Rousseau, ou l’éducation naturelle

 

 

Par Yves LORVELLEC (conseiller des Affaires étrangères, agrégé de l Université, docteur en philosophie)

 

 

 

L’éducation, la chose nous semble aller de soi, a partie liée, et même doublement, avec la culture. Nous la concevons, d’une part, comme un processus d’acculturation, c'est-à-dire d’intégration de l’enfant dans la vie sociale ; de l’autre, comme une introduction aux grandes œuvres intellectuelles et artistiques de l’humanité. Rousseau, à partir d’une interrogation radicale sur la valeur même de la culture, dans toute la généralité de cette notion, remet en question ce modèle éducatif. Il imagine alors, sur le mode d’une fiction théorique exposée dans l’Emile, une autre éducation, non plus culturelle mais naturelle, dans laquelle former un homme, un homme vrai, consistera en substance à empêcher qu’il ne déforme sa nature.

 

I

 

La  réponse de Rousseau, en 1750, à la question posée par l’Académie de Dijon : "Si le rétablissement des arts et des sciences a contribué à épurer les mœurs", éclate comme un coup de tonnerre dans le ciel des Lumières. Non seulement elle n’établit pas le lien attendu entre développement de la culture et développement de la moralité, mais elle situe l'origine de la culture elle-même dans nos vices et non dans nos vertus[1][1]. La réflexion sur l'histoire, et notamment sur la classique opposition de Sparte et Athènes, montre même, estime Rousseau, une corrélation quasi-mathématique entre l'essor de la culture et la décadence de la moralité publique et privée[2][2].

Cette thèse très provocatrice, et dont le retentissement surprendra son auteur lui-même, est à bien des égards la matrice de toute l'œuvre philosophique de Rousseau. Quels que soient les développements ultérieurs de sa pensée, jamais il ne reviendra sur l'idée que la connaissance de nos devoirs et la pratique de la vertu ne sont pas l'affaire des lumières de la culture, mais celle d’un sens moral, d’un « instinct divin », inné par définition[3][3]. Mais il a une autre objection, plus fondamentale encore, à adresser à la culture : elle nous rend méchants et malheureux[4][4]. Ce n'est pas là un paradoxe d'auteur en mal d'originalité, comme l'ont cru certains de ses contemporains. Culture, malheur et méchanceté vont du même pas parce qu'ils relèvent d'une seule et même cause : l'insatisfaction, le désaccord avec soi que provoque l'équilibre rompu entre nos désirs et nos pouvoirs. Nous sommes méchants parce que nous sommes malheureux ; et nous sommes malheureux aussitôt que nous cessons de coïncider avec nous-mêmes, aussitôt que nous désirons plus que nous ne pouvons nous donner : "plus l'homme est resté près de sa condition naturelle, plus la différence de ses facultés à ses désirs est petite, et moins par conséquent il est éloigné d'être heureux" (304). "L'amour de soi", c'est-à-dire l'instinct vital, ne recherche, en effet, que la satisfaction des besoins que la nature a mis en nous. Ne demandant que ce que la nature demande, comment ne serait-il pas "bon et utile" (322) – et facile à satisfaire ? Mais "l'amour propre", qui n'est pas un rapport à soi mais un rapport à autrui, est insatiable : ce qu'il désire n'est pas un objet, c'est une différence[5][5]. C'est pourquoi, toujours en quête de l'innovation qui distingue, il est, de façon très ambivalente, l'élément moteur de la culture et de la civilisation : "c'est à cette fureur de se distinguer qui nous tient presque toujours hors de nous-mêmes, que nous devons ce qu'il y a de meilleur et de pire parmi les hommes, nos vertus et nos vices, nos sciences et nos erreurs, nos conquérants et nos philosophes, c'est-à-dire une multitude de mauvaises choses sur un petit nombre de bonnes"[6][6].

Bien loin que l'homme de haute culture, donc, représente la forme la plus achevée de l'humanité, n’en serait-il pas plutôt la forme la plus dénaturée, la plus pervertie ? Les Encyclopédistes, par exemple, si savants, si policés, si brillants, qui fréquentent les salons de Madame d'Epinay et de Madame du Deffand, qui instruisent les Princes européens de leurs devoirs, sont la gloire d'une civilisation qui les veut pour éducateur du genre humain. Les lumières de leur raison cultivée, leur sociabilité raffinée, leur spiritualité polie par le commerce des belles-lettres, en font les hommes les plus complets de leur temps. Mais sont-ils moins mauvais pour autant ? Leurs passions ne trouvent-elles pas, au contraire, dans les instruments de la culture, les moyens de s'approfondir et de s'affiner ? Qu'est-ce que la méchanceté rudimentaire d'un homme inculte auprès de celle des grands seigneurs de la littérature qui vivent de l'opinion, de la faveur et de la mode et qui s'entre-déchirent pour l'emporter ? Aussi Rousseau constate-t-il que la politesse et le savoir, que nous tenons pour des marques de civilisation, ne rendent pas les rapports humains moins violents : ils travestissent et exacerbent les passions qui avancent sous leur masque[7][7]. En bref, la culture rend les hommes opaques aux autres et à eux-mêmes : substituant, dans tous les ordres, la convention à la nature et le paraître à l'être, elle instaure une aliénation universelle par laquelle nul ne sait plus ni ce qu'il est ni même ce qu'il désire.

 

II

 

Les artifices de la culture font donc naître, à l’infini, des besoins et des désirs artificiels, et la possibilité de la satisfaction s'éloigne d'autant. Voilà ce qui, pour Rousseau, condamne la culture. Mais il y a ici un problème que nous devons au moins pointer au passage : si l'homme a naturellement vocation au bonheur, reste à comprendre pourquoi il s'en est éloigné – et s'en éloigne chaque jour davantage. N'est-ce pas la nature elle-même, en effet, qui a mis en nous les aptitudes à la culture par lesquelles nous faisons notre malheur ? Si l'homme se distingue de l'animal par sa "qualité d'agent libre" et par sa "faculté de se perfectionner […] tant dans l'individu que dans l'espèce",[8][8] n'est-il pas doté de dispositions innées à la culture et à l'histoire ? Comment soutenir alors, sans faire la part trop belle à "un funeste hasard", que la chute de la nature dans la culture, si l'on peut s'exprimer ainsi, a quelque chose de contingent – qu'elle aurait pu ne pas avoir lieu[9][9] ?

