiens au problème du totalitarisme

 

Cet échec témoigne de ce que la distinction établie par Hannah Arendt entre les mouvements totalitaires et les régimes dictatoriaux fait partie intégrante de la stabilisation du concept de « totalitarisme ». Or cette distinction n’est pas tributaire du problème de la représentation directe ou indirecte de la souveraineté, elle tient à la conviction suivante : « l’extermination per se »[16] chez l’élite dirigeante totalitaire « est plus importante que l’antisémitisme et le racisme » et donc que l’idéologie. Les origines du totalitarisme se propose, dès sa première édition, d’en faire la démonstration dans un but bien précis : éclairer ouvertement le problème de savoir si le totalitarisme doit « son existence à la faillite déplorable, mais peut-être accidentelle, des forces politiques traditionnelles » ou si, au contraire, « il y a quelque chose comme une nature du régime totalitaire ». Si le totalitarisme est un cas d’espèce, philosophes et sociologues du temps ont raison de mobiliser une nouvelle fois, à son usage, les catégories classiques de la philosophie politique des penseurs de la tradition. Mais si le totalitarisme est d’un genre tout à fait nouveau, l’expérience dont il est l’expression « n’a jamais servi de fondement à un corps politique » ni « jamais auparavant envahie ni dirigée le maniement des affaires publiques »[17]. L’enjeu d’« idéologie et terreur », épilogue de la seconde édition des Origines du totalitarisme, est de résumer en une argumentation synthétique cette seconde hypothèse développée tout au long de l’ouvrage dès la première édition. Arendt y procède à une caractérisation très subtile des idéologies. Elle invite à distinguer entre les contenus des idéologies qu’elles empruntent le plus souvent aux idées de la tradition et leurs éléments totalitaires qui font leur différence spécifique et qui se révèlent à nu, délestés du poids du contenu de la tradition, dans les mouvements totalitaires. Et ce n’est qu’au prix de cette distinction entre le contenu des idéologies, leurs éléments totalitaires et les idées de la tradition, qu’on est en mesure de discerner en quoi ni la volonté générale du Contrat social en son exercice, ni la théorie du législateur, ni le contrat social en son exigence d’aliénation de tous à la communauté ne sont des idéologies et encore moins des éléments totalitaires.

Dire des concepts fondamentaux du Contrat social qu’ils sont, non des idéologies, mais des idées de la tradition signifie qu’ils ne sont pas réduits, dans l’œuvre totale de Rousseau, à cette ultime fonction d’expliquer l’Histoire ou la Nature. Ernst Cassirer fut le premier à noter que les concepts de « sentiment » et de « société » rousseauistes sont traversés par la distinction entre l’idéal et l’empirique[18]. Il en va de même des concepts fondamentaux du Contrat social appréciés à l’aune de son œuvre totale. Entre le pacte social du second Discours et le contrat social, il y a l’écart entre ce que ce pacte fut à l’origine et dans les conditions actuelles et ce qu’à l’avenir il devrait être. On note le même écart entre la « faculté d’acquiescer ou de résister » du second Discours[19] de l’ordre du passé et du présent et la théorie de la volonté générale destinée à préparer l’avenir, de même qu’entre le despote et le tyran antique qui appartiennent au passé et la théorie idéale du législateur qui tient lieu de norme pour l’avenir. On ne peut pas en dire autant de la notion de « totalitarisme de gauche » de Lester G. Crocker. Elle est destinée à donner une explication totale de la faillite de toutes les forces politiques traditionnelles depuis la Révolution française. Le « totalitarisme de gauche » a été, est et sera toujours le fruit de la volonté générale du Contrat social en son abstraction. Cette interprétation de Crocker n’en est pas moins sans commune mesure avec l’idéologie du mouvement spécifique aux régimes totalitaires. Ceux-ci prétendent en effet que la loi du mouvement de la Nature ou de l’Histoire est indépendante de toute référence au contenu de la tradition. Ils en usent afin de justifier l’instabilité à laquelle les hommes se trouvent soumis en régime totalitaire. Ces derniers doivent renoncer aux faits, aux lois, aux idées, à la dignité, aux besoins au nom de la loi du mouvement dévidée de toute signification traditionnelle. Ils s’y plient grâce à cet unique instrument : la violence. Il serait, par le biais de la seule idéologie traditionnelle, quasi-impossible d’astreindre l’humaine condition au renoncement pur et simple de l’exercice de sa volonté et de son action au profit d’un principe qui travaille à leur pure destruction.