Que la culture ne nous apporte ni la moralité ni le bonheur, c’est indéniable : il y a peu à attendre des lumières pour l'amélioration morale du genre humain et il n’est pas démontré davantage qu’en nous cultivant, nous travaillons à notre bonheur. Mais cela plaide-t-il définitivement contre la culture ? D’où tenons-nous d’ailleurs, demandera bientôt Kant, en reprenant la question là où Rousseau l’abandonne,  que la fin de la nature en ce qui nous concerne soit le bonheur ? Tout ne se passe-t-il pas plutôt comme si la fin de la nature à notre égard était de nous libérer de la nature, de nous mettre en position de ne devoir qu'à nous-mêmes ce que nous ferons de nous-mêmes[10][10] ? Auquel cas, la vocation propre de la culture serait d’engendrer une histoire qui nous éloigne de notre animalité ; de nous préparer à vivre selon d'autres lois que celles de la nature : celles de la liberté, réglée par l'exigence d'universalité ; bref, en nous obligeant à la liberté, la culture est ce qui nous ouvrirait donc à un destin proprement humain. Enfin, la difficulté redouble si l’on observe qu’une nature où les hommes seraient pourvus d’aptitudes et de facultés dont ils pourraient aussi bien ne rien faire, serait en fait une nature insensée. Dans ce cas, est-il bien raisonnable, est-il bien naturel, de la prendre pour guide ?

 

III

 

Une remarque cependant : quand il évoque la notion de culture, Kant ne se réfère pas à l'étude des lettres, des arts et des sciences, mais seulement au développement de nos aptitudes intellectuelles et morales en général. La culture proprement dite y trouve bien évidemment sa place, mais encore celle-ci reste-t-elle à préciser. Ce qui laisse ouverte la question plus précise de savoir si une éducation par les grandes œuvres de la tradition culturelle est bien celle qui prépare l'homme à la liberté morale. En d'autres termes, la critique de Kant porte davantage sur la genèse de l'homme de la culture, au sens de civilisation – l'homme historique – telle qu'elle est exposée par Rousseau dans les deux Discours, que sur le modèle éducatif exposé dans l'Emile en 1762.

Rousseau a fort bien vu, en effet, que dès lors que l'homme est entré dans le monde historique, la question de son éducation se pose de façon impérative. Bien mieux, c'est parce qu'il est sorti de la nature que se pose la question de savoir comment l'éduquer dans un état donné de la culture. Les deux Discours lui ont permis de faire paraître l'homme naturel tel qu'on peut le reconstruire intellectuellement par une démarche régressive, c'est-à-dire en faisant abstraction des données culturelles qui l'occultent ; l'Emile va dire comment faire l'homme vrai dans le monde tel qu'il est, comment éduquer un homme au plus près de sa nature dans le monde culturel de l'artifice et de la convention. A cet effet, Rousseau invente une fiction, une expérience intellectuelle : celle de la formation d’un homme, de sa naissance à l’âge adulte, en dehors de tout contexte social non contrôlé par son précepteur (ou gouverneur). Il faut donc bien comprendre que la question qu’il se pose – comment former un homme sans le déformer ? –  est purement théorique. Ce qui veut dire encore que l’Emile est moins un traité de pédagogie qu’un essai d’anthropologie spéculative.

 Comme Kant, Rousseau place au cœur des aptitudes qu'il veut développer, la liberté. Il y a une différence cependant, et ses implications sont déterminantes en ce qui concerne la méthode : Rousseau veut une éducation par et pour le bonheur alors que pour Kant la volonté de bonheur est ce qui fait obstacle à la moralité[11][11]. La divergence est réelle mais elle doit être précisée et nuancée. Il n'y a pas chez Kant d'hostilité à l'égard du bonheur. Que nous soyons heureux dans et par notre agir, Kant n'y trouve rien à redire dès lors que le motif de nos actions n'est pas le bonheur lui-même mais la détermination de la liberté selon la règle. Rousseau, quant à lui, ne voit rien d'autre dans le bonheur que l'effet du bon usage de notre liberté[12][12]. Et c'est pour cela même que nous devons être éduqués : pour apprendre à être libres, à ne pas confondre les exigences authentiques de notre nature avec les faux besoins qui nous sont inculqués par la culture (309). Il nous suffit de ne pas nous engager sans précaution dans ce qui nous vient des hommes pour rester en possession de notre sens moral inné, pour savoir ce que nous devons vouloir – et pour ne pas faire notre malheur. La conséquence méthodologique de ce qui sépare Kant de Rousseau se déduit d'elle-même : pour le premier, l'éducation sera contrainte et travail[13][13] ; pour le second, désir et plaisir[14][14]. L'un veut l'autonomie de la volonté, l'autre, l'authenticité de la liberté[15][15]. Pour Kant, nous parvenons à la liberté en nous arrachant à nos inclinations naturelles ; pour Rousseau, en faisant obstacle à ce qui aliène notre nature.

Qu'il s'agisse de contrer notre nature (Kant) ou de contrer ce qui dénature notre nature (Rousseau), l'éducation est toujours face à une tâche. L’éducation rousseauiste, puisque c’est elle dont il s’agit, est-elle même si étrangère à l'idée de contrainte ? Le lecteur de l'Emile ne peut manquer de remarquer que la formation prétendument ludique de cet élève imaginaire est terriblement directive et prescriptive[16][16]. Comme le répète Rousseau tout au long du livre II, s’il entend affranchir l'enfant des conventions de la culture, ce n'est pas pour le livrer à son caprice, mais pour le soumettre à une discipline inflexible au jeu trop humain des prières et des menaces : celle du "joug de la nécessité", c'est-à-dire celle des lois de la nature – y compris de la nature sociale, comme le montre la façon dont Emile apprendra à la rude école de Robert, le jardinier, ce qu'est le fait de la propriété[17][17]. La contrainte est bien là, même si, par le détour de l'artifice pédagogique, elle a été déléguée à la factualité des choses afin qu'Emile ne confonde jamais l'obéissance à la nécessité et la soumission à l'autorité.

L'idée d'enseignement ludique, dont tant de pédagogues ont cru trouver l'origine et la justification dans Rousseau, mériterait à elle seule un long développement. Disons pour faire court qu’il y a bien dans la pédagogie rousseauiste un élément ludique, si l'on entend par là qu'elle ne fait pas vœu de cultiver l'ennui et qu'elle prend acte du goût naturel de l'enfant pour le jeu[18][18]. Mais elle ne se propose pas pour autant de le maintenir dans une vie ludique, dans un état puéril dont il aspire à sortir, puisque l'enfant est par définition changement. Tout ce qu'Emile va apprendre est moins placé sous le signe du jeu que sous celui de l'utilité puisque le but est de restaurer un équilibre toujours sur le point de se rompre entre le développement naturel de ses besoins et sa capacité de les satisfaire.

Certes, Rousseau réclame ce que nous appellerions le "droit à l'enfance" : "il faut considérer l'homme dans l'homme et l'enfant dans l'enfant" (303). Il souligne même, et toute une psychologie infantile invoquera ces notations deux siècles plus tard, que "chaque âge, chaque état de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de maturité qui lui est propre" (418). Mais son propos n'est pas pour autant de célébrer la singularité de l'enfance : si l’enfant était autre que l’homme, s’il n’était pas homme en même temps qu’il est enfant, il serait impossible qu’il le devînt jamais. Il ne dit qu'une chose : l'enfant a le droit d'être heureux parce que l'homme (l’être humain) a droit d'être heureux à chaque instant de sa vie, parce qu'à chaque minute la vie est toute la vie[19][19].

 Si l'imagination du maître (du gouverneur) peut faire preuve d'audace pour inventer des situations, ou des truquages pédagogiques, qui stimulent les facultés de son disciple, elle est strictement tenue en bride par la nécessité : il doit faire découvrir à son élève les éléments de savoir qui sont nécessaires à chaque moment au rééquilibrage de ses désirs et de ses facultés – et cela seulement[20][20]. Loin d'être divertissante, la pédagogie rousseauiste est bien plutôt d'une gravité proprement dramatique, puisqu'à chaque étape de l'acquisition des connaissances – Rousseau y revient avec insistance – l'échec de la leçon est l'échec du processus éducatif tout entier. En tout état de cause, l'utilisation de jeux (et tout aussi bien de techniques), tels qu'ils existent dans la société, comme moyens d'acquisition d'un savoir, serait un contresens absolu : elle ruinerait l'idée directrice du processus éducatif qui est de ne jamais laisser l'homme et ses productions s'installer prématurément dans l'enfant. Et c'est bien pourquoi la "méthode négative" est la clef de l'éducation rousseauiste : elle consiste avant tout, en maintenant l'enfant "dans la seule dépendance des choses", à fermer le monde de l'élève aux idées et aux valeurs qui ne procèdent pas de ses facultés et de ses forces propres (311).

En résumé sur ce point, Rousseau a bien vu que le problème de l'éducation exige tout d'abord une réponse philosophique à la question "qu'est-ce que l'homme ?". Qu'on le suive ou non dans ses conclusions, il reste d'une rigueur inégalée dans son souci de ramener chaque précepte éducatif à la finalité qui lui donne son sens. Ne vous mêlez pas d'instruire un enfant, nous dit-il, si vous ne savez pas ce que doit être un homme. La moindre connaissance que vous décidez de lui faire acquérir, le plus menu détail de méthode qui vous semble subalterne ou indifférent engagent le résultat tout entier.

 

IV

 

Avant de suivre avec quelque détail le processus de cette éducation, il nous faut préciser d’abord ce que Rousseau entend par « éducation naturelle ».

Si la nature nous avait pourvus, comme les animaux, d'un instinct nous permettant de diriger l'usage de nos forces pour répondre au développement de nos besoins, nous n'aurions pas besoin d'être éduqués. Non seulement un tel instinct nous fait défaut, ce qui signifie que notre nature est liberté, mais nous sommes dotés d'autres facultés "superflues" pour notre simple conservation (l'imagination, notamment) qui font que nous sommes à certains égards remarquablement équipés pour nous perdre. De fait, qu'est-ce qui nous entraîne à désirer l'absurde, les plaisirs mortifères, si ce n'est l'imagination ? Nos facultés propres sont donc aussi des labyrinthes dans lesquels nous allons immanquablement nous perdre, dans tous les sens du terme, si nous n'apprenons pas à nous gouverner.

Le « gouverneur » d’Emile, justement, dispose d'un point fixe pour régler son action. Car la nature est présente et agissante en l'élève en tant que c'est elle qui préside à sa croissance et qui détermine l'ordre d'apparition de ses besoins. C'est en ce sens que l'éducation d'Emile peut être dite naturelle. Il faut cependant préciser, car l'idée d'une éducation naturelle peut donner lieu aux interprétations les plus extravagantes. Le mot nature, qui appartient à la langue commune, est souvent pris chez Rousseau, comme chez tout un chacun, dans des acceptions différentes et presque contradictoires. Dans le contexte précis de la question que nous étudions, il n'y a cependant aucune ambiguïté. Dès la première phrase de l'Emile, Rousseau écrit : "Tout est bien sortant de l'auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l'homme" (245). La nature est donc avant toute chose un principe d'ordre et une norme dont l'homme n'est pas l'auteur. Le contraire de la nature, ce n'est pas l'artifice en tant que tel (le gouverneur fera abondamment usage d’artifices pour instruire son disciple), c'est la dénature – ce que produit l'homme lorsqu'il se soustrait à  l'ordre normatif de la nature, car alors : "il bouleverse tout, il défigure tout" (ib.). Chez Rousseau comme chez les Stoïciens, la nature et la raison s'accordent. Ce n'est donc pas exactement parce que le social, les cultures, ne sont pas l'œuvre de la nature qu'ils sont mauvais : c'est parce que ce sont des œuvres de l'homme qu'il n'a pas marquées du sceau de la raison. Et c'est ce qui explique qu'une éducation naturelle ou rationnelle, c'est une seule et même chose, doit les écarter a priori : les monstruosités ne peuvent produire que des monstres.

De plus, l'ordre de la nature sur lequel le précepteur doit avoir les yeux fixés n'est pas celui d'une structure, c'est celui, essentiellement temporel, d'une succession d'étapes dans un processus vital. C'est lui qui indique le possible et l'impossible, le moment où il convient d'intervenir pour élever les forces au niveau des besoins et celui où il convient d'attendre. Les erreurs d'attention à cet ordre n'ont pas les mêmes conséquences selon qu'elles conduisent à une intervention prématurée ou à une intervention trop tardive. Les retards portent un préjudice momentané au bonheur de l'élève, car ils ne lui donnent pas la possibilité de vivre dans la plénitude de sa puissance : il s'ennuie, par exemple, si on ne lui donne pas des nourritures intellectuelles à la hauteur de sa curiosité. Mais le contraire est infiniment plus grave, car la pré-maturation est la  cause irréversible de la dénaturation des enfants, en raison du jeu de l'imagination que nous avons évoqué plus haut : "à chaque instruction précoce qu'on veut faire entrer dans leur tête, on plante un vice au fond de leur cœur" (321). Voyons maintenant comment le précepteur va suivre cet ordre normatif dans l’éducation de son élève.