Ni la théorie du législateur du Contrat social, ni celle de la volonté générale ne s’efforcent par ailleurs « de faire soupçonner une intention secrète derrière tout acte politique public »[20]. À preuve, le gouvernement est l’expérience tangible, explicitement décrite par laquelle à lieu la corruption de l’État. Et ce gouvernement est en mesure à lui seul de justifier par son caractère structurel, et l’impunité qu’il s’octroie à la barbe du souverain, l’analogie célèbre entre le problème du politique, mettre la loi au dessus de l’homme, et celui tout mathématique de la quadrature du cercle. Au contraire, la non-coïncidence établie par Crocker entre Rousseau et les formes de gouvernements totalitaires laisse le lecteur dans la plus grande indétermination concernant le processus de corruption qui du premier abouti aux secondes. Elle fraye en conséquence la voie aux interprétations les plus débridées faute de renvoyer à une expérience tangible. Et si Lester G. Crocker ne s’abandonne à aucune interprétation débridée sinon celle du soupçon, les combattants politiques des régimes totalitaires s’y livrent, quant à eux, sans aucun scrupule. Aucun événement public ou privé n’est désormais vécu et interprété par les « combattants » des régimes totalitaires pour lui-même. Il renvoie toujours à une autre signification. Et le but recherché n’est pas tant d’affranchir les idées de la tradition de tout fait tangible que d’œuvrer à la destruction des faits eux-mêmes. À ce titre, endoctrinement et propagande cèdent rapidement le pas en régime totalitaire à la terreur grâce à laquelle le mouvement assure sa bonne marche qui est l’application automatique de sa loi vidée de toute action et de toute volonté humaine.

Le Contrat social, de facture déductive, enfin, vise, par sa procédure logique, à donner forme à l’expérience morale ou politique telle que Rousseau l’a précédemment élaboré dans son œuvre. Ses théories principales n’ont de sens que par rapport au système développé dans les deux Discours et l’Émile. Si Rousseau lui-même n’a pas désigné le Contrat social comme une œuvre à part entière de son système, c’est bien qu’il n’a jamais prétendu y voir un mode d’explication ultime et définitif sur la réalité politique et morale à venir. Au contraire, les notions de « totalitarisme de gauche » et de « démocratie libérale » de Lester G. Crocker s’auto-génèrent à partir d’un mouvement initial de pensée qui « transforme le seul et unique élément tiré et admis de la réalité expérimentée en une prémisse à valeur d’axiome »[21]. L’absence de limite imposée à la propriété est l’unique axiome tiré de la réalité politique libérale à partir duquel s’expliquent toutes les dérives totalitaires passées, présentes ou futures. Jamais Crocker ne mentionne d’hypothèses susceptibles de mettre en question son principe initial. Jamais, il n’envisage le cas où la démocratie libérale peut se corrompre et le totalitarisme de gauche se redresser. Rousseau, quant à lui, ne se fait aucun scrupule de revenir sur la voie par laquelle les régimes ayant déjà existé (démocratie, aristocratie, monarchie) se sont corrompus. Mais, il ne prétend pas pour autant garantir par son ultime principe, le contrat social, les régimes politiques présents et futurs de toute corruption. Pour ce faire « il faudrait des Dieux pour donner des Loix aux hommes »[22] et le contrat social en tant qu’il est de l’ordre de la convention humaine relève, en son élaboration aussi, d’un homme, Jean-Jacques Rousseau, qui réfléchit sur le problème de mettre la loi au-dessus de l’homme et qui considère que ce dernier peut, malgré ses imperfections, faire œuvre de législateur exemplaire. Du Contrat social est, à cet égard, en parfait accord avec le second Discours. Ce dernier n’a jamais envisagé le « pacte social » dans sa forme usurpée de pur marché de dupes, qu’à dessein de montrer qu’il n’était pas irrémédiablement condamné à se perpétrer du moins si on veut bien convenir que la corruption ne vient jamais du peuple, jamais de sa faculté de résister ou d’acquiescer en son libre exercice, mais toujours du gouvernement. Au contraire, dans les mouvements totalitaires où les idées de la tradition sont éliminées, il ne reste pour établir la prétention à la domination du réel que la force contraignante de la logique à l’état brut dirigée contre la volonté et l’action humaine. Ne pas s’y soumettre, est refuser la seule donnée qui donne sens au régime totalitaire : l’acceptation absolue du mouvement de l’Histoire ou de la Nature comme puissance de contrainte pure.