Le livre I de l’Emile traite de l'infans, de l'enfant qui ne parle pas encore. Notons seulement que les plus humbles gestes de la nourrice sont déjà strictement orientés vers la fin visée : empêcher que la nature ne soit contrariée ; empêcher que le bambin ne découvre qu'il peut commander par des signes (des pleurs capricieux, par exemple). Aussitôt, en effet, il s'écarterait de la liberté voulue au terme de son éducation et qui consisterait à pouvoir ce qu'il veut sous la condition de ne vouloir que ce qu'il peut. En asservissant sa nourrice à ses désirs, il exercerait une fausse puissance : d'une part, il s'enfermerait dans sa faiblesse, d'autre part, il se placerait dans la dépendance d'autrui (278-290). Enfin, et toujours dans le souci de "préparer de loin le règne de sa liberté", la nourrice veillera, sous l'autorité du gouverneur, à ce que l'enfant ne contracte qu'une habitude : celle de n'en contracter aucune, afin de conserver toute sa liberté (282).

Le livre II traite du puer, de l'enfant depuis le moment où il parle jusqu'à l'âge de douze ans environ. C'est le moment de l'"éducation négative" proprement dite. Rousseau n'en méconnaît pas le caractère déconcertant, voire paradoxal. Aussi prend-il les devants en annonçant qu'il : "aime mieux être un homme à paradoxes qu'un homme à préjugés" (323). "Prenez toujours le contre-pied de l'usage, insiste-t-il, et vous ferez presque toujours bien" (324). Quel est l'usage ? D'enseigner, justement, le plus grand nombre de choses le plus rapidement possible. Rousseau objecte qu'en matière d'éducation l'art royal est, tout au contraire, de savoir perdre du temps. De quel nature peut être cet enseignement hâtif, en effet, sinon verbal ? L'enfant n'y apprend pas à connaître le monde qui l'entoure en l'explorant méthodiquement sous la direction du maître, il apprend à reproduire des signes humains. La chose est d'autant plus grave que ces signes sont porteurs de pensées, donc de préjugés. Rien de ce que l'enfant acquiert ainsi n'augmente sa puissance propre et déjà sa nature se déforme : géographie, histoire, langues… autant de faux savoirs qui ne portent que sur des mots[21][21]. Il en tirera vanité cependant, surtout si on l'admire. D'où l'exemple célèbre des fables de La Fontaine. Rousseau a beau jeu de montrer que jamais enfant de sept ou huit ans n'y a compris un mot – si ce n'est le contraire, souvent, de ce qu'on désirait lui faire entendre (357). "La lecture est le fléau de l'enfance", conclut-il (Ib.). L'offensive contre l'introduction d'éléments culturels dans l'éducation, y compris les plus consacrés, ne saurait être plus frontale. Ce qui est rejeté ici, c'est la valeur formatrice des humanités : c'est toute notre tradition éducative depuis Isocrate[22][22].

Emile n'apprendra donc pas à lire ? Si ; mais pour satisfaire une nécessité qui corresponde chez lui à un "intérêt présent" et à une "utilité", pas pour étudier des fictions ambiguës ou mensongères. D'où le jeu des billets à déchiffrer pour savoir où a lieu le goûter auquel Emile est invité (358). Si l'apprentissage de la lecture ne répond, pour Rousseau, à aucun impératif de culture, il est encore moins soumis à un impératif de communication : il n'y a nulle urgence, bien au contraire, à ce qu'Emile communique avec le monde[23][23]. Une fois encore, c'est la fin – la non-dépendance – qui gouverne les moyens. L'existence de signes écrits dans l'environnement d'Emile est un fait, au même titre que l'existence de signes phonétiques. Si, mis en présence de tels signes, il ne les comprend pas, il doit s'en remettre à autrui du soin de les déchiffrer : c'en est fait de sa liberté. Le laconisme avec lequel Rousseau traite de cet apprentissage culturel, socle de presque tous les autres, est délibéré. Il s'agit de ruiner à tout jamais dans l'esprit de l'élève le prestige de la chose écrite. Les lettres ne valent jamais que ce que valent les mots humains : peu de chose qui soit digne de foi.

Pourtant, Emile n'est pas destiné à vivre en sauvage[24][24]. Comment se préparera-t-il à vivre en société si l'on écarte de lui, comme suspect, et à chaque instant, ce qui vient des hommes ? Les humanités, proscrites pour le jeune l'enfant, retrouveront (partiellement) leur place quand son développement naturel – la pulsion amoureuse de l'adolescence – le portera à rechercher autrui. Les fables, mais aussi l'histoire, à condition que le choix des lectures soit judicieux, introduiront alors l'élève, grâce à la stylisation des caractères et des situations, dans le monde humain – dans la société réelle. Notons le renversement de méthode : alors qu'aux livres I et II, le gouverneur s'emploie à écarter tout écran humain qui sépare Emile des choses mêmes, au livre IV, le monde social, qui est pourtant un monde lui aussi, avec ses lois, est jugé trop brouillé, trop dangereux surtout, pour être rencontré sans être préalablement filtré par l'expérience d'autrui[25][25]. Le livre, mauvais, tant qu'il séparait l'enfant des choses, crée la bonne distance entre l'adolescent et le monde des hommes. Notons-le, car nous aurons à nous en souvenir : la position de Rousseau sur la question des humanités est embarrassée ; car, volens nolens, il est obligé de convenir que la culture, qui pervertit l'homme, comme il l'a montré dans le premier Discours, est cependant l'unique clef qui ouvre le monde humain réel. Emile, qui a été tenu pendant près de dix-huit ans dans la pure dépendance des choses, n'a pas gâté son jugement par des leçons de mots[26][26] ; mais, qu'il s'agisse des passions ou des usages, il ne sait épeler aucune des choses humaines au moment où la nature le presse, avec toute la violence de la pulsion, vers ses semblables. Suffit-il d'un corps sain, d'un esprit droit et d'un cœur pur pour comprendre les hommes – et pour vivre parmi eux ? Certes, la nature d'Emile est bonne, car elle a été préservée de la corruption. Mais, tel le Prince Muichkine, ne se trouve-t-il pas, par cela même, plus en péril que quiconque devant la nature mauvaise des autres qu'il ne saura même pas reconnaître pour s'en garder ?

Aussi faudra-t-il donner à Emile, par les moyens d'une culture littéraire sélective, des outils pour reconnaître le naturel sous l'artifice et pour juger, sans se laisser abuser par les apparences, les faux bonheurs des hommes dénaturés. Il ne cherchera pas dans les livres les lois qui lui donneraient la maîtrise du monde social mais il s'efforcera d'acquérir l'intelligence des passions humaines en les observant en spectateur, c'est-à-dire avec la distance qui les rend inoffensives[27][27] : il fera donc une lecture exclusivement morale des grandes œuvres historiques[28][28]. Que doit-il comprendre exactement ? Rousseau donne quelques exemples. Emile lira les Vies des hommes illustres de Plutarque ; il y apprendra, en observant ses effets dans la vie d'Auguste et de quelques autres, que l'ambition n'est pas une passion naturelle ; qu'elle ne peut donc jamais être satisfaite, et que misère et malheur sont le lot de ceux qui s'écartent de la nature (533-535).

Qu'importe le caractère un peu sommaire de ces "leçons" sur les passions : la difficulté n'est pas là. Nous voyons bien que leur objet est de pourvoir le jugement d'Emile d'une sorte de "philosophie pratique" (533), d'une clef de déchiffrement de la comédie sociale et de ses mirages. Mais suffit-il de comprendre le "jeu des passions" pour y échapper ? Oui, répond Rousseau, car "un cœur assez sensible pour concevoir toutes les passions humaines est assez calme pour ne pas les éprouver" (536). La chose, toutefois, n'est possible qu'à une condition : que le moment de ces études "morales" soit fixé avec le plus grand soin. Il faut, d'une part, qu'Emile soit suffisamment proche de ces passions pour pouvoir se les représenter, de l'autre, qu'il en soit suffisamment éloigné pour qu'elles n'aient pas encore prise sur lui[29][29]. L'étude des passions ne protège ni ceux qui leur sont déjà soumis ni ceux qui ne les éprouvent pas encore. On peut ne pas être entièrement convaincu de l'efficacité pratique de cette prophylaxie passionnelle ; on ne peut nier sa cohérence. Cet exemple de bon usage des lectures historiques montre donc que Rousseau ne condamne pas les humanités sans appel. Elles ont leur utilité si elles sont introduites au moment opportun, tel que le définit la nature, et si l'élève est préalablement instruit de ce qu'il convient d'y chercher.

Emile n'est pas précoce, dira-t-on. Certes, mais la raison en est que la précocité est rarement naturelle ; elle est bien plutôt un effet induit par un enseignement intempestif. Le corps d'Emile, ses sentiments, ses désirs, se développent selon un rythme qui est fixé par la nature et auquel le gouverneur doit scrupuleusement se soumettre. Non pas, bien évidemment, que la nature définisse directement les besoins "culturels" d'Emile. Répétons-le, la nature n'éduque pas : elle fixe le tempo de l'éducation. Dès que le précepteur introduit, ou laisse s'introduire, dans la formation d'Emile des éléments qui ne correspondent pas à l'état réel de ses besoins, ou ils sont rejetés, et c'est le moindre mal, ou ils sont traités par l'imagination. Et c'est pourquoi ce qui est inutile est toujours dangereux. C'est l'imagination, par exemple, qui procède à l'interprétation délirante des fables que l'enfant ne comprend pas ; c'est elle, un peu plus tard, qui stimule l'instinct sexuel encore sommeillant à partir de lectures prématurées. Or, l'imagination est une faculté redoutable en ce qu'elle ne fait qu'accentuer l'écart qu'elle semble d'abord vouloir combler. Elle n'apporte pas à nos désirs naturels les moyens de se satisfaire, elle les accroît de façon incontrôlable et met fin ainsi à toute possibilité de satisfaction – à toute possibilité de bonheur[30][30]. Qu'on n'objecte donc pas à Rousseau qu'en repoussant le temps des livres, du théâtre, des spectacles, il retarde le développement de l'imagination de son élève, alors même qu'éduquer c'est, pour lui, tenir à tout instant cette "folle du logis" en lisière. Les enfants qui ne sont pas instruits dans les règles, mais par la fréquentation errante de ce qui ne leur est pas destiné, sont à tout jamais les hommes les plus malheureux du monde : formés par l'imagination, ils ne connaissent que des mots et des désirs impuissants.

 

V

 

Il faut que le précepteur soit fort savant, et dans toutes les sciences (mathématiques, astronomie, physique, sciences naturelles, économie, politique, histoire…), pour pouvoir construire à l'intention d'Emile, à chaque étape de sa croissance, les scénarios, saynètes et autres situations pédagogiques qui le mettront à même d'apprendre le plus sûr de ce qui doit être su : la hauteur de sa culture est, tout autant que son attention au rythme de la nature, ce qui garantit la rectitude de sa démarche. Par conséquent, si le gouverneur d'Emile doit être proche de son élève, comme le veut Rousseau, ce n'est certainement pas dans le partage d'une commune ignorance[31][31].

Reste une difficulté majeure. Si le gouverneur peut et doit régler l'acquisition progressive des connaissances de l'enfant sur la succession des besoins indiqués par la nature, ne faut-il pas présupposer une sorte d'harmonie préétablie entre l'ordre de la nature et celui de la culture ? L'hypothèse d'un parallélisme entre ontogenèse et phylogenèse doit être écartée : le cycle des connaissances parcouru par Emile ne reproduit pas en raccourci celui des acquisitions de l'humanité. Refaire avec lui un tel parcours ne serait pas coïncider avec l'ordre de la nature mais avec celui de l'histoire ; avec celui, donc, de la dénaturation humaine – de cela même dont il doit être préservé par une éducation appropriée.

La difficulté n'a pas échappé à Rousseau. Sa réponse exige un détour. Une fois encore, il part de l'homme naturel, de cette abstraction qui n'est pas ce qu'a été le premier homme, et dont nous ne savons rien, mais ce que l'homme est premièrement, et que l’on peut entrevoir dès qu’on le débarrasse des oripeaux qui le défigurent. De la sorte, l'appel à la célèbre fiction théorique de Condillac, celle de la "statue" à laquelle le philosophe attribue tour à tour chacun des cinq sens, montre la spécificité de chacun et les effets de leur combinaison et se propose de reconstituer ainsi, in abstracto, la genèse de nos facultés cognitives (280). Rousseau reprend à son compte le sensualisme de Condillac et convient que nos premières connaissances nous viennent par les sens – ce qui donne une première indication de ce que devra être la formation d'Emile. Mais il y ajoute qu'il manque quelque chose à cette statue pour n'être pas celle d'un "parfait imbécile" (ib.) : la force de mettre en œuvre les sens qu'on lui prête et le temps d'apprendre leurs effets – il lui manque une enfance. Ce que n'a pas vu Condillac, c'est qu'une sensation qui n'est pas accompagnée de jugement n'est pas une connaissance. Or, non seulement la faculté de juger par les sens est autre chose que les sens, mais il n'est pas trop de toute l'enfance pour que l'être humain en apprenne l'usage par son activité (essais, erreurs, correction d'un sens par un autre) – pour qu'il s'approprie ce qui lui est donné par la nature[32][32].