Les conférences de Lester G. Crocker et de Carl J Friedrich échouent l’une et l’autre dans leur tentative d’appliquer leurs propres concepts théoriques au contexte du Contrat social. Elles révèlent ainsi que l’œuvre d’Arendt non moins que celle de Rousseau est irréductible aux simplifications idéologiques des uns et des autres. Elles témoignent en outre de ce que l’idéologie n’est pas une spécificité des régimes totalitaires. Si l’idéologie advient partout où est présente, pour parler comme Arendt, la « populace », elle n’en est pas la cause et rend à elle seule la nature du régime où elle se manifeste indécidable. L’idéologie peut signifier une choses et son contraire en fonction de la situation historico-politique du pays, soit que le mouvement qui en use se heurte à une série de valeurs stables de la tradition qu’il ne parvient pas à ébranler, soit qu’il livre les derniers assauts qui vont lui permettre de les pulvériser. On aurait tort par ailleurs de voir dans la notion de « populace » arendtienne une dimension quelconque de mépris. Ce concept à part entière de l’œuvre politique d’Arendt désigne en réalité la somme atomisée d’individus, produit de la politique dévoyée des États-nations, mobilisée par les groupuscules d’opinion chaque fois qu’ils entendent faire passer leur idéologie en force dans la réalité. Et chose notable, la populace n’est pas forcément ignorante mais peut être intellectuelle. Elle ne désigne pas seulement des individus qui jugent sans savoir et connaître, faute d’avoir pu jouir des instruments aptes à favoriser le jugement, instruments que toute politique digne de ce nom leur doit, elle comprend encore les individus qui jouissent des instruments du savoir et de la connaissance dans une telle logique d’exception sociale qu’ils ne leur sont plus d’aucun recours pour juger des faits et des idées qui leur sont soumis. Et sur ce point précis le texte d’Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, n’est pas sans faire écho, en sa rugueuse lucidité, aux deux Discours de Rousseau.

 

Catherine LABRO

 

 

 

 

 

 

 

 

 



*Cette étude a paru dans les Etudes J.-J. Rousseau, n° 18, 2010-2011 : Rugosité de Rousseau,  p. 179-190.

 

 [1] Tanguy L’Aminot, Images de Jean-Jacques Rousseau de 1912 à 1978, Oxford, Voltaire foundation, p. 413.

 [2] Lettre à Karl Jaspers du 4 mars 1951 dans Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Quarto Gallimard, 2002, p. 949.

 [3] Lester G. Crocker, « Rousseau et la voie du totalitarisme » dans Annales de Philosophie 5, Rousseau et la philosophie politique, Paris, PUF, 1965, p. 99.

 [4] « Selon Bertrand Russell : « Depuis l’époque de Rousseau, ceux qui se considèrent eux-mêmes comme des réformateurs peuvent être divisés en deux groupes, ceux qui l’ont suivi et ceux qui ont suivi Locke. Quelques fois ils coopèrent et certains de leurs points de vue ne montrent pas d’incompatibilité. Mais progressivement l’incompatibilité est devenue de plus en plus évidente. À l’époque contemporaine, Hitler est un résultat de Rousseau : Roosevelt et Churchill de Locke » (Une histoire de la philosophie occidentale, New-York, 1945, p. 645). Quoiqu’il y ait quelque rapport entre le système de Rousseau et Hitler (législateur-guide, plébiscites, unanimité, endoctrinement) nous croyons que le rapport avec le totalitarisme de gauche est plus étroit encore », Op. cit., p. 99-100.

 [5] Lester G. Crocker renvoie à l’ouvrage de Jacob Leib Talmon dans sa version d’origine, The rise of totalitarian democraty, Boston, 1952, ainsi qu’à son livre à paraître alors prochainement : Nature and Culture : a study in the French Enlightenment (the Johns Hopkins Press), le chapitre VII tout particulièrement, Op. cit., p. 100.

 [6] Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome 5e, article « Droit naturel », Paris, 1755 et Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1ère version), OC III, p. 286.

 [7] Jacob Leib Talmon, Les origines de la démocratie totalitaire, Paris, Calmann-Lévy, 1966, p. 60.

 [8] Ibid.

 [9] Carl J. Friedrich, « Law and Dictatorship in the « Contrat social » » dans Annales de Philosophie 5, Rousseau et la philosophie politique, p. 77-97.

 [10] Op. cit., p. 78.

 [11] Op. cit., p. 80. Je traduis.

 [12] H. Arendt, chapitre X « Une société sans classe » dans Les origines du totalitarisme, p. 615.

 [13] « Les régimes totalitaires sont habituellement qualifiés de dictatures à l’Ouest alors qu’ils préfèrent se désigner eux-mêmes comme des démocraties ; ces deux termes sont des anachroniques résultant des antécédents idéologiques de Marx qui parlait principalement de dictature du prolétariat à propos de la démocratie du socialisme » C. J. Friedrich, « Law and Dictatorship in the « Contrat social » » dans Annales de Philosophie 5, Rousseau et la philosophie politique, p. 81. Je traduis.

 [14] J.-J. Rousseau, livre III chapitre X « De l’abus du gouvernement et de sa pente à dégénérer » dans Du contrat social, OC III, p. 423.

 [15] Ibid.

 [16] Lettre à Mary McCarthy du 20 septembre 1963 dans H. Arendt, Les origines du totalitarisme, p.1379

 [17] Ibid.

 [18] Ernst Cassirer, Le problème Jean-Jacques Rousseau, Paris, Hachette, 1981, p. 99 et p. 116-117.

 [19] J.-J. Rousseau, De l’origine et des fondemens de l’inégalité parmi les hommes, OC III, p. 141-142.

 [20] H. Arendt, Les origines du totalitarisme, p. 827-828.

 [21] Ibid.

 [22] Livre II, chap. VII « Du législateur » dans Du contrat social, OC III, p. 381.