Aux livres I et II, Emile apprendra donc à voir, entendre, goûter, sentir, etc. : "sa première étude, nous dit Rousseau, [sera] une sorte de physique expérimentale" (369-370) visant à former sa "raison sensitive". Il suffira au maître d'empêcher que l'ordre imposé par la nature soit perturbé par une intervention humaine inopportune pour qu'Emile se trouve contraint d'apprendre ce qu'il doit savoir. Le gouverneur veillera, par exemple, à ce que ne soient pas mis à sa disposition des instruments artificiels qui le dispenseraient de faire usage des instruments naturels dont il dispose[33][33]. Mais s'agit-il bien là d'une "physique", c'est-à-dire d'une connaissance de la nature par l'esprit ? Quand Emile apprend à évaluer "au jugé" une distance, une vitesse, un poids, ce qu'il découvre, ce sont les rapports de son corps aux autres corps – ce que peut son corps, très exactement. De telles "connaissances" peuvent être justement considérées comme nécessaires et suffisantes à ce stade. Mais installent-elles en même temps les éléments de savoir qui seront requis pour les apprentissages ultérieurs ? Que nos premières connaissances doivent répondre à nos besoins fondamentaux n'implique pas qu'elles soient pour autant des connaissances fondamentales – des connaissances sur lesquelles les autres puissent être fondées.

Or, la question de la constitution d'une science de la nature plus exigeante va se poser au livre III lorsque le rapport d'Emile au monde gagnera en complexité. Rousseau lui donne une solution dont la rapidité surprend et qui traduit sans nul doute un embarras réel. Il rappelle d'abord qu'il y a "une chaîne de vérités générales par laquelle toutes les sciences tiennent à des principes communs et se développent successivement". "Cette chaîne, souligne-t-il, est la méthode des philosophes ; ce n'est point de celle-là dont il s'agit ici" (436). Voici celle qu'il retient : "Il y en a une toute différente par laquelle chaque objet particulier en attire un autre et montre toujours celui qui le suit. Cet ordre qui nourrit par une curiosité naturelle l'attention qu'ils exigent tous est celui que suivent la plupart des hommes et surtout celui qui convient aux enfants"[34][34]. Dans l'étude des sciences, c'est donc la curiosité qui est le point d'articulation de la nature et de la culture. Est-il bien certain, cependant, que l'entendement, placé sous le régime de la "curiosité naturelle", soit "attiré" de façon nécessaire, sur chaque question, par celle qui la suit logiquement, et non pas plutôt par n'importe quelle autre qui frappe l'imagination ? De plus, dès lors que l'on passe d'une situation vécue à une autre, comme le veut Rousseau, on se trouve à chaque fois en présence d'un objet surdéterminé par d'innombrables lois, d'un objet complexe, dont l'intelligence présuppose la maîtrise de plusieurs sciences : il faut être passablement savant en physique et en mathématiques pour comprendre, par exemple, l’arc-en-ciel ou le mécanisme d’un palan. L'interdépendance des savoirs, et par voie de conséquence leur nécessaire unité, ont été bien dans le système éducatif de Rousseau, mais peut-il espérer sans miracle que le simple besoin de l'élève d'éclairer à chaque instant son expérience immédiate les lui feront rencontrer ? Le maître ne sera-t-il pas obligé de s'écarter durablement de la "curiosité naturelle" de son disciple pour construire avec lui, et selon leur ordre propre, les savoirs nécessaires à l'intelligence de la moindre chose ? Les connaissances d'Emile seront donc probablement moins élémentaires que parcellaires et erratiques. Bref, il nous semble qu’en ce qui concerne l’étude de la nature, la dimension libératrice d'une connaissance complètement liée dans et par la raison n'a pas été suffisamment vue par Rousseau, comme elle le sera bientôt par Condorcet et surtout par Auguste Comte.

 

VI

 

 

Nous avons déjà signalé certaines difficultés de la fiction éducative imaginée par Rousseau. Mais la plus sérieuse reste à venir : comment Emile pourra-t-il rejoindre réellement l’humain en le tenant toujours à distance ? La solution proposée par Rousseau, dans le dernier livre de l’ouvrage, comporte plusieurs volets (dont l’éducation civique et les voyages, notamment) mais l’élément clef en est la médiation de la femme. Nous ne pouvons décrire tout le jeu de l’imagination qui, selon Rousseau, conduit de l’instinct sexuel à l’amour. Mais au-delà de cette analyse, qui n’est pas sans finesse psychologique, l’argumentation est difficile à suivre sans réserves. Rousseau, souvent si audacieux, nous semble manquer singulièrement de recul critique par rapport aux préjugés de son temps et faire un usage quelque peu abusif de la notion de « nature » en ce qui concerne la femme. La femme est pour lui un être relatif  ; c’est à ce titre qu’elle est du même coup un être de relation et le centre, si l’on peut dire, du dispositif de socialisation. Alors que l’homme à l’état de nature n’est pas sociable, qu’il est centré sur lui-même, la femme est naturellement dépendante et excentrée. C’est son désir, son désir sexuel illimité (694), Rousseau ne cesse de s’en inquiéter, mais plus encore son besoin de l’homme, qui va donc introduire celui-ci dans le tissu social[35][35]. Par exemple, elle est le trait d’union entre le géniteur et ses enfants : elle fait du mâle un père de famille et, croisant alliance et filiation, elle les inscrit les uns et les autres dans un système de parenté qui est déjà toute la société. Puisque la femme « est faite pour plaire à l’homme », comme le dit un peu rapidement Rousseau (693), elle doit donc recevoir, à la différence d’Emile, une éducation pour autrui et non pas une éducation pour elle-même[36][36]. Cette éducation, que nous n’avons pas le temps de développer ici, est presque opposée terme à terme à celle d’Emile car « l’opinion » d’autrui, « la réputation », y occupent une place déterminante. Paraître et être, soigneusement distingués dans tout le processus éducatif d’Emile, y sont placés sur un seul et même plan. L’être de la femme est dans son paraître[37][37]. C’est pourquoi « le monde est le livre de la femme », dira par exemple Rousseau, alors que celui de l’homme, nous l’avons vu est la nature (738). L’étude de la femme, de Sophie, puisque Rousseau lui donne un nom, ce sera donc l’esprit de l’homme, les passions de l’homme, ce dont elle a besoin pour exercer son art de plaire – art par lequel sa faiblesse devient force (736). La fin de l’Emile tend à opposer ainsi l’homme tel qu’il doit être, et tel qu’il a été obtenu par le long détour de l’éducation négative, à la femme telle qu’elle est, telle qu’on peut la rencontrer dans le monde, et à les déclarer l’un et l’autre conformes à la nature. En d’autres termes, pour que l’éducation naturelle d’un homme ne se termine pas dans une impasse autistique, on est contraint d’imaginer un être humain différent, la femme, par qui la nature s’articule sur le social ; un être dont le naturel est spontanément culturel.  Disons-le nettement : ce dédoublement final de la nature humaine en une nature masculine et une nature féminine n’est pas très convaincant : d’une part il vient assez artificiellement clore une construction théorique en difficulté pour n’avoir pas reconnu d’emblée la sociabilité essentielle de l’être humain ; de l’autre, il est sans grande audace et reprend à son compte bon nombre de préjugés éculés, au XVIIIe siècle déjà, sur « l’éternel féminin ».

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Y a-t-il un bon usage de ce livre déconcertant dans lequel les pédagogues, depuis la fin du XVIIIe siècle, s’autorisent à puiser à peu près tout et son contraire sans même remarquer, par exemple, qu’à aucun moment il n’y est question de l’école ni de la moindre institution éducative aussi inédite et subversive que l’on voudra l’imaginer ?

Il faut prendre ce texte, nous semble-t-il, pour ce qu’il est, et seulement pour ce qu’il est : une utopie, si toutefois l’on veut bien entendre par là, avec Anne-Marie Drouin-Hans, une expérience de pensée et rien d’autre[38][38]. En construisant une modélisation imaginaire de la formation d’un homme, Rousseau nous fournit un outil intellectuel avec lequel nous pouvons évaluer et juger les pratiques ou les aspirations pédagogiques contemporaines. L’Emile, en effet, comme toutes les grandes utopies, ne se tient pas dans le clair-obscur des demi-volontés, comme nous le faisons le plus souvent dans nos propositions réformatrices ; il va jusqu’aux dernières conséquences des postulats qu’il pose et nous met ainsi à même de considérer sous la lumière la plus crue certaines implications logiques et éthiques de nos options éducatives contemporaines ; il nous oblige à nous demander sans faux-fuyants si nous voulons vraiment ce que nous prétendons vouloir.

 

 

 

 

 



[1][1] "En effet, soit qu’on feuillette les annales du monde, soit qu’on supplée à des chroniques incertaines par des recherches philosophiques, on ne trouvera pas aux connaissances humaines une origine qui corresponde à l’idée qu’on aime à s’en former. L’astronomie est née de la superstition ; l’éloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge ; la géométrie, de l’avarice ; la physique, d’une vaine curiosité ; toutes, et la morale même de l’orgueil humain. Les sciences et les arts doivent leur naissance à nos vices ; nous serions moins en doute sur leurs avantages, s’ils la devaient à nos vertus". Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, (1750) in Œuvres III, Pléiade, p. 17.

[2][2] "Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection […] l'élévation et l'abaissement journaliers des eaux de l'océan n'ont pas été plus régulièrement assujettis au cours de l'astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts" (Op. cit., p. 9).

[3][3] "Il est […] au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises". (Emile, in Œuvres IV, Pléiade, pp. 598 et 600).  Afin d’alléger les notes, toutes les références à l’Emile, les plus nombreuses seront données directement dans le texte par le numéro de la page entre parenthèses.

[4][4] "La science n'est point faite pour l'homme en général. Il s'égare sans cesse dans sa recherche ; et s'il l'obtient quelque fois, ce n'est presque jamais qu'à son préjudice. [...] L'étude corrompt ses mœurs, altère sa santé, détruit son tempérament, et gâte souvent sa raison : si elle lui apprenait quelque chose, je le trouverais encore fort mal dédommagé" (Préface au Narcisse, in Oeuvres II, Pléiade, p. 970).

[5][5] "L'amour de soi qui ne regarde qu'à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l'amour propre, qui se compare, n'est jamais content et ne saurait l'être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible" (Emile, Op. cit., p. 493).

[6][6] Discours sur l'origine de l'inégalité, Op. cit., p. 189.

[7][7] "Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle. […] On ne vantera pas son propre mérite, mais on rabaissera celui d'autrui. On n'outragera point grossièrement son ennemi, mais on le calomniera avec adresse" (Discours sur les sciences et les arts ,Op. cit., p. 8).

[8][8] Discours sur l'origine de l'égalité, Op. cit., p. 183.

[9][9] "[…] La perfectibilité, les vertus sociales et les autres facultés que l'homme naturel avait reçues en puissance ne pouvaient jamais se développer d'elles-mêmes, […] elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive" (Op. cit., pp. 220-221).

[10][10] "La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale et qu'il ne participe à aucun bonheur ou à aucune perfection que ceux qu'ils s'est créés lui-même, libre de l'instinct, par sa propre raison". (Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, éd. Pédagogie Moderne, p. 74.)

[11][11] "L'homme sent en lui-même, à l'encontre de tous les commandements du devoir que la raison lui représente si hautement respectables, une puissante force de résistance : elle est dans ses besoins et ses inclinations, dont la satisfaction complète se résume à ses yeux sous le nom de bonheur" (Fondements de la métaphysique des mœurs, Op. cit., p. 108).

[12][12] "Le bonheur des enfants ainsi que des hommes consiste dans l'usage de leur liberté" (Emile, Op. cit., p. 310).

[13][13] "L'enfant doit être habitué à travailler. Et où donc le penchant à travailler doit-il être cultivé, si ce n'est à l'école ? L'école est une culture par contrainte" (Kant, Réflexions sur l'éducation, Op. cit., p. 111).

[14][14] Voir, parmi bien d'autres notations, Emile, Op. cit., p. 436 : "Voici le temps d'accoutumer [l'enfant] peu à peu à donner une attention suivie à un objet ; mais ce n'est jamais par contrainte, c'est toujours le plaisir et le désir qui doit produire cette attention".

[15][15] " On cultive [l'élève] afin qu'un jour il puisse être libre" (Kant, Op. cit., p. 88). En ce qui concerne Rousseau, les pages qui concluent chacun des chapitres de l'Emile dressent l'état précis des progrès de sa liberté, de ce qu'il a conquis contre toutes les formes de servitude.

[16][16] "Sans doute [l'enfant] ne doit-il faire que ce qu'il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l'ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu'il va dire" (Emile, Op. cit., p. 363).

[17][17] Nous disons "le fait de la propriété" car, s'il s'agit d'apprendre que ce qui fonde la propriété, c'est "le droit du premier occupant par le travail" (Op. cit., p. 333), Emile en fait la découverte dans un rapport de forces : il se heurte à un fait social qui a la dureté objective des choses naturelles.

[18][18] Rousseau écrit, à propos des exercices du corps, qui s'appliquent au puer, c'est-à-dire à l'enfant de moins de douze ans : "On doit toujours songer que tout ceci n'est ou ne doit être que jeu, direction facile et volontaire des mouvements que la nature demande [aux enfants], art de varier leurs amusements pour les rendre plus agréables sans que jamais la moindre contrainte les tourne en travail" (Emile, Op. cit., p. 403). Cependant, sauf erreur de notre part, "le temps des études" proprement dites (Livre III) ne se réfère plus jamais au jeu. Il s'appuie exclusivement sur l'utilité de connaissances qui répondent à la "curiosité naturelle" et à "l'activité de l'esprit qui cherche à s'instruire" (p. 429).

[19][19] "Hommes, soyez humains, c'est votre premier devoir : soyez-le pour tous les états, pour tous les âges […]. Aimez l'enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct" (Op. cit., p. 302).

[20][20] Toujours, bien entendu, en raison de l'impératif de bonheur : "un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs serait un être absolument heureux" (Op. cit., p. 304).

[21][21] "Un catalogue de signes qui ne représentent rien pour [lui]" (Op. cit., p. 350).

[22][22] "L'enfant qui lit ne pense pas, il ne s'instruit pas, il apprend des mots" (Op. cit., p. 359).

[23][23] On notera que la question de l'apprentissage de l'écriture n'est même pas abordée ; elle est écartée d'un revers de main : "Parlerai-je maintenant de l'écriture ? Non, j'ai honte de m'amuser à ces niaiseries dans un traité d'éducation (Op. cit., p. 358).

[24][24] "Voulant former l'homme de la nature il ne s'agit pas pour cela d'en faire un sauvage et de le reléguer au fond des bois" (Op. cit., p. 551).

[25][25] "Il importe de prendre ici une route opposée à celle que nous avons suivie jusqu'à présent, et d'instruire plutôt le jeune homme par l'expérience d'autrui que par la sienne" (Op. cit., p. 525).

[26][26] Rappelons la règle d'or les livres II et III : "Maintenez l'enfant dans la seule dépendance des choses ; vous aurez suivi l'ordre de la nature dans le progrès de son éducation. N'offrez jamais à ses volontés indiscrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes et qu'il se rappelle dans l'occasion" (Op. cit., p. 311).

[27][27] "Pour mettre le cœur humain à sa portée sans lui gâter le sien, je voudrais lui montrer les hommes au loin, les lui montrer dans d'autres temps ou d'autres lieux, et de sorte qu'il pût voir la scène sans jamais y agir. Voici venu le temps de l'histoire : c'est par elle qu'il lira dans les cœurs les leçons de la philosophie [celles qui expliquent "les causes externes qui tournent nos penchants en vice"] ; c'est par elle qu'il les verra, simple spectateur, sans intérêt et sans passion, comme leur juge, non comme leur complice, ni comme leur accusateur" (Op. cit., p. 526).

[28][28] Plutarque, plutôt que Thucydide ; il présente mieux les hommes, il est moins "politique" (Op. cit., pp. 531).

[29][29] "S'il est dans la vie un moment favorable à cette étude, c'est celui que j'ai choisi pour Emile ; plus tôt [les hommes] lui eussent été étranger, plus tard, il leur eut été semblable. L'opinion dont il voit le jeu n'a point encore acquis sur lui d'empire. Les passions dont il sent l'effet n'ont point agité son cœur" (Op. cit., p. 536).

[30][30] "C'est l'imagination qui étend pour nous la mesure des possibles soit en bien soit en mal, et qui par conséquent excite et nourrit les désirs par l'espoir de les satisfaire" (Op. cit., p. 304).

[31][31] "Je remarquerai seulement, contre l'opinion commune, que le gouverneur d'un enfant doit être jeune, et même aussi jeune que peut l'être un homme sage"(Op. cit., p. 265). Rousseau ne se croit pas tenu de dresser le tableau des connaissances nécessaires au gouverneur. D'abord parce qu'un homme savant n'est pas un trésor si rare. Mais surtout parce que la vraie difficulté est celle du cercle éducatif, de la formation du formateur : "comment se peut-il qu'un enfant soit bien élevé par qui n'a pas bien été élevé lui-même ?" (Op. cit., p. 263). Nul ne peut instruire Emile avec rectitude qui n'ait été formé comme Emile va l'être. Ce que doit savoir le gouverneur, et qui n'est pas une vaine science pédantesque, se déduira donc de ce que saura Emile au terme de son éducation. Il saura comme Emile, mais bien évidemment plus qu'Emile, qui n'est pas destiné à enseigner.

[32][32] "Exercer les sens n'est pas seulement en faire usage, c'est apprendre à bien juger par eux" (Ibid.). Nous soulignons.

[33][33] "[Ces exercices] nous apprennent à bien connaître l'usage de nos forces, les rapports de nos corps aux corps environnants, l'usage des instruments naturels qui sont à notre portée et qui conviennent à nos organes" (Op. cit., p. 369).

[34][34] Ibid. Nous soulignons.

[35][35] « Les hommes dépendent des femmes par leurs désirs ; les femmes dépendent des hommes et par leurs désirs et par leurs besoins ; nous subsisterions plutôt sans elles qu’elles sans nous. » (Op. cit., p. 702).

[36][36] « Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. » (op., cit., p. 703).

[37][37] « Ce que l’on pense [de la femme] ne lui importe pas moins que ce qu’elle est en effet. Il suit de là que le système de son éducation doit être à cet égard contraire à celui de la nôtre » (op., cit., p. 702).

[38][38] Anne-Marie Drouin-Hans, Education et utopies, Vrin, 2004.